Quelques réflexions à propos du Grand Jeu (Pascal Bauchard)

D’abord, il est difficile de savoir quand notre père a écrit ce roman : Paul Béquart en a le souvenir mais il n’en avait vu quelques pages : on peut supposer qu’il a été rédigé entre 1945 et 1947, en tout cas dans une période de désillusion : notre père a raconté son amertume lorsqu’il a constaté, alors qu’il étudiait à Sciences Po, que le plupart des professeurs étaient les mêmes qu’à l’époque précédente, avec les mêmes idées rebattues …
Il n’est pas sûr que ce texte ait été vraiment achevé car le roman se termine un peu « en queue de poisson » ! Il n’a pas été en tout cas publié et je ne sais pas pourquoi notre père a renoncé à le faire publier. Peut-être n’était-il pas satisfait du résultat , peut-être avait-il d’autres préoccupations…
Paul Béquart a eu la grande gentillesse de lire le roman et d’essayer de repérer les correspondances qui existent entre les événements et les personnages fictionnels et ce que notre père (notre mère aussi!) ont vécu à l’époque.

La construction du roman :
Le roman est construit comme un film , avec de nombreux retours en arrière. Il débute par le procès de Jean Veuillot dit Jules dans la résistance, jugé pour avoir assassiné son camarade Stéphane : le récit revient sur plusieurs épisodes de ce petit groupe de résistants parisiens. Il est entrecoupé par des extraits de provenances diverses : journal de Défense de la France, brochures de la JEC. Il n’est pas sûr que le roman soit achevé car il se termine un peu « en queue de poisson », même si le procès semble arriver à son terme.

Entre histoire et fiction :
En tout cas, il s’agit bien d’un roman d’initiation, très largement inspiré des événements liés à la Résistance et vécus par notre père. Beaucoup d’indications nous renvoient à la jeunesse de notre père: le groupe d’amis lycéens du Lycée Louis le Grand, la JEC, la résistance, le maquis de Seine et Oise, la Libération de Paris…Pour certains épisodes, Paul n’en a pas le souvenir mais il est possible que notre père les ait vécu quand ils étaient séparés (par exemple, l’attaque contre des soldats allemands dans le maquis de Seine et Oise)
Plusieurs faits rapportés dans le roman renvoient très précisément à des histoires que notre père a vécues et qu’ils nous avait racontées : la distribution des journaux clandestins, le lancer de tracts lors d’une messe à Notre-Dame des Victoires, la participation au maquis de Seine et Oise, la relation du massacre de Ronquerolles : il faut se reporter aux commentaires de Paul là dessus.
Par contre, d’autres épisodes se sont peut-être effectivement déroulés mais je n’ai pas le souvenir de les avoir entendu de la bouche de notre père : peut-être ces événements lui ont été rapportés par d’autres (la libération de Paris avec l’arrestation de Sacha Guitry, même si notre père en parlait déjà dans son entretien..)…

Aussi, il semble bien que la plupart des personnages correspondent à des personnes ayant réellement existé : Philibert par exemple ressemble assez fidèlement au portrait que notre père faisait de son chef de réseau, Philippe Viannay, en particulier quand il évoque ses exposés sur la France d’après la Libération. Pour les autres noms, Paul Béquart a retrouvé plusieurs membres de leur réseau qui correspondent aux personnages du roman (Jules, Bernard, Jacques, Fromont, Valentin, Ted…). Par contre, d’autres personnages comme Stéphane sont probablement fictionnels , selon Paul …

Les noms de lieux , surtout en Seine et Oise, correspondent en général aux noms des localités de cette région (Moiselles, Montsoult, Groslay, L’Isle Adam, Taverny, Maffliers, Vaudremont, Persan-Beaumont…) d’autres semblent avoir été inventés…

Le portrait d’une génération :
Le roman est très intéressant sur le portrait de jeunes lycéens chrétiens qui veulent s’engager contre l’occupant.

Ils sont présentés comme de jeunes bourgeois habitués à une vie confortable, bien éduqués, gâtés par leurs parents : le personnage de Jules se sent déclassé par rapport à certains d’entre eux, et en particulier Stéphane, à qui il envie son aisance à la fois matérielle et sociale.
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Le texte présente les personnages principaux (Fromont, Bernard, Jean…) comme des lycéens membres de la JEC, de jeunes catholiques un peu tourmentés, qui se lancent dans des discussions qui peuvent paraître stériles mais qui leur prennent beaucoup de temps : par exemple, ils évoquent doctement les encycliques de Pie XI : ils discutent sur la chasteté, les rapports avec les femmes, même si Paul estime qu’ils étaient moins « obsédés » par la sexualité que le raconte le roman de notre père….Leur positionnement vis à vis de la religion est ambigu : ils sont révoltés par la soumission de la majorité du clergé à « l’ordre établi »de Vichy, leur »bien-pensance », mais en même temps ils restent façonnés par leur éducation catholique:quand il s’agira de tuer du boche, ils sont quand même troublés.

Parmi les raisons premières de l’engagement de ces jeunes gens, il y a la rébellion contre l’ordre bourgeois et l’idée d’appartenance  à un groupe: selon le témoignage de notre père, il a finalement « basculé » dans la résistance par amitié, pour ne pas « laisser tomber les copains » qui prenaient tant de risques…

Le roman s’attache aussi à décrire les rapports entre ces jeunes gens et leurs parents -et nous savons à quel point cette question a préoccupé notre père- Il existe plusieurs cas de figures : certains jeunes -comme Stéphane ou Bernard- ont des rapports de confiance avec leurs parents et se sentent soutenus par eux, y compris dans leurs activités résistantes. Jacques s’engage avec le consentement , et même l’appui de son père. De même, Ted et Georges. Par contre, pour d’autres, la rupture semble consommée avec leurs parents et leur entrée dans la Résistance est une façon de couper les ponts avec leur famille jugée trop conservatrice : c’est le cas de Jules-Jean Veuillot avec sa mère ou de Valin.

Les rapports de ces jeunes gens bourgeois avec le peuple sont ambivalents : le roman s’attarde sur la personne de Beaudricourt, rencontré dans le maquis de Seine et Oise, issu du prolétariat et dont la vie est un vrai roman populaire. Il est clair que le personnage a fasciné ces jeunes gens, qui restent quand même persuadés de leur supériorité sociale…

Le roman évoque aussi les discussions de ces jeunes Résistants sur l’avenir de la France, dans un style très « sciences po », comme l’écrit notre père. En particulier, plusieurs passages du texte présentent le chef du réseau Philibert en train de pérorer sur les institutions politiques, les questions géopolitiques de l’après guerre : ces discussions se tiennent dans le salon des parents de Stéphane, et même au cœur du maquis de Seine et Oise…En gros, leur leader estime qu’ils vont former la future élite qui va diriger la France, après que les anciens hommes et partis aient été balayés.

Comme dans son entretien que j’avais transcrit l’an dernier, notre père montre bien les sentiments parfois ambigus qui animaient ces jeunes résistants. Par exemple, il les décrit comme assez fascinés par « ceux d’en face », les autres jeunes français qui ont choisi le camp de Vichy et de la collaboration et ils lisent « leur presse » (Je suis Partout…). A plusieurs reprises, il insiste sur leur peur, leur maladresse (par exemple dans le maniement des armes), parfois même leur dégoût de la guerre. Leur combat n’est pas idéalisé, même s’ils passent aussi par des moments d’exaltation….Il est aussi très critique sur les discussions auxquelles ils se livrent et semble considérer qu’elles sont souvent oiseuses…

Au total, un roman vraiment générationnel, qui montre bien les sentiments complexes de notre père à l’égard de son engagement dans la Résistance. Comme l’écrit Paul, notre père manifestait parfois « un peu de dérision à l’égard du jeu de « petits soldats » que nous jouions. »…Et il adopté cette attitude très tôt, au moment même où il était au cœur des combats. On peut relever dans le roman que les principaux responsables du réseau, comme Philibert, Georges, ou Fromont sont souvent qualifiés de « pédants » En même temps, l’action résistante de notre père n’a pas été si négligeable , que ce soit au niveau de la distribution des journaux clandestins dans Paris et de sa participation au maquis de Seine et Oise. Le roman laisse aussi entendre à quel point à notre père a pu être en rébellion contre son milieu bourgeois d’origine…Cela explique peut-être ce qu’il dit dans le témoignage aussi présenté dans ce blog, sur le parallèle qu’il établit à plusieurs reprises entre ses engagements de jeunesse et …mai 68 !

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