Ce texte d’une trentaine de pages dactylographiées a été retrouvé dans les documents laissés par nos parents : il a sans doute été écrit en 1948 et jamais publié à notre connaissance. Notre père y évoque surtout la figure de Philippe Viannay, le fondateur du mouvement Défense à la France. Il y rapporte aussi les activités militaires auquel il a participé dans le maquis de Seine et Oise, épisode qu’il na pas évoqué avec nous. Un peu comme le roman Le Grand Jeu, il est intéressant sur la mentalité des jeunes résistants de l’époque. Très manifestement, le personnage de Viannay les a fasciné et son charisme explique en grande partie leur engagement. Il est aussi instructif sur les intentions de Philippe Viannay pour la France d’après la libération et son désir de former une nouvelle élite de cadres pour la République. Enfin, il souligne les rapports difficiles entre le dirigeant de Défense de la France et le général de Gaulle : une méfiance réciproque s’est vite installée entre les deux hommes et peut expliquer -du moins en partie-la mise à l’écart de Viannay de toute fonction politique d’importance dans l’immédiate après-guerre. On peut aussi estimer, comme notre père le fait, qu’il a cependant bien utilisé son énergie, en créant des institutions dont la réussite est incontestable : le Centre des Journalistes, le Centre des Glénans, le Centre de Perfectionnement des Journalistes…C’est en tout cas un bel hommage de notre père à son chef de réseau, même s’il n’était pas dupe de certains de ses excès. Il lui reconnaissait des qualités humaines qu’il a appréciées , comme l’énergie, le courage, la loyauté, la réflexion perspective et leur amitié a duré tout au long de leurs vies.
On l’appelait Philippe… Dans Défense de la France, il signait « Indomitus » , ce qui avait un parfum du secondaire et des études latines qui n’était pas pour lui déplaire. D’autres avaient des faux noms, des sobriquets. Lui, tout simplement, s’appelait Philippe. Sa signature était déjà un programme. Tout sa vie, il n’aura ni domicile réel, ni chapelle personnelle. Éternel jeune homme, habillé été comme hiver d’une canadienne complétée d’un pantalon ou de culotte de cheval, il sentait son clandestin à plein nez, son terroriste à peine déguisé pour les flics ou les agents de la Gestapo. Le miracle voulut qu’il ne fut arrêté qu’une fois, par hasard, en Seine-et-Oise avant d’être libéré par les gendarmes de l’Isle-Adam. Il vivait dans l’instant, constamment menacé, sans passé, sans avenir, s’attendant, comme les autres, à 1’arrestation immédiate et peut-être à la déportation. Il ne comprit ni la presse d’argent qu’il voulut inspirer, ni de Gaulle, ni mai 68. Il sera constamment présent pendant un demi-siècle sur tous les fronts, bataillant, contestant avant d’être lui-même remis en question. Sa vie n’était pas exactement un roman. D’origine bourgeoise, il va vivre en Pologne,où son père dirigeait des mines. Élevé douillettement par des gouvernantes polonaises, et fils d’une famille nombreuse qui comptait des tantes, des cousins, des oncles appartenant à la bourgeoisie catholique la plus traditionnelle, il va être toute sa vie obsédé par une sorte de souci de pureté dont l’exergue de Pascal qu’il mettra sous le titre Défense de la France, constitue déjà un programme : « Je ne crois qu’aux histoires dont les témoins se font égorger ». Petite phrase dramatique qui marquera notre génération qu’on voulait de facilité et de plaisir. Né le 15 août 1917, alors que son père, directeur de mines sert dans l’Armée française, il va vivre en Pologne dans un milieu assez fermé une vie assez lâche et assez large où les âpretés de 1’existence n’apparaissaient pas. Lorsqu’il vient en France, à 9 ans, 1’éducation est très marquée par les Jésuites et par un vague parfum d’Action Française. Pensionnaire au collège de Jésuites de Saint-Étienne, puis à Lyon, Philippe Viannay sera fort en littérature, il connaît son grec et son latin… Aucune référence politique, aucune liaison, pas même avec les mouvements de la droite modérée ou brutale qui se déchaînent autour de la crise des années 30. Un frère tuberculeux, qui mourra jeune. Philippe Viannay était prédestiné à être prêtre dès 11 ans. Dans les années 34, il passe un bac de philo et de math pour entrer au séminaire d’Issy-les-Moulineaux. Sa vocation tournera court car les bons pères ont trouvé que leur nouvel élève n’était pas fait pour la prêtrise. D’eux-mêmes, ils lui conseillent les études en Sorbonne. En 1939, il prépare les Élèves Officiers de Réserve à Saint-Cyr et s’engage dans une unité de tirailleurs marocains. Sa drôle de guerre se termine à Grenoble où son unité motorisée se battra jusqu’au bout. Démobilisé dès l’été 40, il n’entend pas l’appel du Général de Gaulle. Son souci le plus immédiat est de préparer l’agrégation à la Sorbonne, sa vocation religieuse étant dès maintenant oubliée. Fou de sciences, il découvre la géographie et la physique en s’inscrivant dans des études relativement classiques. Eut-il dès ce moment une réaction patriotique ? La réalité est un peu différente. Très influencé par un patron, Marcel Lebon, qu’il avait connu dans les années 37, ami de son père, Viannay était au contact avec des patrons chrétiens qui trouvaient dans l’effondrement de 40 une épreuve insupportable. Après avoir entendu 1’appel du Général de Gaulle, Philippe Viannay, sur les conseils de Lebon, s’inspire du principe de La Libre Belgique, qui avait paru sous l’occupation allemande, entre 1914 et 1918. Il apportait une aide financière puis, plus tard, des aides techniques et matérielles dont les machines indispensables pour l’impression du journal.
Pourquoi la presse s’impose-t-elle à lui comme moyen d’intervention ? Hélène, qui sera sa femme, raconte leurs premiers entretiens. Elle était pour une force de résistance armée ou pour s’engager pour 1’Angleterre, mais Philippe avait réalisé que la résistance se faisait en France. Il y a mieux à faire, disait-il, qu’aller en Angleterre. Avec Robert Salmon qu’il avait connu en préparation de khâgne, il forme la première équipe qui va inspirer puis réaliser le journal clandestin. Pas question alors de résistance militaire ou d’action de commando. Le premier numéro sort dès mai 1941 avec un édito sur l’Alsace. Robert Salmon, juif, très fin, plus opportuniste, va faire tandem avec Philippe pour lancer cette forme de résistance écrite.
L’agrégation continue de l’occuper, et c’est finalement par le biais de la Sorbonne que les premiers contacts sont noués. Par celle qui sera plus tard sa femme, Hélène Mordkovitch, il a à sa disposition un réseau de clandestins, de Russes, d’intellectuels, qui se montreront plus nationalistes que les Français. Progressivement, le réseau se forme avec des bourgeois catho, des étrangers et une machine Underwood qui servira à l’impression des premiers numéros de Défense de la France. L’idée du journal fait son chemin et c’est en mai 1941, grâce à des machines et du papier fourni en grande partie par l’intermédiaire de Marcel Lebon, que le journal prend sa première forme. D’idées politiques, Viannay n’en avait guère… Ordre moral, patriotisme, présence et défense de la France, refus du totalitarisme et notamment du national-socialisme allemand, des réactions spontanées beaucoup plus qu’une véritable stratégie politique. Viannay se sent finalement plus proche de certaines idées alors défendues par Vichy contre les Allemands que d’une réaction purement militaire comme celle du Général de Gaulle… Les illusions vont tomber assez vite. Philippe Viannay, à l’automne 41, va aller à Vichy prendre contact avec quelques-uns des responsables de l’entourage du Maréchal et la réaction est immédiate. Pour le moment, il n’y a rien à espérer du double jeu de Vichy, même s’il est cautionné par l’ambassade américaine. Viannay revient acquis à l’idée défendue par Marcel Lebon. Quelles que soient les sensibilités, il faut se battre sur le sol français, en zone occupée, et ne pas s’accommoder de la fausse liberté de la zone libre et du gouvernement de Vichy. Dès lors, tout va aller très vite. Viannay, à côté de Libération Nord, puis, plus tard, des journaux clandestins communistes qui réagiront contre les Allemands seulement après le déclenchement de l’opération Barbarossa de juin 1941, va miser essentiellement sur les réseaux Défense de la France, la diffusion du journal qui n’avait été tiré qu’à 3OOO exemplaires la première fois, sur des réseaux d’aide ou de fabrication des faux papiers. En aucun cas Défense de la France ne sera soutenu par de Gaulle qui se méfiera instinctivement de Viannay bien avant de le rencontrer. Viannay, lui-même, n’apprécie guère les militaires même s’il a été au combat pendant la dernière période de la drôle de guerre avec ses tirailleurs marocains Ses fantasmes, son allure d’étudiant prolongé, son grand nez et sa toison épaisse faisaient de Viannay un personnage romanesque. Pour nous, il était le résistant et l’incarnation même de cette réaction spontanée contre un ordre établi qui, en réalité, n’était pas tellement le fait de Philippe. Viannnay s’en tient à des principes simples, il faut transformer l’esprit des Français, résister aux Allemands. Le journal Défense de la France contient plus d’éditos, de prises de position morales ou politiques que d’informations. Il faudra deux ans pour que Jurgensen, par la suite, l’informe un peu mieux de ce qu’était le chef de la France Libre. Il faudra, lors de la constitution des réseaux, reprendre contact avec les services du BCRA gaulliste en France et les premiers réseaux d’espionnage ou d’information au service des Anglais. L’ombrageuse indépendance de Viannay le situe à part, en dehors de la classe politique et au sein même d’une résistance qui se déchire et se cherche.
L’occupation de la zone libre et le débarquement américain en Algérie n’arrangent rien. Viannay va flotter longtemps entre le général Giraud et le général de Gaulle, pour se rallier, au début de 1943, au gaullisme. Ce fut par des contacts discrets, répétés, avec Rémy et Frenay que Défense de la France va plus ou moins bien s’imbriquer dans les réseaux de résistance pour aboutir au Mouvement de libération nationale. Claude Bourdet prendra contact avec Viannay, mais Viannay sera finalement écarté assez vite des responsabilités politiques de la résistance. Il en gardera et conservera parfois une certaine amertume, une gêne certaine par rapport à ses partenaires plus politisés que lui. Le dialogue de sourds, l’incompréhension entre de Gaulle, à Londres puis à Alger, et la résistance intérieure, ne feront que s’accroître au fil des ans. Pour De Gaulle, la France, la résistance, il les incarne personnellement. Il assume la charge de la France de bout en bout et n’entend pas que des résistants intérieurs qu’il connaît mal, qu’il perçoit mal, dont il redoute les divergences et la politisation, ne faussent l’action de la France combattante… Orgueil de De Gaulle qui s’identifie à sa mission contre l’indécision et le flottement de la résistance intérieure qui souhaite une rénovation et surtout pas un retour à la IIIe République. L’ordre, le retour à la légalité républicaine par de Gaulle, élu « spontanément » comme l’incarnation de la France nouvelle, contre les désirs de rénovation, d’évolution, parfois de révolution de ces hommes inexpérimentés en politique que sont les dirigeants des mouvements de résistance. De Gaulle jouera très habilement de la résurgence des vieux partis politiques, des radicaux socialistes en passant par les communistes, des appareils qu’il connaît mal et dont il perçoit l’efficacité contre ces mouvements flous que sont les résistants sans grande idéologie et sans beaucoup d’espoir.
Jean Moulin, qui est chargé d’une coordination des mouvements de résistance, devra être le président du Conseil national de la résistance pour fédérer, coordonner dans l’esprit de Londres, ce qui n’était que réactions spontanées et disparates. Viannay, qui se méfie des communistes, qui a rejeté finalement tout ce qui ressemblait à 1’ordre de Vichy, se trouve en porte faux par rapport à ce général lointain qu’il connaît mal, sauf à travers quelques écrits de l’avant-guerre. Ce désordre de la guerre civile franco-française, cet esprit de la résistance qu’il va progressivement souffler aux jeunes inorganisés que nous étions, vont accroître notre malaise. En rébellion contre nos familles, l’ordre moral bourgeois de Vichy, nous n’avions au départ qu’une réaction spontanée un peu indifférente à 1’égard de l’Allemagne et du national-socialisme que nous ne connaissions pas. Viannay, notre ancien de quelque sept à dix ans, saura nous faire partager à la fois ses craintes, ses angoisses et, dans une certaine mesure, sa réflexion, à travers des études qui paraissent maintenant un peu lourdes et passablement désuètes. Viannay n’était pas un homme politique, et ses maladresses, son inexpérience face à l’habilité politicienne du général de Gaulle et des responsables des anciens partis, vont achever notre déroute dès la Libération. Pour l’heure, Viannay n’en est qu’à l’élaboration d’une coordination avec les autres réseaux. Défense de la France imprime et diffuse Combat, à charge pour ce dernier mouvement de faire le parallèle. Les contacts avec le parti communiste ne seront pris qu’en janvier 1944. Si Viannay n’a rien d’hostile contre les FTP, il redoute une mainmise du parti communiste sur les éléments les plus actifs de la jeune résistance. Mais Viannay, profondément tragique, ne pense pas tellement aux lendemains. II joue dans l’immédiat, très conscient, selon Hélène Viannay, qu’il ne survivra pas à cette guerre. Son frère a été déporté en janvier 1944 et la rafle opérée par les Allemands en juillet 1943 à la librairie Le vœu de Louis XIII a achevé de donner à tous ceux qui participent au mouvement un sentiment de précarité et d’incertitude qui va se traduire par une certaine dispersion. Angélisme de Viannay par rapport aux hommes de Londres, puis aux dirigeants politiques de la résistance qui se placent pour les lendemains de la Libération. Philippe Viannay dépasse maintenant le cadre de la simple publication du journal. Il trouve des armes, il obtient certains stocks des réseaux gaullistes. Il n’est toujours pas reconnu par le général de Gaulle. Confusément, alors que nous n’étions que la piétaille du mouvement, nous éprouvions cette mise à distance, par les gaullistes de l’extérieur, de nos mouvements spontanés. Notre allergie au gaullisme va, pour certains d’entre nous, se transformer en méfiance viscérale au lendemains de la Libération. L’ordre importait moins pour nous que la révolution ou, tout au moins, le changement que nous souhaitions à travers les équipes nouvelles peu marquées par la politisation. Certains basculeront du côté du parti communiste, d’autres éprouveront des difficultés à s’insérer dans le jeu trouble de l’année 44 où la mise au pas par de Gaulle de la résistance, va s’effectuer très brutalement.
Naissance de notre force… Nous avions vécu depuis l’été 43 dans l’angoisse, la peur, la lassitude… Chaque rue, chaque uniforme était pour nous une menace ou un piège. Lorsque la section de la Jeunesse étudiante chrétienne du Lycée Louis Le Grand a basculé dans Défense de la France et Témoignage chrétien, nous n’avons pas posé de questions. Pour nous, 1’engagement devait être total, même si nous éprouvions au fond de nous-mêmes une trouille latente. Pour ne pas apparaître se dégonfler par rapport aux copains, pour être solidaires d’eux, nous étions partis sans savoir pourquoi ni comment. Nous avions fait un choix plutôt contre que pour quelque chose. Contre ce dont nous sortions, nos familles, l’ordre, l’Église et le pétainisme traditionnel. Notre révolte n’était pas politique et le communisme nous était aussi étranger que le national-socialisme. Repoussant notre naïveté, notre indifférence à l’égard des slogans, Défense de la France trouvait des troupes fraîches, très jeunes, peu combatives, mais finalement désespérées dans un combat douteux. Aveuglement pour certains, absence d’illusions pour la plupart, nous partions bêtement à l’abattoir sans savoir très bien pour qui et pour quoi. Seule, la haute silhouette de Viannay, les mains enfoncées dans sa canadienne, nous restait une garantie, une caution, une référence. Ce n’est pas qu’il fut notre chef, mais il était l’inspirateur. Peu importait pourquoi nous combattions. Nous bougions. Nous avons lâché notre confort, relatif, de petits bourgeois, nos études, notre famille pour nous enfoncer dans l’obscurité de la clandestinité alors que nous n’étions même pas menacés par les contraintes allemandes du service du travail obligatoire. Choix délibéré, mais choix de révolte. Avec une conscience aiguë des risques que nous prenions par rapport à l’ordre établi à la police et au gouvernement. Inconscients sans doute de la fraîcheur de nos 18-19 ans qui nous faisait partir en guerre alors que vraiment rien, mais rien ne nous y poussait. Nous lisions les feuilles clandestines de Je suis partout, Le Pilori, Gringoire ; nous écoutions les exhortations passionnées et passablement ridicules de Philippe Henriot que certains d’entre nous devions tuer quelques mois plus tard.
Au début de l’hiver 1943, 1’évolution de la guerre ne fait plus guère de doute. Les Alliés débarqueront en France et le mouvement de la résistance devra se transformer en soulèvement révolutionnaire, en lutte armée. Philippe Viannay, par rapport aux autres dirigeants de Défense de la France, conçoit déjà que l’option militaire est inévitable. Jusqu’alors, il avait admis que les locaux dans lesquels s’imprimait le journal, que les transferts de journaux, les transferts de fonds puissent être accompagnés d’hommes armés. Il était aussi peu préparé que possible à la transformation d’un mouvement de jeunes intellos et de jeunes étudiants en mouvement de résistance militaire. Ses conceptions étaient beaucoup plus vagues que celles des FTP qui pour le moment faisaient le coup de poing et réussissaient des opérations sporadiques par petites unités de 5 ou 6 pour se fondre dans la nature. Les officiers des mouvements de résistance notamment de l’OCM, une partie des hommes d’Alger ne concevaient la résistance armée que dans la constitution de plate-formes militaires type du Vercors, où la République Française pourrait être proclamée avant l’arrivée des Alliés en France. Cette conception des grosses unités qui va du Mont Mouchet au Vercors sera sans doute l’une des illusions les plus funestes de la résistance. De Gaulle pour sa part ne l’encouragera pas, bien qu’il ait éprouvé une certaine fascination dans l’idée que des pans du territoire français puissent être en état d’indépendance et de résistance avant même que les Alliés ne foulent le sol français. Viannay n’a pas beaucoup d’illusions. Au printemps 1944, sur la foi d’informations recueillies auprès de l’État-major allemand, Viannay comme une partie des dirigeants de la résistance à Paris, pense que les rafles vont se multiplier et que les jeunes seront systématiquement emmenés en Allemagne sans considération du STO. Le secteur qui va lui être dévolu en Seine-et-Oise ne constitue pas une zone de maquis idéale : le Bois de Boulogne par rapport aux grands massifs que sont le Vercors, le Jura, le Puy de Dôme. Installer un maquis aux portes de la capitale constitue une des plaisanteries les plus amères de l’époque. La zone qui lui est dévolue en arc de cercle, de Chantilly à Conflans, couvre essentiellement un paysage agricole peu conquis par la grande banlieue. Avant la lettre, Viannay conçoit l’implantation des maquis en petits groupes de sizaines, constitués autour de dépôts d’armes et de dépôts de vivres accumulés depuis quelques mois. Se fondre comme un poisson dans l’eau dans le tissu d’une population peu urbaine mais encore agricole, ne compter que sur les complicités locales, ne pas trop se soucier des grands mouvements et des opérations lourdes, constituer des réserves de vivres et de munitions à partir des parachutages, se constituer un vivier de réseaux et de refuges, être prêt pour intervenir dès le jour du débarquement qui devait être imminent… Nous écoutions, partagés entre la peur et l’admiration. Ce n ‘était pas le combat au grand jour de nos ancêtres, mais une sorte de guérilla urbaine qui nous permettait de faire nos coups et de disparaître instantanément dans la nature. Ces actions sur le terrain, le grand jeu, nous délivraient de cette angoisse quotidienne des rendez-vous manqués, des lancers de tracts. Nous n’avions guère d’illusions sur l’efficacité de nos embuscades ou de nos sabotages mais, autour de quelques équipes très formées par des hommes plus mûrs que nous ou de combattants venant essentiellement des FTP, nous pouvions être l’arrière-garde de cette résistance de guérilla qui se mettait en place.
Viannay savait donner aux consignes de l’armée un aspect plus humain. Il nous répétait : « ne vous considérez plus comme des étudiants vivant dans la protection des villes. Vous devez être capables de vous habituer à la vie au grand air, à vous terrer dans les buissons, à vous fondre dans la nature, à être prêt à l’action de harcèlement sur les lignes arrières de la Wehrmacht. Il faut vous rappeler que vous ne vous battez pas en territoire ennemi mais sur la terre de France qui doit vous porter et porter votre mouvement ». Cette nouvelle chevalerie que Viannay voulait mettre en place correspondait tellement bien à ce que Dunoyer de Segonzac et les hommes d’Uriage avaient en d’autres temps esquissé que ça en devenait fascinant. Logique avec lui-même Viannay se situe immédiatement dans la lutte armée et, se souvenant vaguement de ses cours de Saint Cyr, de sa courte expérience de la guerre, il va se propulser à la tête des FFI de Seine-et-Marne, alors que Blank reste dans l’ombre pour préparer la parution d’un journal, que Salmon et Jurgensen restent plus confortablement dans la vie clandestine civile. Les risques, le rôle de chef de troupe sont assignés logiquement à celui qui était par nature le mieux à même de garder un certain charisme et de fasciner les jeunes quelque peu désorientés qui sortaient de la vie étudiante, Cette conversion du clandestin au militaire ne va pas sans heurts, y compris avec ses plus proches. Viannay, complètement inconscient des risques mais certain de mourir prochainement, ne voulait pas rater cela.
Les textes publiés dans Défense de la France, comme « le Devoir de Tuer, » reflète cette brusque mutation de la clandestinité à l’action. Dans son éditorial, « Le Devoir de Tuer », Philippe écrivait : « Nous ne sommes pas des passionnés de meurtre, nous sommes bien plutôt des passionnés de vie sereine et heureuse, de vie où on puisse créer, construire et aimer. Mais périssent ceux qui veulent nous empêcher de vivre. Ne détruit-on pas une bête malfaisante, serpent ou fauve, quand elle nous menace. Qu’on ne vienne pas nous objecter que le devoir de tuer est contraire à toute morale, qu’il faut tendre la joue gauche quand on vous a frappé la joue droite. Accepter en silence le mal qu’on vous a fait peut être un signe de grandeur d »âme ou de sainteté. Laisser faire le mal autour de moi, ne pas défendre ma patrie, ne pas se défendre, sous prétexte de charité chrétienne ou d’humilité, est une immonde, une hypocrite lâcheté. Le devoir est clair, il faut tuer, tuer l’Allemand pour purifier notre territoire, le tuer parce qu’il tue les nôtres, le tuer pour être libre. Tuer les traîtres, tuer celui qui a dénoncé, celui qui a aidé 1’ennemi, tuer le policier qui a contribué de manière quelconque à l’arrestation de patriotes, tuer les miliciens, les exterminer, lorsqu’ils ont délibérément choisi de livrer des Français, lorsqu’ils se sont rués vers la trahison, les abattre comme des chiens enragés au coin des rues. Tuer sans passion et sans haine, ne jamais s’abaisser à torturer, à faire souffrir, nous ne sommes pas des bourreaux, nous sommes des soldats. Tuer sans pitié ni remord parce que c’est le devoir, un douloureux devoir, le devoir de justice. Français, l’heure est venue, voici le grand combat, il n’y a plus à fuir, vous êtes embarqués… » Nous écoutions, nous lisions cela, béats. Comme ces étudiants de Dostoïevski qui passent sans transition de l’obscurité au clair obscur, du clair obscur au grand jour. Sous la lumière, nous étions aveuglés mais parfaitement conscients que cette littérature extraordinaire nous portait et nous soulevait. Nous n’étions pas dupes, nous étions bien incapables de tuer des Allemands, mais penser que nos responsables considéraient le devoir de tuer comme une nécessité nous soulageait d’autant. Il y eut des cas de conscience, ceux qui allaient voir leur confesseur pour savoir s’il fallait maintenant jouer le tout pour le tout, ceux qui prétextaient que la conscience morale les empêchait d’être autre chose que brancardiers dans les maquis. Ils seront exterminés comme les autres. Ceux qui, comme nous, essayions encore de tricher avec un semblant d’apparence conforme. L’ambiance avait brusquement changé. On était passé des faux fuyants, des petits coups à la préparation psychologique du débarquement et de la révolte sur le territoire français. Nous pensions simplement que nos actions peu coordonnées correspondaient alors à du harcèlement et que maintenant le soulèvement du peuple rejoindrait l’exaltation des intellectuels. De Gaulle paraissait très loin. Lui-même freinait par ses agents des actions trop prématurées. Lorsque Pierre Lefaucheux vint nous inspecter, après un garde-à-vous sommaire, les trois couleurs hissées sur un mât improvisé, les consignes étaient encore de prudence. Il est vrai que maintenant le débarquement était pratiquement réalisé et que les lignes de ravitaillement des blindés et des panzers passaient précisément par la nationale 1 qui était sur notre territoire. Il fallait donc inquiéter et affoler les Allemands sur leurs arrières et se révéler comme des mouches ou des moustiques qui attaquent un éléphant sans grande espérance de lui nuire mais pour l’affoler et l’inquiéter.
Alors que le semestre paraissait s’écourter, que 1’approche du bac nous plaçait sous la surveillance directe de nos parents, le choix entre la poursuite des études et le combat apparaissait plus douloureux que le danger de plonger dans l’inconnu. C’est cette exaltation, cette aventure qui finalement 1’emportèrent, comme si, las de nos actions de petits bourgeois frustrés et maladroits, il était maintenant urgent de prendre notre décision et de passer dans le maquis. Philippe était formel : dès le mois d’avril, les jeunes de moins de 20 ans seraient raflés dans Paris. Il fallait partir au plus vite et attendre sur place l’heure H, pour procéder alors au débarquement. Ce n’était pas seulement la bataille de la France mais l’engagement dans cette révolution où, étroitement soudés avec les ouvriers et le peuple de France, nous devions entreprendre notre révolution.
Lyrisme stupide ou conviction, peu importait. On passait du rôle de traqué au rôle de chasseur, et un affrontement avec ceux qui n’étaient guère des enfants de cœur, les soldats allemands, nous paraissait tout naturel. Comme si en bougeant, on se délivrait de la peur qui nous bloquait alors que nous restions dans Paris. Philippe devait avoir conscience de la confusion des rôles, mais il se comportait en mystique, en Savonarole inspiré pour qui les demi teintes ou les hésitations devaient être surmontées. Tout le monde jouait faux… Les Américains, qui ne voyaient que troubles et incertitude dans l’intervention des francs-tireurs et partisans aux arrières de l’armée allemande, redoutaient une prise de contrôle de la résistance par le parti communiste. Le souci de l’ordre, du maintien de l’ordre, du rétablissement de l’ordre que de Gaulle avait présent à l’esprit alors qu’il méprisait profondément les mouvements de résistance, le flou des programmes et des idées qui courraient à travers les mouvements de résistance intérieure et que Viannay incarnait superbement : tout se passait dans le désordre , nous ne pouvions que déboucher sur un échec. C’est bien d’ailleurs ce que ressentait la presse de la collaboration qui nous qualifiait de terroristes et qui jugeait à leur aune les programmes qui foisonnaient alors dans les journaux clandestins.
L’installation de Viannay en Seine-et-Oise correspond en fait à un certain rejet de la politique et à l’impossibilité de mettre d’accord entre eux les mouvements de résistance sur un programme pour 1’après-libération. Il n’existait pratiquement pas de force politique cohérente au delà des mouvements épars qui jouaient chacun pour eux. Brossolette, Jean Moulin vont tenter en vain un effort de coordination de la résistance autour de ce qui n’était pas communiste. Claude Bourdet va prendre contact avec Viannay pour s’efforcer de créer de toutes pièces à partir des mouvements Combat, Défense de la France, Libération, Franc-Tireur une sorte de grand mouvement mou qui regrouperait toute la résistance de zone Nord puis toute la résistance de zone Sud. Le Mouvement de Libération Nationale était un regroupement qui devait équilibrer certains mouvements pro-communistes dominant surtout en Zone Nord. Cette organisation impliquait une réorganisation des tâches. Alors que certains dirigeants de Défense de la France organisent des maquis en Bourgogne et Franche-Comté, Robert Salmon, Jurgensen s’efforcent eux de développer la partie civile d’un mouvement qui n’est pas encore vraiment politique. II s’agit aussi de créer une presse libre à partir de la libération sous l’autorité de Salmon et de Blank. Au delà des questions de personnes, Viannay a un regard différent sur la résistance. Il sent bien que l’heure est venue de basculer dans la lutte armée. Quelles que soient ses réticences, quelles que soient ses lacunes, Viannay se sent mûr pour s’engager dans l’action combattante. Il n’est pas sûr d’ailleurs que les autorités gaullistes de Londres aient vu d’un bon œil cette évolution de l’ensemble des mouvements de résistance, car rien n’exaspérait plus de Gaulle que ce mouvement inorganisé qu’il pressentait en France et qui pourrait s’opposer au rétablissement gaullien. Assez justement Philipppe Viannay distinguait le dogme qui régissait l’esprit français : la sainteté de l’État et la vertu de l’État d’être un arbitre, d’être le lieu géométrique des espérances, de la défense du peuple et des intérêts populaires, la loi considérée comme le moyen privilégié de l’action, la primauté de la politique économique sur l’économie politique. L’idée de marché était en soi répudiée et l’entreprise se trouvait confinée au rôle de service dépendant de la politique et du social. Lorsque Viannay énumère ces thèmes de réflexion, on voit bien que la dictature de la pensée marxiste a envahi tous les mouvements de résistance qui se réfèrent à l’action populaire. Les regroupements politiques, le Comité National de la Résistance, les équipes qui sont faites à ce moment là à travers les cahiers et les centres de réflexion, s’inspirent pratiquement du même principe de l’État tout puissant régulateur. L’État lui-même est infiltré par un certain nombre de hauts fonctionnaires qui vont servir d’équipe technocratique au lendemain de la Libération.
Parce qu’il porte en lui l’espoir d’une certaine résistance, Viannay, en avril 1944, prend le commandement, sans trop de difficultés, de l’ensemble de la Seine-et-Oise. Lefaucheux, en liaison avec Londres, avait obtenu des parachutages d’armes aussi bien sur le nord de la Seine-et-Oise qu’en Sologne. Viannay avait alors recruté au hasard les étudiants qui servaient dans les réseaux de diffusion du journal clandestin, de préparation des faux papiers. Les militaires de carrière que Viannay naïvement essaie de recruter estiment qu’il vaut mieux attendre la Libération pour s’engager dans les forces régulières. Les FTP restent très structurés en Seine-et-Oise et et vont servir de centre d’hébergement pour les jeunes qui commencent à affluer : rescapés du STO en rupture de ban, étudiants perdus, jeunes sans aucune formation militaire. Viannay a bien conscience que l’idée de plate-forme militaire chère à certains officiers sera illusoire. Pour réaliser des actions de sabotage, de guérilla, de renseignement, il valait mieux jouer la décentralisation des unités. Sur la stratégie à mener, sur la conception même de l’organisation clandestine, sur les méthodes d’intervention de la guérilla, l’opposition entre les groupes qui parachutaient les armes de Londres, l’organisation militaire clandestine en France et Viannay devient évidente. Le bilan et l’efficacité de Viannay en Seine-et-Oise est difficile à établir. Quelques retards pour l’acheminement des convois et des armées allemandes sur le front de Normandie, quelques actions de sabotage de centrales électriques, de barrages, mais surtout quelques attaques sur des soldats allemands isolés. Rien de très sérieux. En revanche, les petits FFI ou FTP dispersés en Seine-et-Oise contribuent à entretenir un climat d’insécurité à l’arrière des troupes allemandes et provoquent la haine et la trouille du terroriste… Philippe Viannay ne rata pas son entrée dans les maquis où nous étions plus ou moins terrés. Il était un mythe, le résistant, l’éternel clandestin, un Arsène Lupin de la Résistance, déjouant les ruses de la police française et des Allemands, échappant toujours au dernier moment. Un mélange de Bibi Fricotin, de Pieds Nickelés et de héros sans peur et sans reproche.
Il se conforma strictement à son personnage médiatique : cheveux et barbe en désordre, très grand, affublé d ‘une canadienne en plein mois de mai et d’une culotte de cheval et des bottes, il avait tout pour sentir son terroriste à plein nez. Déjà lorsque les FTP nous avaient appris le débarquement en Normandie alors que nous étions plus ou moins bien installés dans des campements de fortune et des greniers sans confort, nous avions senti que l’Histoire basculait. Nous n’étions plus seulement dans le rôle des petits étudiants clandestins, jouant aux gendarmes et aux voleurs avec les Allemands. Cette fois, on s’engageait vraiment dans un combat sans grand espoir. Mais nous passions brutalement des actions civiles sporadiques et non armées à la guerre proprement dite.
Viannay ne nous dissimula pas les difficultés : « Il faut vivre dans la nature, constituer des dépôts de vivres, s’habituer à ne plus compter uniquement sur l’habitant, se déplacer de nuit, éviter les agglomérations ». Philippe montait ses opérations de corps francs comme s’il avait été au Vercors, dans un pays isolé. Le fait que la Seine-et-Oise soit à 30 km de Paris, que les bois le plus épais n’avaient pas 8 km de profondeur ne gênait nullement sa théorie des guérillas sauvages.
Nous avions répété cent fois… Troncs d’arbres mis au milieu de la route, la tranchée, les procédés les plus classiques résistaient mal aux attaques isolées. Surtout Valentin nous avait recommandé de ne pas gâcher inutilement et prématurément les munitions, de ne pas tirer trop tôt… Cette fois, en plein cœur de la nuit, nous étions perdus. Très loin du coté de 1’Isle-Adam, le bruit d’un moteur qui enfle rapidement, deux raies de lumière apparaissent en haut de la côte, révélant les arbres et les feuillages d’un vert brutal de technicolor. La voiture nous dépassa, personne n’avait bougé. Régulièrement le command-car allemand s’enfonçait dans la nuit. Nous nous décollions de la terre avec laquelle nous faisions corps. Le temps était doux,sans un souffle de vent, les feuilles humides ne formaient plus qu’un épais tapis spongieux, doux, en peu écœurant… L’exaltation du départ était tombée. J’avais eu peur d’attaquer avec la même intensité que j’avais désiré ardemment participé à ce raid de durs. La première alerte m’avait refroidi en me rendant plus sensible à un danger réel. Cette fois je risquais ma peau. Surtout ne pas être blessé, de pas laisser tomber les armes, le sac de plastique, mais courir très loin, foutre le camp.. J’étais moins saisi par le calme et la durée des choses que par ce lent pourrissement de la terre et des feuilles. L’éternel recommencement qui me paraissait une farce aussi sinistre que celle de là mort, la mienne comme celle des autres. Ma révolte, l’exaltation avaient fait place à une fatigue pesante. Il était maintenant trop tard pour reculer. Nous étions sur la route, Valentin s’affairait autour d’un tronc d’arbre, attachant soigneusement à un mètre du sol un câble trop lourd que nous avions transporté. Il traîna le câble de l’autre coté de la route, fit une boucle, le tint suffisamment haut pour arrimer les deux arbres. Les minutes traînaient. Cette fois il ne s’agissait plus de tirer mais de tendre le câble suffisamment haut pour déstabiliser une voiture ou des motos. De nouveau, très loin, le bruit particulier de deux motos pétaradantes. Les motos se rapprochaient. A cette heure de la nuit il ne pouvait s’agir, compte tenu du couvre feu et des transferts de troupes, que d’Allemands. La peur et la fatigue disparurent. Petite lumière perdue, dérisoire, les motos avançaient, de plus en plus présentes. Le câble se tendit brutalement, l’un d’entre nous arma son colt, l’autre enleva le cran de sûreté du tommy gun. Indifférents, grisés par la vitesse, les motards allemands fonçaient. Ils ne virent qu’à peine le reflet métallique dans la lumière de leur phare, à moitié aveuglés, au moment où ils furent dessus. L’une des motos légèrement en avant, lancée à toute vitesse, fit un bond stupéfiant. Le moteur s’emballa, envahissant la nuit de son vacarme. Le deuxième motard allemand donna un coup de frein désespéré mais tamponna la masse ferrailleuse du premier. Le moteur s’arrêta brusquement. Déjà nous tirions en désordre, ne sachant plus très bien si nous visions les motos ou les Allemands empêtrés dans leurs longs imperméables verts. Les motos ne formaient déjà plus qu’un enchevêtrement de pneus éclatés, de roues tordues, une flaque d’essence s’étendait jusqu’au fossé dans une odeur insupportable. Un des Allemands gisait inerte, tué sur le coup, l’autre, empêtré avec son fusil, ses grenades et sa tunique, geignait doucement, jargonnant dans une langue que nous ne comprenions pas. Valentin s’approcha calmement, tirant amicalement, comme on tire sur une bête. Plus tard, 1e temps paraissait s’étirer dangereusement, Valentin dépêtra le câble avec les vérins pour une autre occasion. Certains du groupe, derrière nous, ramassaient les armes. Je me sentais faible, écœuré autant par cette bouillie sanglante, les morceaux de cervelle dispersés sur la route que par l’absurdité de la situation. Je n’avais pas le temps de réfléchir mais tout me paraissait absurde dans la situation où nous nous trouvions.
Plus tard, bien plus tard, j’ai réalisé que nous avions sauté le pas, nous étions dépucelés de la peur, de la terreur dans laquelle les Allemands nous avaient plongés. Philippe salua ce coup comme il convenait, comme s’il s’agissait d’une opération glorieuse et efficace pour le moral de l’armée. Les Allemands devaient réagir plus tard en raflant une partir des gens qui nous avaient hébergés. Philippe devait subir les effets indirects de nos exploits. A Ronquerolles, là où il avait eu l’imprudence de réunir un camp retranché alors que certains FFI vérifiaient les papiers sur les routes comme s’il s’agissait d’opérations de police, il devait ressentir le premier l’effet des réactions allemandes.
Plus tard, Viannay reconnaîtra lui-même qu’il avait divisé la région en trois secteurs, mais avec des forces très inégales. En dehors de quelques FTP du cru qui avaient une certaine disponibilité, les autres groupes étaient constitués soit de pépères, soit d!étudiants tranquilles qui n’avaient aucune expérience de la vie au grand air et moins encore de la guérilla. Si les sabotages furent l’action de quelques uns d’entre nous et de petits groupes, c’est à Ronquerolles que les Allemands réagirent les premiers. Le 23 juin 1944, à la suite d’une dénonciation, des officiers et des soldats allemands devaient encercler le petit bois où campaient Viannay et une cinquantaine de ses hommes. L’opération fut menée assez vite, quelques groupes réussirent à traverser les lignes avant que la nasse ne se referme, mais les pertes furent considérables. Viannay réussit à repartir vers la région de l’Isle-Adam, où se trouvait Albert Bernier, qui constituait son secteur le plus solide. L’affaire de Ronquerolles avait permis à quelques centaines d’hommes appartenant à des unités allemandes extérieures au secteur de contrôler ce qui subsistait de partisans dans la région. Une autre répression commença un peu plus tard au milieu d’août quand les armées américaines s’approchaient de l’Île-de-France.
Alors que Viannay avait réussi à échapper à l’encerclement à Ronquerolles, il fut pris un peu par hasard à l’occasion d’un contrôle sur un barrage, alors qu’il se rendait à un rendez-vous fixé par Roll-Tanguy. Mis en présence des feld-gendarmes, Viannay fut assez grièvement blessé au bras et au mollet, mais remis à l’hôpital de Pontoise à des sœurs qui se chargèrent avec la complicité des gendarmes français de le faire évader. Il est vrai que les Allemands avaient la tête à autre chose, car l’attentat du 20 juillet exigeait la mobilisation de toutes les troupes allemandes dans la région. A peine guéri, Viannay pourra rejoindre son poste de commandement à Brignancourt puis à Pontoise, où il va assez vite prendre contact avec la résistance. Cependant l’aventure continuait et Viannay fut chargé de prendre contact avec les Américains pour préparer l’encerclement et la reconquête de Paris. Viannay s’installe dans ce rôle bizarre de séminariste de la résistance animé de bons principes et de vertus indéniables, courageux jusqu’à la folie, absent jusqu’à 1′ impuissance. Les derniers jours qui précèdent la Libération laissent à Viannay un souvenir mitigé. L’exaltation, la joie, l’espèce de 14 Juillet permanent qui poussent le peuple, les foules vers ces troupes alliées qui rentrent progressivement dans le cœur de la France et reprennent le contrôle de la Seine-et-Oise… Cette fois, Viannay est installé dans son rôle de chef militaire mais n’insiste pas pour passer les commandes à ceux qui représentent l’ordre et la légalité ordinaires… Tout au plus Viannay est-il sensible à la montée d’un pouvoir communiste omniprésent qui dépasse largement les FTP et qui tente progressivement d’opposer une structure civile et militaire au Gouvernement de Londres. Viannay n’a pourtant pas, à l’égard des communistes la même répulsion que le Général de Gaulle. Il sent que les FTP sont partagés entre le patriotisme romantique, la levée des francs-tireurs et partisans analogue à celle de 1792, et une prise de contrôle stricte de tout l’appareil administratif et politique. Viannay passe la main, reprend contact avec ceux des dirigeants du mouvement qui sont responsables du journal ou de la représentation parlementaire dans le MLN. Autant de sujets qui pour le moment ne préoccupent guère celui qui a été plus habitué à la clandestinité qu’à la vie au grand jour. Viannay était d’une autre trempe. Le 24 juillet, il rencontre enfin le Général… La description faite par Viannay de la rencontre de Rambouillet vaut quelque attention. « Il se leva, et m’accueillit avec beaucoup de courtoisie, je lui dis ma joie de le voir et commençais à lui expliquer les raisons de ma présence. Je crus sentir que le premier mouvement du Général à mon endroit était de sympathie. Ce n’était pas de l’outrecuidance de ma part, j’arrivais de chez 1’ennemi, j’allais y retourner. J’étais l’un des représentants de la France résistante, saisi en pleine action et non en mission à Londres ou en représentation au fur et à mesure de la libération du territoire… Quoiqu’il en était, mis en confiance, je me laissais aller à exprimer plus librement ce que j’avais dans la tête et qui peut se résumer en trois phrases: la France est mûre pour tous les changements après l’effondrement de la IIIe finissante et après quatre années d’humiliations et d’épreuves… La France dispose d’une élite de courage qui s’est spontanément révélée et qui est prête à s’engager à nouveau, l’union de la résistance et du Général de Gaulle peut vaincre tous les obstacles, y compris le pouvoir communiste en le débordant par la gauche et l’anticonformisme. »
Langage curieux chez celui qui a du mal à présenter les idées de la résistance, qui ont évolué avec l’épreuve des opérations militaires. A ce langage, de Gaulle reste totalement imperméable : la France n’est pas un pays qui commence, c’est un pays qui continue. Il ajouta : la dictature, je sais comment on y rentre et je n’ai qu’un mot à dire, mais je ne sais pas comment on en sort… Un peu plus tard en réponse à l’ évocation de la force politique de la résistance, le général déclara : « II y a trois forces en France, le capital, le communisme et de Gaulle. Du coté où se portera de Gaulle la France basculera… » Viannay précise : «je m’étonnais du peu de cas qu’il semblait faire de la résistance et lui reprochais aussi de lui avoir envoyé des hommes insuffisants. Il me répondit avec une vivacité choquée, en me faisant l’éloge de Parodi, son délégué général. Il se leva, en me disant simplement d’un air méditatif : « La France s’appelle de Gaulle ».
Langage absurde, dialogue de sourds. Viannay s’identifiait à cette résistance bourgeoise et conformiste mais révolutionnaire alors que de Gaulle s’installe dans la France et dans l’ordre. Par la suite, les quelques rencontres que Viannay aura avec de Gaulle le trouveront également insensible. De Gaulle a une épaisseur, une puissance, une lassitude désabusée. C’est un stratège de politique et du pouvoir alors que Viannay ne vit que dans l’instinct et le sentiment. Plus tard, installé dans les ors et les décors du pouvoir, de Gaulle demande à rencontrer les gens de Défense de la France. Il compulse un des cahiers du mouvement et demande très poliment si les idées contenues dans les cahiers correspondent à des souhaits fondamentaux de l’opinion. Salmon et Jurgensen répondirent que les projets de constitution constituaient un effort de réflexion pour le futur plus qu’un programme pour une action immédiate. De Gaulle dit comme pour lui même : cela arrivera mais pas tout de suite. Sa doctrine institutionnelle, à lui de Gaulle, était déjà ébauchée et les projets des cahiers rencontraient ses propres préoccupations. En réalité de Gaulle se moquait comme d’une guigne des différents textes qui lui étaient soumis car sa préoccupation était à la fois l’ordre contre l’église patriotique organisée par les communistes et l’ordre face à l’emprise d’une administration américaine qui tenait à gérer la France.
La quatrième rencontre de Viannay avec de Gaulle, fin 1944, ne fut pas plus concluante. Viannay contestait la conception que le Général avait de l’État et regrettait l’absence de réalisation des espoirs de la résistance. « Je lui reprochais aussi la mollesse avec laquelle avait été faite l’épuration dans certaines parties de l’État ». Il me répondit qu’il était entouré de personnes issues de la résistance et ajouta : « J’ai déjà épuré l’administration jusqu’à l’os, que voulez-vous que je fasse de plus ».
En réalité Philippe Viannay, à 27 ans, agaçait, dérangeait le général de Gaulle dans ses certitudes d’homme mûr de 54 ans. Entre la révolution sentimentale souhaitée par Viannay et la conception régalienne que de Gaulle a de la République et de l’État, il y a plus qu’un monde. De Gaulle s’installe logiquement dans la continuité des grands hommes qui ont fait la France, de Richelieu à Clemenceau. De Gaulle était d’abord un stratège du pouvoir auquel l’avait préparé sa culture militaire. Sachant, comme l’avait formulé Clausewitz, que la guerre n’est que la politique poursuivie par d’autres moyens. Il savait qu’une bataille se gagne sur l’hypothèse et le terrain choisi, que tout l’art consiste, quand il n’est pas possible de le créer, à attendre que l’événement vous rejoigne… De Gaulle, pour Viannay, combinait à un niveau élevé les qualités politiques qui se trouvent rarement rassemblées en un seul homme, une perception des grands équilibres mondiaux, un don de longue vue, un empirisme fondamental et une capacité à assumer le présent… Vulgairement il avait une gueule en forme de Malet et Isaac. Il convient d’ajouter que, porté par sa formidable certitude de son moi et servi par ses dons, il savait aussi gagner une étonnante distance vis à vis de son personnage. De Gaulle lui était comme extérieur d’une donnée objective de la réalité française…
Aussi lorsque de Gaulle joue une partie compliquée avec la résistance communiste, qu’il s’impose face aux Américains en recherchant l’amitié de Staline par le pacte franco-soviétique, en conservant des ministres communistes, il réussit un équilibre précaire. Mais pour autant de Gaulle était imperméable à une évolution de la société civile, il ne voyait ni l’évolution de l’Union française, ni l’évolution des peuples coloniaux, ni l’évolution d’une société qui allait bientôt sortir de la reconstruction pour entrer dans le confort et la consommation.
Pourtant de Gaulle n’aimait pas l’argent et refusait la main-mise du capital dans lequel il voyait un concurrent direct de 1’État . L’État, pour lui, représentait l’État souverain, l’État qui respire la justice, l’équilibre, 1’État des technocrates qui font le bonheur de la France et des hommes au delà des considérations partisanes, particulières, financières et des lobbies.
Ce débat nous dépassait largement, mais d’instinct nous avions appris maintenant à nous méfier de De Gaulle et de ses généraux qui, s’inspirant des précédents de Pétain, voulaient imposer à la France un ordre nouveau et en finir avec une guerre civile franco-française… Heureusement sur le fond, à travers le livre de Léon Blum, A l’échelle humaine, les contacts de Viannay avec de Gaulle dont il nous rapportait l’essentiel et que nous comprenions mal, s’établissait un certain parallèle. L’État devait être fort pour en finir avec les régimes faibles de la III° République, l’État devait être pur avec une presse non corrompue, l’État devait s’imposer au delà des groupes économiques,les groupes d’argent et d’influence. Curieusement, Viannay, qui voulait la pureté de ce nouvel État, s’entourait d’hommes qui ne le valaient pas sur le plan moral. Blank, prêt aux magouilles, aux trafics d’influence, pour conserver l’apparence d’une presse indépendante, Salmon, qui, pris par ses ambitions politiques, va très vite jouer un jeu politicien sans se soucier beaucoup des formes et des idées de la résistance. La résistance avait bon dos et nos efforts misérables paraissaient bien courts face à des forces qui nous dépassaient. De même que la république était belle sous l’empire, le rassemblement de la résistance s’effrite alors qu’il y avait le repoussoir de Vichy et de son ordre moral, des Allemands et du nazisme. Le seul raccourci qui nous restait était sans doute cette forme de 1’État régulateur, coordinateur de l’État planiste et organisateur donc Bloch-Lainé et les hommes qui entouraient Viannay étaient sans doute les inspirateurs.
Nous étions pris par un quotidien où l’ivresse de la libération de Paris,1’extraordinaire mouvement de joie spontanée, sous les pavés la plage, déjà, rendaient illusoire toute construction théorique ou autoritaire. La guerre continuait et ceux qui avait refusé de nous rejoindre dans la clandestinité s’engageaient dans les forces françaises, dans les régiments constitués. Pourtant, pour nous l’essentiel avait été fait et notre horreur de l’ordre moral s’accompagnait d’une répulsion instinctive à l’égard de l’engagement militaire. Nous étions une poignée, un petit nombre, mais Viannay nous avait donné le virus du révolutionnarisme, de l’anarchisme, de la contestation. Nous n’aurions pas été plus à l’aise dans l’ordre militaire de l’armée de Lattre ou de l’armée Leclerc que dans cet ordre nouveau que le général allait créer de toutes pièces en reprenant curieusement une certaine filiation par rapport au régime du Maréchal Pétain.
La résistance non communiste, la résistance communiste et les partis politiques qu’il avait aidé à faire renaître, pour équilibrer les deux autres forces… La résistance communiste était en principe 1’adversaire de beaucoup le plus dangereux pour de Gaulle dans la mesure où elle ne lui devait rien et participait de la même légitimité que la sienne.
On se trouvait à l’automne 44 devant un problème relativement simple. La résistance extérieure, c’est-à-dire la France libre et éventuellement le parti communiste mené de Moscou par Maurice Thorez contre les risques d’autorévolution menée par la résistance intérieure, qu’elle soit communiste avec les FTP de Charles Tillon, ou qu’elle soit non communiste et confuse avec les mouvements spontanés qui allaient dans le sens de la démocratie chrétienne chère à Viannay. La résistance a pris la bifurcation la plus dérisoire : se reconstituer en partie avec le Mouvement de libération nationale, imposer à la légitimité de l’État de droit qu’était de Gaulle, une légitimité de la résistance intérieure qui était confuse et éparse en des tendances diverses. Plus tard, de Gaulle pourra faire état de son œuvre sociale, notamment par un renforcement du contrôle de l’État, des nationalisations, d’un programme social avancé, mais il faut voir dans la démarche du Général beaucoup plus un souci d’assumer l’ordre et de le faire respecter par les forces dont il disposait, notamment l’armée et l’appui, finalement, des Alliés, contre le désordre latent que pouvaient entretenir en France les tenants de la résistance intérieure ou les forces communistes nées des FTP.
De Gaulle ignore la nouvelle société civile qui s’est créée à travers la guerre et veut faire de la France de 1944 une légitimité qu’il assume personnellement De Gaulle, c’est la France, la France, c’est de Gaulle. C’est cette identification absolue et quasiment monarchique que le Général va s’imposer aux Américains dans le jeu de l’après-guerre.
Au fatras des théories et des thèses de la résistance simplement analysées par le Comité général d’études des technocrates avec lesquels Viannay, à cette époque, n’a aucun contact, s’oppose la figure prestigieuse du premier résistant de France, du chef de la France libre qui joue uniquement et directement en contact direct avec le peuple. La résistance et les partis de gauche se bornèrent à remplir les blancs ou les vides du Front populaire, comme le remarque Viannay, et d’en développer certaines lignes. Ils ignorèrent les transformations brutales que la société française avait elle-même subies au fil des années. De Gaulle lui-même avait donné la ligne en estimant qu’un régime économique et social devait être créé sans qu’aucun monopole, aucune coalition ne puisse peser sur l’État ni régir le sort des individus. Pour de Gaulle, tout le pouvoir procède de l’État, donc de lui, et les décisions d’opportunité qui vont être prises au fil des ans, ne feront que conforter la conception royale et jacobine de De Gaulle et la France. La reconquête par de Gaulle du rang qu’elle avait au niveau international était une nécessité absolue aussi bien en ce qui concernait l’économie extérieure que la politique étrangère.
C’est ainsi que Viannay se trouve en accord avec de Gaulle pour limiter le danger communiste et l’existence de milices patriotique. La révolution, sa stratégie étaient en opposition complète avec celles du Général. Philippe Viannay comme Vichy mettaient au premier rang le rôle d’une élite, d’un capitalisme d’État et de la justice. Mais, cette nouvelle France que cherche confusément Viannay à travers le MLN, à travers les premières esquisses qui balbutient à 1’automne 44, aligne finalement Philippe Viannay sur une France plutôt rétro que prospective. L’ordre nouveau, c’est celui que de Gaulle va imposer ou va tenter d’imposer dans les mois qui viennent jusqu’à son échec devant 1’Assemblée constituante. L’ordre nouveau gomme la guerre civile franco-française qui continue de se déchaîner. Viannay, à la fois fasciné par l’expérience initiale de Vichy et par l’identification du peuple à la résistance, oublie les réalités et les contingences d’un peuple français qui souhaite d’abord l’apaisement et la protection du Père, c’est-à-dire du Général de Gaulle. Le retour à la croissance, la recherche du bien-être vont l’emporter sur toute autre considération et de Gaulle ne pourra lui-même imposer ses disciplines. Défense de la France devait éclater de lui-même et s’enliser dans les sables. L’Assemblée consultative créée par le Général pour faire admettre un certain consensus n’aura qu’un rôle de représentation. Las du jeu politique, Philippe Viannay va s’engager sur des voies plus concrètes. Faire du journal Défense de la France un journal populaire et non plus un journal de l’élite, en recourant à des professionnels du journalisme que devaient être les anciennes équipes de Paris-Soir. Hommes d’affaires avant tout, Blank se flatte, en recrutant Lazareff, de disposer d’un outil qui lui servira par la suite à assurer la prééminence d’un journal populaire du soir sur les autres titres éphémères de la Libération. A l’automne 44, Défense de la France va se transformer en France-Soir. France-Soir succède à Défense de la France avec une partie des équipes du mouvement clandestin. Viannay ne perçoit pas le danger. Blank, insolemment, déclare : « Nous le presserons comme une orange et après, nous le jetterons ». Face aux enfants de chœur de la résistance, Lazareff et son équipe, beaucoup plus chevronnés, connaissaient le cocktail détonant qui permettrait de faire de France Soir un grand journal. Beaucoup de vulgarisation, de l’histoire, de l’érotisme, un titre racoleur et gueulard, autant de recettes éprouvées qui avaient permis à Paris Soir de s’imposer avant guerre avec Jean Prouvost et qui vont dépasser largement les intentions de Défense de la France. Le virage sur France-Soir constitue le deuxième échec de la libération de Viannay. Déjà déçu par l’orientation du MLN et de son manque d’impact dans les classes populaires, ne sachant comment passer de la clandestinité et de la résistance à un mouvement politique, Viannay va s’enferrer dans ce qu’il appelle lui- même le temps des mensonges. Si son action immédiate paraît très vite sans issue, Viannay va passer une trentaine d’années à lancer des initiatives ou à promouvoir des sortes de séminaires, de regroupements, de cercles qui devaient former la jeunesse des lendemains de la libération. Le Centre de formation international, le Centre des Glénans, le Centre de formation des journalistes, le Centre de perfectionnement des journalistes constituent autant de réussite d’un Viannay qui se découvre une vocation didactique. Autant Viannay fut maladroit dans sa gestion politique de l’après -guerre, autant il fut naïf et, sans doute, un peu présomptueux en croyant contrôler par Défense de la France et France-Soir une nouvelle formule du journal de la Libération, autant son impact, son charisme sur les jeunes devaient plus tard s’imposer. Sans doute, parce qu’il était caractéristique d’une certaine époque, parce qu’il devra, par la suite, retrouver les surgeons d’un rêve brisé, Viannay saura être à des carrefours, à des points de rencontre où il devenait absolument nécessaire d’avoir un être mythique. La réussite dans la formation des journalistes puis la constitution de petites équipes qui devaient bousculer bien des idées reçues sont à l’actif d’un homme qui ne s’est jamais remis de son passage dans la clandestinité. Parce qu’il fut constamment sincère, parce qu’il saura respecter un certain nombre de valeurs, parce qu’il sut associer à ses idées un certain nombre de technocrates, Viannay va imposer un certain style qui paraît maintenant bien lointain. Le Viannay des belles années 40-44, par son irréalisme même, va provoquer un choc que la révolution de l’après-guerre ne saura digérer. Il restera imprégné du syndrome de Vichy par ses idées morales, influencé à son corps défendant par la lutte contre les idées reçues nées de la résistance, mais constitue bien le prototype de cette nouvelle race des hommes de transition qui vont faire la IVe puis la Ve République. Si les foucades de Philippe Viannay furent souvent malheureuses quand il prit position pour Chaban-Delmas ou lança le cercle Tocqueville, d’autres militants mieux inspirés devaient être à l’origine d’une transformation des conceptions de la formation et de l’éducation qui dépassèrent largement le simple cadre étroit de la Libération.
Personnage toujours en quête d’identité, sorti d’un roman de Malraux, perpétuellement angoissé, à la recherche d’une jeunesse perdue, tragique au-delà de toute raison, Viannay ne fut surtout pas un soldat perdu de la Résistance ou un ancien combattant de la dernière guerre. Il fut la mémoire, la justice, 1’inclassable, l’inconsolable, perpétuel jeune homme agité, en quête d’une société et de son temps. Sans doute, Philippe fut-il plus malheureux en mai 68 devant l’incompréhension de ses « fils » qu’il ne le fut en 71 devant l’échec de Chaban-Delmas. Trop ignoré par ceux dont il était le père, il resta constamment le rebelle, agité d’une boulimie de création et de contacts qui le rendaient curieux de tout. Heureux dans certaines de ses entreprises, comme le Centre de formation des journalistes, maladroit en politique et dans la presse, toujours à la recherche d’une élite qui allait d’Uriage à l’Institut Auguste Comte, Viannay resta à mi-chemin de son siècle, à mi-chemin de l’establishment et de la révolution. Tel quel, il est précisément l’homme de la transition, de la génération perdue de la guerre, épris de profit qui vont se révéler après mai 68.
Dans sa fuite en avant, Viannay cherche désespérément la transition entre la sociologie de la France de la guerre et celle qui se dessine à travers la nouvelle société.
Cependant, par orgueil ou innocence, Viannay a cru pouvoir s’insérer dans la politique alors qu’il a été joué par la politique. Il a cru, contrairement à Beuve-Méry, faire une presse avec l’argent des autres et, en tentant d’utiliser Hachette pour ses propres dessins, il sera manipulé par Hachette avant de perdre, échec et mat, devant la puissance de l’argent. Ambiguïté du personnage de la Résistance, impuissance à maîtriser des éléments qui le dépassaient, Viannay est caractéristique de cette génération qui se cherchera et n’arrivera pas à retrouver un équilibre dans les républiques qui vont se succéder. Il nous a donné l’angoisse d’une forme de recherche et de quête de la vérité qui n’aura jamais eu son aboutissement.