Entretien avec Philippe Bauchard

Afin d’éclairer la part autobiographique du roman écrit par notre père, nous transcrivons ici l’entretien qu’il a accordé en 1993 où il évoque sa Résistance, dans le cadre du mémorial du maréchal Leclerc. Nous pensons qu’il est à même de donner le contexte historique repris dans le Grand Jeu.

Question : Je crois que vous étiez l’un des plus jeunes à prendre part aux événements et enfin il faut bien savoir, si les fondateurs, les dirigeants des réseaux nous ont dit comment prenait naissance une organisation clandestine, au dessous d’eux il y avait tous ceux qui faisaient les choses, ceux que j’appelle les soldats de l’ombre : comment vous, jeune homme de vingt ans, avez vous vu et vécu la libération de Paris : cependant, vous êtes depuis un an , membre du mouvement Défense de la France : vous pouvez nous en parler , comment y êtes-vous venu ?

PB : D’abord,j ‘étais un petit garçon, un adolescent en 1940 : j’étais un petit bourgeois, mon père était contrôleur général de l’armée, il avait une caractéristique, c’était comme il avait été fait prisonnier pendant la guerre de 14, il était tenu pour tricard par ses camarades, donc c’était, bizarrement, un militaire prisonnier des Allemands et atypique. Donc, j’avais un certain atavisme, je n’aimais pas les officiers. Autre curiosité, mon père avait une idée fixe, c’était de nous mettre à Blois, où habitait mon grand-père parce que là, au moins, on serait à l’abri des bombardements et des combats. Malheureusement, Paris n’a pas été bombardé mais Blois a été complètement sinistré. Et c’est là que j’ai eu le premier choc, si j’ose dire, où j’ai vu la déroute de mon cadre habituel, avec les réfugiés qui arrivaient en masse, le long de la route, qui étaient canardés : et j’ai vu que mon cadre, mon cadre historique ne résistait pas. Et mon grand-père, qui était un parfait honnête homme, complètement trouillard devant ces événements. La bourgeoisie de Blois ne réalisait pas ce qui se passait. Puis après, mon père, comme il était contrôleur général, comme il n’aimait pas de Gaulle qui avait fait des conférences en gants blancs et en sabre à l’école de guerre, n’a jamais eu d’attirance pour le gaullisme. Pour lui, le maréchal Pétain était un brave homme et il fallait le soutenir. Et mon père, je m’en suis aperçu par la suite, s’est chargé de planquer le matériel militaire français avec la complicité de certains Allemands. Il n’a donc pas eu un rôle négligeable.
Donc, j’ai fait Paris, puis Vichy, puis Paris. Tant que je suis à Paris, honnêtement, je n’avais pas d’opinion et, très honnêtement, la présence des Allemands me surprenait, mais ne me choquait pas. En revanche, quand j’ai été à Vichy, j’ai été pris dans le cadre de l’ordre moral du Maréchal, de la Légion des anciens combattants avec leurs décorations, leurs petits drapeaux… Là, ça a commencé à m’énerver. Et progressivement, ma réaction a été beaucoup plus contre l’ordre moral, symbolisé par la Légion et le maréchal Pétain, que contre les Allemands. C’est peut-être surprenant mais c’est comme cela. En réalité, j’avais gardé le contact avec toute une partie de mes camarades du lycée Louis le Grand, à la section de la JEC. A l’époque, maintenant je crois que c’est un peu dépassé, mais la JEC avait un rôle important d’agitation et de réflexion. Et il y avait notamment, parmi les aumôniers que j ‘avais retrouvés à Vichy, un père jésuite qui s’appelait le père Dillard, qui était un homme très pétainiste en 1942, qui nous faisait défiler en chantant « vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine », qui nous entretenait dans un certain patriotisme, mais réfléchi. Et il nous parlait beaucoup de l’expérience américaine et de la démocratie américaine. Il nous parlait du jazz par exemple, ce qui à Vichy était complètement absurde. Si bien que j’avais un contexte plutôt antibourgeois qu’un complexe antiallemand. Et mes camarades de Paris, de la JEC, toujours de la section de Louis le Grand, discutaient gravement de  ? Ils avaient été victimes du premier affrontement : des soldats allemands en armes étaient entrés dans le lycée Louis le Grand, c’était au moment de la manifestation du 11 novembre. Mais honnêtement, jusque là, je n’avais pas beaucoup de détermination. Progressivement, tout au long des années 1942-1943 et surtout à partir de 1943, mes amis de la JEC m’ont dit : « c’est pas possible, nous, on est en liaison avec des curés, et on prépare un mouvement qui s’appelle Défense de la France » ; cela ne me disait pas grand chose… Et ils m’ont dit : « comme tu es à Vichy, tu vas distribuer des tracts et tout cela ». Moi, je pétais de trouille et j’avais très peur, et j’ai eu très peur pendant en gros un peu plus d’un an, car effectivement, progressivement, pour ne pas me dégonfler à l’égard des copains, pour être avec les autres, pour être finalement solidaire et ne pas apparaître se défiler, je suis entré indirectement dans les deux mouvements Témoignage chrétien et Défense de la France. Mon père, pour des raisons diverses, a voulu que l’appartement que nous avions à Paris, avenue Bosquet, soit occupé, à l’époque, il y avait des réquisitions allemandes. Donc, je suis remonté à Paris, et à ce moment-là on a joué le grand jeu : c’est-à-dire qu’à l’appartement de l’avenue Bosquet, j’avais énormément de « cousins » qui arrivaient et qui défilaient avec des valises, ce qui intriguait un peu ma concierge qui était une brave femme. Et ces « cousins » arrivaient avec des paquets de Défense de la France, de Témoignage chrétien et des paquets de Combat. Et, sans que mes parents le sachent bien sûr, l’appartement de l’avenue Bosquet a servi de centre de tri, de dispatching pour emballer et faire des paquets. Il y a eu quelques armes aussi et puis, dans la chambre de bonne, j’avais planqué un de mes camarades qui faisait des faux papiers et des fausses cartes d’identité. Cette partie active a commencé en gros en octobre 1943 : en octobre 1943, je saute le pas et je rejoins mes petits camarades…
On était complètement cinglés, complètement… parce qu’on n’avait plus aucune notion du danger : on se réunissait gravement entre nous, comme on le faisait à la section JEC : un de nos chefs de réseau, Lapierre, qui était prof lui-même, nous enseignait la manière de réformer la constitution et gravement, on discutait pendant des heures comment on allait réformer la constitution.
Car ce qu’on avait dans la tête, c’était deux choses tout à fait différentes. Ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui « changer la vie », – jamais ça, plus jamais la troisième (république), plus jamais Pétain- et pour tout dire, on n’était pas tellement gaulliste car de Gaulle nous apparaissait comme un général fasciste. Et ça, cela a déteint sur nous et nous avions à l’égard de Gaulle non pas un anti-gaullisme mais un a-gaullisme c’est-à-dire qu’on se battait déjà, pas pour les communistes, que j’ai retrouvés plus tard, mais pour changer le cadre de la vie, pour que la vie soit autre, et on a vécu longtemps sur l’image lyrique du Front populaire. Pour tout vous dire, j’ai été aussi un peu perverti par mes lectures : à Vichy, le hasard a fait qu’il y avait une très bonne bibliothèque de garnison qui venait de Briançon – je ne sais pas pourquoi – et où il y avait, à la stupéfaction générale, du Céline, du Malraux et du Martin du Gard. J’étais dans un milieu entièrement conformiste, avec des bouquins que je lisais avidement, qui m’expliquaient un autre type de réflexion. Si bien qu’on était en quelque sorte préparés à cette évolution instinctive : quand on s’est retrouvés entre copains, toujours de la JEC, avec ce Dillard, qui a été d’abord pétainiste, puis après qui s’est engagé comme ouvrier pour le travail en Allemagne pour devenir aumônier et qui a fini à Dachau, donc un type tout à fait courageux. Mais ce n’était pas Dillard : moi, j’étais plutôt en conflit avec Dillard, c’était l’Église et je n’aimais pas beaucoup. Mais le fait qu’il nous ait appris à être non-conformiste, m’a beaucoup aidé.
Quand je me retrouve avec mes copains de la bande de la JEC, je m’aperçois qu’en gros, la moitié entrait dans la résistance avec la bénédiction de leurs parents et c’était certainement ceux qui étaient le plus aidés par leur milieu familial, les Sosthène… dont la plupart ont été tués d’ailleurs, et l’autre moitié, dont j’étais, qui se rebellait contre leurs parents : on faisait du mai 68 mais armés cette fois… Alors à Paris, ça commence à devenir un peu plus intéressant, parce que dans Paris, on s’installe, on se regroupe, on fait des réseaux et on fait des lancers de tracts. Pour vous donner un exemple, je ne sais plus à quelle occasion, il y avait une grande messe organisée par Mgr Feltin, et on a fait un lâcher de tracts sur la place ND des Victoires et le service d’ordre a été alerté par des bandes de jeunes chrétiens conformistes et pétainistes à la tête desquelles était Michel Habib-Deloncle qui est devenu gaulliste par la suite.
Vous avez une trouille instinctive, pourquoi ? Pour nous, le flic, ça valait l’Allemand, autrement dit on fuyait, on se méfiait autant d’eux que des Allemands. Ce qui n’est pas le cas des gendarmes, mais les flics pour nous, c’était des gens suspects, je ne dis pas que c’était vrai, mais c’était comme ça qu’on le ressentait…
Alors, il y a donc toute cette littérature clandestine : notre chef charismatique, que nous avons vu plus tard , mais on en parlait toujours, c’était Viannay, on l’appelait Philippe, on l’appelait Indomitus. Au fond, ses idées étaient assez les nôtres : nous sommes des rebelles, la phrase de Pascal, en exergue de Défense de la France, « je ne connais que les histoires dont les témoins se sont faits égorger », on en était … Et puis il y avait aussi des éditos faramineux, du genre « le devoir de tuer » .
Autrement dit, on passait sans transition du stade de jeune chrétien au stade de « terroriste » et sans transition puisqu’on avait par les actualités allemandes – c’est pour ça que je regarde Ferro avec avidité – le spectacle des terroristes des Glières et des autres, attachés, la mine piteuse comme le sont d’ailleurs tous les prisonniers. Ça, cela se joue entre fin 1943-début 1944. Début 1944, les choses se gâtent parce que, j’étais en train théoriquement de passer mon bac et je faisais assez peu de bac et je faisais beaucoup d’activités clandestines ou d’autres d’ailleurs. Mais au printemps 44, Viannay nous dit : « j’ai des consignes formelles, il va y avoir le débarquement – c’était avant le débarquement – les Allemands ont pour mission de rafler tous les jeunes qui se trouvent dans Paris ». Bruit que j’ai retrouvé dans certaines histoires de la Résistance et qui ne semble pas avoir alerté les historiens… Bref, il y avait cette consigne de Viannay, il faut vider les villes parce qu’ils vont vous rafler, comme lorsque vous passiez avec des faux papiers… Donc – le débarquement était en juin, fin mars début avril – Viannay nous a dit : « je vais prendre la tête de la Résistance en Seine et Oise », et on avait un point de chute à Mériel. Détail intéressant, ce qui est assez rare dans la Résistance, il n’y avait pas d’antinomie entre FTP et FFI. On nous avait appris entre temps à tirer – assez mal, je dois le dire – on nous avait également appris toute la technique des armes anglaises et françaises – j’ai encore des bouquins – et on nous transformait, sans transition, de la JEC catho et conformiste aux consignes du devoir de tuer. Et Viannay, qui ne doutait de rien, estimait que s’il y avait un débarquement, on ne savait pas où il aurait lieu, on aurait pour mission de couper les arrières des troupes de Rommel : pure imagination de la part de Viannay ! Si bien qu’on tombe à Mériel et on est hébergés d’abord par des FTP locaux : nous n’étions pas des FTP mais il n’y avait pas de difficultés entre les FTP et nous, cela s’est toujours assez bien passé et il n’y avait rien, on retrouvera les bagarres au moment de la Libération de Paris. Il y a le débarquement, le 6 juin. Peu après, je n’ai plus la date en tête mais cela figure dans le bouquin de Viannay, les Allemands, qui n’étaient pas tout à fait stupides, comprennent qu’il y a des gens qui s’agitent dans le coin. Vers fin mai-début juin, ils entourent le camp retranché où se trouve Viannay à Ronquerolles. Nous, on a été préservés par hasard : c’est à dire que nous, on était de l’autre côté de l’Oise, du côté de L’Isle-Adam, Mériel, Meru, on disait qu’on était des campeurs, parce qu’il y avait ce qu’on appelait le camp de la Rose des Vents dirigé par un type plus âgé que nous, qui s’appelait Édouard Laval et qui était une sorte de moniteur – il y avait beaucoup de moniteurs à l’époque du père Pétain -. Et dans ce camp de la Rose des Vents, on était soit-disant des campeurs, mais les fermiers ont toujours pensé qu’on était plutôt de dangereux imbéciles qu’autre chose. Et quand il y a eu l’attaque de Ronquerolles, qui a été sanglante car la moitié des types a été scalpée, on était de l’autre côté de l’Oise. Édouard Laval, qui lui était un vrai « terroriste » trouvait qu’on était plus gênants qu’autre chose. On a participé à quelques petites actions, avec des gars qui faisaient sauter des pylônes, etc.. Et d’ailleurs, cet Édouard Laval a fini par être arrêté et déporté en Allemagne. Mais Laval et Viannay avaient des rapports pour le moins conflictuels… C’est Laval qui nous a dit : « cessez de faire les cons, rentrez à Paris, planquez vous » et courage fuyons. Et on a fui courageusement après que les Allemands aient commencé à nous encercler. Une partie de l’équipe qui était à Meru-Mériel, avec quelques autre jeunes types, a reflué sur Paris. Il faut dire que les liaisons avec Paris étaient quotidiennes parce qu’il y avait à Paris pour Défense de la France, Blank qui préparait la parution de Défense de la France, qui allait être France-Soir et il y avait côté combattants Viannay, dont l’évasion a été facilitée par les gendarmes de l’Isle Adam. C’est intéressant parce que l’on voit très bien qu’il y avait une distinction : les gendarmes étaient de notre bord alors que les flics-flics de Paris étaient plutôt hostiles et nous ont considérés comme cela jusqu’au bout. A Paris, on a repris nos activités avec la consigne de préparer l’insurrection de Paris. Comment cela s’est passé ? Mes souvenirs sont assez confus là-dessus. Mais il me semble que c’est de Seine-et-Oise qu’on nous l’a dit : je suis incapable de fixer la date exacte… Le débarquement date du 6 juin, l’approche des colonnes Leclerc doit être…

Question : C’est à partir du 20 août seulement : l’insurrection à Paris a commencé le 15, avec la grève des policiers que vous n’aimiez guère…
PB : Si vous voulez, on a eu comme alerte l’idée qu’il fallait s’emparer des centres névralgiques – on reprenait la technique du coup d’état de Malaparte – et on voyait les Allemands partir bien sûr-… Moi, j’ai eu pour mission de m’occuper du septième et du sixième (arrondissements) , avec ce qui n’était pas encore le MLN parce que c’est après que j’ai appris que Défense de la France était dans un conglomérat confus qu’on a appelé le MLN, et on avait comme consigne de s’emparer des journaux, des logements et des apparts occupés par les miliciens du mouvement de Déat, éventuellement tout ce qui était mairie ou municipalité. Dans nos faits d’armes glorieux, on s’est emparé du palais Berlitz, où il y avait le RNP, de la rue des Pyramides où il y avait Doriot : mais naturellement, les types s’étaient cavalés, donc le mérite est faible. Les points armés des Allemands, on s’y attaquait quand Leclerc était là. Ce qui s’est passé, c’est que – on était toujours aussi cinglés – on avait commencé à réquisitionner des voitures … J’ai eu comme exploit dont je ne me vante guère, Sacha Guitry que nous avons été arrêter chez lui, qui nous a dit, sur un ton courtois : « Messieurs, je vous attendais depuis longtemps », et on l’a embarqué à la mairie du septième (arrondissement), où il s’est foutu de nous, il n’avait pas tout à fait tort d’ailleurs… En-dehors de cela, il est vrai que certains d’entre nous (allaient trop loin)… D’ailleurs Marguerite Duras le raconte dans son bouquin La Douleur, il y a une nouvelle consacrée aux arrestations et aux tortures : nous, heureusement, on n’a jamais torturé. A ce moment-là, il y avait concurrence entre FTP et Mouvement de libération nationale. Alors, bien qu’on ait beaucoup parlé de la constitution, des projets, soit avec les curés rouges de Témoignage chrétien, soit avec les équipes de Viannay, qui faisaient en réalité du Science Po amélioré, on avait pas trop d’idées de ce que cela représentait. On avait cette contradiction inhérente, c’est que les gens nous disaient : « Qu’est ce que vous allez faire ? », on était plutôt méfiants à l’égard de de Gaulle. Donc il y avait cette ambivalence constante et qui est exacte puisque j’ai retrouvé après, dans les mémoires de Viannay, l’étrange rencontre entre Viannay et de Gaulle, où l’un parle État, ordre et reconstitution de la France, et l’autre parle toujours de son « changer la vie », parce que là, il ne nous avait pas bluffés, c’était bien cela qu’il voulait. Alors, on s’est emparés également de l’immeuble de France-Soir, l’immeuble où il y avait, je crois, le ParisianZeitung et Paris Soir : on s’est empressés de faire tourner les machines et on a sorti à ce moment-là, les premiers numéros clandestins de Défense de la France. Alors, toujours aussi fous et complètement inconscients, on se baladait donc, mais là, c’était vraiment du mai 68 : autant on avait eu peur, mais une peur panique pendant un an, autant brusquement, à partir du moment où on sait que l’insurrection a commencé, où on voit les flics qui nous faisaient peur, nous ouvrir les bras – ce qui nous surprenait un petit peu – à partir de ce moment-là, la peur change de camp. Très vite, on a le sentiment que les Allemands qui sont dans Paris se battent pour la forme mais ne vont pas faire un carnage. Pourquoi on avait ce sentiment, je n’en sais rien, parce qu’on voyait plutôt des pépères : il y avait quelques jeunes mais la plupart étaient plutôt des personnes âgées, des gardes-mites qu’on avait transformés en soldats. Alors notre inconscience allait jusqu’au fait qu’on se baladait avec les bagnoles sur lesquelles on avait écrit FFI, avec nos brassards etc…
Et un jour (je suis incapable de vous donner la date), nous étions en haut de l’esplanade des Invalides parce qu’on s’approchait des Invalides parce qu’il y avait encore des Allemands, on est bloqué à un barrage, qui nous voit avec notre bagnole, nos brassards et nos revolvers. Autant vous dire que les Allemands n’ont fait qu’une bouchée de nous et qu’on ne s’est pas battus à mort. Cela se passait très exactement à l’ambassade de Pologne, qui doit être rue de Talleyrand. Alors là, les Allemands nous prennent. Dans la rue qui longe le Palais Bourbon, les Allemands nous matraquent à coups de fusils, sans nous tuer bien sûr, nous collent au mur, on bouge pas et ils nous emmènent à l’Assemblée nationale actuelle.

Question : Vous voilà prisonnier…
PB : Nous voilà prisonniers : alors là, je n’étais pas seul, j’étais avec toute ma bande du MLN , où il y avait de braves types en réalité : c’était des petits pépères qui s’étaient découverts résistants mettons un ou deux mois avant… Mais les vrais réseaux n’étaient pas là, les vrais réseaux étaient dispersés dans tout Paris pour s’organiser. J’avais au fond plutôt des papys ou des demi-papys, qui avaient beaucoup plus peur que moi, qui étais toujours totalement inconscient…J’étais quasiment ivre de retrouver Malraux en version originale, sans prendre conscience du risque que je prenais.

Q : Il y avait du romantisme dans tout cela…
PB : Absolument : il y avait l’idée qu’on y allait, c’était la fin, c’était une sorte de super quatorze juillet, qui allait se terminer en feu d’artifice. Les Allemands nous emmènent donc au Palais Bourbon, puis nous transfèrent par camion, toujours en nous donnant des coups de pied, mais encore une fois pas de torture, parce qu’effectivement ils savaient qu’ils étaient un peu coincés. Ils nous emmènent à l’hôtel Intercontinental : nous sommes donc restés 48 heures dans les caves de l’hôtel Intercontinental, (en fait, cet hôtel se nomme hôtel Continental pendant l’Occupation, et il est le siège de la cour martiale nazie) gardés par des soldats de l’armée, parce que, si on avait été arrêtés huit jours avant, on partait pour Compiègne… Et à ce moment-là, pour vous dire notre état de folie, un officier allemand, qui à mon avis devait être un Autrichien, qui nous dit dans un excellent français : « Vous êtes étudiants, pourquoi vous êtes là ? Vous n’avez pas lu Benoist-Méchin ? » Du même ton, je lui réponds : « C’est parce que j’ai lu l’Histoire de l’armée allemande que je suis là »… C’est vous dire notre degré d’inconscience…Parmi le choses également qu’on a faites, sur ordre de Blank qui était plus malin que nous, on avait coffré des hommes de Prouvost, qui étaient en négociation avec des gens de la Résistance pour faire paraître un Paris-Soir amélioré. Blank nous avait fait coffrer trois types qu’on a gardés : c’ étaient des gens – je crois- de l’entourage de Prouvost, qui étaient en contact avec la Résistance : on les a gardés dans l’appartement du vieux Jeanneney, rue Rosa Bonheur : c’est un vieux sénateur, il habitait rue Rosa Bonheur et on perdait beaucoup de temps avec cela, pour les garder, on avait mis certaines de nos petites amies qui étaient là, qui s’efforçaient de les garder avec des armes dont elles ne savaient pas se servir, bien sûr… Les trois types hurlaient comme des ânes, en disant qu’ils étaient de notre côté..Et ceci pour vous dire la confusion dans laquelle on était.
Alors finalement, au moment de la trêve donc, on a été échangés (c’est pour cela que mon père m’a expliqué que je devais beaucoup à Chaban et à Nordling). On a dû rester 48 heures dans nos cages, dans un espace grand comme 4 ascenseurs : on était tassés, on ne pouvait pas pisser, on ne pouvait rien faire et on est restés avec mes petits pépères, qui étaient beaucoup plus conscients du danger réel.

Q : Vous êtes restés pendant toute la durée de la trêve qui était le 21 et le 22 août…
PB : On a été libérés place de la Concorde (mais je ne l’ai pas vu dans les épisodes de la Libération de Paris), où les Allemands nous ont fait défiler un par un et les FFI lâchaient des « souris grises » (auxiliaires féminines de l’armée allemande) : c’était un pour un… D’ailleurs, ces souris grises ont dû être reprises quelque temps après. A ce moment là , on a rejoint à nouveau notre corps d’origine et avec mes petits camarades, on s’est armés et on a participé, mais derrière les chars Leclerc, aux attaques des Invalides et de l’École militaire.

Q : Les barricades se sont construites dans Paris à partir du 23…
PB : D’après mes souvenirs, chacun faisait sa barricade, c’était un peu comme en mai 1968… Moi, j’ai été un moment à côté du boulevard Saint-Michel, là où il y avait Hachette : on avait fait des barricades tout au bas du boulevard Saint-Michel et c’est là qu’il y a eu quand même des affrontements avec des tanks allemands qui se baladaient, sur lesquels on tirait comme des fous mais sans leur faire de mal. Par contre, il y avait là des gars plus âgés et plus expérimentés et je me rappelle – mais cela a été raconté dans les bouquins – qu’il y avait des types qui avaient fait les Brigades internationales et qui savaient se servir des cocktails Molotov : et c’est là où ils nous ont appris à se servir des cocktails Molotov. Honnêtement, je ne peux pas dire que cela a été une prouesse extraordinaire, mais là, on avait pas mal bloqué les Allemands. Par contre, dans le septième, on a attendu les chars Leclerc pour attaquer : il y avait quelques barricades symboliques mais pour faire plaisir aux gens..

Q : Le 24, la colonne Dronne arrive place de l’Hôtel de Ville : vous êtes là ?
PB : Oui, je suis là, et il y a un épisode assez cocasse: sont arrivés de types dans les jeeps avec des calots rouges : on leur adresse la parole, ils ne parlaient pas français ! C’étaient des Espagnols qui étaient dans la colonne Dronne, qui ne comprenaient rien à ce qu’on leur disait, les femmes les couvraient de baisers , étaient prêtes à coucher avec eux et les gars ne comprenaient rien ! Dialogue de sourds absurde avec ces Espagnols qui venaient nous libérer, on les accueillait comme des triomphateurs et ils ne comprenaient pas… Cela avait un côté absurde.
Il y avait au fond deux tendances chez nous : il y avait ceux qui voulaient se battre et qui d’ailleurs, immédiatement, se sont réengagés dans l’armée Leclerc ou l’armée De Lattre. Ceux_là, c’était vraiment du patriotisme normal… Y compris des gars qui avaient été pour Pétain et qui, brusquement se découvraient une âme de combattant, ils étaient du côté du manche. Un détail intéressant : quand on était dans la clandestinité, il y avait notre petit groupe toujours de la JEC, dans le lycée Louis le Grand, lycée plutôt littéraire. Et on nous avait dit qu’il y avait des gars qui étaient des cyrards (étudiants des classes préparatoires au concours de Saint Cyr) et des gars qui préparaient Polytechnique qui étaient à Saint Louis, de l’autre côté du boulevard Saint Michel. Alors on a été leur dire : « les gars, venez chez nous, venez vous battre avec nous » et les gars ont répondu : « ah non, quand il y aura une armée constituée, on s’engagera mais ne comptez pas sur nous pour participer à vos plaisanteries absurdes ». Si vous voulez, on a été complètement désenchantés de voir ces cyrards, qui allaient préparer Saint-Cyr, au contraire se couper complètement de nous. Il y avait deux clans : il y avait le clan qui voulait s’engager pour chasser le boche, comme on disait encore à l’époque, au-delà des frontières. Mais les politiques, dont j’étais, voulaient en gros « changer la vie », on était assez d’accord finalement avec les groupes FTP, ce qu’on appellerait aujourd’hui des communistes rénovateurs. On était plus d’accord , plutôt contre de Gaulle, contre le retour de l’ordre et de Maurice Thorez, et plutôt pour l’insurrection permanente : cela n’a pas duré des kilomètres.

Q : C’est une aspiration de jeunesse, car toutes les jeunesses l’ont connue …
PB : Il y avait un hiatus entre nous et on n’était pas d’accord entre nous : certains d’entre nous sont remontés vers le nord pour continuer des sabotages, et dans notre petit groupe, il y en a eu deux de tués et deux déportés sur 6. Si bien que ceux qui voulaient vraiment la bagarre, ils l’ont trouvée et ils en sont morts. Et nous qui étions plus peureux si j’ose dire, plus en gamberge… Il faut que je vous raconte un autre épisode parce que c’est assez cocasse. Finalement nous avions vu Viannay et Viannay nous avait passé en revue avec M. Lefaucheux, à l’époque, représentant de la Résistance à Paris, avant d’être arrêté et déporté puis finalement rentré d’ailleurs. Viannay nous avait tellement baratinés sur « le devoir de tuer », qu’on s’est précipités chez nos confesseurs, en disant : «  qu’est-ce -qu’on fait ? ». Et les gars étaient très embêtés : il ne faut pas tuer mais il faut tuer…On ne savait plus très bien s’il fallait se comporter en « terroristes » et en « assassins » à l’égard d’Allemands qui, après tout, ne nous avaient rien fait ou si, au contraire, on devait rester sur la réserve. Et c’est vrai que, pour des petits bourgeois élevés dans les encycliques papales, l’idée de tuer était quelque chose de pas naturel, dès lors qu’on n’avait pas d’uniforme. Alors, il y a donc la césure entre ceux qui s’engagent et qui veulent continuer la guerre et puis ceux que j’appelle les politiques, ceux qui veulent « changer la vie ». En ce qui me concerne, au bout de deux mois, j’ai compris : le MLN, on faisait des réunions, j’ai donc abandonné très vite..
Il y a eu aussi la venue de Pétain : on avait été sidérés de voir, comme on le voit maintenant dans les films, l’accueil enthousiaste qui avait été fait au père Pétain. Comme on s’embêtait dans les soirées, on faisait des imitations du père Pétain et de Mgr Feltin : il y avait toujours l’un de nous qui racontait : « M. le Maréchal … » et on faisait « Français, Françaises… ». L’arrivée de Pétain avait été tout de même quelque chose d’assez colossal. De Gaulle, c’est autre chose : on était dans un état d’excitation, surtout moi qui sortait de mes geôles du Continental, on était dans un grand mouvement d’excitation, et finalement on a été aux Champs Élysées et après on est allés à Notre- Dame : on est allés sur les toits parce que cela commençait à tirer. Nous, ça tirait dur sur les toits de la Sorbonne et de la rue Saint-Jacques et d’ailleurs, celle qui est devenue ma femme depuis, a reçu une balle dans la main. Il y avait une espèce de bagarre : on disait que c’était tantôt des Japonais (?), des miliciens, on n’a jamais su… En réalité, je pense qu’on se tirait dessus mutuellement.
Comme on était montés au ciel, notre descente aux enfers a été très rapide. Viannay a dit aux étudiants : les gars, vous reprenez vos études, on a passé notre bac parce qu’on ne l’avait pas passé la première fois, parce qu’on l’avait loupé naturellement. Puis après, j’ai été voir Viannay, en lui disant : « moi, j’aimerai bien rentrer au journal »… Il m’a dit : « Non, non tu fais tes études, tu ne nous emmerdes pas et tu retournes à Science Po, tranquille et tu poursuis tes études ».

Q : Cela n’a pas été trop difficile, ce retour à la vie civile ?
PB : Si, absolument, car pour moi, il y avait un double retour. Le retour dans la famille : brusquement, j’étais devenu un héros : (les membres de ma famille) n’étaient pas collabos, certainement pas. Mais à table, ma grand-mère disait à Blois, « les Allemands, eux, ils sont corrects »…On était en gros de ce côté là et comme les hiérarchies étaient plutôt de ce côté là, on est devenus le mouton noir. On a été des héros en septembre 44, et là, mes parents n’ont pas très bien compris ce qui se passait dans ma tête, ils croyaient eux aussi que j’irai m’embarquer dans l’armée Leclerc. Mon antimilitarisme viscéral faisait que… Et mon père n’était pas du tout une brute militaire : il m’a peu parlé de Verdun, il m’a beaucoup parlé de son camp de prisonniers en Allemagne, en gros, la Grande illusion, film qu’il avait vu in vivo si j’ose dire pendant 4 ans et quand je pense qu’un jeune type de 23 ans a été en tôle pendant 4 ans…Quand moi-même j’ai été en tôle, cela ne m’a pas vraiment amusé … Il y avait l’idée que le patriotisme, le retour à l’ordre, primait sur toutes les considérations mai 68. A partir du moment où la vie ne changeait pas, on avait gardé de vieilles pétoires qui ne nous auraient pas servi à grand chose, qu’on avait piquées à l’École militaire, dans l’idée, peut-être, cela servirait… Mais il y avait cette retombée au niveau des pâquerettes . Et puis on reprenait nos cours, avec des profs qui faisaient les fendants – il n’y avait qu’un type honnête, c’était le vieux Pierre Renouvin, qui avait eu un fils tué pendant cette guerre là- mais les autres, ils avaient été collabos et autres, et les profs de droite : on était au contact avec ces gens-là et on éprouvait plutôt de la méfiance et de la défiance. Et tout ce qui représentait le retour à l’ordre nous heurtait si bien que pour moi, cela a été très pénible de me remettre à Sciences Po : après, c’est une autre histoire, j’ai quitté pour aller à Nuremberg et après j’ai été en Indochine.

Q : Quand vous revoyez cette insurrection de Paris, qui a duré en gros dix jours, quelle est l’impression dominante ?
PB : Un énorme désordre, et le basculement de la peur : vraiment on avait eu les fesses serrées pendant un an, et là c’est les autres qui avaient peur …

Q : C’est important, le basculement de la peur ?
PB : Vous comprenez, nous, nous avions eu tellement peur, parce qu’à chaque coup de sonnette, à chaque fois qu’un gars montait l’escalier, on avait peur… On allait dans la rue, on avait une technique pour sauter les portillons automatiques quand on était coursés par les flics, on avait bien mis au point tout cela… C’était les gendarmes et les voleurs, et les rôles étaient brusquement inversés : cela a beaucoup joué. C’était un super mai 68 avec, avec quand même plus de risques qu’en mai 68 parce qu’il y a eu des dégâts, notamment à Défense de la France, dans les réseaux clandestins, dans les gars qui travaillent dans l’imprimerie. Paix à ses cendres, mais le pauvre Viannay a été complètement inconscient de nous embarquer là-dedans. Nous transformer brusquement en tireurs d’élite ou en snipers comme à Sarajevo, on n’était pas au point, vraiment. Alors, ce qu’il y a, c’est qu’on a fait quelques attentats, notamment des attaques contre des motards individuels… Là où on a eu un rôle positif, mais on s’en est rendu compte après, c’est qu’on avait créé, à force de nous agiter dans tous les sens, un sentiment d’insécurité chez les Allemands.

Q : C’était un des buts …
PB: Il y avait aussi la légitimité apportée à de Gaulle mais nous, on estimait que de Gaulle avait trahi la Résistance : il s’était servi de la Résistance, il s’était servi de nous pour avoir une caution à l’égard des Américains et des autres. On en a eu conscience assez vite, mais en même temps, on avait conscience que, par notre fourmillement, notre agitation, nos petits coups, nos lancers de tracts, on déstabilisait les Allemands à l’arrière et cela, cela peut être considéré comme positif. Ce n’était pas rien mais ce n’est pas nous qui avons chassé (les Allemands) : il faut pas oublier qu’à l’époque, il y avait Varsovie qui avait fait mieux que nous et qui s’était fait écrabouiller par les Allemands. Si les Allemands avaient voulu avoir notre peau … En face de nous, il y avait quelques divisions, quelques unités vraiment d’élite et il y avait beaucoup de gardes-mites : c’est finalement ce qui nous a sauvés. Il y avait aussi -je l’ai lu ensuite dans des livres- des officiers autrichiens qui ont encadré Von Choltitz et qui l’ont amené à la négociation.

Producteurs : Ville de Paris, direction des Affaires culturelles,
Mémorial du Maréchal Leclerc de Hautecloque et de la Libération de Paris
interviewer : Philippe Ragueneau, Compagnon de la Libération

Quelques remarques sur le témoignage de Philippe Bauchard :

Afin de mieux apprécier le témoignage de notre père, je l’ai confronté -très rapidement- à celui de Paul Béquart (Le temps d’en parler), au livre de Philippe Viannay qui évoque cette période (Du bon usage de la France), écrit en 1988, et enfin à l’ouvrage universitaire d’Olivier Wieviorka, Une certaine idée de la Résistance, Défense de la France 1940-1949, publié en 1995.
Ce témoignage a été recueilli en 1993 dans le cadre du Mémorial du général Leclerc et dure à peu près 40 minutes.
La transcription a été parfois difficile car notre père a une nette tendance à emboîter les digressions, sans doute par crainte de ne pas tout dire Son récit est aussi parfois elliptique…
Sa version des événements est parfois légèrement différente de celle de son ami Paul Béquart, sur des points de détail mais cela montre les limites de l’exercice de mémoire auquel il se livre, près de cinquante ans après les événements qu’il rapporte. Ainsi, notre père parle son arrestation lors de la Libération, quand il est amené à l’Assemblée nationale, où il a une discussion avec un officier allemand à propos de Benoist-Méchin. Paul, pour sa part, dit que Benito (= Philippe Bauchard) a été conduit à l’hôtel Crillon (siège du gouverneur militaire de Paris sous l’occupation), et qu’il a évoqué Brasillach avec le gradé francophone … D’autre part, notre père dit à plusieurs reprises à son interlocuteur qu’il est incapable de dater précisément les événements qu’il raconte.
Cependant, à part quelques détails, les souvenirs de Paul recoupent en très grande partie le témoignage de notre père, notamment en ce qui concerne leur état d’esprit à l’époque. Paul parle d’un roman écrit par notre père sur des J3 en quête d’aventure (les J3 sont une catégorie de la population pour le rationnement, correspondant à leur âge de l’époque) : malheureusement, notre père ne trouva pas d’éditeur.
Dans son récit, notre père est sensible aux situations cocasses, absurdes, parfois ridicules : l’épisode des combattants espagnols qui ne comprennent pas un mot de la foule qui vient les acclamer, l’arrestation de Sacha Guitry, l’échange avec l’officier allemand lors de son arrestation.
De même, notre père semble avoir sous-évalué son propre rôle : Viannay le charge de diriger un sous-secteur dans le maquis de Seine-et-Oise et il semble avoir eu certaines responsabilités lors de la Libération : ce sont des aspects de ses activités de résistant dont il ne parle pas.
Le ton général de l ‘entretien n’est pas du tout « politiquement correct », avec la volonté de ne pas d’embellir la Résistance : ainsi, de manière assez curieuse, notre père reprend le terme de « terroristes » pour qualifier les résistants, terme qui était plutôt employé par Vichy et les Allemands (j’ai rajouté des guillemets). Sur certains points, on peut noter une différence assez nette avec la vulgate historiographique sur la Résistance, mais nous y revenons plus loin.
Enfin, on peut penser que notre père a été parfois influencé par ses très nombreuses lectures d’ouvrages sur la période (et en particulier celui de Philippe Viannay, qu’il cite à plusieurs reprises). Comme pour tout témoin appelé à se remémorer des événements qui se sont déroulés longtemps avant, il y a sûrement une part de reconstitution, de mise en perspective, dans le témoignage qu’il nous livre.

L’engagement dans la Résistance :
Sur ce point, notre père nous en avait déjà parlé mais il insiste dans cet entretien : ce sont des motivations plus personnelles que le patriotisme, la haine de l’Allemand, ou l’antinazisme, qui l’ont amené à s’engager dans la Résistance.
D’abord, il évoque son rejet du conformisme bourgeois et de l’ordre moral, à la fois dans le cadre familial et dans le cadre national : il ne se dit pas « choqué » par la présence des Allemands mais par la rhétorique vichyssoise qu’il doit subir. Il cultive d’ailleurs son attitude rebelle par son refus systématique des autorités : l’Eglise, l’armée (et nous savons qu’il était parfaitement sincère…).
Dans un entretien qu’il a accordé à l’historien Olivier Wieviorka, notre père reprend ce thème : « Mon père croyait que j’en voulais aux Allemands. En fait, je n’en voulais pas aux Allemands. J’en voulais à mon entourage familial. Pour ma famille, c’était la revanche sur le Front populaire. Pétain, c’était l’ordre et ils ont marché derrière. Nous avions une recherche d’absolu qui s’est traduite dans la Résistance ».
De fait, notre père se montre nuancé à l’égard de sa propre famille (il l’était sans doute moins à l’époque de l’Occupation) : il précise bien que ses membres n’étaient pas « collabos » et décrit notre grand-père comme un brave type, pas du tout va-t-en guerre (il fait même de la résistance à sa manière, en planquant du matériel militaire pour qu’il échappe aux occupants). Par contre, il souligne la « trouille » de son grand-père en juin 1940, le conformisme de sa grand-mère qui trouve que les « Allemands, eux, sont corrects ». En fait, il semble avoir surtout souffert de la pesanteur intellectuelle qui régnait dans sa famille (il s’en échappe par des lectures « sulfureuses » : Malraux, Céline, Martin du Gard…). Cette situation se retrouve chez beaucoup de ses camarades, avec des exceptions (Paul Béquart semble avoir été proche de sa mère, au point de lui confier la nature de ses engagements quand il part dans le maquis de Seine-et-Oise).
D’autre part, notre père souligne qu’il a voulu être solidaire de ses amis, en particulier des lycéens appartenant à la section de la JEC : sans parler de suivisme, il s’en veut visiblement de laisser ses copains s’engager dans l’action et de se contenter d’être un spectateur « non-engagé ». Il finit par sauter le pas, peut être sous la pression amicale de ses camarades, mais aussi avec la peur au ventre (il insiste beaucoup là-dessus). Il est certain que la solidarité de groupe a beaucoup joué parmi ces très jeunes gens, parfois influencés par des personnalités plus âgées qu’eux, comme le père jésuite et bien sûr Philippe Viannay. Cette impression « d’engagement générationnel » se retrouve dans le témoignage de Paul Béquart : en évoquant sa première rencontre avec le chef de Défense de la France, il parle d’un chef « rassurant et décidé ». Cette ambiance « catho de gauche » (?) est clairement à l’opposé du climat intellectuel qui existait dans la famille de notre père et nul doute qu’il trouvait au sein de ce groupe de jeunes chrétiens une atmosphère plus favorable à son « désir d’absolu », comme il le raconte à Olivier Wieviorka.
Un autre point remarquable est que notre père fait souvent référence, pour évoquer l’état d’esprit des jeunes résistants, à mai 1968, comme s’il voulait souligner un lien existant entre les différentes générations : quand il parle de la Libération, des barricades, de leur exaltation, de leur envie de « changer le monde », de se rebeller contre l’ordre ancien, il estime que cette espèce de « fête de la jeunesse » du printemps 68 ressemble beaucoup à ce qu’ils ont vécu en 1944, y compris dans leur inconscience et leur arrogance (cette attitude un peu bravache est manifeste quand il répond du tac au tac à l’officier allemand, lors de son arrestation). De même, lorsque notre père évoque « les lendemains qui déchantent » juste après la Libération, avec une certaine amertume quand il retrouve les mêmes mandarins à Sciences Po par exemple, on ne peut s’empêcher de penser aux désillusions de certains dirigeants gauchistes après 1968, quand la révolution annoncée ne se réalise pas dans les faits. Notre père souligne quand même une différence fondamentale entre les deux périodes : en 1944 et auparavant, les jeunes qui s’engageaient risquaient tout simplement leur peau! Mais il précise bien qu’il est un « politique » et que continuer « la bagarre pour la bagarre » ne l’intéressait pas.

L’attitude envers les Allemands :
De façon générale, notre père ne manifeste aucune haine particulière contre les Allemands : pas de « haine du Boche », d’autant que les ennemis qu’il a dû affronter, notamment au cours de la Libération, sont des « papys », des « garde-mites », pas bien méchants, qui leur donnent des coups de crosse mais ne les torturent pas quand ils sont arrêtés … Il évoque même les scrupules que les jeunes chrétiens ont éprouvés lorsque Philippe Viannay leur a parlé du « devoir de tuer » (ce trouble de conscience est aussi évoqué dans le témoignage de Paul Béquart) : comme il le dit : «  après tout, ils (les Allemands) ne nous avaient rien fait » .

L’attitude envers de Gaulle :
Confirmant des propos qu’il nous a souvent tenus, notre père évoque l’attitude assez ambiguë des jeunes résistants de son groupe envers le général de Gaulle, avec qui ils entretenaient des rapports distants : dans son livre, Viannay évoque sa première rencontre avec le général dans les mêmes termes que ceux que rapporte notre père : le chef de Défense de la France veut que la Libération soit l’occasion d’un véritable changement, alors que de Gaulle insiste sur la France éternelle : « la France n’est pas un pays qui commence, c’est un pays qui continue ». Viannay, qui souligne la mégalomanie du Général (« la France s’appelle de Gaulle » lui dit son interlocuteur) est clairement déçu et cette déception est partagée par les militants du mouvement, comme notre père et d’autres (il dit à un moment qu’ils sont « a-gaullistes »). Notre père parle même de trahison des idéaux de la Résistance et reproche à de Gaulle d’avoir utilisé la Résistance pour asseoir sa légitimité, notamment envers les Alliés.

L’efficacité de la Résistance :
Le moins qu’on puisse dire, c’est que notre père ne présente pas les actions que ses amis et lui-même ont menées, comme une succession de faits d’armes glorieux, pleins de panache et de courage. Au contraire, il insiste sur leur inconscience, leur manque de lucidité, leurs compétences très limitées dans la lutte armée. Il oppose souvent leur comportement d’amateurs face à ceux qui savent vraiment se battre, comme ceux rencontrés dans le maquis de Seine-et-Oise ou dans les combats de la Libération de Paris (les anciens des Brigades internationales qui les initient à l’art de confectionner des cocktails Molotov).
En ce qui concerne le maquis organisé en Seine-et-Oise, notre père semble avoir été sceptique quant à son efficacité. Olivier Wieviorka rapporte que la direction de Défense de France s’est divisée à ce propos : Salmon et Jurgensen en particulier n’avaient qu’une confiance limitée dans les compétences militaires de Viannay. Celui-ci confirme que son intention était bien de prouver que Défense de la France pouvait être aussi un mouvement efficace dans le domaine militaire : jusqu’en 1942, il s’était opposé aux attentats et aux actions armées, mais face aux nouvelles conditions à partir de 1942, l’activisme des FTP, la perspective de la Libération du territoire national, Viannay évolue sur ce point. Alors qu’il est nommé chef départemental des FFI en février 1944, les objectifs qu’il fixe à ce maquis de Seine-et-Oise sont d’entraver les communications de l’armée allemande alors que le débarquement se précisait, de créer l’insécurité sur leurs arrières, enfin de « mouiller » la population locale dans la Libération qui s’annonçait. D’où son idée d’envoyer plusieurs dizaines de jeunes militants venus de Paris (dont notre père et Paul Béquart) dans le secteur Ronquerolles-L’Isle-Adam-Mériel s’ajouter aux résistants locaux, beaucoup plus aguerris. Ce maquis va être actif pendant près de huit semaines et comprendra près de 300 combattants. Mais, comme le rapporte Wieviorka, la stratégie de Viannay est jugée dangereuse par beaucoup, et notamment par certains dirigeants gaullistes et communistes auxquels il s’est opposé (Rol-Tanguy en particulier). C’est peut-être rétrospectivement que notre père a jugé l’attitude de Viannay pour le moins audacieuse, mais Paul Béquart le dit dans son témoignage, notre père faisait déjà part de ses doutes sur la stratégie adoptée par leur chef à l’époque. En tout cas, Paul et notre père insistent sur la chance qu’ils ont eue d’échapper à la répression allemande dans ce secteur en juin 1944, lorsque le groupe de Ronquerolles est encerclé par les troupes allemandes : le bilan a été particulièrement lourd pour les jeunes résistants, avec 17 personnes arrêtées, 11 fusillées, 2 déportées.
Pour le reste, notre père affirme à juste titre que le rôle le plus positif des jeunes résistants a été de créer une ambiance d’insécurité pour les troupes allemandes, que ce soit en Seine-et-Oise ou dans les rues de Paris. Ce qu’il ne souligne pas, mais c’est aussi essentiel, c’est le rôle important qu’a joué la presse clandestine pour contrebalancer la propagande de Vichy et des Allemands. De ce point de vue, comme il le raconte, leur rôle n’a pas été négligeable. En distribuant Défense de la France, les cahiers de Témoignage chrétien, en distribuant des tracts, les jeunes résistants ont accompli une tâche qui ne fut peut-être pas glorieuse mais indispensable.
Au total, notre père semble avoir vécu de manière particulièrement intense ces longs mois au sein de la Résistance et son « apprentissage de la vie » a été comme accéléré par des circonstances aussi exceptionnelles. Comme il me l’a dit un jour qu’il évoquait son arrestation à la Libération et qu’il était menacé avec ses compagnons d’exécution, la vie qui s’est écoulée depuis, « c’est du rab » …
En tout état de cause, ses scrupules à ne pas enjoliver les choses, sa distance aux événements et aux personnes, son scepticisme naturel, rendent son témoignage particulièrement intéressant et fiable.
On peut même penser que ses motivations pour s’engager dans la Résistance étaient plus nobles qu’il ne le dit, même si il est évident qu’elles furent complexes.

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