Philippe Bauchard, le parcours d’un lycéen dans la Résistance

Intervention de Pascal Bauchard au Café d’Histoire le 6 décembre 2016

Introduction

Mon père est Philippe Bauchard, que certains d’entre vous connaissent peut-être pour son activité de journaliste : aux Échos, à Europe 1, à l’Expansion, à TF1. Ce qui est peut -être moins connu est que mon père a été un jeune résistant en 1943-1944, à l’âge de 19-20 ans, dans le mouvement Défense de la France, en gros d’octobre 1943 à août 1944 ; il faut dire qu’il n’en tirait aucune gloire particulière car, selon lui, son rôle avait été très limité : il n’a jamais joué à l’ancien combattant. J’aurais presque pu intituler mon intervention : Mon Père, ce non-héros !

 

Pourquoi évoquer l’engagement dans la Résistance de mon père ?

De fait, la question de l’engagement à cette époque a souvent été une de mes préoccupations : quand j’étais professeur au collège de Saverne, j’ai participé au concours de la Résistance avec mes collègues Mmes Majeswki et Stoeffel ; avec les élèves, nous avions eu un entretien avec Mme Wilt,  la fille d’une famille de passeurs résidant dans les Vosges ; quand on l’a interrogée sur les raisons de l’engagement de ses parents, la question lui a semblé presque incongrue, tant la réponse était évidente pour elle.

De même, l’écrivain Pierre Bayard, dans un livre sorti en 2013, Aurais-je été résistant ou bourreau ?, s’est interrogé sur ce qu’il aurait fait pendant cette période. La question est bien sûr toute rhétorique, mais elle m’a quand même interpellé : Bayard évoque ainsi son milieu social et intellectuel, son âge, ses engagements précédents et en conclut qu’il aurait participé à la Résistance.

Il se trouve que depuis la disparition de ma mère et la découverte de certains documents dans nos « archives » familiales, j’ai pu considérer  l’engagement de mon père dans la Résistance sous un autre jour. Avec les documents que j’ai pu rassembler, J’ai pu mieux comprendre-en partie en tout cas- le parcours de mon père.

De fait, son engagement est assez emblématique de celui de certains jeunes de son milieu et on peut effectivement lieu de parler, comme le dit Olivier Wieviorka, d’un « effet générationnel » pour ces lycéens bourgeois et catholiques dans la France de 1944. Mais il est aussi singulier, en particulier en ce qui concerne les raisons de son engagement.

En retraçant le parcours de mon père, et même s’il n’est pas une grande figure de la Résistance, j’aimerai évoquer cette génération particulière qui, sans s’être montrée héroïque, a vécu intensément cette période, avec ses enthousiasmes, ses craintes, ses désillusions.

Mes sources

Pour retracer le parcours de mon père, j’ai disposé de différentes sources :

des sources d’ordre privé :

-le souvenir de mes discussions avec lui.

-les entretiens qu’il a accordés sur sa résistance en différentes occasions : à ce propos, j’ai pu constater ce que les chercheurs connaissent bien concernant la parole des témoins, à savoir que la mémoire est parfois fragile : pour donner un exemple, mon père lors d’un entretien, dit avoir arrêté Sacha Guitry à la Libération, ce qu’on pourrait considérer comme un titre de gloire ! Or son camarade Paul Béquart pense qu’il se trompe et que l’écrivain a été arrêté par un autre groupe. Je ne pense pas que cela soit une vantardise déplacée de la part de mon père, mais plutôt une manière d’annexer d’autres mémoires, à l’insu de son plein gré…

-justement, j’ai souvent pu croiser mes souvenirs de mon père avec une autre de mes sources qui est le témoignage très précieux de Paul Béquart, camarade de mon père pendant cette époque et qui a aussi rédigé des mémoires.

-un agenda de 1944 : mon père y avait consigné ses états d’âme au jour le jour.

-ses bulletins scolaires des années 1939-1944.

-une partie de la correspondance entre mes grands-parents et mon père durant l’année 1944 (et on s’écrit beaucoup à l’époque, quasiment une fois par semaine).

-surtout, un roman posthume sur la Résistance, retrouvé dans les papiers de famille après le décès de ma mère : je connaissais l’existence de ce livre mais ne savais pas qu’on avait conservé le tapuscrit. Je l’ai transcrit et, avec mon frère et ma sœur, nous l’avons publié à compte d’auteur. Ce roman, intitulé Le Grand Jeu, qui retrace la résistance d’un petit groupe de lycéens, est très largement autobiographique : la plupart des personnages de la fiction correspondent à des personnes bien réelles selon Paul Béquart, en particulier un certain Philibert, qui est visiblement un avatar de Philippe Viannay, chef de Défense de la France.

pour les sources plus classiques, plus institutionnelles, on peut citer :

-les autobiographies des dirigeants de DF comme Philippe Viannay (Du bon usage de la  France, sorti en 1988) et Robert Salmon (Chemin faisant, sorti en 2004), ainsi que les entretiens d’Hélène Viannay avec Clarisse Feletin en 2005.

-les ouvrages de Marie Granet, une historienne qui a  travaillé avec Henri Michel, sur le mouvement Défense de la France, parus dans les années 1950.

-surtout, l’ouvrage d’Olivier Wieviorka sur Défense de la France, Une certaine idée de la Résistance, paru en 1995, adaptation de sa thèse soutenue en 1992 sous la direction d’Antoine Prost. Il a aussi consacré de nombreux articles à ce mouvement. Wieviorka s’est d’ailleurs entretenu avec plusieurs anciens du mouvement, dont mon père et Paul Béquart.

 

Bien sûr, mes sources sont incomplètes et j’ai quelques regrets :

-le fonds des Archives nationales sur le mouvement Défense de la France, fourni notamment par Hélène Viannay et Olivier Wierviorka, se trouve dans le centre de Fontainebleau, fermé pour travaux jusqu’à une date indéterminée… Je n’ai donc pas pu le consulter.

-de plus, je regrette de n’avoir pas approfondi de nombreuses questions avec mon père, en particulier sur son activité dans le maquis en Seine-et-Oise.

-Enfin, je me suis rendu compte que j’avais beaucoup moins d’informations sur l’engagement de ma mère, qui appartenait au même réseau de résistance et qui a rencontré mon père à cette occasion. Je sais très peu de choses sur les raisons de son engagement et son activité car elle était fort discrète : je suppose simplement que ses motivations ont été plus simples que celles de mon père, car elle avait un caractère plus entier et moins compliqué que lui. Je sais seulement qu’elle a aidé Marguerite Duras, qui était sa voisine, lorsque celle-ci a fait des démarches pour retrouver son mari Robert Antelme.

Le milieu social et familial

Avant d’évoquer les activités de mon père dans la Résistance, quelques mots sur son milieu familial.

La famille Bauchard est originaire de Picardie, mais un de nos ancêtres s’est installé en Touraine au milieu du XIX° siècle : mon arrière-grand-père tenait la principale quincaillerie de Saumur. Petite bourgeoisie donc, mais notre ancêtre est en tout cas assez fortuné pour payer des études à ses deux garçons : Charles, mon grand-père, fait  sa scolarité primaire et secondaire au collège Saint Louis de la ville, établissement privé et catholique qui existe encore. Ensuite, il décide d’entamer une carrière militaire (j’ai le souvenir de mon grand-père qui me disait qu’il avait le choix entre le sabre et le goupillon pour réussir sa vie : en tout cas, il ne voulait pas reprendre la quincaillerie paternelle). Excellent élève, il suit donc, au lycée Charlemagne à Paris, une classe préparatoire au concours de Saint-Cyr, qu’il réussit en 1911. Il est lieutenant au début de la Première Guerre mondiale.

Lors de ce conflit, mon grand-père est blessé et il est fait prisonnier dès les premiers jours, ce qui lui a sans doute sauvé la vie. Il est emprisonné dans plusieurs prisons militaires, où il croise les futurs généraux de Gaulle et Giraud, ainsi que l’officier russe Toukhatchevski, futur maréchal de l’Armée rouge : en captivité, il commence d’ailleurs à  apprendre le russe. En tout cas, à l’inverse d’un de Gaulle par exemple, il ne fait aucune tentative d’évasion.

Au sortir de la guerre, en 1920, il fait  ce qu’on appelle « un beau mariage » avec une jeune  fille de bonne famille, Marguerite Duhamel : son père, mon arrière- grand-père, est le seul médecin de la ville de Blois et fort à son aise : il a acquis la première automobile dans sa ville (1).

Dans l’après guerre, mon grand-père se rend aussi compte que sa carrière est en quelque sorte freinée du fait qu’il n’a pas participé directement aux combats et que tous les jeunes officiers engagés dans le conflit ont un avancement beaucoup plus rapide que lui. Aussi, il s’inscrit à l’École de guerre en 1925 et au Centre d’études germaniques de Mayence : il est reçu au grade de contrôleur général des armées en 1933 ; il obtient alors des postes importants, à l’état-major du 3° corps d’armée puis au secrétariat général du ministère des armées.

Pour résumer, une famille  bourgeoise, catholique, conservatrice. Mon père me racontait en s’en amusant que mes grands-parents avaient été très inquiets lors de la victoire du Front populaire. Un des cousins de mon père s’était engagé dans les Brigades internationales au moment de la guerre d’Espagne, ce qui avait bien sûr beaucoup choqué sa famille !

La scolarité et les influences

Mon père est né en 1924 (son frère Denis naît en 1936). Arrivé à l’adolescence, mon père supporte de plus en plus mal cette ambiance familiale, bourgeoise et quelque peu étouffante : il est « surprotégé » par sa mère et il semble qu’il ait assez vite pris conscience qu’il était en porte à faux avec son milieu d’origine.

Il fait des études convenables, mais sans briller particulièrement : nos collègues de l’époque décrivent un lycéen moyen, qui « peut mieux faire » ; il est à l’aise dans deux matières qu’il va apprécier toute sa vie : l’histoire et la littérature. Il est inscrit au lycée Louis-le-Grand à Paris, mais suit sa famille en Auvergne, lorsque mon grand-père rejoint son poste de contrôleur général des armées à Vichy en 1943, et poursuit alors ses études au lycée Blaise Pascal de cette ville. Il a d’ailleurs du mal à s’adapter à cette nouvelle vie et doit redoubler la classe de première.

Au total, c’est un adolescent mal dans sa peau, qui lit beaucoup et qui subit des influences diverses. Tout d’abord, il est influencé par son propre père : mon grand-père, de façon paradoxale, n’aimait pas beaucoup les militaires. Il avait une certaine méfiance envers leur arrogance. À l’École de guerre, il avait assisté à une conférence de colonel de Gaulle, venu parler du rôle du chef, en gants blancs, avec moult citations en latin et en grec, le tout sans aucune note. Mais mon grand-père n’avait pas été subjugué. En tout cas, mon père en a gardé une méfiance certaine pour le milieu militaire.

De plus, mon père, enfant plutôt solitaire, aimait beaucoup lire : il se trouve qu’à Vichy il y avait une bibliothèque de garnison bien fournie et bizarrement peu censurée ; on y trouvait Céline, mais aussi Malraux et Martin du Gard. Mon père avait un penchant pour François Mauriac, ce qui m’a un peu étonné : peut-être y retrouvait-il la dénonciation d’un monde bourgeois bigot, hypocrite, âpre au gain… (voir Thérèse Desqueyroux ou Le Nœud de vipères, parus dans les années 30). En tout cas, mon grand-père n’appréciait pas beaucoup et, dans une lettre que j’ai retrouvée, il regrettait l’influence de l’écrivain bordelais.

Mon père a aussi fait des rencontres qui lui ont ouvert l’esprit, comme celle du père Dillard à Vichy : ce  prêtre jésuite était très actif dans les années 1930 au sein de l’Action populaire, la revue de l’ordre, qui insistait sur la justice sociale. Dillard était un personnage plutôt anticonformiste : il faisait défiler ses jeunes troupes catholiques sous les fenêtres de l’hôtel du Parc où résidait le maréchal Pétain en leur faisant chanter Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine, ce qui pouvait passer pour une provocation quand on sait le sort réservée à notre région lors de l’armistice de 1940.

Surtout ce père jésuite incitait les jeunes à s’ouvrir au monde : il leur décrivait les États-Unis, où il avait vécu, leur parlait des écrivains américains, du jazz… Même si mon père n’avait pas d’atomes crochus avec ce personnage, il en parlait avec respect et lui était reconnaissant de lui avoir fait découvrir d’autres mondes en dehors du sien propre. Victor Dillard connut un sort tragique : il partit au STO en 1943 et créa une aumônerie clandestine ; il fut arrêté en 1944 et mourut en 1945 à Dachau.

Mon père assiste aussi au lycée Louis-le-Grand à des réunions de la JEC, Jeunesse étudiante chrétienne, qui se tiennent dans la chapelle de l’établissement : ce mouvement, crée en 1929, s’inscrit dans la mouvance du catholicisme social et s’oppose aux idées du nazisme dès les années 1930. A l’avènement du maréchal Pétain, il est clair que la JEC a pu partager certaines options du régime, comme l’importance accordée à la famille, à la patrie… Mais, assez vite, la JEC s’est trouvée en porte à faux avec d’autres orientations de Vichy, la création du STO, les rafles contre les juifs… Le mouvement de jeunesse catholique est même dénoncé par Charles Maurras et Philippe Henriot pour ses positions contre la mise en place du STO.

Mon père est donc influencé aussi par ses amis de la JEC : la section à laquelle il appartient au lycée Louis-Le-Grand est peu importante, une demi-douzaine de personnes, mais qui sont des camarades fidèles. Selon Paul Béquart, la JEC pour tout l’établissement devait compter une vingtaine de membres. Lors de leurs réunions, ces jeunes gens discutent doctement de certaines encycliques papales : par exemple, il semble qu’ils aient beaucoup discuté de celle de Pie XI publiée en 1930, Casti Connubii (Chaste Union) qui rappelle les principes de base du mariage chrétien. Mais on aborde aussi les problèmes politiques du temps et certains s’engagent dans la Résistance, assez naturellement dans des mouvements proches de leurs idées, comme Témoignage chrétien ou Défense de la France.

Il faut noter à ce stade que, dans le même établissement et au lycée Henri IV tout proche, un autre réseau s’organise dans les classes préparatoires et que, selon Paul Béquart, ils ne se connaissaient pas (le cloisonnement ne fonctionnait donc pas si mal…) : dans les classes de khâgne de Louis-le-Grand et d’Henri IV donc, à l’initiative de Jacques Lusseyran, un mouvement se créé en 1941, Les Volontaires de la liberté, qui va compter jusqu’à 600 membres en 1942. Ces jeunes mènent surtout des actions de propagande, distribution de tracts, publication d’un journal. Finalement, Lusseyran et son mouvement vont se rallier à Défense de la France (Lussyeran a écrit un livre racontant cette histoire : Et la lumière fut, et Jérôme Garcin lui a consacré un ouvrage en 2014, intitulé Le voyant).

Pour en revenir à mon père, il est donc sollicité par ses amis pour entrer dans la Résistance : comme il est alors au lycée de Vichy, ils lui proposent de distribuer des tracts au cœur du pouvoir pour ainsi dire. En octobre 1943, mon père saute le pas et s’engage dans le mouvement Défense de la France. Il reçoit le pseudonyme de Benito, sans enthousiasme d’ailleurs.

 

Les raisons de l’engagement de mon père

Les raisons de l’engagement de mon père dans la Résistance m’ont longtemps paru obscures mais je pense, après avoir analysé les entretiens qu’il a donnés, les divers documents qu’il a produits, pouvoir avancer quelques hypothèses.

D’abord, on peut écarter certaines motivations. Il le répète à l’envie, ce n’est pas par haine du « boche », de l’Allemand. Une chose évidente est que ses camarades et lui n’ont qu’une vague idée de ce qu’est le nazisme. Par exemple, sur la question des persécutions antisémites, je me suis interrogé sur leur connaissance à l’époque et leur prise de conscience de la dimension raciste de la politique nazie : je suis bien sûr qu’au lycée Louis-le-Grand, certains élèves juifs ont dû porter l’étoile, voire disparaître. Mais ils n’évoquent pas cet aspect de la présence allemande. Olivier Wieviorka, que j’ai consulté sur ce point, pense qu’ils vivaient « dans leur bulle », sans forcément se rendre compte de la brutalité nazie envers les juifs, alors qu’elle était  visible. Wieviorka m’a raconté que les membres de DF qui étaient d’origine israélite, comme Salmon, se définissaient d’abord comme français. J’ajouterai que la position de certains, comme Philippe Viannay, est parfois confuse : dans ses éditoriaux de DF, il s’insurge bien sûr contre les rafles, mais il affirme aussi  qu’il faudra traiter « à la française » le problème de « l’invasion d’Israël » … Quand DF sort un numéro spécial sur les camps de la mort avec des photos très dures, il n’est fait allusion que rapidement au massacre des juifs. Il y a donc sur cette question un mélange bizarre de préjugés, de méconnaissance, peut-être d’indifférence. En tout cas, ce n’est pas une motivation essentielle pour ces jeunes lycéens.

Alors pourquoi un tel engagement ?

Le point sur lequel mon père insiste le plus dans ses entretiens ou textes, c’est son rejet sans appel du milieu bourgeois dont il vient. Dans beaucoup de ses témoignages, on sent toute sa colère rentrée contre un monde convenu, artificiel, conservateur. Il s’amuse de sa grand-mère qui trouve les Allemands « bien corrects ». C’est ce monde qu’il refuse avec violence (son agenda laisse peu de doute sur ses rapports difficiles avec ses parents).

En plus, pour les jeunes de l’âge de mon père, la défaite de 1940 a provoqué un vrai traumatisme. Le monde de leurs parents a failli et la rapidité de l’effondrement de la III° République a montré à quel point la génération du feu n’a pas été à la hauteur. Mon père se moquait de son propre père qui pensait mettre sa famille à l’abri des combats en l’envoyant de Paris à Blois : résultat, Paris a été déclarée ville ouverte et Blois a été bombardée. Mon père a aussi constaté la panique qui s’est emparée de sa famille quand la défaite s’est précisée (2).

Un autre rejet de mon père, et qui est lié d’une certaine façon au précédent, c’est le dégoût profond que lui inspire l’ordre moral que Vichy veut mettre en place, avec ses défilés, ses petits drapeaux, la Légion, sa bigoterie… Il ne faut pas oublier que mon père résidait avec sa famille au cœur du pouvoir, à Vichy, et qu’il était donc aux premières loges pour contempler toute la pompe du nouveau régime.

Pour mon père, son hostilité à Vichy se confondait sans doute avec son rejet de sa famille : mon grand-père faisait confiance au maréchal Pétain, qu’il considérait comme un brave homme, et il n’aimait pas de Gaulle, qu’il voyait comme un officier arrogant et prétentieux. Une raison de plus pour mon père de s’opposer au Maréchal.

Dans cette ambiance familiale, travaillé par le romantisme de son âge, il ressent aussi profondément le besoin de « faire quelque chose », de s’engager. Au point même qu’il m’a parfois dit, sans doute par provocation, qu’il aurait pu se retrouver de l’autre côté…

Mais c’est là qu’intervient un autre facteur, à mon avis prépondérant : le cercle de ses amitiés à la JEC, qui lui fait prendre « le bon chemin ». Il est très clair là-dessus : il ne se voyait pas continuer à jouer au « bon petit bourgeois », au lycéen modèle, alors que ses copains étaient dans le coup. Cela aurait été pour lui indigne de « les laisser tomber », de « se dégonfler » comme il le dit lui-même.

Enfin, même s’il s’en défendait parfois, il s’est aussi engagé pour l’idée de « changer le monde » pour un monde meilleur, plus juste. Il se trouvait tout à fait en adéquation avec les idées défendues à DF par Philippe Viannay, qui estimait que la France d’après-guerre devrait être complètement différente du régime discrédité de la Troisième République et qu’elle devait être dirigée par des hommes neufs, non corrompus, issus de la Résistance.

Dans son livre sur Défense de la France, Olivier Wieviorka recense les différentes raisons qui ont poussé les membres de DF à s’engager : le patriotisme, la présence de l’occupant, l’antifascisme, le goût pour l’aventure, le sentiment de révolte, le désir d’émancipation…

On aura compris que pour mon père ce sont surtout les trois dernières motivations qui ont compté : il faudrait d’ailleurs y ajouter la solidarité entre camarades de lycée.

Ainsi, l’engagement de mon père dans la Résistance n’est peut-être pas exemplaire, mais complexe. Je pense aussi que cette complexité des motivations doit se retrouver chez bien des jeunes résistants, avec bien sûr des nuances (mon père évoque par exemple ses camarades qui étaient soutenus par leur famille quand ils se sont engagés : mes grands-parents étaient sans doute au courant et étaient très inquiets : ma grand-mère estimait que mon père mettait toute la famille en danger par ses activités de résistance…).

Défense de la France en 1944

Le moment est venu de faire le point sur ce mouvement, sans doute pas le plus important de la zone Nord et qui est maintenu bien connu grâce aux travaux d’Olivier Wieviorka.

Il est fondé pendant l’été 1941, surtout par Philippe Viannay, qui recrute assez vite un de ses camarades de khâgne, Robert Salmon, Hélène Mordkovitch et un patron, Marcel Lebon.

Ce mouvement est jusqu’en 1944 centré autour de la parution d’un journal, Défense de la France ; 47 numéros sont édités dans la clandestinité entre juillet 1941 et août 1944. Un numéro, le quarante-huitième, est vendu au moment de la Libération. Le journal est surtout écrit par Viannay lui-même, sous le pseudonyme de Indomitus, Salmon, sous le pseudo de Robert Tenaille, et d’autres, comme Jean Daniel Jurgensen ou Geneviève de Gaulle, la nièce du général. Chaque exemplaire porte en exergue la phrase de Pascal : « je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger ». Le tirage connaît une forte progression : 5000 la première année, 100 000 deux ans après en juillet 1943, 250 000  à la fin de la même année, enfin 450 000 en janvier 1944. Ce niveau constitue un exploit et le plus gros tirage de la presse clandestine (en zone sud, Combat tire à 300 000 exemplaires). Les premiers numéros sont encore assez sommaires mais la typographie s’améliore rapidement et certains numéros comportent même des photos.

Les articles de contre-propagande dominent, avec souvent un éditorial de Philippe Viannay, ainsi que les nouvelles censurées par la presse de Vichy : ainsi, dès le numéro 1, un long article évoque l’annexion de notre région par les Allemands. Certains numéros sont particulièrement remarquables : ainsi le numéro du 14 juillet 1943, distribué en pleine rue, dans les métros, à la sortie de la messe, par plusieurs équipes de jeunes résistants. Paul Béquart se souvient avoir participé à la protection d’une opération de distribution du journal sur le boulevard Saint Michel. Le numéro 39 du 30 septembre 1943 est intitulé Les fruits de la Haine et il est consacré aux camps nazis : il comporte plusieurs photos très dures, mais le texte est assez imprécis :  une seule phrase évoque « la Gestapo qui pénètre dans les ghettos et se livre à d’affreux massacres de Juifs par fusillade et les gaz ».

Un mot également sur Philippe Viannay, le chef charismatique de Défense de la France : il est né en 1917 et il a donc 22 ans au début du conflit. Il vient d’une famille très catholique et conservatrice, et même anti-républicaine. Il fait ses classes préparatoires au lycée Louis-le-Grand à Paris, où il rencontre Robert Salmon, puis commence des études de théologie au petit séminaire. Mais en 1938 il abandonne cette voie et se tourne vers des études de philosophie à la Sorbonne en 1939. Pendant la drôle de guerre, il commande un bataillon de tirailleurs marocains : il fait une « belle guerre » et reçoit la croix de guerre ; il est démobilisé en 1940. Il reprend alors ses études à Paris. C’est à ce moment qu’il décide de « faire quelque chose ». C’est un personnage haut en couleur, très dynamique et courageux, à la limite de l’inconscience, car il est persuadé qu’il  ne survivra pas au conflit. Il se balade en toute saison avec une canadienne et des culottes de cheval : un peu plus âgé, il en impose visiblement aux jeunes résistants comme mon père ou Paul Béquart, qui le voient pour la première fois dans le maquis de Seine-et-Oise au printemps 1944, maquis dont je vous parlerai plus tard.

Se pose aussi la question de la ligne politique de Défense de la France : le  dénominateur commun est évidemment un patriotisme intransigeant, qui refuse la présence des Allemands et veut leur départ. Sur d’autres points, les dirigeants de DF ont des positions plus ambiguës : Viannay, en particulier, reste maréchaliste jusqu’en novembre 1942 ; il est en effet convaincu que le maréchal Pétain joue double jeu. Mais lors d’une visite à Vichy il finit par comprendre qu’il s’est fourvoyé. Comme on le sait, ce n’est pas le seul dirigeant de la Résistance ou le seul intellectuel  à avoir adopté ce genre d’attitude. Comme l’a écrit Michel Winock, Henri Frenay, le fondateur du mouvement Combat, Dunoyer de Segonzac, le directeur de l’école d’Uriage, Emmanuel Mounier, directeur de la revue Esprit, ont aussi cru, en tout cas pendant un temps, que le maréchal pouvait incarner une forme de « résistance passive » à l’occupant.

De même, le mouvement n’a pas été spontanément gaulliste, c’est le moins qu’on puisse dire ! (dans un de ses entretiens, mon père dit qu’ils étaient a-gaullistes). Viannay a été giraudiste, précisant que « De Gaulle n’était pas notre chef » et qu’il n’a « éprouvé aucun désir de ralliement ». Finalement, c’est après sa rencontre avec Geneviève de Gaulle, la nièce du général, qu’il commence à changer d’attitude et à se rallier, un peu du bout des lèvres (Geneviève de Gaulle écrit plusieurs articles sur les idées de son oncle dans le journal, sous le pseudonyme assez transparent de Gallia).

Il y a aussi le fait que Viannay aimerait bien que son mouvement soit présent au CNR et à l’Assemblée d’Alger et qu’il a donc besoin du soutien de de Gaulle. En fait, il rencontre ses représentants (Passy et Brossolette) en février 1943, mais ceux-ci estiment que DF ne remplit pas les critères pour être au CNR. Viannay est de plus hostile à la présence des partis politiques dans cette instance voulue par Jean Moulin. Bref, des rapports vraiment difficiles et qui resteront compliqués jusqu’à la Libération et même après.

En 1943, DF se trouve à un tournant. Il vient de subir un grave échec car la Gestapo a opéré une vague d’arrestations massives au cours de l’été : en effet, le 20 juillet et les jours suivants, de nombreux militants sont arrêtés, en particulier dans une librairie de la rue Bonaparte où plusieurs membres du réseau s’étaient rassemblés : au total, une cinquantaine de personnes, dont d’importantes personnalités de DF, qui sont déportées, comme Hubert Viannay, le frère de Philippe, qui ne reviendra pas des camps, Jacqueline Pardon, Geneviève de Gaulle, Jacques Lusseyran…

Le mouvement va se poser aussi la question de la diversification de ses activités, alors que la lutte armée des FTP par exemple fascine les plus jeunes. En plus de l’édition du journal, DF organise déjà  l’impression de faux-papiers, en particulier pour ceux qui veulent échapper au STO. Mais les dirigeants de DF s’interrogent sur l’idée d’engager des actions armées.

Ainsi, DF en 1944 compte 2995 membres et sa sociologie est homogène, comme l’écrit Olivier Vierwiorka : la plupart sont jeunes, voire très jeunes : les 3/4 ont moins de 35 ans, 1/3 moins de 20 ans ; la moitié est célibataire, et le mouvement est surtout composé de fonctionnaires, de professeurs, et d’étudiants (1/4 à peu près pour chacune de ces catégories). Enfin, la majorité des membres de DF viennent d’un milieu catholique et bourgeois. Mon père n’est donc pas vraiment dépaysé car il se retrouve tout à fait dans ce mouvement qui lui ressemble.

 

L’action résistante de mon père à Paris

On l’aura compris, mon père est un « petit soldat » de la Résistance et son rôle s’est limité à assurer la logistique de la distribution de Défense de la France (il n’a jamais écrit d’article dans ce journal !).

Ainsi, il met à la disposition du mouvement l’appartement que mes grands-parents possédaient avenue Bosquet, à deux pas de l’École militaire à Paris. Pour des raisons diverses, mon grand-père souhaitait que mon père retourne à Paris et occupe ce logement, peut-être par crainte des réquisitions allemandes. En février 1944, mon père revient donc dans la capitale et il est de nouveau inscrit au lycée Louis-le-Grand. À plusieurs centaines de kilomètres de ses parents, il profite bien de cette liberté : dans son agenda, il indique par exemple tous les films qu’il voit (au moins trois par mois), ainsi que les pièces de théâtre (par exemple Le soulier de satin) : il assiste ainsi, avec son ami Paul et ma mère, à l’une des premières représentations de Huis clos.

Il décide donc d’utiliser l’appartement de mon grand-père comme centre de tri de la presse clandestine. Il récupère et redistribue les paquets de journaux de la Résistance, en l’occurrence Défense de la France, Témoignage chrétien et Combat. Tous ces paquets lui sont apportés par des hommes qu’il présentait comme ses « cousins » à sa concierge. Dans son agenda, mon père mentionne de nombreuses balades à travers Paris, ce qui correspond sans doute à ses déplacements pour distribuer la presse clandestine à des « correspondants », eux-mêmes chargés de les diffuser. Il installe aussi un membre du réseau, Jean Girard, qui fabrique des faux papiers, dans une des chambres de bonne de mes grands-parents. A l’occasion, ces chambres de bonne servent aussi de refuges provisoires pour les fugitifs : mon oncle se souvient ainsi d’un aviateur anglais qui y aurait été caché quelque temps.

Mon père et ses amis font aussi des lancers de tracts dans différents endroits, par exemple à la Sorbonne, juste en face du lycée Louis-le-Grand, ou à la sortie de la messe à l’église Saint-Sulpice. Dans son roman autobiographique, il évoque le lancer de tracts organisé lors d’une messe, donnée par Mgr Feltin, à l’église Notre-Dame-des-Victoires, devant des jeunes catholiques, le 19 mars 1944.

Une autre activité de ces jeunes résistants était de suivre les réunions organisées par des dirigeants de DF pour discuter de l’avenir de la France. Ils  se procurent les ABC de l’économie politique et William Lapierre, qui va devenir un éminent sociologue après guerre, leur donne des cours d’économie politique. Ils évoquent aussi le nouveau régime politique qu’il faudra mettre en place à la Libération : dans son roman, mon père détaille le projet de Conseil politique de Justice (plus ou moins similaire au Conseil constitutionnel) proposé par  Philibert, c’est à dire Philippe Viannay.

Je ne sais pas beaucoup plus de choses sur ses activités résistantes lorsque mon père est encore à Paris. Ce qu’il décrit bien aussi, dans son agenda et son roman, c’est que ses camarades et lui sont en permanence aux aguets, toujours dans la crainte d’être dénoncés et arrêtés, une peur qui prend au ventre : d’ailleurs, dans son agenda, mon père, après le lancer de tracts à Notre-Dame-des-Victoires, est content de son comportement ; il écrit « je suis fier et heureux, je n’ai pas eu trop peur ». En même temps, mon père a toujours insisté sur leur inconscience, le manque de prudence qui leur a fait parfois prendre des risques inconsidérés.

Le maquis de Seine-et-Oise

Fin 1943-début 1944, Défense de la France, sous la houlette de Viannay, opère plusieurs changements importants : tout d’abord, alors que le mouvement souffre d’un certain isolement (il n’est pas représenté au CNR, ni à l’Assemblée consultative), il rentre dans une structure créée en décembre 1943, qui unit plusieurs réseaux non-communistes, le MLN (Mouvement de Libération Nationale). Ce mouvement comprend Combat, mais aussi Défense de la France, Résistance, Lorraine, Voix du Nord. Il propose un rapprochement à l’OCM, Ceux de la Résistance, Ceux de la Libération, Libération Nord. L’idée est clairement de contrer la progression de l’influence communiste.

DF, qui est maintenant moins isolé, décide également de prendre part à la lutte armée, sans doute aussi pour augmenter son influence et son poids politique. Ce changement provoque quelques troubles, car ce n’était pas la ligne jusque là prônée par la direction du mouvement (les deux autres dirigeants de DF, Salmon et Jurgensen, sont sceptiques, notamment sur les qualités militaires de Viannay).

Le15 mars 1944, Viannay rédige un éditorial dans le journal sur le « devoir de tuer », avec des phrases implacables et définitives  telles que : « ne pas défendre sa patrie sous prétexte de charité chrétienne est une immonde et hypocrite lâcheté » ; « Tuer l’Allemand pour purifier notre territoire, le tuer parce qu’il tue les nôtres, le tuer pour être libre » ; « Français, si vous ne risquez pas votre vie, elle perd toute valeur ». En exergue  du texte, il cite Hamlet : « ainsi la réflexion fait de nous des lâches ». Bref, une exaltation très romantique de la lutte armée, qui provoque l’enthousiasme chez certains mais le doute chez d’autres : dans le petit groupe de Louis-le-Grand, plusieurs lycéens sont troublés par cette exhortation au meurtre. Ils vont consulter un professeur de l’Institut catholique, le père jésuite Yves de Montcheuil, pour lui demander conseil : il les rassure, en leur disant qu’en l’occurrence, ils ne feront que lutter contre l’injustice (ce père jésuite ira plus tard au Vercors et finira fusillé par la milice à Grenoble). Quant à mon père, il est sans doute perplexe, mais de manière assez ironique il estime que le problème ne se posera pas pour lui, considérant son habilité à manier des armes, et il écrit : « de toute façon, si j’avais à tirer sur les Allemands, je les raterais ».

En tout cas, DF va développer cet aspect, en particulier dans les régions où il est bien implanté comme en Bretagne, Bourgogne, Franche-Comté, Sologne. Philippe Viannay, grâce à l’appui de Pierre Lefaucheux, reçoit le commandement des FFI de la région Seine-et-Oise Nord en février 1944. La zone qu’il va commander est proche de Paris (au nord de la capitale, à moins de 30 km) et s’étend sur un rayon de 35 km : elle comprend des petites villes comme L’Isle-Adam, Mery, Presles, pas très loin de Pontoise, et, surtout, des espaces ruraux. Dans cette région, existent déjà deux groupes FTP et un groupe MLN, dirigé par Édouard Laval (dit Edouard VII), soit un peu plus de 270 hommes.

L’idée de Viannay est de créer le désordre sur les arrières de l’armée allemande, en multipliant les sabotages, les embuscades : il veut gêner au maximum les communications de l’ennemi (il se trouve que la Nationale 1 passe justement dans le secteur qu’il dirige). Il préconise la constitution de dépôts de vivres et d’armes et la formation de petits groupes mêlés à la population (des sizaines, soit des groupes de 6), donc plus difficiles à déceler.

Pour compléter l’effectif déjà existant en Seine-et-Oise, Viannay recrute quelques dizaines d’hommes parmi ses militants parisiens, notamment dans le milieu lycéen et étudiant. C’est ainsi que mon père et son ami Paul se retrouvent à Mery, en Seine et Oise au printemps 1944. Pour les inciter à partir, outre les arguments déjà développés dans le journal, Viannay insiste sur le fait que les Allemands se préparent à opérer de grandes rafles chez les jeunes Parisiens. Aussi, mon père et ses camarades se laissent convaincre et décident de quitter leurs familles et leurs études pour se lancer dans le combat armé.

Le 22 mai, mon père et son ami Paul quittent Paris en vélo et au bout de deux heures de route, parviennent en Seine-et-Oise ; ils vont y rester jusqu’au début de juillet, avec des allers-retours à Paris : en particulier, ils reviennent entre le 2 et le 4 juin pour passer les épreuves du bac.

L’ambiance est un peu celle d’un camp scout ; ils emportent le matériel de base pour survivre dans la nature : chaussures solides, couteau, pansements… Ils reçoivent de leurs chefs un livret  édité par le ministère de la Défense en 1939, qui est censé les préparer à la vie qui les attend : la brochure s’intitule Instructions provisoires pour l’emploi des corps francs.

De fait, avec ses 5 camarades, mon père est rattaché au groupe d’Édouard Laval. Philippe Viannay vient leur rendre visite en mai et les galvanise en leur demandant de se préparer pour le combat lorsque le débarquement aura eu lieu. Cependant, assez vite,  la vie dans le maquis leur paraît assez morne : certes, ils apprennent -sans conviction- à se servir de LA mitraillette Sten octroyée à leur groupe, qu’ils ont baptisée Armance, ils font des exercices physiques, mais ils semblent aussi beaucoup s’ennuyer : ils passent le temps en inventant des recettes improbables (le « béton », nourriture consistante élaborée à partir de 3 paquets de farine Heudebert délayés dans de l’eau!) et en faisant des imitations d’hommes politiques. Selon Paul Béquart, il régnait dans leur groupe une ambiance un peu « salle de garde » avec en prime le fameux humour carabin. Ils semblent avoir mené très peu d’actions d’envergure et au début ils étaient surtout chargés d’assurer les liaisons entre les différents points du maquis. Mon père relate quand même une embuscade à laquelle il a participé : un groupe de maquisards mené par Édouard Laval immobilise un convoi allemand avec un tronc d’arbre mis en travers de la route ; les motards allemands en tête du convoi sont renversés et  Laval achève froidement un des hommes, ce qui révulse mon père.

Mais les difficultés se multiplient : ainsi Viannay s’entend mal avec certains de ses subordonnés, comme Édouard Laval, qui n’est pas d’accord avec sa stratégie qu’il juge aventureuse. Ses rapports sont aussi tendus avec ses  supérieurs, comme Pierre Sonneville, le Délégué Militaire Régional envoyé par de Gaulle. Surtout, il s’entend très mal avec le dirigeant communiste Rol-Tanguy, qui cherche à évincer Viannay du commandement alors que celui-ci collabore loyalement avec les FTP locaux. Le pire arrive le 19 juin : quelques dizaines de maquisards, dont Viannay, sont encerclés à Ronquerolles par plusieurs centaines de soldats allemands (entre 600 et 1000 selon les témoignages) ; plusieurs résistants sont tués dans les combats, 17 sont arrêtés, dont 11 vont être fusillés, et 2 déportés. Enfin, Viannay lui-même est arrêté le 23 juillet : à la suite de multiples péripéties, il est blessé, s’évade et peut reprendre son commandement quelques jours après.

Au total, l’action de DF n’a pas été négligeable dans cette région : le mouvement revendique une quinzaine d’attaques directes contre les Allemands, les liaisons de l’armée allemande ont effectivement été perturbées, de nombreux renseignements utiles sont parvenus aux Alliés grâce aux maquisards.

Mais certains se sont lassés des querelles entre chefs, des initiatives parfois très aventureuses de Viannay (ainsi, il demande à ses troupes de contrôler l’identité des habitants dans leur zone!). Ils apprennent aussi que le maquis de Défense de la France en Sologne  a subi de grosses pertes en juin : près d’une quarantaine de membres ont été tués lors des affrontements avec les Allemands.

Après une discussion avec leur chef de secteur, Édouard Laval, mon père et ses amis décident de mettre fin à l’aventure et rentrent à Paris, avec aussi l’idée de participer à la libération de la capitale qui s’annonce.

 

La Libération de Paris

A leur retour, mon père et ses camarades se préparent pour les combats à venir : ils rencontrent des dirigeants de DF, Salmon et Jurgensen, et des représentants de l’EM du COMAC (comité d’action militaire des FFI, créé en février 1944). Paul Béquart indique qu’ils ont été chargés de recruter des hommes pour la Libération. A ce propos, mon père et Béquart se rendent au lycée Saint-Louis pour tenter de recruter les Cyrards, c’est à dire les jeunes qui préparaient le concours de Saint-Cyr, mais ces derniers les rembarrent, car ils les trouvaient trop amateurs et peu crédibles. Mon père et son ami Paul achètent aussi un revolver à un lycéen de Louis-le-Grand mais l’arme s’avère parfaitement inutilisable !

Mon père est chargé d’un petit groupe d’hommes du MLN, pour les 6ème et 7ème arrondissements. Leur tâche est surtout de prendre le contrôle d’un certain nombre de points névralgiques, en particulier le siège des partis ou journaux collaborateurs : à partir du 20 août, ils vont s’emparer des locaux de l’agence pro-nazie  Transocéan près de l’Opéra, du siège du parti de Marcel Déat, le RNP ou de celui de Doriot au Palais Berlitz ; ils vont aussi occuper les locaux de Paris Soir rue Réaumur, avec l’imprimerie où les premiers numéros de Défense de la France non clandestins vont être imprimés. Ils vont également procéder à un certain nombre d’arrestations, dans une certaine confusion : Sacha Guitry, qui les a accueillis avec cette réplique : « Messieurs, je vous attendais depuis longtemps », Paul Chack, ancien officier de marine, propagandiste très zélé de la collaboration (fusillé en 1945) et des hommes de l’entourage de Jean Prouvost,  patron du Paris-Soir édité en zone sud (il avait été secrétaire d’État à l’information dans le dernier gouvernement Pétain en 1940). Ces derniers se montrent plutôt arrogants  avec les jeunes résistants et clament leur innocence. Quant à Jean Prouvost,  il sera frappé d’indignité nationale, mais la Haute Cour de Justice prononce un non-lieu en sa faveur en 1947.

Durant cette période, mon père vit un épisode très marquant : il est arrêté le 23 août avec ses hommes sur l’esplanade des Invalides. Ils sont enfermés dans des cabines téléphoniques à l’Assemblée nationale, puis         à l’Hôtel de Crillon place de la Concorde. En tout cas, il pense réellement que sa dernière heure est arrivée et cette crainte n’est pas injustifiée : quelques jours auparavant, le 16 août, les Allemands avaient fusillé sans autre forme de procès un groupe de 35 jeunes résistants à la cascade du Bois de Boulogne. Le lendemain, en fin de journée, ils sont échangés contre des jeunes femmes auxiliaires de l’armée allemande, qu’on appelait les « souris grises », détenues par les FFI. Ce moment a beaucoup marqué mon père car il a vraiment pensé qu’il allait être fusillé. Comme il me l’a dit une fois, il a eu l’impression que sa vie depuis lors, « c’est du    rab ». Alors qu’il était entassé avec ses hommes dans les caves de l’hôtel, mon père n’a pas pu s’empêcher de frimer un peu : il discute avec un officier allemand qui l’a interpellé : « Comment ? Vous luttez contre nous ? Vous n’avez pas lu le livre de Benoist-Mechin sur l’armée allemande ? ». Et mon père de répondre : « C’est justement parce que je l’ai lu que je résiste…. »

Le 25 août, il participe aux combats pour reprendre l’École militaire, mais comme il l’a dit lui-même, derrière les chars de la division Leclerc. L’affrontement est acharné et dure près de 5 heures. A cette occasion, il assiste à des scènes violentes de représailles envers les soldats allemands qui s’étaient rendus, par des  FFI de « la vingt-cinquième heure ».

Mon père a gardé plusieurs impressions fortes de cette période. Tout d’abord, il éprouve un sentiment d’exaltation, comme en témoignent certaines phrases de son agenda : le 21 août, il écrit : « bagarre totale, je suis ivre de moi, de Paris, de mes rêves à la Tartarin, je me bagarre et suis follement heureux ».

Il insiste sur le fait que « la peur a changé de camp » (les jeunes résistants avaient été très troublés par l’accueil triomphal que les Parisiens avaient réservé au Maréchal Pétain en avril).  Tout à coup, les policiers que les résistants n’aiment pas (alors que les gendarmes étaient plus appréciés), les fonctionnaires, devenaient beaucoup plus aimables…

Enfin, il évoque une période de confusion extrême, d’agitation révolutionnaire, mais sans  organisation vraiment définie : dans son agenda, il note : « Paris prend une allure de 1830 qui me ravit. Tout le monde tiraille bêtement sans savoir ce qu’il fait ». Là encore, il insiste sur le fait qu’ils sont des amateurs : les seuls combattants vraiment expérimentés sont des anciens des Brigades internationales qui leur montrent comment préparer des cocktails Molotov. D’ailleurs, ma mère qui l’accompagne dans certains combats rue Saint Jacques et à la Sorbonne est blessée à la main par une balle et mon père  reste persuadé que le coup de feu venait de leur propre camp ! Il souligne aussi certaines absurdités ou certains dérapages : par exemple, les quelques cas de torture pratiqués par des FFI, les exécutions sommaires opérées lors de la prise de l’Ecole militaire. Ou bien les hommes de la colonne Dronne, accueillis dans un délire patriotique mais qui n’y comprennent pas grand chose car ils sont espagnols.

Bref, mon père évoque une ambiance très romantique, et lors de ses derniers entretiens, il comparaît souvent cette période de la Libération à celle de mai 1968 (il parle d’un « super mai 68 »), le danger en moins en bien sûr ! Mais, l’aspect festif, révolutionnaire, romantique, désorganisé est pour lui tout à fait caractéristique de la Libération, comme il a pu l’être de la révolte étudiante à la fin des années 60.

Les désillusions de la Libération

Mais très vite la déception, je dirais presque la dépression, succède à l’enthousiasme des jours précédents. Un peu d’ailleurs de la même façon que les militants gauchistes ont assez rapidement perdu leurs illusions après 1968. Mon père en parlait parfois avec mon camarade Bernard Guetta au Centre des journalistes : Guetta avait été un leader lycéen très engagé -il était membre de la LCR- mais il avait ensuite assez vite déchanté ; il est devenu le journaliste que vous connaissez, surtout au Monde puis chroniqueur à France Inter.

Mon père n’est donc pas tenté de continuer à se battre, à la surprise de sa famille qui croyait qu’il allait s’engager, et contrairement à son ami Paul, qui aurait bien voulu mais qui en a été empêché par son père (dans le mouvement DF, 170 militants vont entrer dans l’armée des FFL, soit presque 6 %). En fait, mon père repasse son bac en octobre et l’obtient cette fois. Il voudrait bien rentrer au journal et consulte Philippe Viannay, qui lui conseille fortement de continuer ses études. Il entre donc à Sciences Po, sans enthousiasme. Il s’énerve de voir beaucoup de professeurs impliqués dans la collaboration avec Vichy se pavaner et continuer à enseigner. Le seul qu’il apprécie est l’historien Pierre Renouvin. Finalement, quelques mois plus tard, mon père va partir couvrir le procès de Nuremberg, en  tant que chargé de mission pour le ministère de l’information.

Plus largement, Défense de la France ne parvient pas à imposer sa vision des choses. Son programme est alors très à gauche : il prône une intervention marquée de l’État dans l’économie, un système politique qu’on pourrait qualifier de « démocratie autoritaire », au niveau international, la création d’États-Unis d’Europe. Philippe Viannay rencontre le général de Gaulle à quatre reprises mais l’incompréhension est totale entre les deux hommes. Les dialogues sont parfois surréalistes : par exemple, Viannay propose au général de lutter contre l’influence du PCF, « en le débordant par la gauche et par l’anticonformisme ». De Gaulle lui répond : « Il y a trois forces en France : le capital, le PC et de Gaulle. Du côté où se portera de Gaulle, la France basculera ». En bref, il résume « la France s’appelle de Gaulle ». Comme l’écrira Viannay, « confusément, je sentais que le combat du général ne serait plus le mien »…

En fait, et c’est une idée sur laquelle Viannay insistait beaucoup, il pensait que la France ne se relèverait que si elle était dirigée par des hommes complètement neufs. Il comptait donc sur la génération née de la Résistance, à qui il attribue toutes les vertus : « une étonnante aristocratie de courage », « la fleur de leur génération », « un capital (humain) irremplaçable ». Viannay comptait bien enrôler mon père dans ce combat.

La rupture avec de Gaulle va être consommée quelques mois plus tard, en décembre 1944 : Viannay fait alors paraître un essai Nous sommes les rebelles, dans lequel il règle ses comptes de manière très violente. Les phrases sont souvent abruptes : il parle du « gang de Londres, cette équipe d’arrivistes sans frein qui essayaient de monopoliser la Résistance », il évoque le « divorce profond » avec les FFL, il estime que « la Résistance était révolutionnaire alors que Londres et Alger n’étaient que politiques ». En bref, il reproche à de Gaulle de ne pas avoir eu confiance dans les hommes de la Résistance et d’avoir fait revenir les partis de la III° République dans le jeu. Cette incompréhension se traduit de manière parfois mesquine. DF a eu des pertes non négligeables : 264 membres du mouvement ont été tués, 322 ont été déportés. Cependant, le mouvement n’a pas eu la reconnaissance qu’il estimait devoir obtenir : ainsi, à peine 10 % des membres de DF reçoivent la médaille de la Résistance, deux seulement sont faits compagnons de la Libération, mais pas Philippe Viannay !

De plus, plusieurs projets de DF se terminent dans l’amertume ou la confusion : le journal Défense de la France est repris par Hachette en 1948, et devient France-Soir, sous la direction de Pierre Lazareff, alors que Viannay est évincé de la direction.

Le MLN ne parvient pas à se transformer en parti politique et à devenir le « grand parti de la Résistance » que certains espéraient, notamment à DF, en particulier à cause des dissensions internes. La plupart de ses membres vont rejoindre les partis existants et le MLN va se transformer en un petit groupe, l’UDSR, où l’on trouve des hommes comme René Pleven ou François Mitterrand.

Philippe Viannay est particulièrement intéressé par la formation de nouvelles élites pour mener la France d’après-guerre (son rêve aurait été d’être nommé ministre de l’Éducation nationale par de Gaulle). Un de ses projets, pourtant bien intéressant, ne s’est pas concrétisé non plus : il s’agissait d’offrir des bourses aux jeunes résistants qui avaient interrompu leurs études, un peu dans l’esprit du GI’s bill (cette loi, votée en juin 1944 aux États-Unis pour permettre aux anciens combattants d’aller à l’université, a profité à près de 2,2 millions de vétérans). Viannay et son équipe avaient réuni près de 3000 dossiers, mais le manque de financement a empêché l’opération.

Malgré tout, Viannay va quand même réussir quelques projets : il participe à la renaissance de Sciences Po et à la création de l’ENA en 1946 ; avec d’autres comme Jacques Richet, il créé une école qui va avoir une très bonne réputation et qui existe encore : le Centre de Formation des Journalistes, où mon père sera enseignant. Il est aussi à l’origine de l’école de voile des Glénans.

Conclusion

Au total, le parcours de mon père vers la Résistance est sans doute plus compliqué que d’autres…

Certes, il fait bien partie de cette génération de la Résistance dont parle Olivier Wieviorka, cette génération qui prend la place de la  précédente qui a failli en 1940.

Mais les raisons pour s’engager dans le cas de mon père ne sont pas les mêmes que celles de tous ses camarades, et par exemple, je l’ai assez dit, la haine de l’Allemand ou le patriotisme ne sont pas des motivations premières : il y a des facteurs négatifs, le rejet du milieu familial, de l’ordre bourgeois, de l’idéologie de Vichy, tout ceci étant  un peu mêlé… Mais il y a aussi des facteurs plus positifs : l’envie de « faire quelque chose », un certain goût de l’aventure, la solidarité avec les camarades, le désir de « changer le monde »…

Ce qu’ont fait mon père et ses camarades n’était sans doute pas des actes de résistance très spectaculaires mais le risque était réel, constant, et ils se sont sentis très vulnérables jusqu’à l’été 1944 : dans le maquis de Seine-et-Oise, ils ont été très conscients qu’ils auraient très bien pu connaître le sort tragique de leurs camarades du maquis de Ronquerolles.

On peut estimer que cette période si intense de quelques mois a été essentielle pour mon père d’un point de vue intellectuel et presque moral : lui et ceux de cette génération y ont gagné une indépendance d’esprit qui leur a été bien utile dans la période d’après-guerre. Comme l’a écrit Claude Bourdet, un des dirigeants de Combat, « la Résistance a fait de nous des contestataires dans tous les sens du terme, vis-à-vis des hommes comme vis-à-vis du système social ».

Si leur espoir d’un monde meilleur après la Libération a été déçu, et parfois très brutalement, leur engagement est resté constant pendant la période suivante, notamment dans la société civile, alors que la sphère politique était hors d’atteinte : mon père est entré dans le journalisme et se voulait un témoin engagé. Il a aussi participé à l’expérience du CFJ avec Philippe Viannay. D’un point de vue politique, je sais que mon père est resté très proche des milieux « catholiques de gauche », chez qui il comptait de nombreux amis : Jacques Delors, Jean Boissonnat, directeur de l’Expansion, Georges Montaron, directeur de Témoignage chrétien, journal pour lequel il a écrit toute sa vie gratuitement, ainsi que beaucoup de syndicalistes de la CFDT, comme Eugène Descamps ou Edmond Maire.

 Même quand ses amis étaient au pouvoir, cela ne l’a jamais empêché d’être lucide et critique, au point d’en exaspérer certains, par exemple quand Jacques Delors était chargé de mission auprès de Jacques Chaban-Delmas, alors Premier ministre, ou lorsque Mitterrand est devenu Président en 1981.

Ainsi, mon père s’est engagé dans la Résistance pour des raisons qu’on peut estimer futiles : s’opposer à ses parents, être solidaire des copains, le goût de l’aventure… Il n’en reste pas moins que les risques étaient réels et le courage de ces jeunes lycéens a été indéniable : leur foi en un monde meilleur était aussi profonde. Cette période de leur vie leur a donné une indépendance d’esprit qu’ils ont su pour la plupart conserver par la suite, malgré leurs désillusions dans l’après guerre.

Malgré tout ce qu’on peut dire sur leur révolte individualiste ou romantique, ces très jeunes gens qui n’ont peut-être pas été « héroïques », ont su se révolter au bon moment, à une période où les Français se sont  majoritairement « accommodés » de Vichy et de l’occupant,  comme l’a écrit l’historien Philippe Burrin dans son livre La France à l’heure allemande 1940-1944.  Ne serait ce que pour cet instinct de révolte, le parcours de mon père et de ses camarades reste exemplaire…

Pascal Bauchard

Notes :

(1) « au sortir de la guerre en 1920, il est nommé à la garnison de Blois : jouant au tennis avec des jeunes filles blésoises, il rencontre Marguerite Duhamel et la demande en mariage.   C’est un beau mariage : le père de la mariée, mon arrière-grand-père, est médecin, le seul dans cette ville qui est encore petite à l’époque. C’est un notable qui gagne bien sa vie puisqu’il est le premier blésois à acquérir une automobile, surtout  pour ses déplacements professionnels, car il couvre également les environs de Blois. A sa retraite il vivra dans la gêne, car comme beaucoup de professions, les médecins n’ont pas de système de retraite. Sans fortune personnelle, ses économies, comme pour beaucoup d’épargnants de ce temps, sont fortement amputées sous l’effet conjugué de l’inflation et de placements hasardeux, notamment sous forme des fonds russes.

Bien qu’il ait fait l’école de guerre, il se rend compte que ses perspectives de carrière sont limitées et qu’il ne pourra pas devenir général. Il passe alors le concours du contrôle général des armées. Il y fera une belle carrière. Après avoir exercé diverses missions de contrôle, il est nommé contrôleur général et sera détaché au lendemain de la guerre par le ministère de la Défense à l’Assemblée nationale, plus précisément auprès du rapporteur général du budget. Cette affectation lui permettra de côtoyer le personnel politique de la IV° République, de droite comme de gauche, notamment Paul Reynaud, Christian Pineau, Maurice Faure, Maurice Schumann et Robert Schuman. En 1956, il est nommé directeur de cabinet du ministre des affaires étrangères qui est précisément Christian Pineau. Il reste avec lui jusqu’en 1958, date à laquelle il est nommé conseiller d’Etat. Mon grand-père, issu d’un milieu modeste, apparaît ainsi comme un bon exemple de réussite grâce à la méritocratie républicaine

(note Denis Bauchard)

(2) Selon Denis Bauchard, (Charles Bauchard), comme d’autres, a vu la montée de la perspective d’une guerre inéluctable. Cependant, sans doute pour rassurer sa femme, il disait « je ne crois pas au danger terrestre », ce qui ne l’avait pas empêché d’acheter en 1939 une maison au Pouliguen, en pensant que jamais les Allemands n’iraient jusqu’en Bretagne. Non seulement, ils y sont allés, mais c’est là qu’ils sont restés  le plus longtemps avec les poches de Lorient et de Saint Nazaire qui n’ont été réduites que tout à fait à la fin de la guerre. En revanche, ma  mère, Philippe et moi  sommes arrivés à Blois  tout simplement parce que Paris était évacué, mon père restant pour déménager ou brûler les archives du ministère de la défense

(note Denis Bauchard)

(3) « Charles Bauchard a été pétainiste  à l’image de la grande majorité des Français et a évolué de la même façon qu’eux. (cf les mémoires très intéressantes de Maurice Garçon). Pétain apparaissait comme la seule solution en juin 40, de Gaulle était inaudible à l’époque. Puis son sentiment a évolué : comme beaucoup il pensait que Pétain jouait double jeu, jusqu’au moment où il est apparu clairement qu’il était gâteux, et acceptait le jeu de la collaboration. Il a pris ses distances, mais il n’a jamais été gaulliste, sauf peut-être après 1958.  Par ailleurs dans ses fonctions au ministère de la défense,  comme beaucoup d’officiers à l’époque, il a essayé de préparer l’avenir en contribuant à dissimuler du matériel militaire pour qu’il ne tombe pas dans les mains des Allemands. »

(note Denis Bauchard)

 

Bibliographie :

Témoignages 

-Philippe Bauchard, Le Grand Jeu, éditions Benito, 2015

(Édité à compte d’auteur : disponible sur le site http://www.thebookedition.com/fr/le-grand-jeu-p-131642.html)

-Paul Béquart, Le temps d’en parler, Chronique autobiographique des années 1944 (archives personnelles)

Hubert Legros, Les heures difficiles de Louis le Grand 1939-1945, Témoignages, 1997

-Jacques Lusseyran, Et la lumière fut, Poche Gallimard, 2016

-Robert Salmon, Chemin faisant, volume I, Vers la Résistance, éditions LBM, 2004

-Hélène Viannay, entretiens avec Clarisse Feletin, L’instinct de révolte de l’Occupation aux Glénans, éditions Pascal, 2004

-Philippe Viannay : Nous sommes les rebelles, Indomitus, Collection Défense de l’Homme, décembre 1944

-Philippe Viannay, Du bon usage de la France, Résistance, journalisme, Glénans…, éditions Ramsay, 1988

-Bernard Vilette, Avoir vingt ans en 1944, éditions ABM, 2007

 

Ouvrages sur Défense de la France 

-Marie Granet : Le journal « Défense de la France », Presses Universitaires de France, 1961

-Marie Granet : Défense de la France, Histoire d’un mouvement de Résistance (1940-1944), Presses Universitaires de France, 1960

-Olivier Wieviorka, Une certaine idée de la Résistance, Défense de la France 1940-1944, éditions du Seuil, 1995

 

Ouvrages sur la Résistance et le « problème juif »

-Renée Poznanski, Propagande et persécutions, La Résistance et le problème juif, 1940-1944, éditions Fayard 2008

-Sylvie Messinger, La France et la question juive 1940-1944, Centre de documentation Juive contemporaine, 1981

 

Ouvrages sur le maquis de Seine-et-Oise 

-La Résistance à Paris et dans la région parisienne, tome I et II, éditions Famot, 1976

-La Résistance en Val d’Oise 1940-1944, Mémorial de l’occupation allemande de la Résistance et de la Libération du Val d’Oise, 1986

-Philippe Cerchiari, Les derniers jours du maquis de Ronquerolles, éditions Sutton, 2016

 

Ouvrages généraux 

Dictionnaire Historique de la Résistance, sous la direction de François Marcot, éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 2006

-Jean-William Dereymez, Etre jeune sous l’occupation, éditions L’Harmattan,  2001

-Jean-William Dereymez, Avoir vingt ans sous l’occupation, édition Belin, à paraitre : novembre 2017

-Marie Granet, Les jeunes dans la Résistance, 20 ans en 1940, éditions France Empire, 1985

-Cécile Hochart, les lycées de Paris et de la région parisienne de 1938 à 1947

(thèse de doctorat , Université Paris VII Diderot, 2002)

-Alain René Michel, la JEC, jeunesse Etudiante Chrétienne 1938/1944 face au nazisme et à Vichy, Presses Universitaires de Lille, 1988

-Henri Michel et Boris Mirkine-Gurtzevitch, Les idées politiques et sociales de la Résistance, Presses Universitaires de France, 1954

-Cécile Vast, L’identité  de la Résistance : Etre résistant, de l’occupation de l’après-guerre, éditions Payot, 2010

-Bénédicte Vergez-Chaignon, Les vichysto-résistants, éditions Perrin, septembre 2016

-Olivier Wieviorka, Histoire de la Résistance 1940-1945, éditions Perrin, janvier 2013

 

 

Annexe : quelques éléments à propos du lycée Louis-le-Grand

 

Le lycée Louis-le-Grand, créé en 1803, succède au collège de Clermont, établissement fondé au XVI° siècle et longtemps tenu par les Jésuites. Il se situe rue Saint Jacques, au cœur du Quartier Latin, en face de la Sorbonne et il est réputé être un des lycées les plus prestigieux de la capitale, en particulier à cause de ses classes préparatoires, qui ont vu passer de nombreux élèves reconnus par la suite, à des titres divers sur tout l’échiquier politique. Pour l’entre deux-guerres, on peut ainsi citer Robert Brasillach, Maurice Bardèche, Thierry Maulnier, Etiemble, Jean-Paul Sartre, Georges Pompidou, Léopold Senghor, Aimé Césaire, Roger Vailland, Paul Guth… Les enseignants les plus renommés cherchent à y entrer et y terminent souvent leurs carrières, comme Georges Bidault, Armand Cuvillier, Jean Guéhenno ou Albert Bayet.

 

Le lycée Louis-le-Grand pendant l’Occupation

Les sources sont peu nombreuses et je me suis surtout inspiré de la thèse de Cécile Hochard et du livre d’Hubert Legros (voir bibliographie).

 

Le lycée Louis-le-Grand rassemble les élèves -tous masculins- de la troisième à la terminale, ainsi qu’un nombre important d’élèves de classes préparatoires.

Selon le rectorat de Paris, Louis-le-Grand comptait 2255 élèves en 1938 mais 502 en 1939, pour des raisons aisées à comprendre : les effectifs remontent à 1848 en 1943.

Les élèves des classes préparatoires sont au nombre de 813 en 1938-1939, soit le plus fort contingent des lycées parisiens après le lycée Saint Louis. Ils représentent 35 % de l’effectif total (au lycée Henri IV, ils ne sont que 18 % du total).

 

Comme les autres lycées parisiens, Louis-le-Grand va subir les instructions et les réformes initiées par le régime de Vichy (pas moins de 4 décrets-lois entre juillet et octobre 1940, la réforme Carcopino de l’enseignement secondaire, les instructions sur le recensement des élèves juifs…).

Le corps enseignant est affecté par les mesures visant les opposants supposés au régime de Vichy (5 professeurs à Louis-le-Grand), les francs-maçons (3 démissions d’office) ou excluant les personnels juifs (3 personnes visées).

De plus, la propagande en faveur de Vichy est développée, par exemple par la création d’une « équipe nationale » de lycéens, pour participer à la protection civile (déblaiement après les bombardements, aide aux blessés…).

 

Cependant, cette propagande officielle semble avoir peu d’impact.

Avant guerre, les professeurs du lycée Louis-le-Grand ne s’étaient pas manifestés par leur engagement partisan (aucun gréviste lors de la journée d’action du syndicat enseignant affilié à la CGT en novembre 1938).

Pendant l’Occupation, selon Paul Béquart, il y avait bien sûr des enseignants favorables au nouveau régime mais leur nombre était limité. Il se souvient quand même d’une discussion animée entre un professeur partisan de Vichy et plusieurs élèves qui avaient participé à la fameuse manifestation du 11 novembre 1940. M. Bourdon évoque ainsi  la Révolution française, en stigmatisant « les généraux politiciens », allusion qui était censée viser le général de Gaulle : la classe s’exclame : « Pétain, Pétain… ». La discussion s’engage alors entre les élèves et leur professeur mais celui-ci finit par laisser tomber : « vous êtes jeunes, vous verrez à quoi vous mèneront vos imprudences ».

D’autres enseignants gardaient une prudente réserve, comme Armand Cuvillier. Mais certains n’ont pas fait mystère de leurs sentiments auprès de leurs élèves. Ainsi, le professeur d’Histoire en classes préparatoires Pierre Favreau a marqué le jeune Jacques Lusseyran : dès 1940, il déclare en cours : « ce pays va crever, si tout le monde obéit ! ». L‘attitude de cet enseignant a aussi frappé Paul Béquart qui l’a connu pendant un cours de vacances en septembre 1940 et qui se souvient de ses déclarations extrêmement claires. En substance, ce professeur leur affirme qu’ils ont encore le choix : « vous êtes en train de vivre une des pages les plus dramatiques de l’Histoire de France. Pensez-y. L’avenir dépend de vous. Ou bien vous vous laissez abattre et pour longtemps, la France sera soumise à un régime dont vous n’imaginez pas encore ce qu’il nous réserve  (…) Ou bien vous décidez de résister. Il y a mille façons de le faire. Je ne suis pas là pour vous l’apprendre. Dans cette lutte, il peut y avoir des jours difficiles. L’espoir est à ce prix ».

Le jeune Khâgneux Jacques Lusseyran évoque également l’influence de Jean Guéhenno, professeur de lettres, sanctionné par Vichy en 1943.

Hubert Legros dans son livre de témoignages rapporte aussi qu’un professeur de Lettres avait refusé de lire une circulaire du ministre de l’éducation de l’époque, Abel Bonnard et avait donné lecture à la place une lettre de son fils prisonnier en Allemagne. Pour certains, le doute subsistait : Paul Béquart se souvient avoir demandé à son professeur de sciences naturelles Hofstetter à ce que les élèves observent une minute de silence le 11 novembre 1943 en souvenir des morts français lors de la guerre de 1914-1918. Comme il n’était pas sûr des sentiments de son enseignant, il n’en menait pas large mais celui-ci l’a rassuré en le laissant faire : « je vous l’aurais proposé moi-même ». .

Parmi les élèves, les classes préparatoires ont constitué un vivier important pour la Résistance : les témoins rapportent que les internes se réunissaient dans une chambre pour écouter clandestinement la BBC. Jacques Lusseyran, élève de Khâgne du lycée, constitue un groupe, Les Volontaires de la Liberté à partir d’avril 1941,  recruté surtout dans les classes préparatoires de plusieurs lycées comme Louis-le-Grand et Henri IV. Le mouvement, qui est actif dans la propagande contre Vichy et l’Occupant (tracts, journal) connaît une forte progression et compte près de 600 membres en 1943 (6000 candidatures sont rejetées). A cette date, une partie des membres des Volontaires de la Liberté rejoint Défense de la France après des discussions entre Jacques Lusseyran et Philippe Viannay. Lusseyran lui-même est arrêté lors de la rafle de juillet 1943 et déporté à Buchenwald. Ce qui est aussi intéressant, c’est qu’apparemment, le groupe d’élèves auquel appartenait Paul Béquart et mon père n’a pas eu connaissance des activités de leurs camarades des classes préparatoires : l’inverse est également vrai, car dans le livre d’Hubert Legros, aucune allusion n’est faite aux lycéens membres de la JEC. Finalement, le cloisonnement entre les réseaux à Louis-le-Grand a bien fonctionné, alors que tous appartenaient finalement au même mouvement !

Au total, la participation des lycéens de Louis-le-Grand à la Résistance n’est pas négligeable et ils ont payé un tribut assez lourd à la lutte contre le nazisme et Vichy : selon Hubert Legros, plus de 210 noms figurent sur le monument aux morts de la Seconde Guerre mondiale.

Phillipe Bauchard : à propos de Philippe Viannay et de Défense de la France

  Ce texte d’une trentaine de pages dactylographiées a été retrouvé dans les documents laissés par nos parents : il a sans doute été écrit en 1948 et jamais publié à notre connaissance. Notre père y évoque surtout la figure de Philippe Viannay, le fondateur du mouvement Défense à la France. Il y rapporte aussi les activités militaires auquel il a participé dans le maquis de Seine et Oise, épisode qu’il na pas évoqué avec nous. Un peu comme le roman Le Grand Jeu, il est intéressant sur la mentalité des jeunes résistants de l’époque. Très manifestement, le personnage de Viannay les a fasciné et son charisme explique en grande partie leur engagement. Il est aussi instructif sur les intentions de Philippe Viannay pour la France d’après la libération et son désir de former une nouvelle élite de cadres pour la République. Enfin, il souligne les rapports difficiles entre le dirigeant de Défense de la France et le général de Gaulle : une méfiance réciproque s’est vite installée entre les deux hommes et peut expliquer -du moins en partie-la mise à l’écart de Viannay de toute fonction politique d’importance dans l’immédiate après-guerre. On peut aussi estimer, comme notre père le fait, qu’il  a cependant bien utilisé son énergie, en créant des institutions dont la réussite est incontestable : le Centre des Journalistes, le Centre des Glénans, le Centre de Perfectionnement des Journalistes…C’est en tout cas un bel hommage de notre père à son chef de réseau, même s’il n’était pas dupe de certains de ses excès. Il lui reconnaissait des qualités humaines qu’il a appréciées , comme l’énergie, le courage, la loyauté, la réflexion perspective et leur amitié a duré tout au long de leurs vies.

On l’appelait Philippe… Dans Défense de la France, il signait « Indomitus » , ce qui avait un parfum du secondaire et des études latines qui n’était pas pour lui déplaire. D’autres avaient des faux noms, des sobriquets. Lui, tout simplement, s’appelait Philippe. Sa signature était déjà un programme. Tout sa vie, il n’aura ni domicile réel, ni chapelle personnelle. Éternel jeune homme, habillé été comme hiver d’une canadienne complétée d’un pantalon ou de culotte de cheval, il sentait son clandestin à plein nez, son terroriste à peine déguisé pour les flics ou les agents de la Gestapo. Le miracle voulut qu’il ne fut arrêté qu’une fois, par hasard, en Seine-et-Oise avant d’être libéré par les gendarmes de l’Isle-Adam. Il vivait dans l’instant, constamment menacé, sans passé, sans avenir, s’attendant, comme les autres, à 1’arrestation immédiate et peut-être à la déportation. Il ne comprit ni la presse d’argent qu’il voulut inspirer, ni de Gaulle, ni mai 68. Il sera constamment présent pendant un demi-siècle sur tous les fronts, bataillant, contestant avant d’être lui-même remis en question. Sa vie n’était pas exactement un roman. D’origine bourgeoise, il va vivre en Pologne,où son père dirigeait des mines. Élevé douillettement par des gouvernantes polonaises, et fils d’une famille nombreuse qui comptait des tantes, des cousins, des oncles appartenant à la bourgeoisie catholique la plus traditionnelle, il va être toute sa vie obsédé par une sorte de souci de pureté dont l’exergue de Pascal qu’il mettra sous le titre Défense de la France, constitue déjà un programme : « Je ne crois qu’aux histoires dont les témoins se font égorger ». Petite phrase dramatique qui marquera notre génération qu’on voulait de facilité et de plaisir. Né le 15 août 1917, alors que son père, directeur de mines sert dans l’Armée française, il va vivre en Pologne dans un milieu assez fermé une vie assez lâche et assez large où les âpretés de 1’existence n’apparaissaient pas. Lorsqu’il vient en France, à 9 ans, 1’éducation est très marquée par les Jésuites et par un vague parfum d’Action Française. Pensionnaire au collège de Jésuites de Saint-Étienne, puis à Lyon, Philippe Viannay sera fort en littérature, il connaît son grec et son latin… Aucune référence politique, aucune liaison, pas même avec les mouvements de la droite modérée ou brutale qui se déchaînent autour de la crise des années 30. Un frère tuberculeux, qui mourra jeune. Philippe Viannay était prédestiné à être prêtre dès 11 ans. Dans les années 34, il passe un bac de philo et de math pour entrer au séminaire d’Issy-les-Moulineaux. Sa vocation tournera court car les bons pères ont trouvé que leur nouvel élève n’était pas fait pour la prêtrise. D’eux-mêmes, ils lui conseillent les études en Sorbonne. En 1939, il prépare les Élèves Officiers de Réserve à Saint-Cyr et s’engage dans une unité de tirailleurs marocains. Sa drôle de guerre se termine à Grenoble où son unité motorisée se battra jusqu’au bout. Démobilisé dès l’été 40, il n’entend pas l’appel du Général de Gaulle. Son souci le plus immédiat est de préparer l’agrégation à la Sorbonne, sa vocation religieuse étant dès maintenant oubliée. Fou de sciences, il découvre la géographie et la physique en s’inscrivant dans des études relativement classiques. Eut-il dès ce moment une réaction patriotique ? La réalité est un peu différente. Très influencé par un patron, Marcel Lebon, qu’il avait connu dans les années 37, ami de son père, Viannay était au contact avec des patrons chrétiens qui trouvaient dans l’effondrement de 40 une épreuve insupportable. Après avoir entendu 1’appel du Général de Gaulle, Philippe Viannay, sur les conseils de Lebon, s’inspire du principe de La Libre Belgique, qui avait paru sous l’occupation allemande, entre 1914 et 1918. Il apportait une aide financière puis, plus tard, des aides techniques et matérielles dont les machines indispensables pour l’impression du journal.
Pourquoi la presse s’impose-t-elle à lui comme moyen d’intervention ? Hélène, qui sera sa femme, raconte leurs premiers entretiens. Elle était pour une force de résistance armée ou pour s’engager pour 1’Angleterre, mais Philippe avait réalisé que la résistance se faisait en France. Il y a mieux à faire, disait-il, qu’aller en Angleterre. Avec Robert Salmon qu’il avait connu en préparation de khâgne, il forme la première équipe qui va inspirer puis réaliser le journal clandestin. Pas question alors de résistance militaire ou d’action de commando. Le premier numéro sort dès mai 1941 avec un édito sur l’Alsace. Robert Salmon, juif, très fin, plus opportuniste, va faire tandem avec Philippe pour lancer cette forme de résistance écrite.
L’agrégation continue de l’occuper, et c’est finalement par le biais de la Sorbonne que les premiers contacts sont noués. Par celle qui sera plus tard sa femme, Hélène Mordkovitch, il a à sa disposition un réseau de clandestins, de Russes, d’intellectuels, qui se montreront plus nationalistes que les Français. Progressivement, le réseau se forme avec des bourgeois catho, des étrangers et une machine Underwood qui servira à l’impression des premiers numéros de Défense de la France. L’idée du journal fait son chemin et c’est en mai 1941, grâce à des machines et du papier fourni en grande partie par l’intermédiaire de Marcel Lebon, que le journal prend sa première forme. D’idées politiques, Viannay n’en avait guère… Ordre moral, patriotisme, présence et défense de la France, refus du totalitarisme et notamment du national-socialisme allemand, des réactions spontanées beaucoup plus qu’une véritable stratégie politique. Viannay se sent finalement plus proche de certaines idées alors défendues par Vichy contre les Allemands que d’une réaction purement militaire comme celle du Général de Gaulle… Les illusions vont tomber assez vite. Philippe Viannay, à l’automne 41, va aller à Vichy prendre contact avec quelques-uns des responsables de l’entourage du Maréchal et la réaction est immédiate. Pour le moment, il n’y a rien à espérer du double jeu de Vichy, même s’il est cautionné par l’ambassade américaine. Viannay revient acquis à l’idée défendue par Marcel Lebon. Quelles que soient les sensibilités, il faut se battre sur le sol français, en zone occupée, et ne pas s’accommoder de la fausse liberté de la zone libre et du gouvernement de Vichy. Dès lors, tout va aller très vite. Viannay, à côté de Libération Nord, puis, plus tard, des journaux clandestins communistes qui réagiront contre les Allemands seulement après le déclenchement de l’opération Barbarossa de juin 1941, va miser essentiellement sur les réseaux Défense de la France, la diffusion du journal qui n’avait été tiré qu’à 3OOO exemplaires la première fois, sur des réseaux d’aide ou de fabrication des faux papiers. En aucun cas Défense de la France ne sera soutenu par de Gaulle qui se méfiera instinctivement de Viannay bien avant de le rencontrer. Viannay, lui-même, n’apprécie guère les militaires même s’il a été au combat pendant la dernière période de la drôle de guerre avec ses tirailleurs marocains Ses fantasmes, son allure d’étudiant prolongé, son grand nez et sa toison épaisse faisaient de Viannay un personnage romanesque. Pour nous, il était le résistant et l’incarnation même de cette réaction spontanée contre un ordre établi qui, en réalité, n’était pas tellement le fait de Philippe. Viannnay s’en tient à des principes simples, il faut transformer l’esprit des Français, résister aux Allemands. Le journal Défense de la France contient plus d’éditos, de prises de position morales ou politiques que d’informations. Il faudra deux ans pour que Jurgensen, par la suite, l’informe un peu mieux de ce qu’était le chef de la France Libre. Il faudra, lors de la constitution des réseaux, reprendre contact avec les services du BCRA gaulliste en France et les premiers réseaux d’espionnage ou d’information au service des Anglais. L’ombrageuse indépendance de Viannay le situe à part, en dehors de la classe politique et au sein même d’une résistance qui se déchire et se cherche.
L’occupation de la zone libre et le débarquement américain en Algérie n’arrangent rien. Viannay va flotter longtemps entre le général Giraud et le général de Gaulle, pour se rallier, au début de 1943, au gaullisme. Ce fut par des contacts discrets, répétés, avec Rémy et Frenay que Défense de la France va plus ou moins bien s’imbriquer dans les réseaux de résistance pour aboutir au Mouvement de libération nationale. Claude Bourdet prendra contact avec Viannay, mais Viannay sera finalement écarté assez vite des responsabilités politiques de la résistance. Il en gardera et conservera parfois une certaine amertume, une gêne certaine par rapport à ses partenaires plus politisés que lui. Le dialogue de sourds, l’incompréhension entre de Gaulle, à Londres puis à Alger, et la résistance intérieure, ne feront que s’accroître au fil des ans. Pour De Gaulle, la France, la résistance, il les incarne personnellement. Il assume la charge de la France de bout en bout et n’entend pas que des résistants intérieurs qu’il connaît mal, qu’il perçoit mal, dont il redoute les divergences et la politisation, ne faussent l’action de la France combattante… Orgueil de De Gaulle qui s’identifie à sa mission contre l’indécision et le flottement de la résistance intérieure qui souhaite une rénovation et surtout pas un retour à la IIIe République. L’ordre, le retour à la légalité républicaine par de Gaulle, élu « spontanément » comme l’incarnation de la France nouvelle, contre les désirs de rénovation, d’évolution, parfois de révolution de ces hommes inexpérimentés en politique que sont les dirigeants des mouvements de résistance. De Gaulle jouera très habilement de la résurgence des vieux partis politiques, des radicaux socialistes en passant par les communistes, des appareils qu’il connaît mal et dont il perçoit l’efficacité contre ces mouvements flous que sont les résistants sans grande idéologie et sans beaucoup d’espoir.
Jean Moulin, qui est chargé d’une coordination des mouvements de résistance, devra être le président du Conseil national de la résistance pour fédérer, coordonner dans l’esprit de Londres, ce qui n’était que réactions spontanées et disparates. Viannay, qui se méfie des communistes, qui a rejeté finalement tout ce qui ressemblait à 1’ordre de Vichy, se trouve en porte faux par rapport à ce général lointain qu’il connaît mal, sauf à travers quelques écrits de l’avant-guerre. Ce désordre de la guerre civile franco-française, cet esprit de la résistance qu’il va progressivement souffler aux jeunes inorganisés que nous étions, vont accroître notre malaise. En rébellion contre nos familles, l’ordre moral bourgeois de Vichy, nous n’avions au départ qu’une réaction spontanée un peu indifférente à 1’égard de l’Allemagne et du national-socialisme que nous ne connaissions pas. Viannay, notre ancien de quelque sept à dix ans, saura nous faire partager à la fois ses craintes, ses angoisses et, dans une certaine mesure, sa réflexion, à travers des études qui paraissent maintenant un peu lourdes et passablement désuètes. Viannay n’était pas un homme politique, et ses maladresses, son inexpérience face à l’habilité politicienne du général de Gaulle et des responsables des anciens partis, vont achever notre déroute dès la Libération. Pour l’heure, Viannay n’en est qu’à l’élaboration d’une coordination avec les autres réseaux. Défense de la France imprime et diffuse Combat, à charge pour ce dernier mouvement de faire le parallèle. Les contacts avec le parti communiste ne seront pris qu’en janvier 1944. Si Viannay n’a rien d’hostile contre les FTP, il redoute une mainmise du parti communiste sur les éléments les plus actifs de la jeune résistance. Mais Viannay, profondément tragique, ne pense pas tellement aux lendemains. II joue dans l’immédiat, très conscient, selon Hélène Viannay, qu’il ne survivra pas à cette guerre. Son frère a été déporté en janvier 1944 et la rafle opérée par les Allemands en juillet 1943 à la librairie Le vœu de Louis XIII a achevé de donner à tous ceux qui participent au mouvement un sentiment de précarité et d’incertitude qui va se traduire par une certaine dispersion. Angélisme de Viannay par rapport aux hommes de Londres, puis aux dirigeants politiques de la résistance qui se placent pour les lendemains de la Libération. Philippe Viannay dépasse maintenant le cadre de la simple publication du journal. Il trouve des armes, il obtient certains stocks des réseaux gaullistes. Il n’est toujours pas reconnu par le général de Gaulle. Confusément, alors que nous n’étions que la piétaille du mouvement, nous éprouvions cette mise à distance, par les gaullistes de l’extérieur, de nos mouvements spontanés. Notre allergie au gaullisme va, pour certains d’entre nous, se transformer en méfiance viscérale au lendemains de la Libération. L’ordre importait moins pour nous que la révolution ou, tout au moins, le changement que nous souhaitions à travers les équipes nouvelles peu marquées par la politisation. Certains basculeront du côté du parti communiste, d’autres éprouveront des difficultés à s’insérer dans le jeu trouble de l’année 44 où la mise au pas par de Gaulle de la résistance, va s’effectuer très brutalement.
Naissance de notre force… Nous avions vécu depuis l’été 43 dans l’angoisse, la peur, la lassitude… Chaque rue, chaque uniforme était pour nous une menace ou un piège. Lorsque la section de la Jeunesse étudiante chrétienne du Lycée Louis Le Grand a basculé dans Défense de la France et Témoignage chrétien, nous n’avons pas posé de questions. Pour nous, 1’engagement devait être total, même si nous éprouvions au fond de nous-mêmes une trouille latente. Pour ne pas apparaître se dégonfler par rapport aux copains, pour être solidaires d’eux, nous étions partis sans savoir pourquoi ni comment. Nous avions fait un choix plutôt contre que pour quelque chose. Contre ce dont nous sortions, nos familles, l’ordre, l’Église et le pétainisme traditionnel. Notre révolte n’était pas politique et le communisme nous était aussi étranger que le national-socialisme. Repoussant notre naïveté, notre indifférence à l’égard des slogans, Défense de la France trouvait des troupes fraîches, très jeunes, peu combatives, mais finalement désespérées dans un combat douteux. Aveuglement pour certains, absence d’illusions pour la plupart, nous partions bêtement à l’abattoir sans savoir très bien pour qui et pour quoi. Seule, la haute silhouette de Viannay, les mains enfoncées dans sa canadienne, nous restait une garantie, une caution, une référence. Ce n’est pas qu’il fut notre chef, mais il était l’inspirateur. Peu importait pourquoi nous combattions. Nous bougions. Nous avons lâché notre confort, relatif, de petits bourgeois, nos études, notre famille pour nous enfoncer dans l’obscurité de la clandestinité alors que nous n’étions même pas menacés par les contraintes allemandes du service du travail obligatoire. Choix délibéré, mais choix de révolte. Avec une conscience aiguë des risques que nous prenions par rapport à l’ordre établi à la police et au gouvernement. Inconscients sans doute de la fraîcheur de nos 18-19 ans qui nous faisait partir en guerre alors que vraiment rien, mais rien ne nous y poussait. Nous lisions les feuilles clandestines de Je suis partout, Le Pilori, Gringoire ; nous écoutions les exhortations passionnées et passablement ridicules de Philippe Henriot que certains d’entre nous devions tuer quelques mois plus tard.
Au début de l’hiver 1943, 1’évolution de la guerre ne fait plus guère de doute. Les Alliés débarqueront en France et le mouvement de la résistance devra se transformer en soulèvement révolutionnaire, en lutte armée. Philippe Viannay, par rapport aux autres dirigeants de Défense de la France, conçoit déjà que l’option militaire est inévitable. Jusqu’alors, il avait admis que les locaux dans lesquels s’imprimait le journal, que les transferts de journaux, les transferts de fonds puissent être accompagnés d’hommes armés. Il était aussi peu préparé que possible à la transformation d’un mouvement de jeunes intellos et de jeunes étudiants en mouvement de résistance militaire. Ses conceptions étaient beaucoup plus vagues que celles des FTP qui pour le moment faisaient le coup de poing et réussissaient des opérations sporadiques par petites unités de 5 ou 6 pour se fondre dans la nature. Les officiers des mouvements de résistance notamment de l’OCM, une partie des hommes d’Alger ne concevaient la résistance armée que dans la constitution de plate-formes militaires type du Vercors, où la République Française pourrait être proclamée avant l’arrivée des Alliés en France. Cette conception des grosses unités qui va du Mont Mouchet au Vercors sera sans doute l’une des illusions les plus funestes de la résistance. De Gaulle pour sa part ne l’encouragera pas, bien qu’il ait éprouvé une certaine fascination dans l’idée que des pans du territoire français puissent être en état d’indépendance et de résistance avant même que les Alliés ne foulent le sol français. Viannay n’a pas beaucoup d’illusions. Au printemps 1944, sur la foi d’informations recueillies auprès de l’État-major allemand, Viannay comme une partie des dirigeants de la résistance à Paris, pense que les rafles vont se multiplier et que les jeunes seront systématiquement emmenés en Allemagne sans considération du STO. Le secteur qui va lui être dévolu en Seine-et-Oise ne constitue pas une zone de maquis idéale : le Bois de Boulogne par rapport aux grands massifs que sont le Vercors, le Jura, le Puy de Dôme. Installer un maquis aux portes de la capitale constitue une des plaisanteries les plus amères de l’époque. La zone qui lui est dévolue en arc de cercle, de Chantilly à Conflans, couvre essentiellement un paysage agricole peu conquis par la grande banlieue. Avant la lettre, Viannay conçoit l’implantation des maquis en petits groupes de sizaines, constitués autour de dépôts d’armes et de dépôts de vivres accumulés depuis quelques mois. Se fondre comme un poisson dans l’eau dans le tissu d’une population peu urbaine mais encore agricole, ne compter que sur les complicités locales, ne pas trop se soucier des grands mouvements et des opérations lourdes, constituer des réserves de vivres et de munitions à partir des parachutages, se constituer un vivier de réseaux et de refuges, être prêt pour intervenir dès le jour du débarquement qui devait être imminent… Nous écoutions, partagés entre la peur et l’admiration. Ce n ‘était pas le combat au grand jour de nos ancêtres, mais une sorte de guérilla urbaine qui nous permettait de faire nos coups et de disparaître instantanément dans la nature. Ces actions sur le terrain, le grand jeu, nous délivraient de cette angoisse quotidienne des rendez-vous manqués, des lancers de tracts. Nous n’avions guère d’illusions sur l’efficacité de nos embuscades ou de nos sabotages mais, autour de quelques équipes très formées par des hommes plus mûrs que nous ou de combattants venant essentiellement des FTP, nous pouvions être l’arrière-garde de cette résistance de guérilla qui se mettait en place.
Viannay savait donner aux consignes de l’armée un aspect plus humain. Il nous répétait : « ne vous considérez plus comme des étudiants vivant dans la protection des villes. Vous devez être capables de vous habituer à la vie au grand air, à vous terrer dans les buissons, à vous fondre dans la nature, à être prêt à l’action de harcèlement sur les lignes arrières de la Wehrmacht. Il faut vous rappeler que vous ne vous battez pas en territoire ennemi mais sur la terre de France qui doit vous porter et porter votre mouvement ». Cette nouvelle chevalerie que Viannay voulait mettre en place correspondait tellement bien à ce que Dunoyer de Segonzac et les hommes d’Uriage avaient en d’autres temps esquissé que ça en devenait fascinant. Logique avec lui-même Viannay se situe immédiatement dans la lutte armée et, se souvenant vaguement de ses cours de Saint Cyr, de sa courte expérience de la guerre, il va se propulser à la tête des FFI de Seine-et-Marne, alors que Blank reste dans l’ombre pour préparer la parution d’un journal, que Salmon et Jurgensen restent plus confortablement dans la vie clandestine civile. Les risques, le rôle de chef de troupe sont assignés logiquement à celui qui était par nature le mieux à même de garder un certain charisme et de fasciner les jeunes quelque peu désorientés qui sortaient de la vie étudiante, Cette conversion du clandestin au militaire ne va pas sans heurts, y compris avec ses plus proches. Viannay, complètement inconscient des risques mais certain de mourir prochainement, ne voulait pas rater cela.
Les textes publiés dans Défense de la France, comme « le Devoir de Tuer, » reflète cette brusque mutation de la clandestinité à l’action. Dans son éditorial, « Le Devoir de Tuer », Philippe écrivait : « Nous ne sommes pas des passionnés de meurtre, nous sommes bien plutôt des passionnés de vie sereine et heureuse, de vie où on puisse créer, construire et aimer. Mais périssent ceux qui veulent nous empêcher de vivre. Ne détruit-on pas une bête malfaisante, serpent ou fauve, quand elle nous menace. Qu’on ne vienne pas nous objecter que le devoir de tuer est contraire à toute morale, qu’il faut tendre la joue gauche quand on vous a frappé la joue droite. Accepter en silence le mal qu’on vous a fait peut être un signe de grandeur d »âme ou de sainteté. Laisser faire le mal autour de moi, ne pas défendre ma patrie, ne pas se défendre, sous prétexte de charité chrétienne ou d’humilité, est une immonde, une hypocrite lâcheté. Le devoir est clair, il faut tuer, tuer l’Allemand pour purifier notre territoire, le tuer parce qu’il tue les nôtres, le tuer pour être libre. Tuer les traîtres, tuer celui qui a dénoncé, celui qui a aidé 1’ennemi, tuer le policier qui a contribué de manière quelconque à l’arrestation de patriotes, tuer les miliciens, les exterminer, lorsqu’ils ont délibérément choisi de livrer des Français, lorsqu’ils se sont rués vers la trahison, les abattre comme des chiens enragés au coin des rues. Tuer sans passion et sans haine, ne jamais s’abaisser à torturer, à faire souffrir, nous ne sommes pas des bourreaux, nous sommes des soldats. Tuer sans pitié ni remord parce que c’est le devoir, un douloureux devoir, le devoir de justice. Français, l’heure est venue, voici le grand combat, il n’y a plus à fuir, vous êtes embarqués… » Nous écoutions, nous lisions cela, béats. Comme ces étudiants de Dostoïevski qui passent sans transition de l’obscurité au clair obscur, du clair obscur au grand jour. Sous la lumière, nous étions aveuglés mais parfaitement conscients que cette littérature extraordinaire nous portait et nous soulevait. Nous n’étions pas dupes, nous étions bien incapables de tuer des Allemands, mais penser que nos responsables considéraient le devoir de tuer comme une nécessité nous soulageait d’autant. Il y eut des cas de conscience, ceux qui allaient voir leur confesseur pour savoir s’il fallait maintenant jouer le tout pour le tout, ceux qui prétextaient que la conscience morale les empêchait d’être autre chose que brancardiers dans les maquis. Ils seront exterminés comme les autres. Ceux qui, comme nous, essayions encore de tricher avec un semblant d’apparence conforme. L’ambiance avait brusquement changé. On était passé des faux fuyants, des petits coups à la préparation psychologique du débarquement et de la révolte sur le territoire français. Nous pensions simplement que nos actions peu coordonnées correspondaient alors à du harcèlement et que maintenant le soulèvement du peuple rejoindrait l’exaltation des intellectuels. De Gaulle paraissait très loin. Lui-même freinait par ses agents des actions trop prématurées. Lorsque Pierre Lefaucheux vint nous inspecter, après un garde-à-vous sommaire, les trois couleurs hissées sur un mât improvisé, les consignes étaient encore de prudence. Il est vrai que maintenant le débarquement était pratiquement réalisé et que les lignes de ravitaillement des blindés et des panzers passaient précisément par la nationale 1 qui était sur notre territoire. Il fallait donc inquiéter et affoler les Allemands sur leurs arrières et se révéler comme des mouches ou des moustiques qui attaquent un éléphant sans grande espérance de lui nuire mais pour l’affoler et l’inquiéter.
Alors que le semestre paraissait s’écourter, que 1’approche du bac nous plaçait sous la surveillance directe de nos parents, le choix entre la poursuite des études et le combat apparaissait plus douloureux que le danger de plonger dans l’inconnu. C’est cette exaltation, cette aventure qui finalement 1’emportèrent, comme si, las de nos actions de petits bourgeois frustrés et maladroits, il était maintenant urgent de prendre notre décision et de passer dans le maquis. Philippe était formel : dès le mois d’avril, les jeunes de moins de 20 ans seraient raflés dans Paris. Il fallait partir au plus vite et attendre sur place l’heure H, pour procéder alors au débarquement. Ce n’était pas seulement la bataille de la France mais l’engagement dans cette révolution où, étroitement soudés avec les ouvriers et le peuple de France, nous devions entreprendre notre révolution.
Lyrisme stupide ou conviction, peu importait. On passait du rôle de traqué au rôle de chasseur, et un affrontement avec ceux qui n’étaient guère des enfants de cœur, les soldats allemands, nous paraissait tout naturel. Comme si en bougeant, on se délivrait de la peur qui nous bloquait alors que nous restions dans Paris. Philippe devait avoir conscience de la confusion des rôles, mais il se comportait en mystique, en Savonarole inspiré pour qui les demi teintes ou les hésitations devaient être surmontées. Tout le monde jouait faux… Les Américains, qui ne voyaient que troubles et incertitude dans l’intervention des francs-tireurs et partisans aux arrières de l’armée allemande, redoutaient une prise de contrôle de la résistance par le parti communiste. Le souci de l’ordre, du maintien de l’ordre, du rétablissement de l’ordre que de Gaulle avait présent à l’esprit alors qu’il méprisait profondément les mouvements de résistance, le flou des programmes et des idées qui courraient à travers les mouvements de résistance intérieure et que Viannay incarnait superbement : tout se passait dans le désordre , nous ne pouvions que déboucher sur un échec. C’est bien d’ailleurs ce que ressentait la presse de la collaboration qui nous qualifiait de terroristes et qui jugeait à leur aune les programmes qui foisonnaient alors dans les journaux clandestins.
L’installation de Viannay en Seine-et-Oise correspond en fait à un certain rejet de la politique et à l’impossibilité de mettre d’accord entre eux les mouvements de résistance sur un programme pour 1’après-libération. Il n’existait pratiquement pas de force politique cohérente au delà des mouvements épars qui jouaient chacun pour eux. Brossolette, Jean Moulin vont tenter en vain un effort de coordination de la résistance autour de ce qui n’était pas communiste. Claude Bourdet va prendre contact avec Viannay pour s’efforcer de créer de toutes pièces à partir des mouvements Combat, Défense de la France, Libération, Franc-Tireur une sorte de grand mouvement mou qui regrouperait toute la résistance de zone Nord puis toute la résistance de zone Sud. Le Mouvement de Libération Nationale était un regroupement qui devait équilibrer certains mouvements pro-communistes dominant surtout en Zone Nord. Cette organisation impliquait une réorganisation des tâches. Alors que certains dirigeants de Défense de la France organisent des maquis en Bourgogne et Franche-Comté, Robert Salmon, Jurgensen s’efforcent eux de développer la partie civile d’un mouvement qui n’est pas encore vraiment politique. II s’agit aussi de créer une presse libre à partir de la libération sous l’autorité de Salmon et de Blank. Au delà des questions de personnes, Viannay a un regard différent sur la résistance. Il sent bien que l’heure est venue de basculer dans la lutte armée. Quelles que soient ses réticences, quelles que soient ses lacunes, Viannay se sent mûr pour s’engager dans l’action combattante. Il n’est pas sûr d’ailleurs que les autorités gaullistes de Londres aient vu d’un bon œil cette évolution de l’ensemble des mouvements de résistance, car rien n’exaspérait plus de Gaulle que ce mouvement inorganisé qu’il pressentait en France et qui pourrait s’opposer au rétablissement gaullien. Assez justement Philipppe Viannay distinguait le dogme qui régissait l’esprit français : la sainteté de l’État et la vertu de l’État d’être un arbitre, d’être le lieu géométrique des espérances, de la défense du peuple et des intérêts populaires, la loi considérée comme le moyen privilégié de l’action, la primauté de la politique économique sur l’économie politique. L’idée de marché était en soi répudiée et l’entreprise se trouvait confinée au rôle de service dépendant de la politique et du social. Lorsque Viannay énumère ces thèmes de réflexion, on voit bien que la dictature de la pensée marxiste a envahi tous les mouvements de résistance qui se réfèrent à l’action populaire. Les regroupements politiques, le Comité National de la Résistance, les équipes qui sont faites à ce moment là à travers les cahiers et les centres de réflexion, s’inspirent pratiquement du même principe de l’État tout puissant régulateur. L’État lui-même est infiltré par un certain nombre de hauts fonctionnaires qui vont servir d’équipe technocratique au lendemain de la Libération.
Parce qu’il porte en lui l’espoir d’une certaine résistance, Viannay, en avril 1944, prend le commandement, sans trop de difficultés, de l’ensemble de la Seine-et-Oise. Lefaucheux, en liaison avec Londres, avait obtenu des parachutages d’armes aussi bien sur le nord de la Seine-et-Oise qu’en Sologne. Viannay avait alors recruté au hasard les étudiants qui servaient dans les réseaux de diffusion du journal clandestin, de préparation des faux papiers. Les militaires de carrière que Viannay naïvement essaie de recruter estiment qu’il vaut mieux attendre la Libération pour s’engager dans les forces régulières. Les FTP restent très structurés en Seine-et-Oise et et vont servir de centre d’hébergement pour les jeunes qui commencent à affluer : rescapés du STO en rupture de ban, étudiants perdus, jeunes sans aucune formation militaire. Viannay a bien conscience que l’idée de plate-forme militaire chère à certains officiers sera illusoire. Pour réaliser des actions de sabotage, de guérilla, de renseignement, il valait mieux jouer la décentralisation des unités. Sur la stratégie à mener, sur la conception même de l’organisation clandestine, sur les méthodes d’intervention de la guérilla, l’opposition entre les groupes qui parachutaient les armes de Londres, l’organisation militaire clandestine en France et Viannay devient évidente. Le bilan et l’efficacité de Viannay en Seine-et-Oise est difficile à établir. Quelques retards pour l’acheminement des convois et des armées allemandes sur le front de Normandie, quelques actions de sabotage de centrales électriques, de barrages, mais surtout quelques attaques sur des soldats allemands isolés. Rien de très sérieux. En revanche, les petits FFI ou FTP dispersés en Seine-et-Oise contribuent à entretenir un climat d’insécurité à l’arrière des troupes allemandes et provoquent la haine et la trouille du terroriste… Philippe Viannay ne rata pas son entrée dans les maquis où nous étions plus ou moins terrés. Il était un mythe, le résistant, l’éternel clandestin, un Arsène Lupin de la Résistance, déjouant les ruses de la police française et des Allemands, échappant toujours au dernier moment. Un mélange de Bibi Fricotin, de Pieds Nickelés et de héros sans peur et sans reproche.
Il se conforma strictement à son personnage médiatique : cheveux et barbe en désordre, très grand, affublé d ‘une canadienne en plein mois de mai et d’une culotte de cheval et des bottes, il avait tout pour sentir son terroriste à plein nez. Déjà lorsque les FTP nous avaient appris le débarquement en Normandie alors que nous étions plus ou moins bien installés dans des campements de fortune et des greniers sans confort, nous avions senti que l’Histoire basculait. Nous n’étions plus seulement dans le rôle des petits étudiants clandestins, jouant aux gendarmes et aux voleurs avec les Allemands. Cette fois, on s’engageait vraiment dans un combat sans grand espoir. Mais nous passions brutalement des actions civiles sporadiques et non armées à la guerre proprement dite.
Viannay ne nous dissimula pas les difficultés : « Il faut vivre dans la nature, constituer des dépôts de vivres, s’habituer à ne plus compter uniquement sur l’habitant, se déplacer de nuit, éviter les agglomérations ». Philippe montait ses opérations de corps francs comme s’il avait été au Vercors, dans un pays isolé. Le fait que la Seine-et-Oise soit à 30 km de Paris, que les bois le plus épais n’avaient pas 8 km de profondeur ne gênait nullement sa théorie des guérillas sauvages.
Nous avions répété cent fois… Troncs d’arbres mis au milieu de la route, la tranchée, les procédés les plus classiques résistaient mal aux attaques isolées. Surtout Valentin nous avait recommandé de ne pas gâcher inutilement et prématurément les munitions, de ne pas tirer trop tôt… Cette fois, en plein cœur de la nuit, nous étions perdus. Très loin du coté de 1’Isle-Adam, le bruit d’un moteur qui enfle rapidement, deux raies de lumière apparaissent en haut de la côte, révélant les arbres et les feuillages d’un vert brutal de technicolor. La voiture nous dépassa, personne n’avait bougé. Régulièrement le command-car allemand s’enfonçait dans la nuit. Nous nous décollions de la terre avec laquelle nous faisions corps. Le temps était doux,sans un souffle de vent, les feuilles humides ne formaient plus qu’un épais tapis spongieux, doux, en peu écœurant… L’exaltation du départ était tombée. J’avais eu peur d’attaquer avec la même intensité que j’avais désiré ardemment participé à ce raid de durs. La première alerte m’avait refroidi en me rendant plus sensible à un danger réel. Cette fois je risquais ma peau. Surtout ne pas être blessé, de pas laisser tomber les armes, le sac de plastique, mais courir très loin, foutre le camp.. J’étais moins saisi par le calme et la durée des choses que par ce lent pourrissement de la terre et des feuilles. L’éternel recommencement qui me paraissait une farce aussi sinistre que celle de là mort, la mienne comme celle des autres. Ma révolte, l’exaltation avaient fait place à une fatigue pesante. Il était maintenant trop tard pour reculer. Nous étions sur la route, Valentin s’affairait autour d’un tronc d’arbre, attachant soigneusement à un mètre du sol un câble trop lourd que nous avions transporté. Il traîna le câble de l’autre coté de la route, fit une boucle, le tint suffisamment haut pour arrimer les deux arbres. Les minutes traînaient. Cette fois il ne s’agissait plus de tirer mais de tendre le câble suffisamment haut pour déstabiliser une voiture ou des motos. De nouveau, très loin, le bruit particulier de deux motos pétaradantes. Les motos se rapprochaient. A cette heure de la nuit il ne pouvait s’agir, compte tenu du couvre feu et des transferts de troupes, que d’Allemands. La peur et la fatigue disparurent. Petite lumière perdue, dérisoire, les motos avançaient, de plus en plus présentes. Le câble se tendit brutalement, l’un d’entre nous arma son colt, l’autre enleva le cran de sûreté du tommy gun. Indifférents, grisés par la vitesse, les motards allemands fonçaient. Ils ne virent qu’à peine le reflet métallique dans la lumière de leur phare, à moitié aveuglés, au moment où ils furent dessus. L’une des motos légèrement en avant, lancée à toute vitesse, fit un bond stupéfiant. Le moteur s’emballa, envahissant la nuit de son vacarme. Le deuxième motard allemand donna un coup de frein désespéré mais tamponna la masse ferrailleuse du premier. Le moteur s’arrêta brusquement. Déjà nous tirions en désordre, ne sachant plus très bien si nous visions les motos ou les Allemands empêtrés dans leurs longs imperméables verts. Les motos ne formaient déjà plus qu’un enchevêtrement de pneus éclatés, de roues tordues, une flaque d’essence s’étendait jusqu’au fossé dans une odeur insupportable. Un des Allemands gisait inerte, tué sur le coup, l’autre, empêtré avec son fusil, ses grenades et sa tunique, geignait doucement, jargonnant dans une langue que nous ne comprenions pas. Valentin s’approcha calmement, tirant amicalement, comme on tire sur une bête. Plus tard, 1e temps paraissait s’étirer dangereusement, Valentin dépêtra le câble avec les vérins pour une autre occasion. Certains du groupe, derrière nous, ramassaient les armes. Je me sentais faible, écœuré autant par cette bouillie sanglante, les morceaux de cervelle dispersés sur la route que par l’absurdité de la situation. Je n’avais pas le temps de réfléchir mais tout me paraissait absurde dans la situation où nous nous trouvions.
Plus tard, bien plus tard, j’ai réalisé que nous avions sauté le pas, nous étions dépucelés de la peur, de la terreur dans laquelle les Allemands nous avaient plongés. Philippe salua ce coup comme il convenait, comme s’il s’agissait d’une opération glorieuse et efficace pour le moral de l’armée. Les Allemands devaient réagir plus tard en raflant une partir des gens qui nous avaient hébergés. Philippe devait subir les effets indirects de nos exploits. A Ronquerolles, là où il avait eu l’imprudence de réunir un camp retranché alors que certains FFI vérifiaient les papiers sur les routes comme s’il s’agissait d’opérations de police, il devait ressentir le premier l’effet des réactions allemandes.
Plus tard, Viannay reconnaîtra lui-même qu’il avait divisé la région en trois secteurs, mais avec des forces très inégales. En dehors de quelques FTP du cru qui avaient une certaine disponibilité, les autres groupes étaient constitués soit de pépères, soit d!étudiants tranquilles qui n’avaient aucune expérience de la vie au grand air et moins encore de la guérilla. Si les sabotages furent l’action de quelques uns d’entre nous et de petits groupes, c’est à Ronquerolles que les Allemands réagirent les premiers. Le 23 juin 1944, à la suite d’une dénonciation, des officiers et des soldats allemands devaient encercler le petit bois où campaient Viannay et une cinquantaine de ses hommes. L’opération fut menée assez vite, quelques groupes réussirent à traverser les lignes avant que la nasse ne se referme, mais les pertes furent considérables. Viannay réussit à repartir vers la région de l’Isle-Adam, où se trouvait Albert Bernier, qui constituait son secteur le plus solide. L’affaire de Ronquerolles avait permis à quelques centaines d’hommes appartenant à des unités allemandes extérieures au secteur de contrôler ce qui subsistait de partisans dans la région. Une autre répression commença un peu plus tard au milieu d’août quand les armées américaines s’approchaient de l’Île-de-France.
Alors que Viannay avait réussi à échapper à l’encerclement à Ronquerolles, il fut pris un peu par hasard à l’occasion d’un contrôle sur un barrage, alors qu’il se rendait à un rendez-vous fixé par Roll-Tanguy. Mis en présence des feld-gendarmes, Viannay fut assez grièvement blessé au bras et au mollet, mais remis à l’hôpital de Pontoise à des sœurs qui se chargèrent avec la complicité des gendarmes français de le faire évader. Il est vrai que les Allemands avaient la tête à autre chose, car l’attentat du 20 juillet exigeait la mobilisation de toutes les troupes allemandes dans la région. A peine guéri, Viannay pourra rejoindre son poste de commandement à Brignancourt puis à Pontoise, où il va assez vite prendre contact avec la résistance. Cependant l’aventure continuait et Viannay fut chargé de prendre contact avec les Américains pour préparer l’encerclement et la reconquête de Paris. Viannay s’installe dans ce rôle bizarre de séminariste de la résistance animé de bons principes et de vertus indéniables, courageux jusqu’à la folie, absent jusqu’à 1′ impuissance. Les derniers jours qui précèdent la Libération laissent à Viannay un souvenir mitigé. L’exaltation, la joie, l’espèce de 14 Juillet permanent qui poussent le peuple, les foules vers ces troupes alliées qui rentrent progressivement dans le cœur de la France et reprennent le contrôle de la Seine-et-Oise… Cette fois, Viannay est installé dans son rôle de chef militaire mais n’insiste pas pour passer les commandes à ceux qui représentent l’ordre et la légalité ordinaires… Tout au plus Viannay est-il sensible à la montée d’un pouvoir communiste omniprésent qui dépasse largement les FTP et qui tente progressivement d’opposer une structure civile et militaire au Gouvernement de Londres. Viannay n’a pourtant pas, à l’égard des communistes la même répulsion que le Général de Gaulle. Il sent que les FTP sont partagés entre le patriotisme romantique, la levée des francs-tireurs et partisans analogue à celle de 1792, et une prise de contrôle stricte de tout l’appareil administratif et politique. Viannay passe la main, reprend contact avec ceux des dirigeants du mouvement qui sont responsables du journal ou de la représentation parlementaire dans le MLN. Autant de sujets qui pour le moment ne préoccupent guère celui qui a été plus habitué à la clandestinité qu’à la vie au grand jour. Viannay était d’une autre trempe. Le 24 juillet, il rencontre enfin le Général… La description faite par Viannay de la rencontre de Rambouillet vaut quelque attention. « Il se leva, et m’accueillit avec beaucoup de courtoisie, je lui dis ma joie de le voir et commençais à lui expliquer les raisons de ma présence. Je crus sentir que le premier mouvement du Général à mon endroit était de sympathie. Ce n’était pas de l’outrecuidance de ma part, j’arrivais de chez 1’ennemi, j’allais y retourner. J’étais l’un des représentants de la France résistante, saisi en pleine action et non en mission à Londres ou en représentation au fur et à mesure de la libération du territoire… Quoiqu’il en était, mis en confiance, je me laissais aller à exprimer plus librement ce que j’avais dans la tête et qui peut se résumer en trois phrases: la France est mûre pour tous les changements après l’effondrement de la IIIe finissante et après quatre années d’humiliations et d’épreuves… La France dispose d’une élite de courage qui s’est spontanément révélée et qui est prête à s’engager à nouveau, l’union de la résistance et du Général de Gaulle peut vaincre tous les obstacles, y compris le pouvoir communiste en le débordant par la gauche et l’anticonformisme. »
Langage curieux chez celui qui a du mal à présenter les idées de la résistance, qui ont évolué avec l’épreuve des opérations militaires. A ce langage, de Gaulle reste totalement imperméable : la France n’est pas un pays qui commence, c’est un pays qui continue. Il ajouta : la dictature, je sais comment on y rentre et je n’ai qu’un mot à dire, mais je ne sais pas comment on en sort… Un peu plus tard en réponse à l’ évocation de la force politique de la résistance, le général déclara : « II y a trois forces en France, le capital, le communisme et de Gaulle. Du coté où se portera de Gaulle la France basculera… » Viannay précise : «je m’étonnais du peu de cas qu’il semblait faire de la résistance et lui reprochais aussi de lui avoir envoyé des hommes insuffisants. Il me répondit avec une vivacité choquée, en me faisant l’éloge de Parodi, son délégué général. Il se leva, en me disant simplement d’un air méditatif : « La France s’appelle de Gaulle ».
Langage absurde, dialogue de sourds. Viannay s’identifiait à cette résistance bourgeoise et conformiste mais révolutionnaire alors que de Gaulle s’installe dans la France et dans l’ordre. Par la suite, les quelques rencontres que Viannay aura avec de Gaulle le trouveront également insensible. De Gaulle a une épaisseur, une puissance, une lassitude désabusée. C’est un stratège de politique et du pouvoir alors que Viannay ne vit que dans l’instinct et le sentiment. Plus tard, installé dans les ors et les décors du pouvoir, de Gaulle demande à rencontrer les gens de Défense de la France. Il compulse un des cahiers du mouvement et demande très poliment si les idées contenues dans les cahiers correspondent à des souhaits fondamentaux de l’opinion. Salmon et Jurgensen répondirent que les projets de constitution constituaient un effort de réflexion pour le futur plus qu’un programme pour une action immédiate. De Gaulle dit comme pour lui même : cela arrivera mais pas tout de suite. Sa doctrine institutionnelle, à lui de Gaulle, était déjà ébauchée et les projets des cahiers rencontraient ses propres préoccupations. En réalité de Gaulle se moquait comme d’une guigne des différents textes qui lui étaient soumis car sa préoccupation était à la fois l’ordre contre l’église patriotique organisée par les communistes et l’ordre face à l’emprise d’une administration américaine qui tenait à gérer la France.
La quatrième rencontre de Viannay avec de Gaulle, fin 1944, ne fut pas plus concluante. Viannay contestait la conception que le Général avait de l’État et regrettait l’absence de réalisation des espoirs de la résistance. « Je lui reprochais aussi la mollesse avec laquelle avait été faite l’épuration dans certaines parties de l’État ». Il me répondit qu’il était entouré de personnes issues de la résistance et ajouta : « J’ai déjà épuré l’administration jusqu’à l’os, que voulez-vous que je fasse de plus ».
En réalité Philippe Viannay, à 27 ans, agaçait, dérangeait le général de Gaulle dans ses certitudes d’homme mûr de 54 ans. Entre la révolution sentimentale souhaitée par Viannay et la conception régalienne que de Gaulle a de la République et de l’État, il y a plus qu’un monde. De Gaulle s’installe logiquement dans la continuité des grands hommes qui ont fait la France, de Richelieu à Clemenceau. De Gaulle était d’abord un stratège du pouvoir auquel l’avait préparé sa culture militaire. Sachant, comme l’avait formulé Clausewitz, que la guerre n’est que la politique poursuivie par d’autres moyens. Il savait qu’une bataille se gagne sur l’hypothèse et le terrain choisi, que tout l’art consiste, quand il n’est pas possible de le créer, à attendre que l’événement vous rejoigne… De Gaulle, pour Viannay, combinait à un niveau élevé les qualités politiques qui se trouvent rarement rassemblées en un seul homme, une perception des grands équilibres mondiaux, un don de longue vue, un empirisme fondamental et une capacité à assumer le présent… Vulgairement il avait une gueule en forme de Malet et Isaac. Il convient d’ajouter que, porté par sa formidable certitude de son moi et servi par ses dons, il savait aussi gagner une étonnante distance vis à vis de son personnage. De Gaulle lui était comme extérieur d’une donnée objective de la réalité française…
Aussi lorsque de Gaulle joue une partie compliquée avec la résistance communiste, qu’il s’impose face aux Américains en recherchant l’amitié de Staline par le pacte franco-soviétique, en conservant des ministres communistes, il réussit un équilibre précaire. Mais pour autant de Gaulle était imperméable à une évolution de la société civile, il ne voyait ni l’évolution de l’Union française, ni l’évolution des peuples coloniaux, ni l’évolution d’une société qui allait bientôt sortir de la reconstruction pour entrer dans le confort et la consommation.
Pourtant de Gaulle n’aimait pas l’argent et refusait la main-mise du capital dans lequel il voyait un concurrent direct de 1’État . L’État, pour lui, représentait l’État souverain, l’État qui respire la justice, l’équilibre, 1’État des technocrates qui font le bonheur de la France et des hommes au delà des considérations partisanes, particulières, financières et des lobbies.
Ce débat nous dépassait largement, mais d’instinct nous avions appris maintenant à nous méfier de De Gaulle et de ses généraux qui, s’inspirant des précédents de Pétain, voulaient imposer à la France un ordre nouveau et en finir avec une guerre civile franco-française… Heureusement sur le fond, à travers le livre de Léon Blum, A l’échelle humaine, les contacts de Viannay avec de Gaulle dont il nous rapportait l’essentiel et que nous comprenions mal, s’établissait un certain parallèle. L’État devait être fort pour en finir avec les régimes faibles de la III° République, l’État devait être pur avec une presse non corrompue, l’État devait s’imposer au delà des groupes économiques,les groupes d’argent et d’influence. Curieusement, Viannay, qui voulait la pureté de ce nouvel État, s’entourait d’hommes qui ne le valaient pas sur le plan moral. Blank, prêt aux magouilles, aux trafics d’influence, pour conserver l’apparence d’une presse indépendante, Salmon, qui, pris par ses ambitions politiques, va très vite jouer un jeu politicien sans se soucier beaucoup des formes et des idées de la résistance. La résistance avait bon dos et nos efforts misérables paraissaient bien courts face à des forces qui nous dépassaient. De même que la république était belle sous l’empire, le rassemblement de la résistance s’effrite alors qu’il y avait le repoussoir de Vichy et de son ordre moral, des Allemands et du nazisme. Le seul raccourci qui nous restait était sans doute cette forme de 1’État régulateur, coordinateur de l’État planiste et organisateur donc Bloch-Lainé et les hommes qui entouraient Viannay étaient sans doute les inspirateurs.
Nous étions pris par un quotidien où l’ivresse de la libération de Paris,1’extraordinaire mouvement de joie spontanée, sous les pavés la plage, déjà, rendaient illusoire toute construction théorique ou autoritaire. La guerre continuait et ceux qui avait refusé de nous rejoindre dans la clandestinité s’engageaient dans les forces françaises, dans les régiments constitués. Pourtant, pour nous l’essentiel avait été fait et notre horreur de l’ordre moral s’accompagnait d’une répulsion instinctive à l’égard de l’engagement militaire. Nous étions une poignée, un petit nombre, mais Viannay nous avait donné le virus du révolutionnarisme, de l’anarchisme, de la contestation. Nous n’aurions pas été plus à l’aise dans l’ordre militaire de l’armée de Lattre ou de l’armée Leclerc que dans cet ordre nouveau que le général allait créer de toutes pièces en reprenant curieusement une certaine filiation par rapport au régime du Maréchal Pétain.
La résistance non communiste, la résistance communiste et les partis politiques qu’il avait aidé à faire renaître, pour équilibrer les deux autres forces… La résistance communiste était en principe 1’adversaire de beaucoup le plus dangereux pour de Gaulle dans la mesure où elle ne lui devait rien et participait de la même légitimité que la sienne.
On se trouvait à l’automne 44 devant un problème relativement simple. La résistance extérieure, c’est-à-dire la France libre et éventuellement le parti communiste mené de Moscou par Maurice Thorez contre les risques d’autorévolution menée par la résistance intérieure, qu’elle soit communiste avec les FTP de Charles Tillon, ou qu’elle soit non communiste et confuse avec les mouvements spontanés qui allaient dans le sens de la démocratie chrétienne chère à Viannay. La résistance a pris la bifurcation la plus dérisoire : se reconstituer en partie avec le Mouvement de libération nationale, imposer à la légitimité de l’État de droit qu’était de Gaulle, une légitimité de la résistance intérieure qui était confuse et éparse en des tendances diverses. Plus tard, de Gaulle pourra faire état de son œuvre sociale, notamment par un renforcement du contrôle de l’État, des nationalisations, d’un programme social avancé, mais il faut voir dans la démarche du Général beaucoup plus un souci d’assumer l’ordre et de le faire respecter par les forces dont il disposait, notamment l’armée et l’appui, finalement, des Alliés, contre le désordre latent que pouvaient entretenir en France les tenants de la résistance intérieure ou les forces communistes nées des FTP.
De Gaulle ignore la nouvelle société civile qui s’est créée à travers la guerre et veut faire de la France de 1944 une légitimité qu’il assume personnellement De Gaulle, c’est la France, la France, c’est de Gaulle. C’est cette identification absolue et quasiment monarchique que le Général va s’imposer aux Américains dans le jeu de l’après-guerre.
Au fatras des théories et des thèses de la résistance simplement analysées par le Comité général d’études des technocrates avec lesquels Viannay, à cette époque, n’a aucun contact, s’oppose la figure prestigieuse du premier résistant de France, du chef de la France libre qui joue uniquement et directement en contact direct avec le peuple. La résistance et les partis de gauche se bornèrent à remplir les blancs ou les vides du Front populaire, comme le remarque Viannay, et d’en développer certaines lignes. Ils ignorèrent les transformations brutales que la société française avait elle-même subies au fil des années. De Gaulle lui-même avait donné la ligne en estimant qu’un régime économique et social devait être créé sans qu’aucun monopole, aucune coalition ne puisse peser sur l’État ni régir le sort des individus. Pour de Gaulle, tout le pouvoir procède de l’État, donc de lui, et les décisions d’opportunité qui vont être prises au fil des ans, ne feront que conforter la conception royale et jacobine de De Gaulle et la France. La reconquête par de Gaulle du rang qu’elle avait au niveau international était une nécessité absolue aussi bien en ce qui concernait l’économie extérieure que la politique étrangère.
C’est ainsi que Viannay se trouve en accord avec de Gaulle pour limiter le danger communiste et l’existence de milices patriotique. La révolution, sa stratégie étaient en opposition complète avec celles du Général. Philippe Viannay comme Vichy mettaient au premier rang le rôle d’une élite, d’un capitalisme d’État et de la justice. Mais, cette nouvelle France que cherche confusément Viannay à travers le MLN, à travers les premières esquisses qui balbutient à 1’automne 44, aligne finalement Philippe Viannay sur une France plutôt rétro que prospective. L’ordre nouveau, c’est celui que de Gaulle va imposer ou va tenter d’imposer dans les mois qui viennent jusqu’à son échec devant 1’Assemblée constituante. L’ordre nouveau gomme la guerre civile franco-française qui continue de se déchaîner. Viannay, à la fois fasciné par l’expérience initiale de Vichy et par l’identification du peuple à la résistance, oublie les réalités et les contingences d’un peuple français qui souhaite d’abord l’apaisement et la protection du Père, c’est-à-dire du Général de Gaulle. Le retour à la croissance, la recherche du bien-être vont l’emporter sur toute autre considération et de Gaulle ne pourra lui-même imposer ses disciplines. Défense de la France devait éclater de lui-même et s’enliser dans les sables. L’Assemblée consultative créée par le Général pour faire admettre un certain consensus n’aura qu’un rôle de représentation. Las du jeu politique, Philippe Viannay va s’engager sur des voies plus concrètes. Faire du journal Défense de la France un journal populaire et non plus un journal de l’élite, en recourant à des professionnels du journalisme que devaient être les anciennes équipes de Paris-Soir. Hommes d’affaires avant tout, Blank se flatte, en recrutant Lazareff, de disposer d’un outil qui lui servira par la suite à assurer la prééminence d’un journal populaire du soir sur les autres titres éphémères de la Libération. A l’automne 44, Défense de la France va se transformer en France-Soir. France-Soir succède à Défense de la France avec une partie des équipes du mouvement clandestin. Viannay ne perçoit pas le danger. Blank, insolemment, déclare : « Nous le presserons comme une orange et après, nous le jetterons ». Face aux enfants de chœur de la résistance, Lazareff et son équipe, beaucoup plus chevronnés, connaissaient le cocktail détonant qui permettrait de faire de France Soir un grand journal. Beaucoup de vulgarisation, de l’histoire, de l’érotisme, un titre racoleur et gueulard, autant de recettes éprouvées qui avaient permis à Paris Soir de s’imposer avant guerre avec Jean Prouvost et qui vont dépasser largement les intentions de Défense de la France. Le virage sur France-Soir constitue le deuxième échec de la libération de Viannay. Déjà déçu par l’orientation du MLN et de son manque d’impact dans les classes populaires, ne sachant comment passer de la clandestinité et de la résistance à un mouvement politique, Viannay va s’enferrer dans ce qu’il appelle lui- même le temps des mensonges. Si son action immédiate paraît très vite sans issue, Viannay va passer une trentaine d’années à lancer des initiatives ou à promouvoir des sortes de séminaires, de regroupements, de cercles qui devaient former la jeunesse des lendemains de la libération. Le Centre de formation international, le Centre des Glénans, le Centre de formation des journalistes, le Centre de perfectionnement des journalistes constituent autant de réussite d’un Viannay qui se découvre une vocation didactique. Autant Viannay fut maladroit dans sa gestion politique de l’après -guerre, autant il fut naïf et, sans doute, un peu présomptueux en croyant contrôler par Défense de la France et France-Soir une nouvelle formule du journal de la Libération, autant son impact, son charisme sur les jeunes devaient plus tard s’imposer. Sans doute, parce qu’il était caractéristique d’une certaine époque, parce qu’il devra, par la suite, retrouver les surgeons d’un rêve brisé, Viannay saura être à des carrefours, à des points de rencontre où il devenait absolument nécessaire d’avoir un être mythique. La réussite dans la formation des journalistes puis la constitution de petites équipes qui devaient bousculer bien des idées reçues sont à l’actif d’un homme qui ne s’est jamais remis de son passage dans la clandestinité. Parce qu’il fut constamment sincère, parce qu’il saura respecter un certain nombre de valeurs, parce qu’il sut associer à ses idées un certain nombre de technocrates, Viannay va imposer un certain style qui paraît maintenant bien lointain. Le Viannay des belles années 40-44, par son irréalisme même, va provoquer un choc que la révolution de l’après-guerre ne saura digérer. Il restera imprégné du syndrome de Vichy par ses idées morales, influencé à son corps défendant par la lutte contre les idées reçues nées de la résistance, mais constitue bien le prototype de cette nouvelle race des hommes de transition qui vont faire la IVe puis la Ve République. Si les foucades de Philippe Viannay furent souvent malheureuses quand il prit position pour Chaban-Delmas ou lança le cercle Tocqueville, d’autres militants mieux inspirés devaient être à l’origine d’une transformation des conceptions de la formation et de l’éducation qui dépassèrent largement le simple cadre étroit de la Libération.
Personnage toujours en quête d’identité, sorti d’un roman de Malraux, perpétuellement angoissé, à la recherche d’une jeunesse perdue, tragique au-delà de toute raison, Viannay ne fut surtout pas un soldat perdu de la Résistance ou un ancien combattant de la dernière guerre. Il fut la mémoire, la justice, 1’inclassable, l’inconsolable, perpétuel jeune homme agité, en quête d’une société et de son temps. Sans doute, Philippe fut-il plus malheureux en mai 68 devant l’incompréhension de ses « fils » qu’il ne le fut en 71 devant l’échec de Chaban-Delmas. Trop ignoré par ceux dont il était le père, il resta constamment le rebelle, agité d’une boulimie de création et de contacts qui le rendaient curieux de tout. Heureux dans certaines de ses entreprises, comme le Centre de formation des journalistes, maladroit en politique et dans la presse, toujours à la recherche d’une élite qui allait d’Uriage à l’Institut Auguste Comte, Viannay resta à mi-chemin de son siècle, à mi-chemin de l’establishment et de la révolution. Tel quel, il est précisément l’homme de la transition, de la génération perdue de la guerre, épris de profit qui vont se révéler après mai 68.
Dans sa fuite en avant, Viannay cherche désespérément la transition entre la sociologie de la France de la guerre et celle qui se dessine à travers la nouvelle société.
Cependant, par orgueil ou innocence, Viannay a cru pouvoir s’insérer dans la politique alors qu’il a été joué par la politique. Il a cru, contrairement à Beuve-Méry, faire une presse avec l’argent des autres et, en tentant d’utiliser Hachette pour ses propres dessins, il sera manipulé par Hachette avant de perdre, échec et mat, devant la puissance de l’argent. Ambiguïté du personnage de la Résistance, impuissance à maîtriser des éléments qui le dépassaient, Viannay est caractéristique de cette génération qui se cherchera et n’arrivera pas à retrouver un équilibre dans les républiques qui vont se succéder. Il nous a donné l’angoisse d’une forme de recherche et de quête de la vérité qui n’aura jamais eu son aboutissement.

Quelques réflexions à propos du Grand Jeu (Pascal Bauchard)

D’abord, il est difficile de savoir quand notre père a écrit ce roman : Paul Béquart en a le souvenir mais il n’en avait vu quelques pages : on peut supposer qu’il a été rédigé entre 1945 et 1947, en tout cas dans une période de désillusion : notre père a raconté son amertume lorsqu’il a constaté, alors qu’il étudiait à Sciences Po, que le plupart des professeurs étaient les mêmes qu’à l’époque précédente, avec les mêmes idées rebattues …
Il n’est pas sûr que ce texte ait été vraiment achevé car le roman se termine un peu « en queue de poisson » ! Il n’a pas été en tout cas publié et je ne sais pas pourquoi notre père a renoncé à le faire publier. Peut-être n’était-il pas satisfait du résultat , peut-être avait-il d’autres préoccupations…
Paul Béquart a eu la grande gentillesse de lire le roman et d’essayer de repérer les correspondances qui existent entre les événements et les personnages fictionnels et ce que notre père (notre mère aussi!) ont vécu à l’époque.

La construction du roman :
Le roman est construit comme un film , avec de nombreux retours en arrière. Il débute par le procès de Jean Veuillot dit Jules dans la résistance, jugé pour avoir assassiné son camarade Stéphane : le récit revient sur plusieurs épisodes de ce petit groupe de résistants parisiens. Il est entrecoupé par des extraits de provenances diverses : journal de Défense de la France, brochures de la JEC. Il n’est pas sûr que le roman soit achevé car il se termine un peu « en queue de poisson », même si le procès semble arriver à son terme.

Entre histoire et fiction :
En tout cas, il s’agit bien d’un roman d’initiation, très largement inspiré des événements liés à la Résistance et vécus par notre père. Beaucoup d’indications nous renvoient à la jeunesse de notre père: le groupe d’amis lycéens du Lycée Louis le Grand, la JEC, la résistance, le maquis de Seine et Oise, la Libération de Paris…Pour certains épisodes, Paul n’en a pas le souvenir mais il est possible que notre père les ait vécu quand ils étaient séparés (par exemple, l’attaque contre des soldats allemands dans le maquis de Seine et Oise)
Plusieurs faits rapportés dans le roman renvoient très précisément à des histoires que notre père a vécues et qu’ils nous avait racontées : la distribution des journaux clandestins, le lancer de tracts lors d’une messe à Notre-Dame des Victoires, la participation au maquis de Seine et Oise, la relation du massacre de Ronquerolles : il faut se reporter aux commentaires de Paul là dessus.
Par contre, d’autres épisodes se sont peut-être effectivement déroulés mais je n’ai pas le souvenir de les avoir entendu de la bouche de notre père : peut-être ces événements lui ont été rapportés par d’autres (la libération de Paris avec l’arrestation de Sacha Guitry, même si notre père en parlait déjà dans son entretien..)…

Aussi, il semble bien que la plupart des personnages correspondent à des personnes ayant réellement existé : Philibert par exemple ressemble assez fidèlement au portrait que notre père faisait de son chef de réseau, Philippe Viannay, en particulier quand il évoque ses exposés sur la France d’après la Libération. Pour les autres noms, Paul Béquart a retrouvé plusieurs membres de leur réseau qui correspondent aux personnages du roman (Jules, Bernard, Jacques, Fromont, Valentin, Ted…). Par contre, d’autres personnages comme Stéphane sont probablement fictionnels , selon Paul …

Les noms de lieux , surtout en Seine et Oise, correspondent en général aux noms des localités de cette région (Moiselles, Montsoult, Groslay, L’Isle Adam, Taverny, Maffliers, Vaudremont, Persan-Beaumont…) d’autres semblent avoir été inventés…

Le portrait d’une génération :
Le roman est très intéressant sur le portrait de jeunes lycéens chrétiens qui veulent s’engager contre l’occupant.

Ils sont présentés comme de jeunes bourgeois habitués à une vie confortable, bien éduqués, gâtés par leurs parents : le personnage de Jules se sent déclassé par rapport à certains d’entre eux, et en particulier Stéphane, à qui il envie son aisance à la fois matérielle et sociale.
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Le texte présente les personnages principaux (Fromont, Bernard, Jean…) comme des lycéens membres de la JEC, de jeunes catholiques un peu tourmentés, qui se lancent dans des discussions qui peuvent paraître stériles mais qui leur prennent beaucoup de temps : par exemple, ils évoquent doctement les encycliques de Pie XI : ils discutent sur la chasteté, les rapports avec les femmes, même si Paul estime qu’ils étaient moins « obsédés » par la sexualité que le raconte le roman de notre père….Leur positionnement vis à vis de la religion est ambigu : ils sont révoltés par la soumission de la majorité du clergé à « l’ordre établi »de Vichy, leur »bien-pensance », mais en même temps ils restent façonnés par leur éducation catholique:quand il s’agira de tuer du boche, ils sont quand même troublés.

Parmi les raisons premières de l’engagement de ces jeunes gens, il y a la rébellion contre l’ordre bourgeois et l’idée d’appartenance  à un groupe: selon le témoignage de notre père, il a finalement « basculé » dans la résistance par amitié, pour ne pas « laisser tomber les copains » qui prenaient tant de risques…

Le roman s’attache aussi à décrire les rapports entre ces jeunes gens et leurs parents -et nous savons à quel point cette question a préoccupé notre père- Il existe plusieurs cas de figures : certains jeunes -comme Stéphane ou Bernard- ont des rapports de confiance avec leurs parents et se sentent soutenus par eux, y compris dans leurs activités résistantes. Jacques s’engage avec le consentement , et même l’appui de son père. De même, Ted et Georges. Par contre, pour d’autres, la rupture semble consommée avec leurs parents et leur entrée dans la Résistance est une façon de couper les ponts avec leur famille jugée trop conservatrice : c’est le cas de Jules-Jean Veuillot avec sa mère ou de Valin.

Les rapports de ces jeunes gens bourgeois avec le peuple sont ambivalents : le roman s’attarde sur la personne de Beaudricourt, rencontré dans le maquis de Seine et Oise, issu du prolétariat et dont la vie est un vrai roman populaire. Il est clair que le personnage a fasciné ces jeunes gens, qui restent quand même persuadés de leur supériorité sociale…

Le roman évoque aussi les discussions de ces jeunes Résistants sur l’avenir de la France, dans un style très « sciences po », comme l’écrit notre père. En particulier, plusieurs passages du texte présentent le chef du réseau Philibert en train de pérorer sur les institutions politiques, les questions géopolitiques de l’après guerre : ces discussions se tiennent dans le salon des parents de Stéphane, et même au cœur du maquis de Seine et Oise…En gros, leur leader estime qu’ils vont former la future élite qui va diriger la France, après que les anciens hommes et partis aient été balayés.

Comme dans son entretien que j’avais transcrit l’an dernier, notre père montre bien les sentiments parfois ambigus qui animaient ces jeunes résistants. Par exemple, il les décrit comme assez fascinés par « ceux d’en face », les autres jeunes français qui ont choisi le camp de Vichy et de la collaboration et ils lisent « leur presse » (Je suis Partout…). A plusieurs reprises, il insiste sur leur peur, leur maladresse (par exemple dans le maniement des armes), parfois même leur dégoût de la guerre. Leur combat n’est pas idéalisé, même s’ils passent aussi par des moments d’exaltation….Il est aussi très critique sur les discussions auxquelles ils se livrent et semble considérer qu’elles sont souvent oiseuses…

Au total, un roman vraiment générationnel, qui montre bien les sentiments complexes de notre père à l’égard de son engagement dans la Résistance. Comme l’écrit Paul, notre père manifestait parfois « un peu de dérision à l’égard du jeu de « petits soldats » que nous jouions. »…Et il adopté cette attitude très tôt, au moment même où il était au cœur des combats. On peut relever dans le roman que les principaux responsables du réseau, comme Philibert, Georges, ou Fromont sont souvent qualifiés de « pédants » En même temps, l’action résistante de notre père n’a pas été si négligeable , que ce soit au niveau de la distribution des journaux clandestins dans Paris et de sa participation au maquis de Seine et Oise. Le roman laisse aussi entendre à quel point à notre père a pu être en rébellion contre son milieu bourgeois d’origine…Cela explique peut-être ce qu’il dit dans le témoignage aussi présenté dans ce blog, sur le parallèle qu’il établit à plusieurs reprises entre ses engagements de jeunesse et …mai 68 !

COMMENTAIRES DE PAUL BEQUART SUR LE ROMAN LE GRAND JEU

Pour mieux comprendre le roman le Grand Jeu, nous ajoutons les commentaires de Paul Bequart, qui a connu nos parents justement pendant la Résistance. Paul a rencontré notre père au lycée Louis le Grand alors qu’ils étaient en terminale en 1943-1944, lui-même dans la filière scientifique alors que notre père poursuivait des études littéraires.
Ils ont rapidement sympathisé car ils faisaient partie des mêmes milieux de la JEC, et bien sûr de la Résistance, dans le mouvement Défense de la France (le pseudonyme de notre père était Benito et celui de Paul, Bertrand).
Ensemble, ils ont participé à de nombreuses activités résistantes –distribution de tracts, diffusion de la presse clandestine- et plusieurs de ces actions sont évoquées dans le roman : le lâcher de tracts à Notre Dame des Victoires, le maquis de Seine et Oise, la Libération de Paris. Par contre, ils ont été séparés à différentes occasions, comme par exemple lors de la Libération de la capitale, en particulier lorsque notre père a été arrêté par les Allemands.
Paul Béquart était donc le mieux à même de retrouver dans ce texte les personnages et les évènements dont notre père s’est inspiré pour écrire son roman. Voici donc ses remarques.

Le récit de Philippe est tellement romancé que j’y reconnais des événements vécu réellement, mais je ne reconnais rien de certaines descriptions.

-le lancer de tracts à ND des Victoires est authentique. Nous étions ensemble avec Philippe. Michel Habib qui dirigeait la cérémonie a cherché à nous dénoncer auprès du commissariat. Il s’est targué du titre de résistant après la guerre et a dirigé en 44 (septembre) une mission de FFI en Angleterre dont j’ai fait partie (mais pas Philippe)

-les aviateurs cachés par des résistants :
peut-être Philippe s’en est occupé . Pas moi.

-la rencontre de Stéphane avec un officier HAYER me paraît complètement inventée pour les besoins du roman, et de ce que Philippe avait envie d’introduire dans le récit. Stéphane est non identifiable pour moi.

-les discussions dans le cadre de la JEC sont exactes (casti connubii, Mit brennender Sorge)

-l’attaque contre les soldats allemands en Seine et Oise :
Philippe semble avoir participé à ce genre d’action, et serait retourné en Seine et Oise dans ce but. Il m’en a parlé dans ce sens mais moi, je n’y étais pas.

-La libération de Paris :
Nous avons été ensemble mais pas toujours.
-Lors de son arrestation sur l’esplanade des Invalides, il était seul avec un chauffeur.
-Lors de la prise de l’École militaire, je dirigeais un groupe de 6 hommes mais Philippe s’activait ailleurs dans Paris (peut-être était-ce le moment même où il se faisait arrêter aux Invalides).
Sacha Guitry a été arrêté par un autre groupe que le notre. Il habitait près du Champ de Mars, où subsiste une statue de Lucien Guitry.
Quant à Paul Chalk, j’ignore tout de son arrestation.

Pour finir, je peux témoigner de la véracité des propos de Philippe mais j’ai toujours ressenti de sa part un peu de dérision à l’égard du jeu de « petits soldats » que nous jouions. Un peu de cynisme et quelques blagues sur notre gêne à l’égard de la sexualité, font du récit de Philippe un montage formel qui est de son crû.
Dans mon souvenir, on a pu avoir des propos de troupiers mais on n’était pas obsédé par la sexualité. A vrai dire, les filles étaient absentes lors de notre séjour en Seine et Oise en mai, juin, juillet 1944. Elles n’ont été présentes dans nos groupes qu’au cours de nos « rancarts » parisiens.
Véritables noms derrière les personnages :
-Jules → Philippe Bauchard (Benito)

-Bernard → Paul Bequart (Bertrand Potier)

-Valentin → José Edouard Laval (Edouard VII)
Après Viannay , il était notre chef direct. Dirigeait le camp permanent d’éclaireurs de la Rose des Vents (et non des « 4 Vent », selon le texte de Philippe)
-Petit Pierre → Patrice Marlio (Patrick)
ses parents habitaient près de St Philippe du Roule. Philippe, après la disparition de Patrick, il a été les voir après la Libération. Avaient peut-être un appartement de style qui aurait servi à Philippe pour sa description de luxe bourgeois.
Sa mission (en août après notre départ de Seine et Oise pour Paris) aurait été un collage d’affiches dans un village. Il n’en est pas revenu. Une disparition mystérieuse.

N.B : Philippe aimait bien un copain résistant du VII° du nom de Petit Paul, du fait de sa petite taille.

Jacques → Joseph Thymel ( Joseph)
je l’ai revu deux ou trois fois à nos réunions après la Libération.

Ted → Simon Varsi (Sosthène)
C’est le fils d’un ancien maire de Bonifacio. Élève des Beaux Arts. Arrêté près de l’Isle Adam et enfermé à la mairie. A été fusillé avec ses camarades qui étaient dans la même camionnette (ils transportaient des armes). Le trou d’obus où ils furent tués existe toujours. Un monument avec leurs noms et ceux d’autres résistants a été construit le long du mur des FORGETS (propriété suisse où ils fabriquaient du chocolat avant guerre)
A Bonifacio, existe une rue du sous-lieutenant (!!) Simon Varsi. Sa mère, visitée par Philippe en 45 ou 46, est depuis longtemps décédée.

NB. Sur le monument en question, il y a les noms de Jean et Michel REBRETEAU, deux étudiants en médecine qui nous ont donné des conseils d’hygiène.
Également le nom de Christiane MEFRED VALS que je n’ai rencontrée qu’une fois, pour une liaison à la Pierre Turquoise.

-Fromont → Pierre Alviset, dont un lycée porte le nom dans le XIII° . Il était venu en Seine et Oise avec « deux types » (d’après Philippe) mais avec un ami Marc Bairal (devenu prêtre catholique par la suite. Décédé depuis plusieurs années)
Pierre était objecteur à l’égard du combat armé et ne voulait être que « brancardier ».
Il est resté 48 heures avant son retour à Paris.
Revenu en Seine et Oise alors que nous étions à Paris,en août. Il a été arrêté et tué d’une balle dans le dos au cours d’un simulacre d’évasion.
C’était un militant de la JEC mais dans notre groupe de Louis le Grand

Stéphane est un personnage impossible à identifier. Probablement mis en scène pour la cohérence du texte de Philippe.
Je n’ai pas pu faire correspondre les autres noms propres à des personnages connus par moi ou Philippe. Ils restent romanesques.

Pour ce qui est nos instruments de campagne
-la mitraillette STEN ne s’appelait pas « Joséphine » mais « Armance » (un nom trouvé par Philippe)

-Un revolver (type guerre de 70!) avait pour nom Napoléon, car Philippe faisait remonter son existence au Premier Empire, pour le moins !
-Le vélo de Philippe était Bucéphale , le mien Dolichocéphale.

Philippe Viannay (1917-1986)

Photographie prise sur les bords de l’Oise au début du mois d'août 1944. Philippe Viannay, au centre, a le pied dans le plâtre. De gauche à droite : Albert Bernier, Philippe Viannay, Françoise de Rivière et Hélène Viannay. (Source : © Archives nationales, fonds Défense de la France (don association Défense de la France) Droits réservés
Photographie prise sur les bords de l’Oise au début du mois d’août 1944. Philippe Viannay, au centre, a le pied dans le plâtre.
De gauche à droite : Albert Bernier, Philippe Viannay, Françoise de Rivière et Hélène Viannay.
(Source : © Archives nationales, fonds Défense de la France (don association Défense de la France) Droits réservés

Philippe Marie Victor Viannay est né le 15 août 1917 à Saint-Jean-de-Bournay (Isère) dans une famille bourgeoise catholique conservatrice, patriote et anti-républicaine. Étudiant en théologie, il envisage dans un premier temps la vie religieuse. Il abandonne cependant cette vocation et choisit de suivre des études de philosophie. Au moment de sa mobilisation en 1939, il est inscrit comme étudiant en philosophie à la Sorbonne. Il se bat à la tête d’un bataillon de tirailleurs marocains au cours de la campagne de 1940. Démobilisé le 9 août 1940 à Grenoble après la défaite de son pays, il reprend ses études.

Avec un camarade, Robert Salmon, qui partage le même traumatisme de la déroute et le refus de la présence allemande, rejetant l’option militaire, il réunit un groupe d’étudiants – parmi lesquels Hélène Mordkovitch, qu’il épousera en 1942 – et lance l’idée d’un journal clandestin. Un tract sur la situation de l’Alsace est diffusé début 1941 puis, grâce à l’aide matérielle d’un ami industriel, le groupe crée Défense de la France à l’été 1941. Viannay, sous le pseudonyme d' »Indomitus », signe la plupart des éditoriaux du journal. Dénonçant le nazisme et hostile à la collaboration, il reste longtemps convaincu du « double-jeu » de Pétain, à la différence des autres membres du groupe, en particulier Robert Salmon et Jacques Lusseyran. De même il exprime son soutien au général Giraud et se rallie définitivement à de Gaulle au printemps 1943, autant par positionnement stratégique que sous l’influence de Geneviève de Gaulle et de Robert Salmon.

A la tête du Comité directeur il organise les différents services. Philippe Viannay est à 25 ans le chef incontesté d’un des plus importants mouvements de Résistance de la zone Nord. En 1944, soucieux de préserver l’indépendance de son mouvement il s’oppose à quelques membres du Comité directeur, dont Robert Salmon. Désireux de s’impliquer dans l’action militaire il quitte Paris et s’installe dans le maquis de Seine-et-Oise Nord (Ronquerolles), dont il prend le commandement FFI en février 1944, sous le nom de commandant Philippe. Au mois d’avril, Pierre Lefaucheux, chef régional des FFI d’Ile-de-France, le nomme responsable FFI de la Seine-et-Oise Nord. Le 23 juillet, arrêté par les Allemands, il est blessé par plusieurs balles ; hospitalisé, il parvient à s’évader et reprend le commandement de son maquis. Le 24 août, Viannay est reçu par le général de Gaulle à Rambouillet. Voyant en lui le chef d’un mouvement politique issu de la Résistance, il est déçu par le désintérêt de ce dernier pour son mouvement. Après la Libération il est chargé en 1945 d’une mission de rapatriement des déportés, et rapatrie Jacques Lusseyran.

(source http://museedelaresistanceenligne.org/media1701-Philippe-Viannay: )

 

le maquis de Seine et Oise

Ce maquis de Seine et Oise est celui auquel ont participé notre père et Paul Béquart et qui est évoqué dans le roman Le Grand Jeu.

Le texte qui suit est tiré de plusieurs sites internet.

Le 1er février 1944, avec la création officielle des Forces françaises de l’intérieur (FFI), Philippe Viannay se voit attribuer par Pierre Lefaucheux, chef régional FFI, le commandement du Nord de la Seine-et-Oise. Le but que se fixe alors Viannay – qui s’était jusqu’alors cantonné dans la propagande et la fabrication de faux papiers – consiste à organiser la guérilla en bordure de l’Oise, d’y installer par petits groupes d’une quinzaine d’hommes les jeunes étudiants parisiens, de leur procurer des armes et de les entraîner à la vie du maquis. Le but final de l’organisation « étant de créer progressivement sur les arrières ennemis une situation intenable par des coupures de routes, de voies ferrées et autres moyens de liaison et de communication » (rapport d’activité de Philippe Viannay, SHAT). Il en souligne d’ailleurs les écueils initiaux : difficulté d’intégrer les éléments étrangers dans une population essentiellement rurale, d’endurcir de jeunes citadins aux conditions de la vie de plein air, de les ravitailler et, surtout, de leur procurer les armes nécessaires.

C’est dans ces conditions initiales que Viannay fait venir ses partisans de la capitale – une centaine d’hommes environ – et les répartit dans les bois en « corps francs »‘. De nombreux étudiants appartenant à l’appareil technique ou au service de faux-papiers de Défense de la France suivent Philippe Viannay en Seine-et-Oise : Pierre Bizos (Pierre des faux-papiers), William Lapierre, Monique Rollin et Michel Bernstein, Christiane Parouty, Hélène Roederer, Jacques Richet, Françoise de Rivière, David Régnier, Max Rolland ou Marie Gontcharoff (« Marie Toubib ») pour n’en citer que quelques-uns. Philippe Viannay peut s’appuyer sur les groupes locaux existants, en particulier les groupes FTP « An II » de Corentin Quideau et « Patrie » de Kléber Dauchel, mais également sur le groupe CDLR de Magny-en-Vexin commandé par Pierre Colville et Adolphe Palseur, et sur un groupe rattaché à Libération-Nord dans le secteur de Luzarches. Il peut aussi compter sur le soutien d’Edouard Laval, dit « Edouard VII », animateur du camp de vacances de la Rose des Vents près de Presles et responsable d’un groupe rattaché au MLN. Outre ces groupes, Philippe Viannay est également soutenu par quelques gendarmes des brigades de Marines, L’Isle-Adam, Conflans-sainte-Honorine et Neuilly-en-Thelle.

A la veille du débarquement, Philippe Viannay organise toute cette région en trois secteurs, eux-même divisés en sous-secteurs :
– Le secteur A englobe la région de l’Isle-Adam, de Beaumont à Luzarches et à la forêt de Montmorency : le PC se trouve à Luzarches sous le commandement d’Edouard Laval puis de Jean-William Lapierre après son arrestation le 1er juillet 1944.
– Le secteur B comprend toute la région de Pontoise, allant au nord jusqu’à Méru. Le PC est installé à Hédouville et dirigé par Albert Bernier, fils du maire de l’Isle-Adam qui devient l’adjoint de Viannay.
– Le secteur C inclut la région de Magny-en-Vexin, de l’Epte à l’Ouest, à la Seine au Sud et à Marines à l’Est : les responsables étant Alain Radiguer et Jacques Richet.

Dirigé par William Lapierre, l’état-major composé d’Albert Bernier, de Corentin Quideau, de Paul Chaussonnière (pour le renseignement) et de David Régnier (en qualité de chef du corps-franc de protection) coordonne ces trois secteurs. Une partie de l’état-major (dont Michel Berstein et Monique Rollin) est installé au château de Balincourt appartenant à la comtesse de Bourbon. Le matériel nécessaire à la fabrication des faux-papiers y est également entreposé. Quant au PC proprement dit du Cdt Philippe, il se déplace fréquemment et s’installe successivement au camp du Touring-Club de Presles (La Rose des Vents), à l’Isle-Adam, Hédouville, Balincourt, Brignancourt, Pontoise, Christ-d’Haravilliers, enfin à Theuville. A l’extrême-est du « maquis », à Nerville, « Simone », la rotaprint qui servait à imprimer les ordres, les avis et les brassards FFI, est cachée chez le fermier Commelin. Faute de moyens financiers suffisants, le ravitaillement des maquisards est assuré par voie de réquisitions forcées, mais souvent aussi par l’aide bénévole des fermiers de la région. Cependant, grâce au concours du délégué militaire Jarry (André Rondenay), Viannay parvient en avril 1944, à se procurer des armes parachutées, des mines et des explosifs, d’abord dans un dépôt de la Ferté-Alais, puis en Sologne et à les transporter en camion jusqu’en Seine-et-Oise où elles sont déposée à l’Isle-Adam, chez Albert Bernier, et au domaine de Balincourt, chez le comtesse de Bourbon. Une troisième opération du même genre doit malheureusement échouer par suite de l’arrestation des camionneurs Carpentier, Girard et Deroux qui, interpellés sur la route d’Orléans, sont interrogés, torturés puis envoyés en déportation où Carpentier meurt. Ces armes sont à peu près équitablement distribuées entre les groupes de DF et ceux des FTP, ce qui constitue dans l’histoire de la Résistance un cas assez exceptionnel de partage.

Cependant, à partir du 19 juin 1944, les choses s’aggravent ; à la suite semble-t-il d’une dénonciation, les Allemands sont alertés de la présence de maquisards dans la forêt de Ronquerolles. En effet, un groupe d’instruction des jeunes FFI de DF est cantonné dans les bois de la « Tour du Lay » et de « Grainval » sous la direction d’Henri Desjoyaux, cependant qu’à 600 mètres delà les FTP de « L’An II » et de « Patrie » – 48 hommes au total – se trouvent sommairement installés dans une grotte près de Courcelles. Et justement, Viannay se trouve, ce jour-là, avec Corentin Quideau, au campement de Grainval, en tournée d’inspection. A l’aube du 19 juin, et alors que tous dorment encore sous la protection d’un seul homme de garde, une voiture allemande occupée par deux officiers de la Wehrmacht s’avance dans la plaine qui sépare les deux bois. Philippe, qui effectue une inspection matinale à l’orée du bois est aperçu par les Allemands. L’alerte est donnée. Il s’ensuit un échange de coups de feu, au cours duquel Maurice Roux alias Marceau, l’homme de garde, est tué, tandis qu’un des officiers allemands est blessé et que la voiture se retire précipitamment. Mais peu après, des forces allemandes importantes -évaluées à 3 bataillons ou 1.000 hommes environ par le journal DF- commencent à encercler la forêt. Viannay décide de se replier à travers bois et alerte le groupe FTP de Dauchel, par l’intermédiaire de deux agents de liaison, Hélène Roederer et Françoise de Rivière.
Pendant que Kléber Dauchel se porte au secours des FFI encerclés, Viannay poursuit, jusqu’à la nuit, son opération de « décrochage ». Celle-ci se déroule dans des conditions difficiles. Les hommes du corps franc commandé par Corentin Quideau -chargé d’opérer la liaison entre FTP et DF- tentent d’opérer des actions de harcèlement et de diversion pour retarder l’encerclement mais ils sont eux-mêmes encerclés, puis capturés par petits groupes. Sur les 17 résistants arrêtés par les Allemands, onze sont fusillés à l’Isle-Adam (Corentin Quideau, David Régnier, Pierre Meifreid-Devals, Emile Brunet, Yves Levallois, Pierre Mercier, Jean-Charles Fritz, Lannelue, Raymond Laurent, Jean Salmon et Louis Pucinelli) et deux sont déportés. Grâce à leur sacrifice, Philippe Viannay réparvient à regrouper le reste de ses maquisards en colonne et à les faire progresser dans la nuit, toujours harcelé par l’ennemi, à travers fourrés, en direction d’Hédouville où elle est chaleureusement accueillie par la population. Puis avec l’aide d’Albert Bernier, accouru de l’Isle-Adam, il est décidé de la transporter sur les buttes de Rosnes, où elle devait ensuite se reformer et se réorganiser avec d’autres éléments venus de Balincourt. Après la tragédie de Ronquerolles, Viannay constate qu’il est pratiquement impossible d’implanter des maquis organisés dans ses bois trop rapprochés de la capitale et dans une région truffée de forces allemandes. Il estime désormais préférable de constituer de petits groupes de combattants répartis en divers village et logeant chez l’habitant en se faisant passer pour des réfugiés.
Concernant les actions effectuées dans la région, il est difficile de distinguer celles relevant des troupes de Philippe Viannay de celles relevant des groupes FTP qui ont tout de même conservés une certaine autonomie. Entre le 9 juin et le 20 août 1944, en application du Plan vert, sept attentats sont perpétrés contre les voies ferrées sur les lignes Paris-Creil et Paris – L’Isle-Adam. Pour gêner le trafic routier, les maquisards posent des crèves-pneus et des mines sur les routes. Les hommes de Viannay s’attaquent également au câbles de communication et rompent notamment le 26 juillet la ligne téléphonique souterraine Paris-Berlin. Enfin, des sabotages sont aussi effectués pour paralyser le trafic sur l’Oise : le 12 août 1944, un groupe, dirigé par le gendarme Manceau, incendie une passerelle à Conflans-Sainte-Honorine. Le 18 août, le barrage d’Andrésy saute et les pontons construits par les Allemands deviennent inutilisables par suite de la baisse du niveau du fleuve. Le même jour, un attentat est perpétré contre le barrage de Méricourt.

Comme nous l’avons mentionné, une rotaprint était camouflée chez le fermier Commelin à Nerville. Dans ce village se cachait également William Lapierre. Le 13 août, au cours d’une attaque en forêt de l’Isle-Adam, les FFI font deux prisonniers allemands qu’ils ramènent à Nerville. Etant impossible de les garder en ce lieu, la décision est prise de les exécuter mais aucun des maquisards n’a le courage de le faire. Les captifs sont donc emmenés loin de là, les yeux bandés, et relâchés. Le 15, les Allemands arrivent en nombre à Nerville, perquisitionnent les fermes et trouvent l’imprimerie dissimulée chez Commelin. Aux Forgets, dans la propriété de M. Grandjean, les Allemands découvrent des maquisards. Furieux, ils mettent le feu à la ferme Commelin, organise une battue et arrêtent plusieurs résistants dont William Lapierre. En tout, 18 personnes sont arrêtées dont plusieurs otages pris dans le village, 13 sont fusillés (dont Commelin et Grandjean) et les autres emmenés à la Feldgendarmerie d’Enghien. Lapierre et deux de ses camarades, enfermés à la caserne de la Pépinière à Paris, seront libérés le 18 août, lors de l’insurrection parisienne.

Philippe Viannay fournit aussi de précieux renseignements aux Alliés notamment sur les carrières de Nucourt où sont entreposés des V1. Entre le 15 et le 31 août, Philippe Viannay multiplie les liaisons avec l’armée américaine. Les renseignements fournis sont d’une telle qualité que le chef d’état-major du général Patton demande à rencontrer Viannay. Celui-ci se rend donc au Mans le 22 ou 23 août où il s’entretient non seulement avec des officiers américains mais également avec le général Koenig avant de partir à Rambouillet pour rencontrer le général de Gaulle le 24. Même si les groupes FTP étaient bien implantés dans la région de l’Isle-Adam, c’est l’arrivée des troupes de Philippe Viannay qui entraîne une intensification de la lutte armée dans cette partie du département. En fournissant le matériel et en développant l’action résistante, Philippe Viannay a joué un rôle primordial en Seine-et-Oise Nord.

Sources et bibliographie : Service historique de l’Armée de Terre, 13 P 136 (rapport du commandant Philippe Viannay, critiques et observations du Lt-colonel Pastor et du commandant Borges-Beaugency). Archives départementales des Yvelines, 1 W 420 (rapport de Philippe Viannay). Archives Jean-Marie Delabre. Olivier Wieviorka, Une certaine idée de la Résistance. Défense de la France 1940-1949, Paris, Seuil, 1995. Marie Granet, « Le maquis de Seine-et-Oise » in La Résistance à Paris et dans la Région parisienne, Paris Editions Famot, 1976, T.2. Martial Laroque, La Résistance en Val d’Oise, Rosny-sur-Seine, ANACR, 1986. Philippe Viannay, Du bon usage de la France, Ramsay, 1988.

Bibliographie autour du Grand Jeu

Sur la Résistance en général:
-Olivier Wierviorka, Histoire de la Résistance 1940-1945, éditions Perrin, 2013
-Alain René Michel, la JEC face au nazisme et à Vichy, Presses Universitaires de Lille, 1988

Sur le mouvement de la Défense de la France :
-Marie Granet, Défense de la France, Histoire d’un mouvement de Résistance 1940-1944, Presses Universitaires de France, 1960
-Philippe Viannay, Du bon usage de la France, Ramsay, 1988
-Olivier Wieviorka, Une certaine idée de la Résistance, Défense de la France, éditions du Seuil, 1995

Sur le maquis de Seine et Oise :
-La Résistance à Paris et dans la région parisienne, éditions Famot, 1976
-la Résistance en Val d’Oise, association Nationale des Anciens Combattants de la Résistance, Comité du Val d’Oise

Entretien avec Philippe Bauchard

Afin d’éclairer la part autobiographique du roman écrit par notre père, nous transcrivons ici l’entretien qu’il a accordé en 1993 où il évoque sa Résistance, dans le cadre du mémorial du maréchal Leclerc. Nous pensons qu’il est à même de donner le contexte historique repris dans le Grand Jeu.

Question : Je crois que vous étiez l’un des plus jeunes à prendre part aux événements et enfin il faut bien savoir, si les fondateurs, les dirigeants des réseaux nous ont dit comment prenait naissance une organisation clandestine, au dessous d’eux il y avait tous ceux qui faisaient les choses, ceux que j’appelle les soldats de l’ombre : comment vous, jeune homme de vingt ans, avez vous vu et vécu la libération de Paris : cependant, vous êtes depuis un an , membre du mouvement Défense de la France : vous pouvez nous en parler , comment y êtes-vous venu ?

PB : D’abord,j ‘étais un petit garçon, un adolescent en 1940 : j’étais un petit bourgeois, mon père était contrôleur général de l’armée, il avait une caractéristique, c’était comme il avait été fait prisonnier pendant la guerre de 14, il était tenu pour tricard par ses camarades, donc c’était, bizarrement, un militaire prisonnier des Allemands et atypique. Donc, j’avais un certain atavisme, je n’aimais pas les officiers. Autre curiosité, mon père avait une idée fixe, c’était de nous mettre à Blois, où habitait mon grand-père parce que là, au moins, on serait à l’abri des bombardements et des combats. Malheureusement, Paris n’a pas été bombardé mais Blois a été complètement sinistré. Et c’est là que j’ai eu le premier choc, si j’ose dire, où j’ai vu la déroute de mon cadre habituel, avec les réfugiés qui arrivaient en masse, le long de la route, qui étaient canardés : et j’ai vu que mon cadre, mon cadre historique ne résistait pas. Et mon grand-père, qui était un parfait honnête homme, complètement trouillard devant ces événements. La bourgeoisie de Blois ne réalisait pas ce qui se passait. Puis après, mon père, comme il était contrôleur général, comme il n’aimait pas de Gaulle qui avait fait des conférences en gants blancs et en sabre à l’école de guerre, n’a jamais eu d’attirance pour le gaullisme. Pour lui, le maréchal Pétain était un brave homme et il fallait le soutenir. Et mon père, je m’en suis aperçu par la suite, s’est chargé de planquer le matériel militaire français avec la complicité de certains Allemands. Il n’a donc pas eu un rôle négligeable.
Donc, j’ai fait Paris, puis Vichy, puis Paris. Tant que je suis à Paris, honnêtement, je n’avais pas d’opinion et, très honnêtement, la présence des Allemands me surprenait, mais ne me choquait pas. En revanche, quand j’ai été à Vichy, j’ai été pris dans le cadre de l’ordre moral du Maréchal, de la Légion des anciens combattants avec leurs décorations, leurs petits drapeaux… Là, ça a commencé à m’énerver. Et progressivement, ma réaction a été beaucoup plus contre l’ordre moral, symbolisé par la Légion et le maréchal Pétain, que contre les Allemands. C’est peut-être surprenant mais c’est comme cela. En réalité, j’avais gardé le contact avec toute une partie de mes camarades du lycée Louis le Grand, à la section de la JEC. A l’époque, maintenant je crois que c’est un peu dépassé, mais la JEC avait un rôle important d’agitation et de réflexion. Et il y avait notamment, parmi les aumôniers que j ‘avais retrouvés à Vichy, un père jésuite qui s’appelait le père Dillard, qui était un homme très pétainiste en 1942, qui nous faisait défiler en chantant « vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine », qui nous entretenait dans un certain patriotisme, mais réfléchi. Et il nous parlait beaucoup de l’expérience américaine et de la démocratie américaine. Il nous parlait du jazz par exemple, ce qui à Vichy était complètement absurde. Si bien que j’avais un contexte plutôt antibourgeois qu’un complexe antiallemand. Et mes camarades de Paris, de la JEC, toujours de la section de Louis le Grand, discutaient gravement de  ? Ils avaient été victimes du premier affrontement : des soldats allemands en armes étaient entrés dans le lycée Louis le Grand, c’était au moment de la manifestation du 11 novembre. Mais honnêtement, jusque là, je n’avais pas beaucoup de détermination. Progressivement, tout au long des années 1942-1943 et surtout à partir de 1943, mes amis de la JEC m’ont dit : « c’est pas possible, nous, on est en liaison avec des curés, et on prépare un mouvement qui s’appelle Défense de la France » ; cela ne me disait pas grand chose… Et ils m’ont dit : « comme tu es à Vichy, tu vas distribuer des tracts et tout cela ». Moi, je pétais de trouille et j’avais très peur, et j’ai eu très peur pendant en gros un peu plus d’un an, car effectivement, progressivement, pour ne pas me dégonfler à l’égard des copains, pour être avec les autres, pour être finalement solidaire et ne pas apparaître se défiler, je suis entré indirectement dans les deux mouvements Témoignage chrétien et Défense de la France. Mon père, pour des raisons diverses, a voulu que l’appartement que nous avions à Paris, avenue Bosquet, soit occupé, à l’époque, il y avait des réquisitions allemandes. Donc, je suis remonté à Paris, et à ce moment-là on a joué le grand jeu : c’est-à-dire qu’à l’appartement de l’avenue Bosquet, j’avais énormément de « cousins » qui arrivaient et qui défilaient avec des valises, ce qui intriguait un peu ma concierge qui était une brave femme. Et ces « cousins » arrivaient avec des paquets de Défense de la France, de Témoignage chrétien et des paquets de Combat. Et, sans que mes parents le sachent bien sûr, l’appartement de l’avenue Bosquet a servi de centre de tri, de dispatching pour emballer et faire des paquets. Il y a eu quelques armes aussi et puis, dans la chambre de bonne, j’avais planqué un de mes camarades qui faisait des faux papiers et des fausses cartes d’identité. Cette partie active a commencé en gros en octobre 1943 : en octobre 1943, je saute le pas et je rejoins mes petits camarades…
On était complètement cinglés, complètement… parce qu’on n’avait plus aucune notion du danger : on se réunissait gravement entre nous, comme on le faisait à la section JEC : un de nos chefs de réseau, Lapierre, qui était prof lui-même, nous enseignait la manière de réformer la constitution et gravement, on discutait pendant des heures comment on allait réformer la constitution.
Car ce qu’on avait dans la tête, c’était deux choses tout à fait différentes. Ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui « changer la vie », – jamais ça, plus jamais la troisième (république), plus jamais Pétain- et pour tout dire, on n’était pas tellement gaulliste car de Gaulle nous apparaissait comme un général fasciste. Et ça, cela a déteint sur nous et nous avions à l’égard de Gaulle non pas un anti-gaullisme mais un a-gaullisme c’est-à-dire qu’on se battait déjà, pas pour les communistes, que j’ai retrouvés plus tard, mais pour changer le cadre de la vie, pour que la vie soit autre, et on a vécu longtemps sur l’image lyrique du Front populaire. Pour tout vous dire, j’ai été aussi un peu perverti par mes lectures : à Vichy, le hasard a fait qu’il y avait une très bonne bibliothèque de garnison qui venait de Briançon – je ne sais pas pourquoi – et où il y avait, à la stupéfaction générale, du Céline, du Malraux et du Martin du Gard. J’étais dans un milieu entièrement conformiste, avec des bouquins que je lisais avidement, qui m’expliquaient un autre type de réflexion. Si bien qu’on était en quelque sorte préparés à cette évolution instinctive : quand on s’est retrouvés entre copains, toujours de la JEC, avec ce Dillard, qui a été d’abord pétainiste, puis après qui s’est engagé comme ouvrier pour le travail en Allemagne pour devenir aumônier et qui a fini à Dachau, donc un type tout à fait courageux. Mais ce n’était pas Dillard : moi, j’étais plutôt en conflit avec Dillard, c’était l’Église et je n’aimais pas beaucoup. Mais le fait qu’il nous ait appris à être non-conformiste, m’a beaucoup aidé.
Quand je me retrouve avec mes copains de la bande de la JEC, je m’aperçois qu’en gros, la moitié entrait dans la résistance avec la bénédiction de leurs parents et c’était certainement ceux qui étaient le plus aidés par leur milieu familial, les Sosthène… dont la plupart ont été tués d’ailleurs, et l’autre moitié, dont j’étais, qui se rebellait contre leurs parents : on faisait du mai 68 mais armés cette fois… Alors à Paris, ça commence à devenir un peu plus intéressant, parce que dans Paris, on s’installe, on se regroupe, on fait des réseaux et on fait des lancers de tracts. Pour vous donner un exemple, je ne sais plus à quelle occasion, il y avait une grande messe organisée par Mgr Feltin, et on a fait un lâcher de tracts sur la place ND des Victoires et le service d’ordre a été alerté par des bandes de jeunes chrétiens conformistes et pétainistes à la tête desquelles était Michel Habib-Deloncle qui est devenu gaulliste par la suite.
Vous avez une trouille instinctive, pourquoi ? Pour nous, le flic, ça valait l’Allemand, autrement dit on fuyait, on se méfiait autant d’eux que des Allemands. Ce qui n’est pas le cas des gendarmes, mais les flics pour nous, c’était des gens suspects, je ne dis pas que c’était vrai, mais c’était comme ça qu’on le ressentait…
Alors, il y a donc toute cette littérature clandestine : notre chef charismatique, que nous avons vu plus tard , mais on en parlait toujours, c’était Viannay, on l’appelait Philippe, on l’appelait Indomitus. Au fond, ses idées étaient assez les nôtres : nous sommes des rebelles, la phrase de Pascal, en exergue de Défense de la France, « je ne connais que les histoires dont les témoins se sont faits égorger », on en était … Et puis il y avait aussi des éditos faramineux, du genre « le devoir de tuer » .
Autrement dit, on passait sans transition du stade de jeune chrétien au stade de « terroriste » et sans transition puisqu’on avait par les actualités allemandes – c’est pour ça que je regarde Ferro avec avidité – le spectacle des terroristes des Glières et des autres, attachés, la mine piteuse comme le sont d’ailleurs tous les prisonniers. Ça, cela se joue entre fin 1943-début 1944. Début 1944, les choses se gâtent parce que, j’étais en train théoriquement de passer mon bac et je faisais assez peu de bac et je faisais beaucoup d’activités clandestines ou d’autres d’ailleurs. Mais au printemps 44, Viannay nous dit : « j’ai des consignes formelles, il va y avoir le débarquement – c’était avant le débarquement – les Allemands ont pour mission de rafler tous les jeunes qui se trouvent dans Paris ». Bruit que j’ai retrouvé dans certaines histoires de la Résistance et qui ne semble pas avoir alerté les historiens… Bref, il y avait cette consigne de Viannay, il faut vider les villes parce qu’ils vont vous rafler, comme lorsque vous passiez avec des faux papiers… Donc – le débarquement était en juin, fin mars début avril – Viannay nous a dit : « je vais prendre la tête de la Résistance en Seine et Oise », et on avait un point de chute à Mériel. Détail intéressant, ce qui est assez rare dans la Résistance, il n’y avait pas d’antinomie entre FTP et FFI. On nous avait appris entre temps à tirer – assez mal, je dois le dire – on nous avait également appris toute la technique des armes anglaises et françaises – j’ai encore des bouquins – et on nous transformait, sans transition, de la JEC catho et conformiste aux consignes du devoir de tuer. Et Viannay, qui ne doutait de rien, estimait que s’il y avait un débarquement, on ne savait pas où il aurait lieu, on aurait pour mission de couper les arrières des troupes de Rommel : pure imagination de la part de Viannay ! Si bien qu’on tombe à Mériel et on est hébergés d’abord par des FTP locaux : nous n’étions pas des FTP mais il n’y avait pas de difficultés entre les FTP et nous, cela s’est toujours assez bien passé et il n’y avait rien, on retrouvera les bagarres au moment de la Libération de Paris. Il y a le débarquement, le 6 juin. Peu après, je n’ai plus la date en tête mais cela figure dans le bouquin de Viannay, les Allemands, qui n’étaient pas tout à fait stupides, comprennent qu’il y a des gens qui s’agitent dans le coin. Vers fin mai-début juin, ils entourent le camp retranché où se trouve Viannay à Ronquerolles. Nous, on a été préservés par hasard : c’est à dire que nous, on était de l’autre côté de l’Oise, du côté de L’Isle-Adam, Mériel, Meru, on disait qu’on était des campeurs, parce qu’il y avait ce qu’on appelait le camp de la Rose des Vents dirigé par un type plus âgé que nous, qui s’appelait Édouard Laval et qui était une sorte de moniteur – il y avait beaucoup de moniteurs à l’époque du père Pétain -. Et dans ce camp de la Rose des Vents, on était soit-disant des campeurs, mais les fermiers ont toujours pensé qu’on était plutôt de dangereux imbéciles qu’autre chose. Et quand il y a eu l’attaque de Ronquerolles, qui a été sanglante car la moitié des types a été scalpée, on était de l’autre côté de l’Oise. Édouard Laval, qui lui était un vrai « terroriste » trouvait qu’on était plus gênants qu’autre chose. On a participé à quelques petites actions, avec des gars qui faisaient sauter des pylônes, etc.. Et d’ailleurs, cet Édouard Laval a fini par être arrêté et déporté en Allemagne. Mais Laval et Viannay avaient des rapports pour le moins conflictuels… C’est Laval qui nous a dit : « cessez de faire les cons, rentrez à Paris, planquez vous » et courage fuyons. Et on a fui courageusement après que les Allemands aient commencé à nous encercler. Une partie de l’équipe qui était à Meru-Mériel, avec quelques autre jeunes types, a reflué sur Paris. Il faut dire que les liaisons avec Paris étaient quotidiennes parce qu’il y avait à Paris pour Défense de la France, Blank qui préparait la parution de Défense de la France, qui allait être France-Soir et il y avait côté combattants Viannay, dont l’évasion a été facilitée par les gendarmes de l’Isle Adam. C’est intéressant parce que l’on voit très bien qu’il y avait une distinction : les gendarmes étaient de notre bord alors que les flics-flics de Paris étaient plutôt hostiles et nous ont considérés comme cela jusqu’au bout. A Paris, on a repris nos activités avec la consigne de préparer l’insurrection de Paris. Comment cela s’est passé ? Mes souvenirs sont assez confus là-dessus. Mais il me semble que c’est de Seine-et-Oise qu’on nous l’a dit : je suis incapable de fixer la date exacte… Le débarquement date du 6 juin, l’approche des colonnes Leclerc doit être…

Question : C’est à partir du 20 août seulement : l’insurrection à Paris a commencé le 15, avec la grève des policiers que vous n’aimiez guère…
PB : Si vous voulez, on a eu comme alerte l’idée qu’il fallait s’emparer des centres névralgiques – on reprenait la technique du coup d’état de Malaparte – et on voyait les Allemands partir bien sûr-… Moi, j’ai eu pour mission de m’occuper du septième et du sixième (arrondissements) , avec ce qui n’était pas encore le MLN parce que c’est après que j’ai appris que Défense de la France était dans un conglomérat confus qu’on a appelé le MLN, et on avait comme consigne de s’emparer des journaux, des logements et des apparts occupés par les miliciens du mouvement de Déat, éventuellement tout ce qui était mairie ou municipalité. Dans nos faits d’armes glorieux, on s’est emparé du palais Berlitz, où il y avait le RNP, de la rue des Pyramides où il y avait Doriot : mais naturellement, les types s’étaient cavalés, donc le mérite est faible. Les points armés des Allemands, on s’y attaquait quand Leclerc était là. Ce qui s’est passé, c’est que – on était toujours aussi cinglés – on avait commencé à réquisitionner des voitures … J’ai eu comme exploit dont je ne me vante guère, Sacha Guitry que nous avons été arrêter chez lui, qui nous a dit, sur un ton courtois : « Messieurs, je vous attendais depuis longtemps », et on l’a embarqué à la mairie du septième (arrondissement), où il s’est foutu de nous, il n’avait pas tout à fait tort d’ailleurs… En-dehors de cela, il est vrai que certains d’entre nous (allaient trop loin)… D’ailleurs Marguerite Duras le raconte dans son bouquin La Douleur, il y a une nouvelle consacrée aux arrestations et aux tortures : nous, heureusement, on n’a jamais torturé. A ce moment-là, il y avait concurrence entre FTP et Mouvement de libération nationale. Alors, bien qu’on ait beaucoup parlé de la constitution, des projets, soit avec les curés rouges de Témoignage chrétien, soit avec les équipes de Viannay, qui faisaient en réalité du Science Po amélioré, on avait pas trop d’idées de ce que cela représentait. On avait cette contradiction inhérente, c’est que les gens nous disaient : « Qu’est ce que vous allez faire ? », on était plutôt méfiants à l’égard de de Gaulle. Donc il y avait cette ambivalence constante et qui est exacte puisque j’ai retrouvé après, dans les mémoires de Viannay, l’étrange rencontre entre Viannay et de Gaulle, où l’un parle État, ordre et reconstitution de la France, et l’autre parle toujours de son « changer la vie », parce que là, il ne nous avait pas bluffés, c’était bien cela qu’il voulait. Alors, on s’est emparés également de l’immeuble de France-Soir, l’immeuble où il y avait, je crois, le ParisianZeitung et Paris Soir : on s’est empressés de faire tourner les machines et on a sorti à ce moment-là, les premiers numéros clandestins de Défense de la France. Alors, toujours aussi fous et complètement inconscients, on se baladait donc, mais là, c’était vraiment du mai 68 : autant on avait eu peur, mais une peur panique pendant un an, autant brusquement, à partir du moment où on sait que l’insurrection a commencé, où on voit les flics qui nous faisaient peur, nous ouvrir les bras – ce qui nous surprenait un petit peu – à partir de ce moment-là, la peur change de camp. Très vite, on a le sentiment que les Allemands qui sont dans Paris se battent pour la forme mais ne vont pas faire un carnage. Pourquoi on avait ce sentiment, je n’en sais rien, parce qu’on voyait plutôt des pépères : il y avait quelques jeunes mais la plupart étaient plutôt des personnes âgées, des gardes-mites qu’on avait transformés en soldats. Alors notre inconscience allait jusqu’au fait qu’on se baladait avec les bagnoles sur lesquelles on avait écrit FFI, avec nos brassards etc…
Et un jour (je suis incapable de vous donner la date), nous étions en haut de l’esplanade des Invalides parce qu’on s’approchait des Invalides parce qu’il y avait encore des Allemands, on est bloqué à un barrage, qui nous voit avec notre bagnole, nos brassards et nos revolvers. Autant vous dire que les Allemands n’ont fait qu’une bouchée de nous et qu’on ne s’est pas battus à mort. Cela se passait très exactement à l’ambassade de Pologne, qui doit être rue de Talleyrand. Alors là, les Allemands nous prennent. Dans la rue qui longe le Palais Bourbon, les Allemands nous matraquent à coups de fusils, sans nous tuer bien sûr, nous collent au mur, on bouge pas et ils nous emmènent à l’Assemblée nationale actuelle.

Question : Vous voilà prisonnier…
PB : Nous voilà prisonniers : alors là, je n’étais pas seul, j’étais avec toute ma bande du MLN , où il y avait de braves types en réalité : c’était des petits pépères qui s’étaient découverts résistants mettons un ou deux mois avant… Mais les vrais réseaux n’étaient pas là, les vrais réseaux étaient dispersés dans tout Paris pour s’organiser. J’avais au fond plutôt des papys ou des demi-papys, qui avaient beaucoup plus peur que moi, qui étais toujours totalement inconscient…J’étais quasiment ivre de retrouver Malraux en version originale, sans prendre conscience du risque que je prenais.

Q : Il y avait du romantisme dans tout cela…
PB : Absolument : il y avait l’idée qu’on y allait, c’était la fin, c’était une sorte de super quatorze juillet, qui allait se terminer en feu d’artifice. Les Allemands nous emmènent donc au Palais Bourbon, puis nous transfèrent par camion, toujours en nous donnant des coups de pied, mais encore une fois pas de torture, parce qu’effectivement ils savaient qu’ils étaient un peu coincés. Ils nous emmènent à l’hôtel Intercontinental : nous sommes donc restés 48 heures dans les caves de l’hôtel Intercontinental, (en fait, cet hôtel se nomme hôtel Continental pendant l’Occupation, et il est le siège de la cour martiale nazie) gardés par des soldats de l’armée, parce que, si on avait été arrêtés huit jours avant, on partait pour Compiègne… Et à ce moment-là, pour vous dire notre état de folie, un officier allemand, qui à mon avis devait être un Autrichien, qui nous dit dans un excellent français : « Vous êtes étudiants, pourquoi vous êtes là ? Vous n’avez pas lu Benoist-Méchin ? » Du même ton, je lui réponds : « C’est parce que j’ai lu l’Histoire de l’armée allemande que je suis là »… C’est vous dire notre degré d’inconscience…Parmi le choses également qu’on a faites, sur ordre de Blank qui était plus malin que nous, on avait coffré des hommes de Prouvost, qui étaient en négociation avec des gens de la Résistance pour faire paraître un Paris-Soir amélioré. Blank nous avait fait coffrer trois types qu’on a gardés : c’ étaient des gens – je crois- de l’entourage de Prouvost, qui étaient en contact avec la Résistance : on les a gardés dans l’appartement du vieux Jeanneney, rue Rosa Bonheur : c’est un vieux sénateur, il habitait rue Rosa Bonheur et on perdait beaucoup de temps avec cela, pour les garder, on avait mis certaines de nos petites amies qui étaient là, qui s’efforçaient de les garder avec des armes dont elles ne savaient pas se servir, bien sûr… Les trois types hurlaient comme des ânes, en disant qu’ils étaient de notre côté..Et ceci pour vous dire la confusion dans laquelle on était.
Alors finalement, au moment de la trêve donc, on a été échangés (c’est pour cela que mon père m’a expliqué que je devais beaucoup à Chaban et à Nordling). On a dû rester 48 heures dans nos cages, dans un espace grand comme 4 ascenseurs : on était tassés, on ne pouvait pas pisser, on ne pouvait rien faire et on est restés avec mes petits pépères, qui étaient beaucoup plus conscients du danger réel.

Q : Vous êtes restés pendant toute la durée de la trêve qui était le 21 et le 22 août…
PB : On a été libérés place de la Concorde (mais je ne l’ai pas vu dans les épisodes de la Libération de Paris), où les Allemands nous ont fait défiler un par un et les FFI lâchaient des « souris grises » (auxiliaires féminines de l’armée allemande) : c’était un pour un… D’ailleurs, ces souris grises ont dû être reprises quelque temps après. A ce moment là , on a rejoint à nouveau notre corps d’origine et avec mes petits camarades, on s’est armés et on a participé, mais derrière les chars Leclerc, aux attaques des Invalides et de l’École militaire.

Q : Les barricades se sont construites dans Paris à partir du 23…
PB : D’après mes souvenirs, chacun faisait sa barricade, c’était un peu comme en mai 1968… Moi, j’ai été un moment à côté du boulevard Saint-Michel, là où il y avait Hachette : on avait fait des barricades tout au bas du boulevard Saint-Michel et c’est là qu’il y a eu quand même des affrontements avec des tanks allemands qui se baladaient, sur lesquels on tirait comme des fous mais sans leur faire de mal. Par contre, il y avait là des gars plus âgés et plus expérimentés et je me rappelle – mais cela a été raconté dans les bouquins – qu’il y avait des types qui avaient fait les Brigades internationales et qui savaient se servir des cocktails Molotov : et c’est là où ils nous ont appris à se servir des cocktails Molotov. Honnêtement, je ne peux pas dire que cela a été une prouesse extraordinaire, mais là, on avait pas mal bloqué les Allemands. Par contre, dans le septième, on a attendu les chars Leclerc pour attaquer : il y avait quelques barricades symboliques mais pour faire plaisir aux gens..

Q : Le 24, la colonne Dronne arrive place de l’Hôtel de Ville : vous êtes là ?
PB : Oui, je suis là, et il y a un épisode assez cocasse: sont arrivés de types dans les jeeps avec des calots rouges : on leur adresse la parole, ils ne parlaient pas français ! C’étaient des Espagnols qui étaient dans la colonne Dronne, qui ne comprenaient rien à ce qu’on leur disait, les femmes les couvraient de baisers , étaient prêtes à coucher avec eux et les gars ne comprenaient rien ! Dialogue de sourds absurde avec ces Espagnols qui venaient nous libérer, on les accueillait comme des triomphateurs et ils ne comprenaient pas… Cela avait un côté absurde.
Il y avait au fond deux tendances chez nous : il y avait ceux qui voulaient se battre et qui d’ailleurs, immédiatement, se sont réengagés dans l’armée Leclerc ou l’armée De Lattre. Ceux_là, c’était vraiment du patriotisme normal… Y compris des gars qui avaient été pour Pétain et qui, brusquement se découvraient une âme de combattant, ils étaient du côté du manche. Un détail intéressant : quand on était dans la clandestinité, il y avait notre petit groupe toujours de la JEC, dans le lycée Louis le Grand, lycée plutôt littéraire. Et on nous avait dit qu’il y avait des gars qui étaient des cyrards (étudiants des classes préparatoires au concours de Saint Cyr) et des gars qui préparaient Polytechnique qui étaient à Saint Louis, de l’autre côté du boulevard Saint Michel. Alors on a été leur dire : « les gars, venez chez nous, venez vous battre avec nous » et les gars ont répondu : « ah non, quand il y aura une armée constituée, on s’engagera mais ne comptez pas sur nous pour participer à vos plaisanteries absurdes ». Si vous voulez, on a été complètement désenchantés de voir ces cyrards, qui allaient préparer Saint-Cyr, au contraire se couper complètement de nous. Il y avait deux clans : il y avait le clan qui voulait s’engager pour chasser le boche, comme on disait encore à l’époque, au-delà des frontières. Mais les politiques, dont j’étais, voulaient en gros « changer la vie », on était assez d’accord finalement avec les groupes FTP, ce qu’on appellerait aujourd’hui des communistes rénovateurs. On était plus d’accord , plutôt contre de Gaulle, contre le retour de l’ordre et de Maurice Thorez, et plutôt pour l’insurrection permanente : cela n’a pas duré des kilomètres.

Q : C’est une aspiration de jeunesse, car toutes les jeunesses l’ont connue …
PB : Il y avait un hiatus entre nous et on n’était pas d’accord entre nous : certains d’entre nous sont remontés vers le nord pour continuer des sabotages, et dans notre petit groupe, il y en a eu deux de tués et deux déportés sur 6. Si bien que ceux qui voulaient vraiment la bagarre, ils l’ont trouvée et ils en sont morts. Et nous qui étions plus peureux si j’ose dire, plus en gamberge… Il faut que je vous raconte un autre épisode parce que c’est assez cocasse. Finalement nous avions vu Viannay et Viannay nous avait passé en revue avec M. Lefaucheux, à l’époque, représentant de la Résistance à Paris, avant d’être arrêté et déporté puis finalement rentré d’ailleurs. Viannay nous avait tellement baratinés sur « le devoir de tuer », qu’on s’est précipités chez nos confesseurs, en disant : «  qu’est-ce -qu’on fait ? ». Et les gars étaient très embêtés : il ne faut pas tuer mais il faut tuer…On ne savait plus très bien s’il fallait se comporter en « terroristes » et en « assassins » à l’égard d’Allemands qui, après tout, ne nous avaient rien fait ou si, au contraire, on devait rester sur la réserve. Et c’est vrai que, pour des petits bourgeois élevés dans les encycliques papales, l’idée de tuer était quelque chose de pas naturel, dès lors qu’on n’avait pas d’uniforme. Alors, il y a donc la césure entre ceux qui s’engagent et qui veulent continuer la guerre et puis ceux que j’appelle les politiques, ceux qui veulent « changer la vie ». En ce qui me concerne, au bout de deux mois, j’ai compris : le MLN, on faisait des réunions, j’ai donc abandonné très vite..
Il y a eu aussi la venue de Pétain : on avait été sidérés de voir, comme on le voit maintenant dans les films, l’accueil enthousiaste qui avait été fait au père Pétain. Comme on s’embêtait dans les soirées, on faisait des imitations du père Pétain et de Mgr Feltin : il y avait toujours l’un de nous qui racontait : « M. le Maréchal … » et on faisait « Français, Françaises… ». L’arrivée de Pétain avait été tout de même quelque chose d’assez colossal. De Gaulle, c’est autre chose : on était dans un état d’excitation, surtout moi qui sortait de mes geôles du Continental, on était dans un grand mouvement d’excitation, et finalement on a été aux Champs Élysées et après on est allés à Notre- Dame : on est allés sur les toits parce que cela commençait à tirer. Nous, ça tirait dur sur les toits de la Sorbonne et de la rue Saint-Jacques et d’ailleurs, celle qui est devenue ma femme depuis, a reçu une balle dans la main. Il y avait une espèce de bagarre : on disait que c’était tantôt des Japonais (?), des miliciens, on n’a jamais su… En réalité, je pense qu’on se tirait dessus mutuellement.
Comme on était montés au ciel, notre descente aux enfers a été très rapide. Viannay a dit aux étudiants : les gars, vous reprenez vos études, on a passé notre bac parce qu’on ne l’avait pas passé la première fois, parce qu’on l’avait loupé naturellement. Puis après, j’ai été voir Viannay, en lui disant : « moi, j’aimerai bien rentrer au journal »… Il m’a dit : « Non, non tu fais tes études, tu ne nous emmerdes pas et tu retournes à Science Po, tranquille et tu poursuis tes études ».

Q : Cela n’a pas été trop difficile, ce retour à la vie civile ?
PB : Si, absolument, car pour moi, il y avait un double retour. Le retour dans la famille : brusquement, j’étais devenu un héros : (les membres de ma famille) n’étaient pas collabos, certainement pas. Mais à table, ma grand-mère disait à Blois, « les Allemands, eux, ils sont corrects »…On était en gros de ce côté là et comme les hiérarchies étaient plutôt de ce côté là, on est devenus le mouton noir. On a été des héros en septembre 44, et là, mes parents n’ont pas très bien compris ce qui se passait dans ma tête, ils croyaient eux aussi que j’irai m’embarquer dans l’armée Leclerc. Mon antimilitarisme viscéral faisait que… Et mon père n’était pas du tout une brute militaire : il m’a peu parlé de Verdun, il m’a beaucoup parlé de son camp de prisonniers en Allemagne, en gros, la Grande illusion, film qu’il avait vu in vivo si j’ose dire pendant 4 ans et quand je pense qu’un jeune type de 23 ans a été en tôle pendant 4 ans…Quand moi-même j’ai été en tôle, cela ne m’a pas vraiment amusé … Il y avait l’idée que le patriotisme, le retour à l’ordre, primait sur toutes les considérations mai 68. A partir du moment où la vie ne changeait pas, on avait gardé de vieilles pétoires qui ne nous auraient pas servi à grand chose, qu’on avait piquées à l’École militaire, dans l’idée, peut-être, cela servirait… Mais il y avait cette retombée au niveau des pâquerettes . Et puis on reprenait nos cours, avec des profs qui faisaient les fendants – il n’y avait qu’un type honnête, c’était le vieux Pierre Renouvin, qui avait eu un fils tué pendant cette guerre là- mais les autres, ils avaient été collabos et autres, et les profs de droite : on était au contact avec ces gens-là et on éprouvait plutôt de la méfiance et de la défiance. Et tout ce qui représentait le retour à l’ordre nous heurtait si bien que pour moi, cela a été très pénible de me remettre à Sciences Po : après, c’est une autre histoire, j’ai quitté pour aller à Nuremberg et après j’ai été en Indochine.

Q : Quand vous revoyez cette insurrection de Paris, qui a duré en gros dix jours, quelle est l’impression dominante ?
PB : Un énorme désordre, et le basculement de la peur : vraiment on avait eu les fesses serrées pendant un an, et là c’est les autres qui avaient peur …

Q : C’est important, le basculement de la peur ?
PB : Vous comprenez, nous, nous avions eu tellement peur, parce qu’à chaque coup de sonnette, à chaque fois qu’un gars montait l’escalier, on avait peur… On allait dans la rue, on avait une technique pour sauter les portillons automatiques quand on était coursés par les flics, on avait bien mis au point tout cela… C’était les gendarmes et les voleurs, et les rôles étaient brusquement inversés : cela a beaucoup joué. C’était un super mai 68 avec, avec quand même plus de risques qu’en mai 68 parce qu’il y a eu des dégâts, notamment à Défense de la France, dans les réseaux clandestins, dans les gars qui travaillent dans l’imprimerie. Paix à ses cendres, mais le pauvre Viannay a été complètement inconscient de nous embarquer là-dedans. Nous transformer brusquement en tireurs d’élite ou en snipers comme à Sarajevo, on n’était pas au point, vraiment. Alors, ce qu’il y a, c’est qu’on a fait quelques attentats, notamment des attaques contre des motards individuels… Là où on a eu un rôle positif, mais on s’en est rendu compte après, c’est qu’on avait créé, à force de nous agiter dans tous les sens, un sentiment d’insécurité chez les Allemands.

Q : C’était un des buts …
PB: Il y avait aussi la légitimité apportée à de Gaulle mais nous, on estimait que de Gaulle avait trahi la Résistance : il s’était servi de la Résistance, il s’était servi de nous pour avoir une caution à l’égard des Américains et des autres. On en a eu conscience assez vite, mais en même temps, on avait conscience que, par notre fourmillement, notre agitation, nos petits coups, nos lancers de tracts, on déstabilisait les Allemands à l’arrière et cela, cela peut être considéré comme positif. Ce n’était pas rien mais ce n’est pas nous qui avons chassé (les Allemands) : il faut pas oublier qu’à l’époque, il y avait Varsovie qui avait fait mieux que nous et qui s’était fait écrabouiller par les Allemands. Si les Allemands avaient voulu avoir notre peau … En face de nous, il y avait quelques divisions, quelques unités vraiment d’élite et il y avait beaucoup de gardes-mites : c’est finalement ce qui nous a sauvés. Il y avait aussi -je l’ai lu ensuite dans des livres- des officiers autrichiens qui ont encadré Von Choltitz et qui l’ont amené à la négociation.

Producteurs : Ville de Paris, direction des Affaires culturelles,
Mémorial du Maréchal Leclerc de Hautecloque et de la Libération de Paris
interviewer : Philippe Ragueneau, Compagnon de la Libération

Quelques remarques sur le témoignage de Philippe Bauchard :

Afin de mieux apprécier le témoignage de notre père, je l’ai confronté -très rapidement- à celui de Paul Béquart (Le temps d’en parler), au livre de Philippe Viannay qui évoque cette période (Du bon usage de la France), écrit en 1988, et enfin à l’ouvrage universitaire d’Olivier Wieviorka, Une certaine idée de la Résistance, Défense de la France 1940-1949, publié en 1995.
Ce témoignage a été recueilli en 1993 dans le cadre du Mémorial du général Leclerc et dure à peu près 40 minutes.
La transcription a été parfois difficile car notre père a une nette tendance à emboîter les digressions, sans doute par crainte de ne pas tout dire Son récit est aussi parfois elliptique…
Sa version des événements est parfois légèrement différente de celle de son ami Paul Béquart, sur des points de détail mais cela montre les limites de l’exercice de mémoire auquel il se livre, près de cinquante ans après les événements qu’il rapporte. Ainsi, notre père parle son arrestation lors de la Libération, quand il est amené à l’Assemblée nationale, où il a une discussion avec un officier allemand à propos de Benoist-Méchin. Paul, pour sa part, dit que Benito (= Philippe Bauchard) a été conduit à l’hôtel Crillon (siège du gouverneur militaire de Paris sous l’occupation), et qu’il a évoqué Brasillach avec le gradé francophone … D’autre part, notre père dit à plusieurs reprises à son interlocuteur qu’il est incapable de dater précisément les événements qu’il raconte.
Cependant, à part quelques détails, les souvenirs de Paul recoupent en très grande partie le témoignage de notre père, notamment en ce qui concerne leur état d’esprit à l’époque. Paul parle d’un roman écrit par notre père sur des J3 en quête d’aventure (les J3 sont une catégorie de la population pour le rationnement, correspondant à leur âge de l’époque) : malheureusement, notre père ne trouva pas d’éditeur.
Dans son récit, notre père est sensible aux situations cocasses, absurdes, parfois ridicules : l’épisode des combattants espagnols qui ne comprennent pas un mot de la foule qui vient les acclamer, l’arrestation de Sacha Guitry, l’échange avec l’officier allemand lors de son arrestation.
De même, notre père semble avoir sous-évalué son propre rôle : Viannay le charge de diriger un sous-secteur dans le maquis de Seine-et-Oise et il semble avoir eu certaines responsabilités lors de la Libération : ce sont des aspects de ses activités de résistant dont il ne parle pas.
Le ton général de l ‘entretien n’est pas du tout « politiquement correct », avec la volonté de ne pas d’embellir la Résistance : ainsi, de manière assez curieuse, notre père reprend le terme de « terroristes » pour qualifier les résistants, terme qui était plutôt employé par Vichy et les Allemands (j’ai rajouté des guillemets). Sur certains points, on peut noter une différence assez nette avec la vulgate historiographique sur la Résistance, mais nous y revenons plus loin.
Enfin, on peut penser que notre père a été parfois influencé par ses très nombreuses lectures d’ouvrages sur la période (et en particulier celui de Philippe Viannay, qu’il cite à plusieurs reprises). Comme pour tout témoin appelé à se remémorer des événements qui se sont déroulés longtemps avant, il y a sûrement une part de reconstitution, de mise en perspective, dans le témoignage qu’il nous livre.

L’engagement dans la Résistance :
Sur ce point, notre père nous en avait déjà parlé mais il insiste dans cet entretien : ce sont des motivations plus personnelles que le patriotisme, la haine de l’Allemand, ou l’antinazisme, qui l’ont amené à s’engager dans la Résistance.
D’abord, il évoque son rejet du conformisme bourgeois et de l’ordre moral, à la fois dans le cadre familial et dans le cadre national : il ne se dit pas « choqué » par la présence des Allemands mais par la rhétorique vichyssoise qu’il doit subir. Il cultive d’ailleurs son attitude rebelle par son refus systématique des autorités : l’Eglise, l’armée (et nous savons qu’il était parfaitement sincère…).
Dans un entretien qu’il a accordé à l’historien Olivier Wieviorka, notre père reprend ce thème : « Mon père croyait que j’en voulais aux Allemands. En fait, je n’en voulais pas aux Allemands. J’en voulais à mon entourage familial. Pour ma famille, c’était la revanche sur le Front populaire. Pétain, c’était l’ordre et ils ont marché derrière. Nous avions une recherche d’absolu qui s’est traduite dans la Résistance ».
De fait, notre père se montre nuancé à l’égard de sa propre famille (il l’était sans doute moins à l’époque de l’Occupation) : il précise bien que ses membres n’étaient pas « collabos » et décrit notre grand-père comme un brave type, pas du tout va-t-en guerre (il fait même de la résistance à sa manière, en planquant du matériel militaire pour qu’il échappe aux occupants). Par contre, il souligne la « trouille » de son grand-père en juin 1940, le conformisme de sa grand-mère qui trouve que les « Allemands, eux, sont corrects ». En fait, il semble avoir surtout souffert de la pesanteur intellectuelle qui régnait dans sa famille (il s’en échappe par des lectures « sulfureuses » : Malraux, Céline, Martin du Gard…). Cette situation se retrouve chez beaucoup de ses camarades, avec des exceptions (Paul Béquart semble avoir été proche de sa mère, au point de lui confier la nature de ses engagements quand il part dans le maquis de Seine-et-Oise).
D’autre part, notre père souligne qu’il a voulu être solidaire de ses amis, en particulier des lycéens appartenant à la section de la JEC : sans parler de suivisme, il s’en veut visiblement de laisser ses copains s’engager dans l’action et de se contenter d’être un spectateur « non-engagé ». Il finit par sauter le pas, peut être sous la pression amicale de ses camarades, mais aussi avec la peur au ventre (il insiste beaucoup là-dessus). Il est certain que la solidarité de groupe a beaucoup joué parmi ces très jeunes gens, parfois influencés par des personnalités plus âgées qu’eux, comme le père jésuite et bien sûr Philippe Viannay. Cette impression « d’engagement générationnel » se retrouve dans le témoignage de Paul Béquart : en évoquant sa première rencontre avec le chef de Défense de la France, il parle d’un chef « rassurant et décidé ». Cette ambiance « catho de gauche » (?) est clairement à l’opposé du climat intellectuel qui existait dans la famille de notre père et nul doute qu’il trouvait au sein de ce groupe de jeunes chrétiens une atmosphère plus favorable à son « désir d’absolu », comme il le raconte à Olivier Wieviorka.
Un autre point remarquable est que notre père fait souvent référence, pour évoquer l’état d’esprit des jeunes résistants, à mai 1968, comme s’il voulait souligner un lien existant entre les différentes générations : quand il parle de la Libération, des barricades, de leur exaltation, de leur envie de « changer le monde », de se rebeller contre l’ordre ancien, il estime que cette espèce de « fête de la jeunesse » du printemps 68 ressemble beaucoup à ce qu’ils ont vécu en 1944, y compris dans leur inconscience et leur arrogance (cette attitude un peu bravache est manifeste quand il répond du tac au tac à l’officier allemand, lors de son arrestation). De même, lorsque notre père évoque « les lendemains qui déchantent » juste après la Libération, avec une certaine amertume quand il retrouve les mêmes mandarins à Sciences Po par exemple, on ne peut s’empêcher de penser aux désillusions de certains dirigeants gauchistes après 1968, quand la révolution annoncée ne se réalise pas dans les faits. Notre père souligne quand même une différence fondamentale entre les deux périodes : en 1944 et auparavant, les jeunes qui s’engageaient risquaient tout simplement leur peau! Mais il précise bien qu’il est un « politique » et que continuer « la bagarre pour la bagarre » ne l’intéressait pas.

L’attitude envers les Allemands :
De façon générale, notre père ne manifeste aucune haine particulière contre les Allemands : pas de « haine du Boche », d’autant que les ennemis qu’il a dû affronter, notamment au cours de la Libération, sont des « papys », des « garde-mites », pas bien méchants, qui leur donnent des coups de crosse mais ne les torturent pas quand ils sont arrêtés … Il évoque même les scrupules que les jeunes chrétiens ont éprouvés lorsque Philippe Viannay leur a parlé du « devoir de tuer » (ce trouble de conscience est aussi évoqué dans le témoignage de Paul Béquart) : comme il le dit : «  après tout, ils (les Allemands) ne nous avaient rien fait » .

L’attitude envers de Gaulle :
Confirmant des propos qu’il nous a souvent tenus, notre père évoque l’attitude assez ambiguë des jeunes résistants de son groupe envers le général de Gaulle, avec qui ils entretenaient des rapports distants : dans son livre, Viannay évoque sa première rencontre avec le général dans les mêmes termes que ceux que rapporte notre père : le chef de Défense de la France veut que la Libération soit l’occasion d’un véritable changement, alors que de Gaulle insiste sur la France éternelle : « la France n’est pas un pays qui commence, c’est un pays qui continue ». Viannay, qui souligne la mégalomanie du Général (« la France s’appelle de Gaulle » lui dit son interlocuteur) est clairement déçu et cette déception est partagée par les militants du mouvement, comme notre père et d’autres (il dit à un moment qu’ils sont « a-gaullistes »). Notre père parle même de trahison des idéaux de la Résistance et reproche à de Gaulle d’avoir utilisé la Résistance pour asseoir sa légitimité, notamment envers les Alliés.

L’efficacité de la Résistance :
Le moins qu’on puisse dire, c’est que notre père ne présente pas les actions que ses amis et lui-même ont menées, comme une succession de faits d’armes glorieux, pleins de panache et de courage. Au contraire, il insiste sur leur inconscience, leur manque de lucidité, leurs compétences très limitées dans la lutte armée. Il oppose souvent leur comportement d’amateurs face à ceux qui savent vraiment se battre, comme ceux rencontrés dans le maquis de Seine-et-Oise ou dans les combats de la Libération de Paris (les anciens des Brigades internationales qui les initient à l’art de confectionner des cocktails Molotov).
En ce qui concerne le maquis organisé en Seine-et-Oise, notre père semble avoir été sceptique quant à son efficacité. Olivier Wieviorka rapporte que la direction de Défense de France s’est divisée à ce propos : Salmon et Jurgensen en particulier n’avaient qu’une confiance limitée dans les compétences militaires de Viannay. Celui-ci confirme que son intention était bien de prouver que Défense de la France pouvait être aussi un mouvement efficace dans le domaine militaire : jusqu’en 1942, il s’était opposé aux attentats et aux actions armées, mais face aux nouvelles conditions à partir de 1942, l’activisme des FTP, la perspective de la Libération du territoire national, Viannay évolue sur ce point. Alors qu’il est nommé chef départemental des FFI en février 1944, les objectifs qu’il fixe à ce maquis de Seine-et-Oise sont d’entraver les communications de l’armée allemande alors que le débarquement se précisait, de créer l’insécurité sur leurs arrières, enfin de « mouiller » la population locale dans la Libération qui s’annonçait. D’où son idée d’envoyer plusieurs dizaines de jeunes militants venus de Paris (dont notre père et Paul Béquart) dans le secteur Ronquerolles-L’Isle-Adam-Mériel s’ajouter aux résistants locaux, beaucoup plus aguerris. Ce maquis va être actif pendant près de huit semaines et comprendra près de 300 combattants. Mais, comme le rapporte Wieviorka, la stratégie de Viannay est jugée dangereuse par beaucoup, et notamment par certains dirigeants gaullistes et communistes auxquels il s’est opposé (Rol-Tanguy en particulier). C’est peut-être rétrospectivement que notre père a jugé l’attitude de Viannay pour le moins audacieuse, mais Paul Béquart le dit dans son témoignage, notre père faisait déjà part de ses doutes sur la stratégie adoptée par leur chef à l’époque. En tout cas, Paul et notre père insistent sur la chance qu’ils ont eue d’échapper à la répression allemande dans ce secteur en juin 1944, lorsque le groupe de Ronquerolles est encerclé par les troupes allemandes : le bilan a été particulièrement lourd pour les jeunes résistants, avec 17 personnes arrêtées, 11 fusillées, 2 déportées.
Pour le reste, notre père affirme à juste titre que le rôle le plus positif des jeunes résistants a été de créer une ambiance d’insécurité pour les troupes allemandes, que ce soit en Seine-et-Oise ou dans les rues de Paris. Ce qu’il ne souligne pas, mais c’est aussi essentiel, c’est le rôle important qu’a joué la presse clandestine pour contrebalancer la propagande de Vichy et des Allemands. De ce point de vue, comme il le raconte, leur rôle n’a pas été négligeable. En distribuant Défense de la France, les cahiers de Témoignage chrétien, en distribuant des tracts, les jeunes résistants ont accompli une tâche qui ne fut peut-être pas glorieuse mais indispensable.
Au total, notre père semble avoir vécu de manière particulièrement intense ces longs mois au sein de la Résistance et son « apprentissage de la vie » a été comme accéléré par des circonstances aussi exceptionnelles. Comme il me l’a dit un jour qu’il évoquait son arrestation à la Libération et qu’il était menacé avec ses compagnons d’exécution, la vie qui s’est écoulée depuis, « c’est du rab » …
En tout état de cause, ses scrupules à ne pas enjoliver les choses, sa distance aux événements et aux personnes, son scepticisme naturel, rendent son témoignage particulièrement intéressant et fiable.
On peut même penser que ses motivations pour s’engager dans la Résistance étaient plus nobles qu’il ne le dit, même si il est évident qu’elles furent complexes.