LA REPRÉSENTATION DU SUD DANS LE CINÉMA AMÉRICAIN

Article écrit   à propos du film Mud

Le film Mud peut être abordé de plusieurs façons : un des aspects intéressants est de voir comment l’œuvre de Jeff Nichols évoque le sud des États-Unis. Il se trouve que ,dans les années 2010, deux autres films se déroulent dans le même cadre : Killer Joe du vétéran William Friedkin ( 2011) et Joe, réalisé par David Gordon Green, inspiré du roman de Larry Brown (2014). Ils s’ajoutent à la longue liste des œuvres cinématographiques qui se déroulent dans le sud des États-Unis : selon Tania Tuhkunen, plus de deux cent films ont ainsi été tournés sur Dixie, depuis La case de l’oncle Tom réalisé en 1903 par Edwin S. Porter jusqu’aux longs métrages les plus récents, en passant par les fameux redneck movies des années 1960-1970 (un des plus célèbres serait Massacre à la Tronçonneuse de Tobe Hooper -1974). En fait, Hollywood a toujours gardé une certaine prudence vis à vis du Sud : certes, il a eu tort historiquement mais comme l’écrit Michel Cieutat, « il mérite le pardon pour avoir eu le courage de se battre pour ses idées ». Le cinéma des studios est d’ailleurs parfois très complaisant envers certaines attitudes : dans Autant en emporte le vent, les clichés racistes abondent : les esclaves n’ont pas l’air mécontent de leur dépendance et sont bien enfantins. Le Ku Klux Klan apparaît comme un sympathique rassemblement de gentlemen…On préfère insister sur la nécessaire réconciliation des anciens adversaires.

Une image inspirée par la littérature
Déjà on peut relever l’influence déterminante de la littérature américaine sur la représentation du Sud à l’écran. Jeff Nichols ne manque pas de citer Mark Twain mais la liste des écrivains qui ont inspiré des adaptations cinématographiques est impressionnante : Guillaume Lachaud dans son ouvrage sur les redneck movies insiste sur l’importance de ces romans du Sud, où la dimension sociale et culturelle est toujours présente. Dans les années 1920-1930, on peut ainsi citer les noms de William Faulkner, Erksine Caldwell, Robert Penn Warren , puis dans les années 1940 -1950 les livres de Carson Mc Cullers et de Harper Lee, le théâtre de Tennessee Williams. Dans la décennie suivante, les ouvrages de Cormac Mc Carthy et Harry Crews et dans la période la plus récente, les romans policiers de Jems Lee Burke, Larry Brown et Joe Lansdale…Les scénaristes d’Hollywood ont pu s’appuyer sur un corpus conséquent avec déjà un ensemble de représentations très cohérent, de l’aristocrate ruiné, la femme blanche hystérique, le « pauvre blanc » dégénéré…

L’évolution de la représentation du sud dans le cinéma américain
Dans les premiers temps, Hollywood ménage en quelque sorte l’amour propre des sudistes (on connaît la vision peu équilibrée de D.W Griffith dans Naissance d’une Nation à propos des problèmes raciaux dans le Sud). Déjà, les aspects les plus racistes sont estompés et les plantation films nous décrivent une sorte de « paradis perdu », rempli d’aristocrates élégants, de femmes ravissantes, vivant dans de splendides demeures avec des armée d’esclaves qui ne semblent pas trop mécontents de leur sort (encore dans Autant en emporte le vent  la nounou de Scarlett, jouée par Hattie Daniels, est une caricature de ce type de noir tout dévoué à son maître. Cette interprétation vaudra d’ailleurs à l’actrice l’Oscar du meilleur second rôle…). De même dans l’Insoumise, le monde où évoluent Julie (Bette Davis) et Preston (Henry Fonda) est semblable à celui d’Autant en emporte le vent…Certes, dans ces deux films très proches, le Sud est plongé dans le désastre de la guerre civile et rien ne sera plus comme avant : mais la nostalgie est manifeste.
Malgré tout, à la même époque, certains films commencent à évoquer les populations locales d’une façon différente, en insistant sur la pauvreté des « petits blancs » fermiers et métayers, chassés de leurs terres par les grandes banques. John Ford leur consacre deux films , assez différents : le très fameux Raisins de la colère, d’après le roman de John Steinbeck qui raconte le départ vers la Californie de la famille Joad et La Route du Tabac, où les paysans s’accrochent désespérément à leur lopin de terre. Si le ton est plus grave dans le premier que dans le second, presque traité en comédie, ces personnages sont aux antipodes des figures racées et hautaines des plantations films…Par exemple, la plupart de ces films souligne aussi la religiosité de ces populations pauvres, à la limite de la superstition.

« Le pays des hommes à neuf doigts »
Après la seconde guerre mondiale, l’image du Sud va évoluer de manière plus radicale encore.
Déjà, beaucoup de films des années 1950 aux années 1970 s’intéressent au racisme profond qui sévit dans le sud . Du silence et des ombres, The intruder, Dans la chaleur de la nuit, Et la violence explosa, Le droit de tuer, Mississippi burning sont presque des œuvres militantes qui dénoncent de manière très frontale l’apartheid et la violence contre les noirs qui règne dans cette région. Dans le film Dans la chaleur de la nuit, une scène a marqué les esprits : lorsque le policier noir Virgil Tibbs, joué par Sidney Poitier, retourne sa gifle au notable blanc qui veut le punir de son insolence…
Dans la même veine, plusieurs films insistent sur la corruption généralisée qui régnerait dans les milieux politiques sudistes : Les fous du Roi de Robert Rossen (1949) et A lion in the streets de Raoul Walsh (1953) évoquent ainsi des politiciens sudistes démagogues et corrompus, sans doute inspirés par le célèbre gouverneur de Louisiane des années 1930, Huey Long.
La religion n’est pas épargnée : de nombreux films évoquent des preachers fanatiques, souvent inquiétants, corrompus ou malhonnêtes, parfois tout à la fois ! (La route du Tabac de John Ford en 1941 , Le malin de John Huston en 1979…).
Mais de manière plus globale, l’image de la société sudiste devient très négative. Les nombreux films tournés à partir des années 1960, souvent inspirés par la littérature « gothique sudiste » présente un tableau très sombre du sud et de ses habitants.
Déjà, la nature s’y révèle luxuriante mais très souvent hostile : les marais des Everglades de Floride, les bayous de Louisiane, le Mississippi et ses îles sont des paysages récurrents de ces films, entre terre et eau, peuplés d’animaux dangereux. Lauric Guillaud peut écrire dans La Terreur et le sacré : « cet espace mi-solide mi-liquide, lieu de rencontre des quatre règnes (animal, végétal, minéral, aquatique) provoque un malaise car son étrange beauté se conjugue à au danger et à l’horreur ». Dans ce cadre, la chaleur y est souvent étouffante, pesante et les corps dégoulinent de sueur.
Les personnages ont aussi évolué : les aristocrates du Sud sont maintenant ruinés et vivent tant que bien que mal dans leurs vieilles demeures néocoloniales complètement délabrées (Le bruit et la fureur, Baby Doll). Les hommes ont bien du mal à assumer leur virilité et sont souvent névrosés, se réfugiant dans l’alcool ou la dépression (La chatte sur un toit brûlant). Les anciennes belles du Sud ont souvent aussi sombré dans la folie, comme Blanche DuBois dans Un tramway nommé désir ou se comportent comme des femmes-enfants (Baby Doll).
Mais ceux dont les personnages deviennent franchement inquiétants sont les « pauvres blancs », the poor white trash, déjà apparus dans les films de John Ford. Cette fois ci, ce ne sont plus des victimes mais bien des bourreaux. Déjà leur aspect physique est souvent repoussant. Ils sont souvent difformes, apparemment débiles (dans Délivrance, les quatre citadins sont ainsi confrontés à une famille bien inquiétante alors qu’ils s’apprêtent à embarquer sur la rivière) , peut-être le résultat de mariages trop consanguins…Leurs pratiques sont très souvent criminelles : trafiquants d’alcool, mais aussi assassins, violeurs, lyncheurs de « nègres ». Le cinéma « redneck », qui connaît son apogée dans les années 1960-1980, avec des films comme 2000 maniacs, Poor white trash ou Massacre à la tronçonneuse, présente une belle galerie de « péquenauds » sadiques et pervers, qui semblent sortir littéralement de la boue qui les entourent. Selon Guillaume Lachaud qui a étudié ce genre, le synopsis est en gros le même : quelques citadins venus de l’Est civilisé, se retrouvent dans un trou perdu de campagne, où ils sont les victimes de tous les tourments possibles de la part de la population locale.
Un des films-cultes de cette période est Delivrance de John Boorman sorti en 1972 et inspiré du roman homonyme de James Dickey. Il raconte l’histoire de quatre citadins d’Atlanta partis en pleine nature faire du kayak sur une rivière très dangereuse de Géorgie. Ils se retrouvent alors plongés dans un véritable cauchemar, dans « le pays des hommes à neuf doigts » (James Dickey) et ils subissent toutes sortes de désagréments : l’un d’entre eux est violé par un redneck, un autre tué, un autre encore gravement blessé…Ils se retrouvent même à utiliser la même violence que celle qu’ils combattent. Pour Michel Ciment, « Delivrance, qui participe d’une remise en cause générale de la société américaine, est donc littéralement un retour aux sources de l’homme américain retrouve les racines et les pulsions et les plus profondes de sa civilisation ». Le personnage du redneck est aussi « récupéré » par les cinéastes du Nouvel Hollywood sous ses aspects les plus sombres, comme dans Bonnie and Clyde d’Arthur Penn (1967) ou Easy Rider de Dennis Hopper (1969).
Par la suite, certains cinéastes vont trouver un ton original pour évoquer le Sud. En 1997, Clint Eastwood tourne Minuit dans le jardin du bien et du mal, d’après le roman de John Berendt. Cette évocation des milieux homosexuels et transexuels (Lady Chablis dans son propre rôle) dans la ville de Savannah baigne dans une atmosphère sulfureuse et pesante, presque fantasmatique (le culte du vaudou est largement présent). Robert Altman décrit de manière acerbe le milieu si conventionnel de la country dans Nashville (1975) puis évoque le Sud sur le ton de la comédie dans Cookie’s fortune (1999).

Mud, une image du Sud plus nuancée
Dans le film de Jeff Nichols, on retrouve certaines des représentations que nous avons déjà citées mais avec un regard bien différent.
Ainsi, la nature est très présente : le cinéaste réalise de splendides travellings le long du Mississippi, et sur l’île où se cache Mud. Tout ce monde tourne autour de la rivière : les maisons sont situées sur ses rives, ses habitants en vivent…Ils se qualifient eux mêmes de gens de la rivière. Mais cette nature magnifique n’est pas inquiétante comme elle a pu l’être dans certains films des périodes précédentes. Tout au plus, sent-on une certaine fermeture, comme un univers clos dont il est difficile de s’échapper…
Autre point commun avec d’autres films sur le Sud : l’évocation du milieu des « pauvres blancs »;le père d’Ellis est pêcheur et a bien du mal à joindre les deux bouts, comme le lui reproche d’ailleurs son épouse. L’oncle de Neckbone, Galen vit aussi de la pêche des moules d’eau douce … et de ce qu’il retrouve au fond de la rivière. Comme nous l’avons déjà dit, ces hommes vivent misérablement et durement mais sont attachés à leur mode de vie : de fait, ils en apprécient la liberté totale et sans doute leur communion avec la nature. Le père d’Ellis dit à son fils : « profite de la rivière. Ce mode de vie ne va pas durer, les autorités vont s’en assurer » et l’adolescent lui-même n’a pas envie de vivre en ville…Les hommes de ce monde sont assez désemparés et inadaptés à « la vie moderne ». Mud semble avoir « raté sa vie » avec application (en fait, il sort de prison pour avoir tué un homme qui avait fait du tort à sa petite amie Juniper) Le père d’Ellis avoue à son fils : « je ne suis pas à la hauteur. Un homme devrait prendre les choses en main, mais je n’y suis pas arrivé ». Et s’il traite durement Ellis, c’est que « la vie est dure » et qu’il faut s’endurcir pour l’affronter.
Un autre point commun pourrait être la violence : à la fin du film, Carver, homme puissant dont un des fils a été tué par Mud, recrute des hommes de mains pour abattre le fugitif. Mais cette séquence apparente plus à un règlement de compte de western, plutôt qu’à un déchaînement d’horreur comme en voit dans certaines scènes des redneck movies
Le film de Jeff Nichols est bien sûr un récit d’apprentissage : Ellis est attaché à cette vie en osmose avec le fleuve, mais il apprend auprès des hommes qu’il rencontre -son père, Mud, Galen, Tom-quelques rudes « leçons de vie » qu’il va pouvoir méditer, sur les femmes, l’amour… Et finalement à la fin du film, les principaux personnages quittent ce monde de la rivière sans trop de regret : Mud, que Juniper a encore laissé tomber, part avec Tom Blankenship vers le grand large. La très belle séquence finale nous montre les deux hommes descendre le fleuve jusqu’à son embouchure pour déboucher en pleine mer…Ellis lui-même est bien sûr désolé de quitter son univers d’enfance et doit aller habiter en ville avec sa mère dans un lotissement peu engageant : mais l’espoir renaît lorsque son regard croise celui de quelques charmantes adolescentes. Pour lui aussi, une nouvelle vie se profile. Comme l’écrit Jean Dominique Nuttens dans la revue Positif, Mud est aussi une ode à un monde qui meurt (…) mais cette vie sur le fleuve, ces habitations sur l’eau,la soumission à la nature et à ses caprices, la vie de la pêche et la menace qui rode : l’expropriation, l’homogénéisation des modes de vie, la mort d’une culture ». Dans le film ,Ellis quitte le monde de la rivière et l’enfance en même temps, mais c’est peut-être une preuve de maturité.
Ainsi, Mud est une évocation du Sud beaucoup plus nuancée que celle du cinéma de la période précédente : certes, les paysages sont toujours là ainsi que des conditions de vie difficiles des « pauvres blancs », mais les personnages ne sont plus des tarés ou des dégénérés…Le passé était peut-être meilleur que le présent, mais on doit l’oublier pour passer à autre chose. Aujourd’hui, le cinéma américain a une vision apaisée du Sud qui perd peu à peu son identité et donc ses aspects anxiogènes qui ont inspiré les « redneck movies ».Le Sud est définitivement en voie de pacification et on peut noter que cette normalisation se retrouve aussi dans certaines séries comme Justified.
Comme le relevait Michel Cieutat, la sauvagerie de ces régions a longtemps inquiété et fasciné Hollywood, qui en a fait un splendide objet de cinéma mais le temps de l’apaisement est venu…Reste une région dont les paysages splendides continuent à faire rêver et peuvent servir de cadre à de multiples aventures, comme celles qu’ont vécues Ellis et Neck.

Pascal Bauchard

Bibliographie :
-Michel Cieutat, Les Grands thèmes du cinéma américain, Éditions Cerf, 1991
-Guillaume Lachaud, Redneck movies : ruralité et dégénérescence dans le cinéma américain, éditions Rouge profond, 2014
-Marie Liénard-Yeterian et Tania Tuhkunen (sous la direction de) , Le Sud au Cinéma, de The Birth of a Nation à Cold Mountain, Éditions de l’école polytechnique, 2009
Jean Baptiste Thoret, Massacre à la tronçonneuse, une expérience du chaos, éditions Dreamland
Tania Tuhkunen, Demain sera un autre jour : le Sud et ses héroïnes à l’écran, Éditions Rouge profond, 2013
Filmographie :
La case de l’oncle Tom, Edwin S. Porter, 1903
Naissance d’une Nation, David W. Griffith, 1915
L’insoumise, Willaim Wyler, 1938
Autant en emporte le vent, George Cukor, Victor Fleming, 1939
Les raisins de la colère, John Ford, 1940
La route du Tabac, John Ford, 1941
Un tramway nommé désir, Elia Kazan, 1951
Baby Doll, Elia Kazan, 1956
L’esclave libre, Raoul Walsh, 1957
La chatte sur un toit brûlant, Richard Brooks, 1958
La chaîne, Stanley Kramer, 1958
Le petit arpent du Bon Dieu, Anthony Mann, 1958
Le bruit et la fureur, Jason Compson, 1959
Du silence et des ombres, Robert Mulligan, 1962
The Intruder, Roger Corman, 1962
2000 maniacs, Herschell Gordon Lewis, 1962
Dans la chaleur de la nuit, Norman Jewison, 1967
Tik…tik…Tik, Ralph Nelson, 1970
Delivrance, John Boorman, 1972
Massacre à la tronçonneuse, Tobe Hooper, 1974
Nashville, Robert Altman, 1975
Le Malin, John Huston, 1979
Mississippi burning, Alan Parker, 1988
Le droit de tuer, Joel Schumacher, 1996
Minuit dans le jardin du bien et du mal, Clint Eastwood, 1997
Cookie’s fortune, Robert Altman, 1998