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Au nom du Père : les Conlon, père et fils

Au nom du Père (In the name of the Father),

un film de Jim Sheridan

Grande-Bretagne, 2h 13, 1994

Interprétation : Daniel Day-Lewis,  Emma Thompson
Pete Postlethwaite, John Lynch

Synopsis :

    1974 : une bombe explose dans un pub de Guilford, petite ville anglaise au sud de Londres, alors que l’IRA a lancé une campagne d’attentats pour faire pression sur le gouvernement britannique à propos de l’Irlande du Nord…Un jeune délinquant originaire de Belfast, Gerry Conlon et son ami Paul Hill sont arrêtés par la police anglaise. Les deux jeunes gens sont interrogés sans relâche par les enquêteurs et finissent par avouer tout ce qu’on leur demande…Plusieurs membres de la famille de Gerry, dont sa tante Annie et son père Giuseppe, sont à leur tour arrêtés pour complicité…Tous sont condamnés à de lourdes peines de prison, alors que l’instruction semble avoir été pour le moins bâclée…L’intervention d’une jeune avocate Gareth Pierce semble ramener un peu d’espoir pour faire éclater la vérité….

Les Conlon, père et fils

   En réalisant Au Nom du père, Jim Sheridan a bien sûr voulu évoquer le conflit d’Irlande du Nord et le destin malheureux des Catholiques de l’Ulster (il revient encore sur ce sujet dans son dernier film, The Boxer interprété par Daniel Day-Lewis). Mais c’est aussi l’occasion pour lui d’aborder un thème qui lui tient à cœur, les rapports entre père et fils, qui ont déjà inspiré certains de ces films antérieurs (The Field, My Left Foot). Ces relations servent de trame à la construction dramatique du film. Pour rendre le scénario plus efficace, Jim Sheridan a été amené à concentrer l’action. Ainsi, contrairement à ce qu’on voit dans Au Nom du père, le procès des 4 de Guilford ne s’est pas déroulé en même temps que celui de leurs présumés complices (dont Giuseppe Conlon) : de même, le père et le fils n’ont jamais partagé la même cellule. Si l’Histoire constitue un arrière-plan omniprésent, ce sont bien les liens entre Gerry et Giuseppe Conlon qui sont au centre du récit….

« Gerry, homme-enfant »
Dès le début du film, Gerry, le personnage principal, apparaît comme immature, « à peine adulte, plutôt un homme-enfant, léger et irresponsable » (Agnès Peck, Positif). Dans les premières scènes qui se déroulent à Belfast, il n’est qu’un petit délinquant sans cervelle, qui déclenche une émeute par son attitude provocatrice envers les troupes anglaises. Il se met également à dos les responsables de l’IRA, exaspérés par son comportement : les militants nationalistes craignent en effet, qu’à cause de ses provocations, l’armée anglaise ne découvre leurs caches d’armes. Aussi, ils s’apprêtent à le punir quand son père intervient « in extremis ». Par la suite, Gerry est encore présenté comme faible de caractère, sinon faible d’esprit…Quand il débarque avec son copain Paul Hill dans le « swinging London » des années 1970, le jeune Irlandais semble surtout fasciné par la liberté qui règne dans la capitale britannique. Il apprécie particulièrement l’accueil chaleureux qu’il reçoit dans la communauté hippie, surtout des jeunes filles… Cette vie « facile » est d’autant plus attrayante que Gerry vient d’une famille plutôt rigoriste en ce qui concerne la morale…Il continue à vivre d’expédients, au jour le jour, en ne prenant rien au sérieux…Quand il visite l’appartement de la prostituée, il s’amuse avec les accessoires érotiques et dépense très vite l’argent qu’il a trouvé, pour s’acheter une tenue voyante…Gerry n’est d’ailleurs pas un « vrai dur » et même plutôt un « bon gars » : il donne gentiment de ses nouvelles à sa famille et ne lui réclame même pas d’argent, au désespoir de son ami Paul. Il donne le peu d’argent qui lui reste au clochard Charlie Burke, qui semble en avoir besoin plus que lui…Même quand Gerry est accusé puis jugé pour l’attentat de Guilford , il semble avoir du mal à prendre cela au sérieux…Alors que le procès s’ouvre, il glousse avec ses amis quand la Cour pénètre dans le tribunal et se fait rappeler à l’ordre par son père. Plus tard, les jeunes gens s’amuser à tresser des nattes avec les perruques de leurs avocats et Giuseppe semble accablé de leur attitude infantile. A l’annonce du verdict, les jeunes accusés sont complètement abasourdis par la sévérité des peines, comme s’ils prenaient enfin conscience de la gravité de leur situation. La première réaction de Gerry est tout de suite excessive et il ne parvient pas à surmonter sa détresse profonde. Malgré les exhortations de son père, il refuse de lutter pour faire reconnaitre son innocence et préfère se réfugier dans un désespoir commode. Il est bien décidé à profiter de la vie, même en prison et fraternise avec ses codétenus qui lui font découvrir les délices du puzzle au LSD….

Giuseppe, une force morale…
Le père de Gerry est au contraire présenté comme une force qui ne faiblit pas, dont les convictions sont solidement ancrées. Comme le dit Jim Sheridan, « Giuseppe est un personnage non-violent, presque conservateur. C’est le centre moral de mon film ». Le chef de la famille Conlon est d’abord profondément attaché à ses proches, et en particulier à sa femme Sarah…Comme il le raconte à son fils sur les quais de Belfast, il n’a pas hésité à se jeter à l’eau du bateau qui l’emmenait loin de l’Irlande, pour retrouver celle qu’il aimait et qui allait devenir son épouse. Dans son livre autobiographique, Gerry Conlon précise que ce geste était audacieux, car son père était censé rejoindre l’armée anglaise et qu’il risquait donc d’être accusé de désertion (cf extraits en anglais du livre de Gerry Conlon)…Pour Giuseppe, la seule cause qui vaille la peine d’être défendu, c’est son propre foyer. Alors qu’il est détenu en prison et qu’il sent la fin approcher, le vieil homme manifeste encore tout son attachement à sa femme, quand il se remémore avec émotion leurs promenades dans Belfast ou quand il s’inquiète de son sort après sa disparition…
Le père de Gerry est aussi toujours présent auprès de ses enfants, et notamment pour le plus turbulent d’entre eux, son fils…Il est là pour empêcher l’IRA d’infliger une punition au jeune homme, il n’hésite pas à le rejoindre en Angleterre pour le soutenir quand il apprend qu’il va être jugé (il a un moment de doute, mais se reprend vite après avoir discuté avec Sarah…). C’est aussi un homme de conviction ,très attaché à sa religion et à ses principes moraux. Quand Gerry l’appelle de Londres, Giuseppe ne manque pas de demander à son fils « s’il va bien à la messe ». Pendant le procès, il est choqué que le jeune homme ait menti à propos du cambriolage dans l’appartement de la prostituée. Il lui pardonne cependant car Gerry se « confesse » devant le tribunal : faute avouée, à moitié pardonnée…Même quand son fils , sous l’emprise de la drogue, se moque de lui alors qu’il récite ses prières, Giuseppe reste imperturbable… Surtout, il ne transige pas sur ses convictions. Quand le responsable de l’IRA vient lui dire qu’il est l’auteur de l’attentat et lui propose son aide, Giuseppe refuse abruptement. Il n’est pas question d’accepter le soutien de quelqu’un qui tue des « enfants de Dieu » (cf la transcription de cette séquence dans le dossier : Explications en tous genres)…Autant dire que Giuseppe Conlon a une force de caractère à l’opposé de la personnalité de son fils….

La statue du Commandeur
Aussi, on ne s’étonnera pas que les rapports entre le fils et le père aient été d’abord conflictuels. Au début du film, Gerry semble écrasé et souvent exaspéré par la personnalité de son père. Quand Giuseppe le tire des mains de l’IRA, il subit , l’air boudeur, « l’engueulade » de son père…Dans son livre, Gerry explique d’ailleurs que son adolescence a été très perturbée par les absences de son père, souvent malade…Comme il est raconté dans le film, Giuseppe a contracté une maladie pulmonaire après avoir travaillé sur les docks de Belfast dans des conditions épouvantables… Alors que Gerry a une dizaine d’années, son père et ses deux soeurs font de longs séjours à l’hôpital pour se faire soigner . Cette absence du père est d’autant plus cruelle que Giuseppe « idôlatrait » son fils, et que celui-ci avait besoin de cette adoration paternelle. Par la suite, Giuseppe est encore amené à « corriger » son ainé presque comme un enfant : il le reprend quand Gerry fait l’imbécile pendant le procès, il le calme d’une gifle quand son fils l’abreuve de reproches lors de la première rencontre en prison…
Dans toute la première partie du film, Gerry s’oppose à son père et rejette le modèle paternel. Ainsi, il s’énerve du conformisme de Giuseppe, de « ses petites phrases toutes faites » qu’il énonçait en toutes occasions (par exemple, quand son père sur les quais de Belfast lui dit de « vivre sa vie »…). Il ne supporte plus la statue du Commandeur qu’incarne son père. Quand il le retrouve en prison après leurs condamnations, il laisse exploser son amertume et lui reproche violemment de n’être là que « lorsqu’il fait quelque chose de mal et jamais quand il fait quelque chose de bien » : il lui en veut de son moralisme intransigeant : les épisodes les plus anciens resurgissent et apparemment les plaies ne sont pas complètement cicatrisées (Giuseppe n’avait pas félicité son fils pour une victoire au football obtenue dans des conditions douteuses…). Même l’attitude combative de Giuseppe, qui veut obtenir un jugement en appel, est comme un reproche adressé à son fils qui s’enferme dans la résignation…Gerry s’indigne aussi de la « lâcheté » de son père, face à la situation faite aux Catholiques en Irlande du Nord. Lors de la scène déjà mentionnée entre Giuseppe et Joe MacAndrew, il s’énerve contre l’aveuglement politique de son père : il lui reproche notamment de ne s’être jamais révolté contre son sort, alors que tous ses malheurs étaient le fait des Protestants (en Ulster, les travaux les plus pénibles et les plus dangereux étaient « réservés » aux Catholiques…). Cette prise de conscience apparaît après le procès : comme il le dit à son père, « il vaut mieux être coupable, au moins on est respecté »…La haine de ses codétenus anglais contre les Irlandais le renforce dans sa conviction (il affiche même le portrait du Che dans sa cellule). Mais, surtout Joe MacAndrew lui sert évidemment de père de substitution : il a l’immense mérite, aux yeux de Gerry, d’offrir une alternative au modèle paternel. MacAndrew est sûr de lui (il ne cesse de répéter : « nous sommes en guerre »…), il sait se faire respecter et n’hésite pas à utiliser la force (à la première insulte des prisonniers anglais, il déclenche immédiatemment une bagarre, il se sert de ses « relations terroristes » pour intimider les plus teigneux…).
Ce moment du film constitue sans doute l’apogée du conflit entre Gerry et son père. Le jeune homme peut ainsi « régler ses comptes » avec Giuseppe sur un plan politique…Et quand Joe MacAndrew organise une mutinerie dans la prison pour protester contre les conditions d’incarcération, Gerry est à ses côtés pour le seconder…

Au nom du père et du fils…
Mais l’attitude de Gerry envers son père est trop agressive pour être sincère. En fait, dès le début du film, les les deux hommes sont plus proches qu’il n’y paraît, même s’ils « communiquent mal » : ainsi, quand Gerry raconte à Gareth Pierce son départ de Belfast, il regrette de n’avoir pas su trouver les mots justes pour dire adieu à Giuseppe. En bon fils, il ne manque pas, une fois arrivé à Londres, de donner de ses nouvelles…Ce qui fait « craquer » Gerry lors de son interrogatoire, c’est qu’un des policiers menace de tuer son père…Il ne supporte pas la vision de Giuseppe dénudé pour être épouillé quand il entre en prison… Un incident fait aussi réfléchir le jeune Irlandais. Joe MacAndrew, qui s’est pris de haine pour l’un des gardiens, profite d’une projection de cinéma pour le brûler vif. Gerry est horrifié de la cruauté gratuite du militant de l’IRA et prend conscience que son père avait vu juste à son propos. Aussi, son attitude évolue du tout au tout. Il propose à son père de l’aider dans sa campagne pour obtenir leur libération, il décide de coopérer avec l’avocate Gareth Pierce, alors qu’auparavant il se tenait à distance…En particulier, il lui raconte toute leur histoire sur des bandes audio (ce sont d’ailleurs ces cassettes enregistrées par Gerry Conlon qu’on entend en voix-off dans différentes séquences du film…). Cette « confession » s’apparente à une auto-thérapie,comme si le jeune homme saisissait l’occasion pour faire le point. Entre le père et le fils, les rôles sont presque inversés. L’état de santé de Giuseppe ne cesse de se dégrader et même sa force de caractère est amoindrie : quand sa femme lui apprend que leur fille se promène avec un collier de chien autour du cou, il semble résigné…Aussi, c’est Gerry qui prend en charge son père, l’oblige à suivre son traitement, lui remonte le moral quand le vieil homme lui avoue ses angoisses. L’un et l’autre en viennent à évoquer les souvenirs qui les rapprochent, comme les promenades main dans la main, l’incident avec l’inhalateur. Gerry se dit même prêt à s’occuper de la personne la plus chère au coeur de Giuseppe, Sarah. Si celui-ci hésite encore (« tu n’as pas la maturité nécessaire »), la confiance est revenue entre le père et le fils.
Même après la mort de Giuseppe, Gerry tient le cap pour être fidèle à sa mémoire. Il s’implique davantage encore dans la campagne obtenir la révision de leurs condamnations, harcèle son avocate, ne se laisse pas aller, même au plan physique (il fait de la musculation dans sa cellule). On connaît la suite et l’issue triomphale du procès en appel. Gerry Conlon dit son bonheur d’avoir gagné « au nom de son père et de la vérité » (in the name of my father and of the truth...). L’homme-enfant est devenu adulte et s’est réconcilié avec son père, même au delà de la mort.

Des lectures multiples
Les rapports entre le père et le fils peuvent donner lieu à de nombreuses lectures. Certains insistent sur l’aspect religieux de l’itinéraire de Gerry Conlon. Le titre est d’ailleurs volontairement ambigu et permet plusieurs interprétations : Au nom du père peut s’entendre au sens psychologique mais aussi ,bien sûr, au sens chrétien (au nom du Père...). Cette confusion des genres n’est pas un hasard et certaines scènes abondent en détails signifiants. Par exemple, quand Gerry est interrogé brutalement par les policiers, les bras écartés à l’horizontale, la chemise ouverte sur une croix bien en évidence sur sa poitrine… Ainsi, le jeune homme connaît-il les errances et les souffrances, avant de retrouver son père (et son Père?…) et d’atteindre la rédemption.
Jim Sheridan a aussi précisé que l’histoire des Conlon peut être comprise comme une métaphore à propos de l’Irlande. Dans un entretien avec Michel Ciment, il explique que Giuseppe « (lui) est apparu comme la figure du père qu'(il) cherchait, doux et sincère. En général, c’est la femme qui représente l’Irlande et elle est souffrante. Dans ce cas, c’est l’homme ». Le cinéaste a d’ailleurs pris clairement parti à propos du problème irlandais. Pour lui, la responsabilité des violences est partagée : il récuse ainsi la thèse de Ken Loach dans Hidden Agenda, qui évoque une conspiration des Conservateurs. Sheridan est aussi fondamentalement hostile à la violence telle que la pratique l’IRA. En ce sens, Giuseppe Conlon est bien son porte-parole : « il représente toutes les victimes innocentes, coincées entre les autorités et l’IRA. Il me fallait laver son nom » (Jim Sheridan). Dans Au nom du père, le personnage du militant de l’IRA est rien moins que sympathique et quand Gerry se rend compte que cette violence gratuite ne mène à rien, il se rallie à la position de son père : rien n’est possible par la force (le cinéaste développe à nouveau cette idée dans son dernier film, The Boxer, et aborde le problème du fanatisme de certains terroristes qui ne peuvent s’habituer à la paix…).

    Ainsi, Au nom du père est un film riche de sens. Ce qui fait sa force, c’est de décrire des destins individuels imbriqués dans un drame collectif. L’Histoire tragique de l’Irlande du Nord est bien représentée par le destin des Conlon et leur histoire prend toute sa dimension dans le drame irlandais.

 

Carnets de voyage : Ernesto avant le Che

Carnets de Voyages (Diarios de motocicleta), un film de Walter Salles

Grande-Bretagne, Brésil, Argentine,  2 heures 06, 2003

Interprétation: Gael Garcia Bernal , Rodrigo de la Serna , Mercedes Moran

Synopsis :

En 1952, deux étudiants argentins, Albero Granado biochimiste, et Ermesto Guevara étudiant en médecine, décident d’aller à la découverte de l’Amérique latine, sur une vieille moto à bout e souffle…
Les deux hommes accomplissent alors un voyage de plusieurs milliers de kilomètres qui les mène en Patagonie, au Chili, au Pérou, pour finir à l’extrême nord du Venezuela. Au cours de ce périple à travers des paysages impressionnants, ces jeunes bourgeois prennent conscience progressivement d’une humanité sud-américaine dont ils ne soupçonnaient pas la misère. Au contact des mineurs de cuivre du Chili et des lépreux d’Amazonie, Guevara se découvre une passion qui ne le quittera plus : l’engagement politique…

Carnets de voyage : Ernesto Guevara avant le Che…

   Le film de Walter Salles sort sur les écrans au moment même où le cinéma sud-américain connaît une vitalité sans précédent…Les cinéastes d’Argentine, du Brésil, du Chili et même de pays comme la Colombie ou le Paraguay présentent des œuvres originales et fortes… Dans cette production, le cinéma politique a toute sa place, que ce soit sous forme documentaire ou fictionnelle. En particulier, alors que le continent s’est largement démocratisé, les réalisateurs n’hésitent plus à ausculter le passé de leurs propres pays (les documentaires de Patricio Guzman au Chili, ceux de Fernando Solanas en Argentine, des œuvres de fiction comme Mon ami Machuca d’Andres Wood pour ne citer que les films les plus connus en Europe…). On annonce pour les prochains temps la sortie de Iluminados por el fuego de Tristan Bauer, à propos de la guerre des Malouines, et un film de Fernando Vargas Villazon , Dibuen dia da papa, qu’on présente comme une démythification du Che…
Le cinéaste brésilien a pris des risques en s’attaquant à une des figures les plus prestigieuses du mouvement révolutionnaire du continent sud-américain : son habilité consiste à s’intéresser à Ernesto Guevara de la Serna avant qu’il ne soit le leader charismatique qui a fasciné plusieurs générations de militants politiques dans le monde entier…Reste que le pari était risqué…Comment ne pas tomber dans le déterminisme et présenter la jeunesse du Che comme un parcours obligé vers la Révolution ? De ce point de vue, on peut estimer que Walter Salles apporte une réponse plus subtile à ce problème des origines…

Un milieu bourgeois et ouvert
Comme on le sait, Ernesto Guevara de la Serna naît en 1928 dans une famille argentine plutôt aisée. Plus tard, le chef révolutionnaire la jugera sévèrement : « mes ancêtres appartenaient à la grande oligarchie bovine »…Mais ce qui frappe également, c’est que sa famille comprend aussi des personnages originaux, parfois fantasques, quelquefois importants : un vice-roi du Mexique, un grand-père chercheur d’or en Californie…Son père est ingénieur mais passe une partie de sa vie dans à monter des affaires plus ou moins rentables : sa mère, d’abord catholique fervente, épouse un homme qui mène une vie de bohème. Par ailleurs , la famille d’Ernesto s’intéresse à la politique : en 1937, son père appartient à un comité de soutien à la République espagnole, dont l’adolescent sera membre à l’âge de 12 ans (il écoutera avec passion au domicile familial, les récits du docteur Aguilar, militant républicain espagnol réfugié en Argentine). Forcé par sa maladie à rester souvent alité, le jeune Guevara se forge une solide culture dans le domaine littéraire mais aussi philosophique : très tôt, il a d’ailleurs le goût de l’écriture, une habitude qui ne le quittera plus…(dès 17 ans, il écrit son journal intime, des poèmes et un traité de philosophie…)
Un autre trait de caractère apparaît rapidement chez ce jeune homme à la santé fragile, c’est l’énergie et la détermination. En 1931, Ernesto est victime d’une de ses premières crises d’asthme qui vont l’handicaper toute sa vie. Mais il renonce pas et il multiplie les activités sportives, comme pour se prouver qu’il peut surmonter sa maladie (il pratique ainsi le football, le rugby, le tennis, le ping-pong…). Son goût pour l’aventure est aussi précoce : il dévore tous les grands récits de voyage, et il est fasciné par les aventures de son grand-père géographe parmi les Indiens du Chaco. En 1949, il accomplit un périple de 4500 km en vélo à moteur pour rejoindre son ami Alberto Granado installé dans une léproserie dans le nord du pays…On note aussi sa réserve vis à vis des luttes politiques qui ont lieu en Argentine à l’époque (« je n’ai participé à aucune lutte politique ou étudiante « , écrira-t-il plus tard…).
Il entreprend des études de médecine en 1947 et se lie avec une jeune fille de la vieille oligarchie cordouane, Chichana Ferreya…Autrement dit, le jeune Guevara semble s’orienter vers une vie bourgeoise et bien conventionnelle…

De l’aventure à la prise de conscience…
C’est donc en décembre 1951, qu’Ernesto et son ami Alberto Granado se lancent sur les routes du continent sud-américain (ils démarrent leur périple avec une moto Norton 500, surnommée sans doute à tort la Vigoureuse…). Il semble bien qu’au départ, les deux jeunes hommes n’ont pas d’autre intention que de découvrir le monde. Leur première étape chez la fiancée d’Ernesto, qui se trouve avec sa famille dans la station balnéaire de Miramar , se prolonge car les jeunes hommes ne sont pas insensibles au confort de la vie bourgeoise…Au cours du voyage, Alberto et Ernesto montrent aussi pour leur intérêt pour les jeunes filles et entament quelques amourettes sans lendemain (en particulier au Chili, le jeune Guevara a quelques problèmes lorsqu’il serre de trop près la femme d’un mécanicien…Plus tard, Alberto se laisse séduire par les charmes d’une jeune prostituée rencontrée sur le bateau qui descend l’Amazone). Ils sont bien sûr impressionnés par la beauté des paysages naturels dans les pays qu’ils traversent (Argentine, puis Chili et Pérou…).
Mais, au fil du voyage, les deux jeunes hommes prennent conscience de la misère que subissent les peuples d’Amérique du Sud. Leur premier contact avec la réalité sociale se déroule au Chili, lorsqu’ils rencontrent dans le désert d’Atacama un couple d’Indiens communistes chassés de leurs terres par les propriétaires et la police. Guevara écrira plus tard : « ce fut la nuit la plus froide de ma vie mais aussi celle où je me suis senti davantage fraterniser avec cette espèce humaine, si étrange pour moi »…Peu de temps après, ils assistent au recrutement des ouvriers pour aller travailler dans la mine de Chuquicamata, propriété de la « Anaconda Mining company ». Ernesto est indigné par les manières brutales du contremaître qui traite les mineurs comme du bétail humain…Au Pérou, les deux jeunes gens croisent d’autres paysans expropriés et des femmes indiennes, qui ne parlent que le quechua et qui évoquent leur misère. C’est dans ce pays aussi qu’ils font la connaissance du docteur Pesce, intellectuel engagé qui les initie à la littérature péruvienne (en particulier, l’écrivain Mariategui qui évoque la révolution des Indiens pour le droit à la terre). En Amazonie, ils découvrent à la léproserie de San Pablo, les « damnés de la terre », ceux qui sont peut-être les plus exclus de tous : ils se montrent particulièrement sensibles à l’ostracisme dont ils sont victimes. Alberto et Ernesto témoignent de leur sollicitude par de nombreux signes : ils refusent de porter les gants qu’on leur propose pour ausculter leurs patients et s’étonnent que les malades soient relégués dans une zone spéciale, au delà du fleuve (comme on le sait, Ernesto franchira cet obstacle plus tard, en traversant l’Amazone à la nage). Ils essaient aussi de convaincre les religieuses de nourrir tous les lépreux le dimanche, même ceux qui ne se rendent pas à la messe…

L’Amérique unie
Au delà de cet altruisme, Ernesto Guevara prend aussi conscience de l’unité du continent sud-américain. Comme nous l’avons déjà écrit, les pays d’Amérique du Sud qu’ils traversent connaissent manifestement les mêmes inégalités sociales criantes (les Indiens du Chili et du Pérou, les lépreux de San Pablo). Mais il se rend compte aussi de l’importance des civilisations indiennes qui ont précédé l’arrivée des Espagnols et des Portugais…A Cuzco au Pérou par exemple, son jeune guide s’amuse en comparant les constructions des indigènes et des envahisseurs : « celui-ci est le mur des incas et celui-là est le mur des inca…pables, c’est à dire des Espagnols ». Peu de temps après sur le site du Machu Pichu, les deux jeunes gens sont saisis par le caractère grandiose des bâtiments édifiées par les Indiens : Ernesto éprouve le plus grand respect pour ces peuples bâtisseurs : « les Incas étaient experts en astronomie, en médecine, en mathématiques. Mais l’envahisseur espagnol avait la poudre ». Et de s’interroger ? : « que serait l’Amérique avec un autre passé ? »…En tout cas, Guevara veut que ce passé indien prestigieux soit pris en compte. Sur ce thème, il adopte une position qu’il gardera toute sa vie : les problèmes ne se règlent pas au niveau national mais à une plus grande échelle (« que perd-t-on quand on traverse une frontière ? »). Lorsque le personnel de San Pablo fête son anniversaire, Ernesto prononce alors un discours qui sonne déjà comme un manifeste : « nous croyons que la division de l’Amérique en nationalités distinctes, incertaines et illusoires, est complètement fictive. Nous formons une race métisse, depuis le Mexique jusqu’au détroit de Magellan. Essayant de m’affranchir de tout provincialisme, je porte un toast au Pérou et à l’Amérique unie ». Il aura l’occasion toute sa vie de mettre en pratique cette profession de foi internationaliste (quand il repart en 1953 pour un nouveau périple, il s’écrie « Aqui va un soldado deAmerica ! »).

Un engagement radical
Mais ce long voyage révèle un autre aspect du caractère d’Ernesto : c’est que son engagement sera total ou ne sera pas…Pour lui, il n’est pas question de s’impliquer à moitié…Cette prise de conscience est aussi progressive. Un moment important de leur voyage est leur étape chilienne : Ernesto semble très embarrassé d’avouer au couple d’Indiens communistes que son ami et lui « voyagent pour voyager ». Il se rend sans doute compte à quel point leur désir d’aventure est artificiel et pour tout dire « petit-bourgeois », alors que ces deux paysans pauvres sont obligés de se déplacer pour leur simple survit. Il écrit d’ailleurs dans ses Carnets : « après la mine, on a senti que les choses changeaient.. Ou peut-être est-ce nous qui changions ? »…Quand ils se trouvent au Pérou, les jeunes gens s’informent auprès des indiens qu’ils rencontrent, sur leurs conditions de vie et leur luttes…Quand Alberto et Ernesto discutent à propos des moyens de combattre l’injustice dans les ruines du Machu Pichu, Guevara critique son ami qui prône un combat politique par la voie des élections (« une révolution sans coups de feu ? tu es fou… »). A la fin du film, le texte en voix-off rédigé par Guevara, évoque bien cette évolution : « cette errance à travers l’Amérique m’a transformé, je ne suis plus mou…En tout cas, je ne suis plus le même qu’avant ». On peut utilement compléter cette citation par un extrait tiré du journal écrit par Ernesto : « je serais du côté du peuple et je sais , parce que je le vois imprimé dans la nuit, que moi (…), hurlant comme un possédé, j’irais à l’assaut des barricades et des tranchées, je tacherai mes armes de sang et, fou furieux, j’égorgerai tous ceux qui, vaincus, tomberont entre mes mains »…Il faut faire la part des choses quant au ton exalté de cette déclaration : il correspond bien à sa mentalité passionnée mais surtout il marque bien une évolution de sa personnalité. Car, s’il est encore incertain sur son avenir, Guevara est convaincu d’avoir changé et sa rupture avec le monde qu’il a connu jusque là va bientôt être consommée (rétrospectivement, ses adieux à sa fiancée au début de son périple, peuvent s’interpréter comme une coupure avec le destin bien ordonné qui l’attendait, même s’il en n’a pas encore conscience). Après quelques aventures (notamment un détour à Miami aux Etats-Unis), il reviendra en Argentine passer ses examens de médecine, comme il l’avait promis à ses parents : mais, il ne faudra pas attendre longtemps avant qu’Ernesto ne reprenne la route, et cette fois de manière irréversible…

   Ainsi, on peut estimer que le film de Walter Salles réussit à dresser le portrait nuancé d’une figure légendaire du mouvement révolutionnaire. Le cinéaste se défend d’avoir voulu faire une hagiographie édifiante du Che : « il n’était pas question de le présenter comme un Guevara déjà pétri des idées qui allaient le pousser à mener la Révolution »…Ernesto est bien ce jeune homme d’abord romantique et aventureux, mais qui prend progressivement conscience au cours de son voyage des problèmes sociaux du continent sud-américain : il est certainement décidé à agir. Pour le reste, on connaît la suite…

 

La vie et rien d’autre : des lendemains qui déchantent

La vie et rien d’autre, un film de Bertrand Tavernier

France, 2 heures 15, 1989

Interprétation : Philippe Noiret, Sabine Azema, Mauricce Barrier, François Perrot, Pascale Vignal

Synopsis :

1920. La Première Guerre mondiale est achevée depuis deux ans. La France panse ses plaies et se remet au travail. Dans ce climat, deux jeunes femmes d’origines sociales très différentes poursuivent le même but, retrouver l’homme qu’elles aiment et qui a disparu dans la tourmente. Leur enquête les conduit à la même source d’information, le commandant Dellaplane. Du 6 au 10 novembre 1920, Irène, Alice, le commandant se croisent, s’affrontent et finalement apprennent à se connaître…

    La vie et rien d’autre témoigne bien du goût de Bertrand Tavernier pour l’Histoire, mais plus encore de son intérêt pour les périodes oubliées, les « creux » de la chronologie officielle. Dans le film, le récit se déroule dans l’immédiat après-guerre, alors que le pays devrait savourer pleinement sa victoire… Mais Tavernier ne s’intéresse pas à la description de cette joie cocardière et sans doute superficielle… II préfère, non sans une certaine délectation et une insolence réjouissante, mettre en évidence les plaies encore ouvertes qu’a laissées le conflit (Allociné).

    Deux ans après la victoire, le temps des désillusions est déjà venu pour les dirigeants comme pour l’opinion. Le traité de Versailles, enfin signé en juin 1919, ne convainc personne. Clemenceau lui-même s’en contente faute de mieux : « Le traité n’est pas fameux, je suis prêt à la reconnaître. Mais, et la guerre, a-t-elle été fameuse ? Il a fallu quatre ans et je ne sais combien de nations pour venir à bout de l’Allemagne. Vingt fois, pendant la guerre, on a cru que tout était fini… » Aussi faut-il se réjouir de ce que  « la France sorte de là vivante, son territoire reconstitué, son empire colonial agrandi, l’Allemagne brisée »… Lors du débat de ratification à la Chambre, certains prévoient les difficultés à venir : « Ne voyez-vous pas les conséquences, si un jour ils ont comme chef du Reich un homme d’état jeune, amoureux de gloire, soulevé par les mêmes sentiments patriotisme ? », prophétise un député de droite. Le « Père la Victoire » ne survit d’ailleurs pas longtemps à son triomphe : quelques mois plus tard, Clémenceau est écarté de l’élection présidentielle de janvier 1920 au profit de l’insignifiant Deschanel… Le traité de Versailles apparaît d’autant plus fragile que le Congrès des Etats-Unis refuse de l’approuver en mars : l’enthousiasme déclenché par l’idéalisme wilsonien a fait long feu…
L’économie du pays doit supporter tout le poids de la reconstruction des régions dévastées, du paiement des pensions, sans parler du remboursement des dettes contractées pendant le conflit pour financer l’effort de guerre. Le ministre des Finances Klotz a beau répéter « L’Allemagne paiera », Louis Marin avoue : « Comment serons-nous payés ? Nous n’en savons absolument rien ? »La conférence de Spa, en juillet 1920, a bien fixé une répartition avantageuse des sommes que doivent verser les Allemands, mais les États-Unis refusent de lier les remboursements que leur doit la France au paiement des réparations, au nom de la « morale commerciale ».
La situation sociale est aussi tendue : le chômage frappe en particulier les ouvriers d’armement et le pouvoir d’achat est amputé par une inflation qui n’a pas cessé depuis l’armistice. Des manifestations imposantes se multiplient pendant l’année 1919 (celle d’avril rassemble près de 300 000 personnes) et la C.G.T. voit ses effectifs tripler en un an (1,5 million d’adhérents en 1919). La classe ouvrière n’est pas insensible aux échos de la Révolution bolchevique et s’exaspère de l’acquittement de Villain, l’assassin de Jaurès. En toute hâte et pour calmer la fièvre sociale, le Parlement vote la loi des huit heures…

« Un émouvant record »
Mais au-delà des « grands » événements de l’après-guerre, Tavernier s’attache dans La vie et rien d’autre à décrire une histoire « à hauteur d’homme », à détailler les blessures physiques et psychologiques de personnages plus anonymes, et par là-même, plus exemplaires…
Ainsi, la terrible saignée qu’a subie la France est omniprésente dans le film. Dès les premières séquences, l’importance des pertes est soulignée. Le pays déplore officiellement 1 385 000 morts au 24 décembre 1918. Dellaplane, toujours minutieux, calcule que si cette « armée d’ombres » défilait, la marche du cortège durerait deux jours et deux nuits. Scène hallucinante qui évoque le film J’accuse, d’Abel Gance, dans lequel les morts de la guerre se relèvent pour demander des comptes aux vivants.
Mais ce chiffre, déjà terrible, est dépassé par le bilan de l’Allemagne (2 millions de morts), de la Russie (1,7 million), de l’Autriche-Hongrie (1,5 million). Aussi, comme le remarque le soldat cul-de-jatte dans l’hôpital militaire, c’est surtout en proportion que le malaise a touché la France. Le rythme des pertes de la guerre 14-18 est supérieur à celui des guerres napoléoniennes (moins d’un million en vingt ans) et la France est le pays le plus touché si l’on rapporte le nombre de morts à la population totale (3,5 % contre 2,9 % en Allemagne), à la population active masculine (10,5 % contre 9,8 %)… Le pourcentage est encore plus important si l’on calcule par rapport aux mobilisés (16 % contre 15 % en Allemagne) ou à l’effectif des classes 1912-1915 (près de 28 %…). Ce « prix du sang » est d’ailleurs un sujet de satisfaction pour la presse cocardière qui parle d’un « émouvant record ». Comme le dit le soldat avec ironie : « Ils nous prenaient pour des cons, ces Boches, total, c’est nous le record ! »
A propos de ces morts, se pose le problème particulier des Disparus, dont Dellaplane a la charge… Leur nombre est aussi considérable : près de 350 000 recensés en 1920 (soit 27 % du nombre des tués). Le « Bureau de recherche et d’identification des militaires tués ou disparus » fonctionne dans les deux sens : il aide les familles à retrouver « leurs » disparus, mais il cherche aussi à identifier les cadavres ou les « morts-vivants » dont il « dispose » : amnésiques, traumatisés en tout genre qu’on rassemble dans les hôpitaux militaires… Cette quête est difficile et tous les indices comptent. Au début du film, Dellaplane croit connaître un « petit curé », à cause de l’étendue de son répertoire (de « Tantum Ergo » à la « Digue du cul« ). Dans d’autres séquences, les familles sont montrées en train de fouiller dans un bric-à-brac insolite, près du tunnel de Grézaucourt, à la recherche d’un objet familier… D’autres encore laissent des messages, comme des « bouteilles à la mer », avant de repartir bredouilles… (Tavernier rapporte que les familles faisaient accrocher des portraits des disparus dans les bistrots à la ronde, jusqu’au début des années 30…). Cette recherche pénible aboutit parfois (la famille Lebègue qui identifie son neveu, Irène et Alice…), mais ce ne sont finalement que 100 000 disparus qui sont « reconnus » dans les années d’après-guerre, et le secrétariat aux Anciens combattants continue, aujourd’hui encore, à recevoir des demandes des descendants.
Cette recherche est d’ailleurs indispensable aux familles, pour obtenir les pensions que l’État leur a promises, par la loi du 31 mars 1919 (près de 680 000 veuves, 719 000 orphelins et 650 000 ascendants sont concernés). Ainsi, l’acte de décès est confirmé si au moins deux témoins identifient le corps ; dans le cas contraire, un jugement déclaratif de décès est prononcé, trois ans après la constatation de la disparition… Dellaplane explique ainsi à Irène à quel point la famille de Courtil est intéressée, dans tous les sens du terme, par l’identification certaine du corps de François. L’importance de ces disparus montre bien, au passage la sauvagerie de cette guerre « moderne ». A Verdun, où les combats ont été particulièrement intenses, l’identification des cadavres, déchiquetés et mélangés à la terre, s’avère impossible : près de 130 000 d’entre eux reposent à l’ossuaire de Douaumont.
La vie et rien d’autre montre aussi que, même après l’arrêt des combats, la guerre marque encore les corps. D’abord, elle tue à retardement et les croix de bois s’alignent devant l’hôpital militaire (construit en bois, car la pierre manque devant l’importance de la demande). Ainsi, la moitié des blessés (plus de trois millions) sont des malades, atteints notamment par la tuberculose (100 000) ou par des affections des voies respiratoires (97 000). Ceux-là mettent quelques années à mourir : déjà entre le 2 novembre 1918 et le 1er juin 1919, plus de 28 000 soldats décèdent des suites de leurs maladies. Cependant, dans le film, le professeur Mortier peut constater avec satisfaction que le rythme se ralentit : « Deux morts gazés cette semaine… ça se calme! ».
Les survivants portent aussi des traces visibles de la guerre dans leur chair. Dès le début de La vie et rien d’autre, ces « gueules cassées » et autres mutilés encombrent l’écran : l’officier unijambiste, le soldat cul-de-jatte, celui sans bras… En 1928, on compte 1 040 000 invalides de guerre pensionnés : 125 000 ont été mutilés (si l’on détaille ce bilan sinistre, survivent alors 14 000 « gueules cassées », 42 000 aveugles, 19 700 manchots, 24 900 unijambistes…).
L’importance des effectifs engagés et des pertes subies amène la France à puiser largement dans son empire colonial. Dans le restaurant de Valentin, on trouve ainsi des soldats sénégalais, arabes, mais aussi le groupe des Annamites, dont les coutumes causent bien du souci à Perrin. La contribution de ces troupes coloniales a été importante à la fois pendant et après le conflit. Près de 600 000 hommes sont venus, parfois de force (des révoltes ont notamment éclaté en Algérie et en Haute-Volta), et ont subi des pertes conséquentes (en particuliers, les Sénégalais connaissent 22 % de pertes par rapport aux mobilisés), sans doute parce que l’état-major avait moins de scrupule à les engager dans les opérations les plus meurtrières… Après la guerre, ce sont d’ailleurs les Annamites qu’on envoie déminer les champs encombrés d’obus quand les prisonniers allemands, rentrés chez eux, ne sont plus disponibles.
L’ampleur des pertes, l’importance des classes creuses, voire les frustrations accumulées pendant quatre années de chasteté forcée… tout semblait prédire une reprise vigoureuse de la natalité, comme le sculpteur Mercadot croit pouvoir l’annoncer à Dellaplane : « Les survivants bouchent les trous et forniquent à couilles rabattues ». En fait, ses espoirs seront déçus, car s’il est vrai que la natalité passe de 18,8 pour mille en 1911 à 21,4 en 1918, elle retombe vite à 17,3 en 1932 et même à 14,6 en 1938 (soit en dessous du taux de mortalité, qui est alors de 15,4 pour mille).

Les régions dévastées

     Mais La vie et rien d’autre n’évoque pas seulement les pertes humaines. L’histoire se déroule dans un décor ravagé, lunaire : le restaurant de Valentin dans un village en ruines, le champ d’Abel Masclé, le tunnel de Grezaucourt, les ateliers Warin, toute l’action a lieu entre Vouziers, dans les Ardennes, et Verdun, dans la Meuse, c’est-à-dire en plein coeur de cette France à reconstruire. Dix départements du Nord et de l’Est (sans compter l’Alsace-Lorraine, annexée) ont été occupés, partiellement ou totalement par les Allemands, et touchés par les combats. Cette zone est d’abord « désertée » : 44 % de ses habitants l’ont quittée (dans le canton de Verdun, il ne reste que 4000 personnes sur les 28 500 d’avant-guerre). Et surtout, les destructions matérielles sont considérables. La moitié des 6,2 millions d’hectares de culture doit être nettoyée des « scories » des combats : un million d’obus, 375 000 km de barbelés enfouis dans le sol… Dans le film, pour son premier labour d’après-guerre, Abel Masclé tombe sur un casque et surtout, sur un obus de 220… 4 % des terres sont irrécupérables, car trop onéreuses à remettre en culture (la fameuse « zone rouge », soit 114 000 ha en 1919).
La violence des bombardements a considérablement endommagé les villes (Reims, Lens, Saint-Quentin, Verdun, etc.), mais aussi les communes rurales. Sur les 4726 communes que comptent les régions dévastées, 423 seulement sont intactes, alors que 620 sont rayées de la carte (parmi elles, les 9 villages-martyrs des environs de Verdun). Les trois-quarts des édifices publics sont détruits, ce qui a pour effet une répartition surréaliste des administrations et des commerces. Dans La vie et rien d’autre, la préfecture et les bureaux de l’armée s’installent dans le théâtre municipal et dans une auberge ; l’atelier de Mercadot occupe les ateliers Warin, tandis que le curé et la chanteuse de cabaret sont contraints à la cohabitation… Les usines et les mines sont également atteintes, parfois détruites intentionnellement par les Allemands lors de leur retraite. La production de charbon diminue de 95 % par rapport à  1914, celle de fer de 57 %.
La reconstruction de ces régions, prise en charge par l’État, se fait lentement, notamment pour des raisons financières : elle s’étalera sur une décennie. Près de trois millions de demandes d’indemnisation sont déposées auprès de l’administration, mais seulement 30 000 sont traitées en 1921. Les socialistes reprochent d’ailleurs aux gouvernements de favoriser les « gros sinistrés », c’est-à-dire les industriels.
Mais cette reconstruction a aussi ses profiteurs, petits et grands, dont le film nous présente quelques spécimens. Les marchands de bois, qui s’enrichissent sur la fabrication des cercueils ; le louche détective privé Eugène Dilatoire, au nom prédestiné, dont les pratiques sont dénoncées par Alice ; les sculpteurs comme Mercadot, qui n’en reviennent pas d’une telle aubaine : « L’âge d’or ! Jamais vu cela depuis les Grecs, les cathédrales. Vous vous rendez- compte ? Un monument par village ! On fournit pas ! 35 000 communes, pas 300 sculpteurs : tout le monde veut son Poilu, sa Veuve, sa Pyramide »… Quant aux « gros profiteurs », « on » constate la rapidité de leur redressement. Dellaplane les soupçonne notamment d’activer le nettoyage des zones dévastées pour récupérer « les tonnes d’acier, de cuivre et de nickel », qui vont se transformer en lingots d’or… On s’étonne aussi que la firme allemande Schukert, pourtant du côté des vaincus, « se démerde mieux que les vainqueurs ».

« La génération du feu »

    A travers le personnage du commandant Dellaplane, interprété par Philippe Noiret, le film de Bertrand Tavernier dresse également le portrait de ces hommes qui forment ce que l’on a appelé la « Génération du Feu ». Ce groupe rassemble tous ceux qui ont participé aux combats, depuis les premiers jours d’août 1914, jusqu’aux derniers de novembre 1918, comme par exemple le jeune médecin-auxiliaire Louis Aragon, parti pour le Front quelques mois avant l’armistice.
Certes, Dellaplane est atypique par certains aspects. Le fait, en particulier, qu’il soit militaire de carrière le distingue du Poilu moyen, lequel est un citoyen-soldat. Mais c’est aussi un militaire « hors-norme », presque « hors-caste »… II est donc traité de dreyfusard par son supérieur, le général Villerieux, et se range donc dans la frange minoritaire des officiers républicains d’avant 1914. D’autre part, Jean Cosmos, scénariste du film et auteur d’un livre sur le même sujet, le présente comme solidaire des vignerons du Languedoc, qui manifestent en 1907 et que le commandant se refuse à réprimer : il est sanctionné par une mutation d’office en Afrique (une très brève allusion y est faite dans le film). Mais surtout, son attitude constante et ses réactions le placent du côté des combattants civils de la Grande Guerre : nul doute qu’il est particulièrement bien placé pour apprécier les insuffisances de ses collègues, leur stupidité (le capitaine Perrin) ou leur cynisme (le général Villerieux).
La génération à laquelle appartient Dellaplane a frappé les contemporains par son homogénéité et son désarroi… Raymond Lefebvre parle d’une « génération massacrée » ; Gertrude Stein d’une « génération perdue » ; Marcel Déat estime être un des « survivants du hasard », un des « rescapés de l’invraisemblable »… Bien qu’elle ait été décimée, cette génération demeure nombreuse : elle représente 40 % des hommes adultes et compte encore 6,4 millions de survivants en 1919, 5 millions en 1940. Elle incarne donc une force sociale et politique non négligeable durant l’entre-deux-guerres (un sur deux appartient à une association d’anciens combattants).
Elle constitue aussi un groupe fermé, clos sur lui-même, le « club de ceux qui ont gagné la guerre », comme le déplore Irène à la fin du film. Ce sentiment d’être différent tient au fait que ces hommes ont vécu une expérience unique, impossible à faire partager : la peur, l’amour de la vie, l’horreur de la mort, la lâcheté, le courage, ou les deux réunis, la fierté aussi de survivre… Ils se comprennent à demi-mot, en évoquant tel combat, comme si toute explication était superflue. Ce sentiment d’appartenance est d’autant plus fort que le retour à la paix a délié les langues et ouvert les yeux. Comme le remarque André Breton, « l’inévitable conciliabule des soldats de retour du Front avait eu très vite pour effet d’exalter les sujets de colère : sentiments de l’inutilité du sacrifice de tant de vies, grand «compte à régler» avec l’arrière, brisement d’innombrables loyers, extrême médiocrité du lendemain ».
Aussi, ces hommes ont-ils des réactions similaires, que le personnage de Dellaplane permet d’évoquer. D’abord, aucun d’entre eux ne peut laisser dire que la guerre a été « fraîche et joyeuse ». La sortie de Dellaplane, devant l’ignorance d’Irène, est éloquente : « La guerre est tellement pire. Des centaines de cadavres qui noircissent. Plus un arbre, des trous pleins d’eau d’où sortent un pied, une tête couverte de mouches. Ça pue ! Les rats courent par bandes »… Comme le soulignent en permanence les anciens combattants, il ne faut « jamais oublier que la guerre tue » ; Alain conseille d’ailleurs à ceux qui portent le deuil, « au lieu de s’enivrer et de s’étourdir de gloire, d’avoir le courage d’être malheureux ».
Ces combattants cultivent aussi un antimilitarisme sans nuance, mais nourri par l’expérience : « Rien ne rend plus antimilitariste que la fréquentation des militaires », note le peintre Fernier, officier de la Légion d’honneur, cité trois fois pour sa bravoure. Profondément républicains, les Poilus ont mal supporté l’arrogance et l’autoritarisme des officiers d’active, quand ils ne leur reprochent pas de les avoir sacrifiés inutilement. Ainsi, voit-on Dellaplane s’insurger contre le « crétinisme galonné », et s’indigner des déclarations du général Cherfils : « La guerre, avec ses allures dévastatrices, n’a que l’apparence de la destruction ». « J’ai lu cela ! dit Dellaplane, 1,5 million de morts n’ont que l’apparence de la mort ! Salauds ! Salauds ! » Les anciens combattants se distinguent en cela de leurs camarades allemands : ils refusent de marcher au pas et en uniforme lors des défilés, ils cherchent à faire réformer le Code militaire et réviser les jugements des cours martiales. Il est aussi entendu que cette génération a été ardemment pacifiste, comme en témoignent leurs premiers manifestes : « Les hommes de guerre veulent que la victoire consacre l’écrasement de la guerre »… Sur ce sujet, Irène comprend sans doute mal l’émotion des soldats qui écoutent Cora Mabel chanter « Le clairon de novembre ». Certes, le début de la chanson semble faire écho au fameux clairon de Déroulède, sur un ton plutôt cocardier ; mais la dernière strophe traduit l’espoir d’une fraternité retrouvée : « Et les deux combattants, jetant au loin leurs armes, mêlent en un instant leurs rires, leurs sangs, leurs armes ». Les organisations d’anciens combattants seront d’ailleurs de fidèles soutiens à la politique de Briand dans les années 1920. Certes, cette lucidité ne va pas jusqu’à remettre en cause le patriotisme, et on est bien persuadé du bon droit de la France, identifiée à la République. Irène n’a sans doute pas tort d’ironiser : « Une Marseillaise aurait suffi pour qu’ils repartent en colonne, drapeau en tête ! » Mais en aucun cas, cet amour de la patrie, qu’on retrouve même chez Barbusse, ne peut se confondre avec le chauvinisme.

La mémoire de la guerre

   La crainte d’être à nouveau dupé rend les anciens combattants particulièrement vigilants envers la mémoire de la guerre. Comme Dellaplane le déplore, « nous ne nous arrêtons pas de nous taire » et de dénoncer violemment la persistance du « bourrage de crâne ». Ainsi, les anciens combattants exigent et obtiennent que les « gueules cassées » défilent en tête des cortèges de commémoration, pour rappeler clairement que la victoire a eu un prix. Mais le film de Tavernier évoque deux autres lieux stratégiques de la mémoire guerrière : les monuments aux morts et la tombe du Soldat inconnu.
Comme le constate Mercadot, la France se couvre en très peu de temps de monuments aux morts (la plupart sont construits avant 1922). Subventionnés par l’État mais érigés à l’initiative des communes, ces monuments témoignent de la sensibilité particulière des survivants. Selon la classification établie par Antoine Prost, le type de stèle le plus répandu est loin d’exprimer un nationalisme cocardier : le monument est sobre, républicain, laïc (devant la mairie, en forme de pyramide, liste alphabétique des victimes, inscriptions « La commune de …. à ses enfants morts pour la France »). Quelques très rares spécimens sont même explicitement pacifistes (« Guerre à la guerre »; « Maudite soit la guerre »). Aussi, le monument prévu par Mercadot manque-t-il pour le moins de simplicité (« Huit Poilus en bronze doré, la Victoire au-dessus, ailes déployées »).
De même, Tavernier décrit, avec une ironie jubilatoire, la difficile quête du « Soldat inconnu » : le malheureux Perrin, chargé de cette mission, est bien en peine d’avoir à trouver un corps vraiment… inconnu, « qui ne soit ni un english, ni un boche, ni un nègre »… Comme on le rapporte dans le film, l’idée naît en 1916 et est reprise en 1918 par le député Manoury (elle est d’ailleurs appliquée aussi en Grande Bretagne : le corps d’un Tommy inconnu est placé à Westminster, où sont enterrés les hommes illustres du Royaume). En France, le débat est houleux à la Chambre, en novembre 1920. Si les députés s’accordent sur l’idée, ils se disputent sur l’endroit où se trouvera la tombe. Les socialistes sont favorables au Panthéon, mais l’extrême-droite, représentée par Léon Daudet, s’y oppose, sous prétexte que le lieu est « souillé par Zola » ; Marc Sangnier fait remarquer que le Soldat inconnu était peut-être socialiste… ou royaliste. Finalement, on se décide pour l’Arc de Triomphe, monument républicain non utilisé, au coeur du Paris dynamique de 1920, situé à un carrefour et « qu’on sera bien obligé de voir » (dans le même temps, et dans un souci de réconciliation nationale, le cœur de Gambetta est transféré au Panthéon). Comme le raconte le film, la cérémonie se déroule le 10 novembre 1920 dans une casemate de Verdun : le caporal Auguste Thin, fils d’un disparu, lui-même engagé volontaire, doit choisir entre huit corps, venus de huit champs de bataille, en présence d’André Maginot, ministre des Pensions, ex-député qui s’est engagé dès 1914 comme simple soldat, grièvement blessé dans la bataille de Verdun… Ce que ne dit pas le film, c’est que les anciens combattants organisent, à partir de 1924, la cérémonie de la flamme. Par ce geste renouvelé quotidiennement, ils montrent leur volonté d’éviter tout hommage froid et bureaucratique, et d’entretenir un souvenir « vivant ». Ces deux exemples montrent assez le patriotisme de cette génération, mais aussi son insistance pour que le sacrifice ne soit pas oublié… Sans doute Dellaplane n’en est-il pas convaincu, car il estime qu’on a célébré un soldat inconnu, « pour faire oublier tous les autres ».

    Cette « génération du feu » partage aussi une hostilité marquée à l’égard des planqués et des profiteurs de tous ordres. Ainsi, Abel Masclé peste contre ces Parisiens « qui ont la vie facile », mais dont on s’est bien vengé, « en arrangeant les femmes pendant les perms ». Les anciens combattants dénoncent surtout l’attitude scandaleuse de certains grands industriels, de ces « marchands de canon » que la Crapouillot de Galtier-Boissière vilipende après-guerre. Ainsi, à la fin du film, dans les ateliers Warin, Dellaplane dévoile à Irène les manoeuvres de son beau-père pour qu’on épargne ses usines. Sur ce point, Tavernier et Cosmos se sont clairement inspirés de l’affaire De Wendel, qui éclate en 1919. L’accusation est formulée par certains députés, comme Engerrand, cité dans le film, ce qui vaut à De Wendel d’affronter une commission d’enquête parlementaire. L’Humanité résume les faits en reprochant au patron sidérurgiste d’avoir « empêché le bombardement de Briey (où se trouvait son usine), d’où l’état-major allemand tirait l’acier avec lequel il massacrait des milliers d’ouvriers et de paysans français ». De fait, la décision du commandant français aurait été justifiée par la crainte de représailles allemandes, par le souci d’épargner les ouvriers français réquisitionnés et par les difficultés techniques d’un bombardement aérien… Cela dit, l’historien J.N. Jeanneney estime que l’importance des usines de Briey a sans doute été surestimée.
En tout état de cause, Dellaplane peut dénoncer ce « complexe militaro-industriel » qui bénéficie de soutiens solides dans la classe politique de l’époque (aux élections de 1919, le Bloc national domine l’Assemblée avec près de deux tiers des sièges).

    Les survivants de la Grande Guerre ont aussi du mal à retrouver leurs marques dans la France des années 1920. Ils sont impatients devant la lenteur de la démobilisation (en fait, 4,5 millions d’hommes sont libérés dans les deux mois qui suivent l’armistice) et se heurtent vite aux problèmes matériels. Lors de leur libération, ils reçoivent un costume civil peu seyant et doivent acquitter le règlement des loyers et impôts des… quatre années de guerre (un moratoire sur les impôts est mis en place dès 1919) ! Surtout, ils ont du mal à trouver un emploi, même si une loi de novembre 1918 prévoit qu’ils seront prioritaires pour les places qu’ils occupaient avant leur mobilisation.
Dans La vie et rien d’autre, Alice est ainsi sèchement remerciée par l’inspecteur, qui rétablit dans ses droits un soldat venu du Front. Celui-ci avoue d’ailleurs son désarroi : « Ils me font presque peur, ces gamins ». Tous ces problèmes, attisent leur mécontentement : comme le note Antoine Prost, en 1919, « parmi les démobilisés gronde une colère quasi-révolutionnaire ».

   Ces hommes de guerre sont aussi désemparés par l’assurance nouvelle des femmes, bien obligées de faire face aux circonstances, pendant et après la guerre. Irène et Alice apparaissent parfois comme les « hommes forts » du film… Irène de Courtil en particulier, une fois son travail de deuil accompli, s’assume complètement, en rompant avec son passé. Elle est lucide sur la misogynie de son milieu d’origine et remarque ironiquement, que « chez les Courtil, on ne parle pas d’affaires devant les femmes. Trop compliqué pour leur petite cervelle ! » Grâce à Dellaplane, elle prend conscience des arrière-pensées de son beau-père : elle rejette alors sa belle-famille et part aux États-Unis gagner sa vie en donnant des leçons de violon.
Certains hommes, comme Mercadot, étalent une virilité vulgaire et conquérante, mais d’une philosophie bien simpliste : « L’acte doit précéder l’analyse ! l’acte ! Pan ! » Les prétentions de Mercadot au cynisme ne l’empêchent pas de se comporter comme le troufion moyen. Dellaplane est bien velléitaire devant Irène, et il peine à lui avouer son amour, comme si le « délai de convenance » n’avait pas été respecté… D’ailleurs, les femmes sont plus rapides à tirer les conclusions du massacre : Irène et Alice se retrouvent « contre Dieu », qui a permis tout cela. Et Mme de Courtil s’exaspère devant la bêtise des hommes, quand elle les sent « prêts à repartir au feu », après avoir écouté une chanson sentimentale… Dellaplane, lui, met deux ans pour « se réveiller », quitter l’armée et écrire enfin à Irène, pour la prier de former un couple improbable, mais un couple quand même.

    La réussite de Tavernier est d’avoir su décrire les cicatrices physiques et morales de cette génération du feu, pour qui rien ne compte désormais, sinon « la vie et rien d’autre ». En fait, comme l’a dit le cinéaste lui-même, « cette époque a largement conditionné notre histoire politique, sociale, culturelle ». Car si tous ces hommes sont unis, par leur expérience, ils n’en tirent pas les mêmes conclusions pour l’avenir. La majorité des survivants s’attache à un pacifisme parfois aveugle (devant la montée de l’hitlérisme, par exemple), mais d’autres ont adopté des attitudes plus radicales. Les Dadaïstes (Tzara, mais surtout les anciens combattants : Breton, Aragon, etc.) rejettent en bloc la civilisation occidentale, coupable d’une pareille boucherie, se proclament « défaitistes de l’Europe » et se disent « toujours prêts à tendre la main à l’ennemi ». Certains, comme Barbusse ou Guehenno, mettent leurs espoirs dans le « grand feu qui s’élève à l’Orient », c’est-à-dire la révolution bolchevique. D’autres encore vont suivre des chemins chaotiques qui les conduiront au fascisme, tels Drieu la Rochelle ou Déat… En tout cas, sur le traumatisme initial, la démonstration de Tavernier est convaincante.

voir aussi la première guerre mondiale à l’écran

The Visitor, un film humaniste de son temps

The Visitor, un film de Thomas McCarthy
États-Unis,  1 heure 45 , 2007
Interprétation : Richard Jenkins, Haaz Sleiman, Danai Zurira , Hiam Hababb
Synopsis :

    Professeur d’économie dans une université du Connecticut, Walter Vale, la soixantaine, a perdu son goût pour l’enseignement et mène désormais une vie routinière. Il tente de combler le vide de son existence en apprenant le piano, mais sans grand succès…
Lorsque l’Université l’envoie à Manhattan pour assister à une conférence, Walter constate qu’un jeune couple s’est installé dans l’appartement qu’il possède là-bas : victimes d’une escroquerie immobilière, Tarek, d’origine syrienne, et sa petite amie sénégalaise Zainab n’ont nulle part ailleurs où aller. D’abord un rien réticent, Walter accepte de laisser les deux jeunes gens habiter avec lui.
Touché par sa gentillesse, Tarek, musicien doué, insiste pour lui apprendre à jouer du djembe. Peu à peu, Walter retrouve une certaine joie de vivre et découvre le milieu des clubs de jazz et des passionnés de percussions. Tandis que les deux hommes deviennent amis, les différences d’âge, de culture et de caractère s’estompent.
    Mais lorsque Tarek, immigré clandestin, est arrêté par la police dans le métro, puis menacé d’expulsion, Walter n’a d’autre choix que de tout mettre en œuvre

The Visitor, un film humaniste de son temps

    The Visitor, le film de Thomas McCarthy, sort sur les écrans en 2008, soit quelques années après l’attentat contre les tours de New York le 11 septembre 2001. A sa manière, il s’inscrit dans un mouvement plus général : les opinions publiques du monde occidental commencent à prendre conscience des limites du tout-répressif mis en place dans presque tous les pays dans leur lutte contre le terrorisme. Cette remise en cause des dérives de l’arsenal juridique en particulier contre l’immigration clandestine « s’est progressivement imposée comme un sujet cinématographique, à la fois pour des raisons militantes et romanesques » (Vincent Lowy, Cinéma et mondialisation, 2011). Comme l’écrit cet auteur, « le cinéma exprime prioritairement la mauvaise conscience occidentale, en prenant fait et cause pour les migrants et ceux qui les aident». Et de citer deux réalisations de cinéastes français : Eden à l’ouest de Constantin Costa-Gavras (2009) et Wellcome de Phlippe Lioret , la même année.
Aux États-Unis même, plusieurs films évoquent l’intervention américaine en Irak (il s’agit de la troisième guerre d’Irak, déclenchée par George W. Bush en mars 2003, et qui aboutit au renversement du régime de Saddam Hussein : le président déclare la guerre terminée en mai 2003 mais les troupes se maintiendront dans le paix jusqu’en 2011…). On peut ainsi citer American Soldiers de Sidney Fury (2005), Battle for Haditah de Nick Broomfield (2007), Redacted, de Brain de Palma (2008), Les démineurs de Kathryn Bigelow (2009) et plus récemment Green Zone de Paul Greenglass (2010). La plupart de ces réalisations portent un regard critique sur l’intervention américaine et semblent douter de l’efficacité de la stratégie présidentielle. Comme à l’époque de la guerre du Vietnam, plusieurs films s’interrogent sur les effets traumatisants pour les soldats américains, qui ne comprennent pas les motifs de la guerre qu’ils mènent (De Palma avait tourné un film sur le conflit vietnamien –Outrages en 1989, dont le scénario a inspiré celui qu’il a réalisé sur l’Irak…). Des films ont aussi été tournés dans le même registre à propos de l’intervention des États-Unis en Afghanistan (Road to Guantanamo, de Michael Winterbottom en 2006, Lions et agneaux de Robert Redford en 2007).
   The Visitor a sans doute des ambitions plus modestes mais en même temps, son approche est peut-être plus subtile : en évoquant les rapports entre un américain moyen et quelques immigrés clandestins à New York, il est un témoignage intéressant sur l’état de la société américaine traumatisée par le 9/11…

La terre promise des immigrés
Avec sa galerie de personnages (Tarek, Zineb, Mouna…), le film de Thomas McCarthy nous rappelle l’importance de l’apport de l’immigration, légale ou non, dans la population des États-Unis. Les chiffres restent importants : depuis les années 1980, l’immigration légale représente chaque année entre 500 et 800 000 personnes, l’immigration clandestine près d’un million . On estime ainsi à près de 11 millions en 2006 les immigrés en situation irrégulière qui sont présents sur le territoire américain. La croissance démographique des États-Unis vient à près de 40% de l’immigration.
Si l’on se focalise sur les populations venues des pays arabes, elles comptent près de 3,5 millions de personnes, essentiellement originaires du Levant (Syrie, Liban, Jordanie, Palestine…) et sont majoritairement chrétiennes (plus de 60%). Les régions où ces immigrés se sont surtout installés sont la Californie, l’état du Michigan (la ville de Dearborn est la ville américaine qui compte le grand pourcentage d’arabes américains), le New Jersey. A New York même, cette communauté s’élève à 200 000 personnes sur 2,2 millions de personnes (longtemps, le quartier du Lower Manhattan était appelé Little Syria ou Little Damas…). Les immigrés venus d’Afrique noire, notamment francophones comme Zineb qui vient du Sénégal, sont de plus en plus nombreux (près de 50 000 arrivent chaque année sur le territoire américain, leur nombre s’élève à 650 000 en 1998). Ils s’installent à New York (ils sont plus de 73 000 immigrés d’origine africaine et un des quartiers de Harlem s’appelle Little Senegal) , Washington, Atlanta….
Certes, ces populations ont parfois du mal çà s’intégrer et le film nous présente toute une gamme d’attitudes possibles. Celui qui semble le mieux intégré est l’avocat qui se charge du cas de Tarek, M. Shah : il a fait des études de droit et se sent complètement américain. D’ailleurs, lorsque Mouna l’interroge sur ses origines, il peut répondre tranquillement : « le Queens »…La situation est plus complexe pour Tarek et sa mère Mouna : ils ont quitté la Syrie pour des raisons clairement politiques. Le père du jeune homme était journaliste, et à la suite d’un article qui avait déplu au régime bassiste, il s’était retrouvé en prison. Les conditions de sa détention sont tellement éprouvantes qu’il meurt deux mois après sa libération : sa femme et son fils préfèrent alors l’exil. Pour Tarek, le choix est clairement assumé : il veut rester aux États-Unis et vivre de sa musique. Quant à sa mère, elle sent bien toute la fragilité de leur situation, mais quand Zineb lui demande si son pays lui manque, elle répond : « mon pays, c’est ici »…En tout cas, on ne manque pas aux États Unis de vous faire part de tous les américains originaires de pays arabes, qui ont « réussi » : cela va de Paul Anka, chanteur de charme, le musicien Frank Zappa, les acteurs et actrices Farid Murray Abrams et Salma Hayek en passant par le célèbre avocat Ralph Nader. Pour les protagonistes du film, il est clair que « le retour au pays » ne se fera que « contraint et forcé »…

L’après 11 septembre…
Mais si les États-Unis étaient encore une terre promise plutôt accueillante à tous ces immigrés jusqu’à la fin des années 1990, il est évident que les attentats du 11 septembre 2001 changent la donne en profondeur, notamment sur le plan juridique et administratif : comme l’explique l’avocat à Mouna, « avant cette date », on ne traquait pas les gens. La politique a radicalement changé » et il donne l’exemple de son oncle, expulsé après 23 ans de présence sur le territoire américain.
En particulier, le gouvernement Bush fait adopter 6 semaines seulement après le drame le célèbre Patriot Act, adopté à une majorité écrasante dans les deux assemblées ( 98 voix contre 1 au sénat, 357 voix contre 66 à la chambre des représentants) puis signé solennellement par le président lui-même le 26 octobre : son intitulé complet est en soi tout un programme : « Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism » (« Unir et renforcer l’Amérique en fournissant les outils appropriés nécessaires à l’interception et à l’obstruction du terrorisme » ). Elle permet notamment un renforcement sans précédent de la surveillance des citoyens américains et bien sûr des ressortissants étrangers sur le territoire américain : le FBI peut procéder à la surveillance, quasiment sans frein juridique et sans justification d’aucune sorte, des dossiers personnels dans les bibliothèques et les hôpitaux, les communications téléphoniques et par internet…Ce système à la « big brother » est bien entendu mis en place au nom de la lutte contre le terrorisme. En ce qui concerne la population étrangère, les mesures d’arrestation, de détention, et d’expulsion sont très souvent arbitraires : dès novembre 2001, le gouvernement lance un vaste programme d’arrestation dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme » qui culmine, fin novembre 2001, avec la détention incommunicado (sans droit de communiquer avec l’extérieur, les proches des personnes arrêtées n’ayant aucune nouvelle concernant leur disparition) de plus 1 200 personnes, pour la plupart des étrangers, arabes ou provenant de pays musulmans. Les associations de défense des droits de l’homme parlent alors de « profilage ethnique » .
En janvier 2002, le ministère de la Justice rédige un mémorandum, connu sous le nom d’Absconder Apprehension Initiative, qui prévoit l’arrestation et l’expulsion des personnes faisant l’objet de mesures d’expulsion. Il annonce alors qu’il va mettre les noms de 314 000 immigrés en situation irrégulière sur les bases de données criminelles du FBI, visant en particulier 6 000 personnes venant de pays arabes ou/et musulmans, De nombreuses personnes arrêtées et expulsées l’ont été en dehors du cadre légal (ainsi, ces réfugiés syriens, détenus pendant neuf mois dans le cadre de ce texte, forçant leur enfant, citoyen américain, à vivre seul, tandis qu’on leur refuse le droit de prouver le fait qu’ils aient été soumis à des actes de torture en Syrie).
Dans ces conditions, les immigrés clandestins vivent sous la menace permanente d’une arrestation et d’une reconduite à la frontière, sans réelle possibilité d’appel ou de recours. C’est bien ce qui arrive à Tarek, lorsqu’il est appréhendé dans le métro puis retenu dans un centre de détention du Queens. La vie y est difficile : dans ce centre qui n’a pas l’air d’une prison et où sont enfermées 300 personnes, les détenus ne peuvent recevoir des visites qu’entre 17 et 22 heures, n’ont pas le droit de recevoir directement du courrier, et les mesures de sécurité sont drastiques : caméras de surveillance, sas avant d’entrer au parloir, fouilles, cellules constamment éclairées…Les informations aux visiteurs, comme Walter, sont réduites au minimum : les gardes renvoient en général les familles en les priant de s’informer auprès des services de l’immigration…
Pour Tarek, c’est d’autant plus difficile à supporter qu’il considère que ses compagnons et lui-même sont des victimes et non des terroristes en puissance :comme il le dit à Walter, , les « vrais islamistes» ont des réseaux, des soutiens, de l’argent… Leurs transferts vers d’autres centres , comme ceux de la Louisiane, sont décidés sans qu’ils soient prévenus (Walter et Mouna n’apprennent le transfert de Tarek qu’après qu’il ait été effectué…). Il se trouve que, dans le cas du jeune Syrien, sa mère n’a pas arrangé les choses en lui cachant un courrier administratif qui l’informait qu’il devait quitter les États-Unis. En tout cas, Mouna réagit brutalement à cette répression aveugle, qui a fui son pays pour des raisons politiques : «on se croirait en Syrie», dit-elle à Walter quand elle constate à quel point la justice américaine est arbitraire…

Une prise de conscience progressive
Le film The Visitor raconte aussi l’itinéraire d’un homme, Walter, présenté comme l’américain moyen, certes professeur d’université mais pas spécialement sensibilisé aux problèmes des immigrés clandestins. Il enseigne l’économie dans un établissement du Connecticut et participe à une conférence sur la mondialisation à New York mais sa carrière universitaire ne semble pas le passionner : il n’a pas écrit une ligne depuis vingt ans , comme il l’avoue à Mouna, et se contente de signer des textes écrits par d’autres. Sans doute a-t-il été profondément marqué par la perte de sa femme et il ne semble pas avoir un caractère facile : au début du film, il rabroue sèchement un de ses étudiants, qui veut lui rendre un devoir en retard et n’accepte pas ses excuses et il affiche souvent une mine revêche et sévère.
Ce n’est que progressivement qu’il s’intéresse à la situation de ses locataires forcés, Tarek et Zineb, quand il constate leur désarroi. Finalement, il se lie d’amitié avec le jeune Syrien, qui l’initie aux percussions et à la joie de jouer du djembe « sans réfléchir »…. Il finit aussi par se rapprocher de la mère de Tarek, qui l’impressionne par sa dignité et son sens du sacrifice et il en tombe amoureux. Son comportement évolue donc au contact de ses nouveaux amis et son regard s’éclaire, notamment quand il change de lunettes pour présenter un visage plus avenant. A la fin du film, quand il voit le traitement qu’on inflige à son jeune ami, il laisse éclater sa colère mais ne peut que constater son impuissance. Il s’indigne : « vous ne pouvez pas emmener les gens comme cela » mais Mouna le dissuade d’insister.. Il n’est pas vraiment question de se révolter mais de penser « autrement »…Il est maintenant susceptible de remettre en cause l’unanimisme patriotique imposé d’en haut. Sur ce plan là, le film de McCarthy évite tout happy end artificiel et tout moralisme pesant : il s’agit juste d’un homme qui s’est ouvert au monde qui l’entoure…
Ainsi, The visitor, réalisé à une époque où la guerre d’Irak n’est pas terminée et où la rhétorique guerrière tourne à plein dans les médias américains, montre qu’au cinéma du moins, les américains sont capables d’une autre vision du monde, plus humaniste et altruiste…C’est en tout cas l’ambition du réalisateur, qui a eu l’occasion de voyager au Proche-Orient et notamment au Liban : comme il le dit dans un entretien, « il y a une chose qu’on oublie, derrière les gros titres des journaux, ce sont les êtres humains des deux côtés (…) il veut des « visages humains sur ces situations sans jugement manichéen ». Il dit aussi s’être rendu compte à quel point les Américains étaient sous-informés à propos des centres de détention dans lesquels sont enfermés les « suspects » (le réalisateur a passé près d’un an et demi à enquêter sur ces centres). Il voulait ainsi combler un manque d’information et donner un autre point de vue sur la façon dont le gouvernement traitait les étrangers comme des suspects potentiels. Sur tous ces aspects, son film est une vraie réussite.

 

DE LA REALITE A LA FICTION

Pour montrer que le réalisateur Tom McCarthy a pu s’inspirer de faits réels, nous transcrivons ici un texte (en anglais) à propos de la situation d’un jeune syrien, Nadin Hamoui, détenu dans des conditions qui rappellent celles que doit subir Tarek dans le film The Visitor
(ce texte provient du site de l’organisation ACLU, American Civil Liberties Union)

June 9, 2003
The Seattle Immigration and Naturalization Service (INS) arrested Nadin Hamoui and her parents – Safouh Hamoui and Hanan Ismail – on 22 Feb. 2002 on the grounds of immigration violation. Nadin and her mother Ismail were detained for nine months, and her father is still in custody. Nadin’s younger sister and brother (a U.S. citizen) were left at home without their parents in all those months.

«  »Volunteer experts have declared that my father will probably be killed if we are deported to Syria?My mother may lose her life in Syria because she has a serious illness?believe me; we are fighting for our lives! » » –
Nadin Hamoui

Nadin’s family fled Syria in 1992, because her father Safouh Hamoui was accused of attempting to assassinate the Vice President. They entered the United States as tourists, and have failed to gain political asylum for seven years. The INS gave out a deportation order in 2000. The family ignored the order because their then-attorney told them that the INS would not act while the order was contested.
The «  »Alien Absconder Initiative » » gives local law enforcement agencies access to the names of 314,000 immigrants who allegedly have orders for deportation or removal. On a Muslim holiday on 22 Feb. about 15 local police officers banged on Nadin’s door early in the morning, and arrested Nadin and her parents. During the arrest, a police officer pointed his gun and flashlight at the face of Nadin’s mother, while she insisted to cover her hair; and Nadin’s father was handcuffed like a criminal.
Local police are already detaining and deporting alleged «  »absconders » » under the «  »Alien Absconder Initiative » » even though many of these immigrants may have a legal defense against deportation. In this case, Nadin’s family has not had a hearing about the evidence that they will be tortured in Syria.
Besides the Arab American Community Coalition, other groups working to free the family include the Hate Free Zone Campaign of Washington, Washington chapter of the American Immigration Lawyers Association, and the Arab American Anti-Discrimination Committee.

 

Un long dimanche de fiançailles, une autre vision de la guerre

Un long dimanche de fiançailles, un film de Jean-Pierre Jeunet

France, 2 heures 14, 2004

Interprétation : Audrey Tautou, Gaspard Ulliel, Jean-Pierre Becker , Clovis Cornillac , Marion Cotillard, Jean-Claude Dreyfus , Ticky Holgado

Synopsis :

    1917, front de la Somme, tranchée dite « Bingo crépuscule » : pendant cette année terrible de la première guerre mondiale, cinq soldats sont condamnés à mort pour mutilation volontaire.
     Le conflit terminé, Mathilde, la fiancée de Manech, l’un des cinq condamnés, se refuse à croire à la disparition de son amant. Malgré son infirmité et avec ténacité, elle part à la recherche de traces de son bien-aimé, avec l’aide d’un détective atypique mais efficace, Germain Pire. Tiré du roman homonyme de Sébastien Japrisot publié avec succès en 1991, le film de Jeunet est une juste évocation des traumatismes qu’a subis la société française, pendant et après le conflit. 

Un long dimanche de fiançailles,
Une autre vision de la guerre

    Le film de Jean-Pierre Jeunet sort sur les écrans à l’automne 2004, alors que l’intérêt pour la première guerre mondiale ne cesse de grandir. Comme nous l’indiquons par ailleurs dans ce même dossier, la guerre de 1914-18 connaît alors un « succès » éditorial, avec la publication de romans comme Les âmes grises de Philippe Claudel et Dans la guerre d’Alice Ferney , la sortie de films comme La chambre des officiers de François Dupeyron, et très récemment Des âmes grises d’Yves Angelo ou de Joyeux Noêl, réalisé par Christian Carion. L’université n’est pas en reste puisque que la Grande Guerre continue à alimenter de nombreux travaux érudits (outre les ouvrages de Stéphane Audouin-Rouzeau, Annette Becker, Frédéric Rousseau, Rémi Cazals, Nicolas Offenstadt, on peut citer les études remarquables du général André Bach à propos des Fusillés pour l’exemple et de L’Armée à l’époque de Dreyfus…). Le cinéaste s’explique sur cet engouement : « j’ai le sentiment que 14-18 est en train de basculer dans le grand noir de la légende historique, comme la guerre de cent ans, et qu’avant l’oubli, les jeunes gens d’aujourd’hui veulent savoir ». Et le public répond à cette abondante production : certains films ou romans ont connu un réel succès « d’audience » et le mémorial de Péronne, ouvert en 1992, accueille près de 80 000 personnes chaque année…

La genèse du projet
Jean-Pierre Jeunet pense au roman de Sébastien Japrisot dès sa sortie en 1994 (il vient de réaliser Delicatessen, sorti en 1991). Originaire de l’est de la France, le réalisateur affirme avoir toujours été intéressé par cette période de l’histoire. Il songe un moment à adapter Les carnets de Louis Barthas, mais renonce car il craint d’offrir au public une vision trop « noire ». Il est par contre séduit par « la fantaisie dans l’horreur », qu’il découvre dans Un long dimanche de fiançailles . Ce mélange des genres plaît à Jean-Pierre Jeunet, qui, dès ses premiers films, s’est distingué par un univers personnel très particulier…Mais comme les droits du livre appartiennent à des producteurs américains, le cinéaste doit remettre son projet à plusieurs reprises : finalement, sa reconnaissance outre-Atlantique lui permet, avec le soutien de la Warner, de mener à bien la réalisation d’Un long dimanche de fiançailles (il a déjà tourné pour Hollywood –Alien, la résurrection– et le succès d’Amélie Poulain n’est pas passé inaperçu aux États-Unis).
Les sources d’inspiration de Jeunet sont multiples. Il dit avoir lu de très nombreux ouvrages sur la guerre (bien sûr les « classiques » du genre, et en particulier Orages d’acier d’Ernst Jünger, La Peur de Gabriel Chevallier, Les carnets de Louis Barthas, Le Feu d’Henri Barbusse) mais il s’est aussi servi de livres de photographies …ou de bandes dessinées (celles de Jacques Tardi bien sûr). Quelques scènes fortes du film viennent directement de ses lectures : le soldat allemand dont la tête est à moitié emportée, est évoqué dans le livre de Chevallier, le Christ qui pend par un bras que l’on voit au début du film figure dans l’album photographique que Jean Pierre Verney consacre au conflit…
Mais Jean-Pierre Jeunet affirme aussi avoir une vision différente de la guerre et il se démarque des cinéastes qui ont déjà abordé le sujet, y compris les plus reconnus. Ainsi, il estime que le film de Raymond Bernard, Les croix de bois, tourné peu de temps après le conflit, « sonne faux ». Il est aussi dérangé par le film de Stanley Kubrick , Les sentiers de la gloire sorti en 1957, qui offre de la guerre un aspect trop « léché » : Kirk Douglas rasé de près, l’uniforme bien repassé, ces poilus trop «américains » pour être honnêtes…Il tente de retrouver une certaine véracité, en se mettant au cœur de la mêlée…Même le choix des couleurs est étudié : ces teintes sépia qui dominent à l’écran correspondent à la volonté du cinéaste : « l’imaginaire français, depuis près de cent ans, est nourri de ces photos bistre d’oncles morts posés sur le buffet près du calendrier des postes »…Les figurants ont été sélectionnés avec soin pour qu’ils n’aient pas des têtes de Parisiens, mais des « figures rurales » (sic), recrutés dans la population locale de la région du Poitou où ont été tournées certaines scènes du film. Sur la question de la violence, Jeunet prend aussi ses distances avec la tendance hyperréaliste de certains films de guerre récents : il préfère suggérer qu’insister, mettre selon son expression, « l’horreur hors-cadre » (de toute façon, il précise qu’il n’a montré « qu’un millionième » des images brutales dont il a eu connaissance…).
A propos des aspects du conflit évoqués par le film de Jeunet, on peut relever que la structure du film, qui reprend en partie celle du roman, fait que les scènes de guerre apparaissent sous forme de flash–back, quand les survivants répondent aux sollicitations de Mathilde (parmi les témoignages les plus importants, ceux de Daniel Esperanza, Célestin Poux, Benoît Notre-Dame…). La vision de la guerre est donc bien une reconstruction, qui vient de la mémoire des combattants, très loin des versions officielles et mensongères de la propagande. Quelques points méritent qu’on s’y attarde, sans prétendre être exhaustif sur la richesse de ce film…

Une zone durement éprouvée
Les évènements rapportés dans le film se déroulent sur le front de la Somme, dans la région entre Combles (l’hôpital où se réfugient Benoît et Manech) et Bouchavesnes (le secteur où se trouve la tranchée Bingo Crépuscule). Cet endroit est la zone où les armées française et britannique s’articulent face aux troupes allemandes (dans le livre, Japrisot explique la zone est d’abord occupée par les Canadiens, commandés par un certain lieutenant Byng…). La période est aussi cruciale : si l’année 1917 est souvent qualifiée « d’année terrible », 1916 est aussi marquée par les violentes attaques allemandes sur Verdun à partir de février et l’offensive franco-britannique dans la zone de la Somme. De fait, la bataille dans cette région a fait rage entre juillet et novembre. Pendant l’été, plus d’une vingtaine de divisions (19 britanniques et 3 françaises à l’origine) se lancent à l’attaque des positions allemandes, avec aussi l’espoir que l’adversaire relâchera sa pression sur la région de Verdun. Les forces alliées progressent effectivement de quelques kilomètres (la zone de Bouchavesnes est prise pendant cette période) mais elles échouent à prendre Bapaume, leur objectif premier. Surtout, les pertes sont considérables : près de 600 000 Allemands, 419 000 Britanniques, 194 000 enfin du côté français…(pour notre pays, les chiffres sont même plus importants que ceux constatés lors des premiers jours de l’offensive Nivelle au Chemin des Dames, quelques semaines plus tard…). Certains officiers français ont conscience de l’épuisement des troupes. Ainsi, le général Fayolle, un officier plutôt « de la race des Pétain, non des Foch » (Pierre Miquel) qui commande la 6ième armée, note que les soldats « étaient dégoûtés de se faire tuer sans succès important, sinon décisifs » ( c’est le seul général que Célestin Poux semble apprécier…).

L’enfer de la Somme
Sur les difficultés éprouvées par les soldats, le film de Jeunet fait preuve d’une réelle efficacité : la dureté des conditions de vie des poilus est bien rendue par les scènes qui se déroulent dans les tranchées. L’aspect lunaire du paysage, notamment du no man’s land entre les deux lignes ennemies, défoncé par l’intensité des bombardements correspond bien aux photographies ou aux films de l’époque. Les soldats pataugent les pieds dans l’eau, dans une boue tenace et omniprésente : leurs uniformes sont devenus informes et d’une couleur brunâtre. Un des soucis essentiels des soldats semble être de se réchauffer (Célestin Poux a enfilé une moumoute épaisse par dessus sa tenue réglementaire, il prend soin de donner des gants de laine au « Bleuet »). Une autre obsession est bien sûr le ravitaillement : de ce point de vue, on comprend l’extrême popularité de Célestin Poux, surnommé « Rab de rab » ou « la terreur des cantines » (Mathilde peut s’en rendre compte dans l’abondant courrier que lui envoient les anciens combattants, qui tous chantent les louanges de ce personnage pittoresque…). En fait, celui-ci incarne un débrouillard « à la française », prêt à toutes les combines afin d’améliorer l’ordinaire de ses compagnons de lutte (tous les cuistots n’avaient pas une aussi bonne réputation, certains étant considérés comme des « planqués » par ceux qui se trouvaient en première ligne). Notamment, on trafique l’état des pertes afin d’augmenter la ration pour ceux qui ont survécu (c’est le cas en particulier après l’assaut au cours duquel le capitaine Favourier succombe). Mais au grand dépit de Célestin et de ses camarades, la soupe est encore une fois arrivée froide…
Sur les combats proprement dits, Jeunet veut aussi innover : il affirme notamment s’être inspiré de la première demi-heure du film de Steven Spielberg, Il faut sauver le soldat Ryan. Le cinéaste plonge le spectateur au « cœur de la mêlée », au milieu des combattants, alors que les balles fusent et les obus éclatent de toute part. Les scènes de bataille sont peu nombreuses mais éprouvantes : l’une d’entre elles au début du film montre une attaque française au cours de laquelle Manech perd la raison, pour avoir reçu « un obus de trop » (il est couvert des restes de son camarade pulvérisé par le bombardement). Un peu plus tard, une séquence évoque l’assaut des soldats français menés par le capitaine Favourier, littéralement hachés à quelques dizaines de mètres des lignes allemandes par le feu des mitrailleuses Maxim. On voit même au dessus des lignes l’intervention de l’aviation . en fait, les premiers appareils utilisés sont encore peu sophistiqués (comme l’explique Célestin Poux à Mathilde, on ne peut pas encore tirer à travers l’hélice…) : l’albatros CIII biplace que l’on voit survoler le no mans’land comprend deux hommes , le pilote et le mitrailleur à l’arrière…

L’état d’esprit des combattants
La brutalité des combats, la dureté de la vie des tranchées, si bien rendues dans le film de Jeunet expliquent l’ambiguïté de l’attitude des poilus. En fait, Un long dimanche de fiançailles présente peu de personnages de patriotes « enragés » : seul le caporal Thouvenel semble être un cocardier intransigeant, qui s’exaspère quand le condamné corse veut se rendre aux Allemands en prétendant ne pas être vraiment français…Un officier comme Favourier n’est pas un « va-t’en guerre ». Quand Esperanza arrive en première ligne avec son cortège de condamnés, il est furieux : il n’apprécie pas du tout que la tranquillité du secteur soit remise en cause par l’initiative du haut commandement : il craint que les Allemands ne prennent mal l’arrivée de ces soldats français près de leurs lignes et ne brisent le « pacte de non-agression » tacite qui semble régner dans cette zone…Par contre, le commandant Lavrouye fait preuve d’un cynisme à toute épreuve : il garde « sous le coude » la grâce que le président Poincaré avait accordé aux cinq condamnés (comme le capitaine Favourier le laisse entendre à Célestin Poux avant de mourir), il exige le silence sur son initiative et fait disparaître toutes les traces de l’expédition de Bingo Crépuscule (il fait tomber le rapport dans son bain, fait comptabiliser les cinq condamnés dans les pertes du régiment…). Mais Jeunet n’exagère pas non plus un sentiment conscient de révolte contre la guerre. Lorsque le syndicaliste Six-sous tente de convaincre les hommes dans les cantonnements , il ne recueille que les sarcasmes des combattants « abrutis par le mauvais vin »…S’il meurt debout en chantant la chanson de Craonne, son geste semble bien désespéré…( la première version de cette fameuse chanson existe dès 1916 sous le nom de Chanson de Lorette : elle est ensuite modifiée avec de nouveaux couplets, notamment après l’échec de l’offensive de Nivelle. Dans le roman, le condamné chante Le temps des cerises…). Célestin Poux semble trouver bien dérisoire l’apostrophe de deux brancardiers qui s’écrient « Vive l’Anarchie ! »…
Mais les soldats sont à bout et ragent de ne pouvoir le faire savoir. Certes, ils peuvent correspondre avec leurs familles (au cours du conflit, ils auraient envoyé 10 milliards de lettres, soit près de 4 millions par jour). Ils doivent aussi ruser avec la censure militaire (des commissions spécialisées ont ainsi « épluché » le courrier pendant toute la guerre) et inventent des codes secrets avec leurs proches (Benoît Notre Dame utilise la technique dite de « l’ascenseur » dans la fameuse lettre qui intrigue tant Mathilde: dans ce système, il ne faut lire que les mots situés en début ou fin de phrase).
Mais la communication est difficile avec ceux de l’arrière, même les mieux disposés à les écouter. Quand il se heurte à l’incompréhension de sa femme lors de ses permissions, Benjamin Gordes se réfugie dans l’alcool comme au front (« là-bas, y a que ça qui nous tienne en l’air »…). Surtout, il conclut avec son épouse et son meilleur ami Bastoche le curieux arrangement que l’on sait : faire en sorte qu’il ait un sixième enfant et qu’il soit donc renvoyé dans ses foyers. De fait, il existe bien une législation spéciale à propos des pères de famille nombreuses , qui évolue au cours du conflit : d’abord ne sont concernés que les pères de neuf enfants (huit si l’on est veuf) !. A partir de 1916, la mesure est élargie à ceux qui en ont six enfants puis à ceux qui en ont quatre au cours de l’année 1917.
Mais la manière la plus spectaculaire d’échapper aux combats est bien sûr celle pratiquée par les cinq condamnés : la mutilation volontaire. Il semble bien que cette pratique soit apparue dès les premiers combats en août 1914 et qu’elle ait pris au dépourvu le haut commandement (elle n’est pas prévue dans le code militaire…). La consigne est d’assimiler les mutilations volontaires à des abandons de poste devant l’ennemi, soit des actes susceptibles d’être puni des peines les plus graves (et notamment la peine de mort). Assez vite, les médecins militaires dressent une typologie des blessures douteuses (en particulier celles qui affectent la main gauche, le pied…) et classent les « simulateurs » selon leur degré de conscience (conscients, inconscients, complets, …). Selon Vincent Suard qui a étudié la justice militaire au début du conflit, 12% des 290 condamnations à mort prononcées entre août 1914 et octobre 1916 concernent des mutilations volontaires….D’autres méthodes utilisées par les combattants font leur apparition par la suite, comme les piqûres de pétrole ou les injections d’acide picrique…Mais la justice militaire semble assez vite désemparée : après quelques « bavures », l’opinion publique et certains politiques remettent en cause la fiabilité des expertises médicales, sur lesquelles s’appuient presque toujours les tribunaux militaires. Au total, on peut estimer ces mutilations volontaires à quelques centaines sur l’ensemble des quatre années de guerre, et leur nombre aurait nettement diminué à partir de 1915.

La brutalité de la répression militaire
Pour expliquer cette baisse, sans doute faut-il invoquer la brutalité des autorités militaires contre ce qu’ils considèrent comme des actes extrêmement graves…On en sait maintenant un peu plus sur l’action de répression du haut commandement, grâce aux travaux pionniers de Guy Pedroncini à propos des mutineries de 1917 et aux études plus récentes de Nicolas Offenstadt et du général André Bach sur les « fusillés pour l’exemple ». L’idée essentielle qui ressort de ces ouvrages est que la justice militaire s‘est montrée particulièrement sévère au début du conflit : sur 600 exécutions, 430 ont lieu entre septembre 1914 et décembre 1915 (de ce point de vue, le mois le plus meurtrier de la guerre a été octobre 1914 avec 67 exécutions). Comme l’explique André Bach, le haut commandement est très sensible sur ce point et redoute par dessus tout une débandade généralisée : les conseil de guerre spéciaux mis en place au début de la guerre utilisent des procédures très simplifiées : pas d’instruction, un nombre restreint de juges, pas de recours possible ..C’est à partir de 1915 qu’on peut noter une évolution, sans doute sous la pression des hommes politiques (le député de centre-gauche Paul Meunier intervient vigoureusement à ce sujet). Le droit des accusés est sensiblement renforcé (en particulier, ils peuvent choisir leur défenseur en toute indépendance). Désormais, le président de la république peut exercer son droit de grâce quand un soldat est susceptible d’être fusillé et le recours en révision est rétabli en 1916 en cas de condamnation à mort. Certes, il existe aussi des exécutions sommaires , encouragées et en tout cas couvertes par le haut commandement, surtout au début du conflit (Joffre affirme : « nous devons être impitoyables avec les fuyards »). Par contre, la scène imaginée par Sébastien Japrisot semble assez improbable. Il se serait inspiré d’un passage des Cahiers secrets de la Grande Guerre du général Fayolle , qui évoque de manière elliptique une affaire semblable, à la date du 25 janvier 1915 : « Des 40 soldats d’une unité voisine qui se sont mutilés à une main avec un coup de fusil, Pétain voulait en faire fusiller 25. Aujourd’hui, il recule. Il donne l’ordre de les jeter de l’autre côté du parapet aux tranchées les plus rapprochées de l’ennemi. Ils y passeront la nuit. Il n’a pas dit si on les laisserait mourir de faim. Caractère, énergie ! Où finit le caractère et ou commence la férocité, la sauvagerie !… ». Mais le général André Bach doute qu’une affaire de ce type ait pu se dérouler à la fin de l’année 1916…D’autant que le haut commandement tient à ce que ces exécutions aient un caractère d’exemplarité : les condamnés sont en général fusillés par un peloton de leur propre unité, alors que les hommes sont rassemblés en carré : le verdict est lu, les dernières volontés des condamnés sont recueillies…Dans le roman, l’avocat Rouvière donne l’explication suivante : ce sont les chefs d’unité sur le front (en l’occurrence Lavrouye, surnommé « La Trouille » par ses hommes…) qui auraient pris sur eux de procéder ainsi, en gardant sous le coude la grâce présidentielle pendant deux jours…Même si l’intrigue inventée par le romancier est sujette à caution, on peut affirmer que sur l’ensemble de la guerre, le haut commandement a effectivement prouvé son intransigeance envers les défaillances réelles ou supposées des combattants.
Enfin, la survie presque miraculeuse de Benoît Notre-Dame et de Manech est difficile à croire mais pas impossible. En témoigne l’aventure assez extraordinaire qu’a vécu le caporal Vincent Moulia. Combattant valeureux au cours de la guerre (blessé à Charleroi et à Verdun, il sauve un capitaine en 1915 et capture huit officiers allemands en 1917 !), il participe à la mutinerie de son régiment au cours de la même année. Il est condamné à mort avec quatre de ses camarades, mais réussit à s’échapper avant son exécution en se cachant sous une trappe…Après de nombreuses péripéties, il rejoint Dax, son pays d’origine puis passe en Espagne, avec sa compagne Berthe (il est amnistié dans les années 1930). En bref, une histoire qui rappelle celle du paysan de la Dordogne, qui se cache dans sa ferme « au bout du monde »…

   Au terme de cette rapide évocation du film de Jeunet et de la manière dont il a abordé le conflit, on peut estimer que le cinéaste a plutôt réussi son objectif. Certains critiques ont parlé des aventures « d’Amélie dans les tranchées » à propos d’Un long dimanche de fiançailles pour en souligner le caractère superficiel. Reste que les scènes évoquant la guerre sont fortes et crédibles : le cinéaste, peut-être sans le vouloir, alimente le débat qui a opposé les historiens du conflit, à propos du moral des soldats pendant la guerre. Les poilus ont-ils tenu à cause des contraintes qu’ils subissaient ou par conviction intime ? On sait que les spécialistes travaillant au mémorial de Péronne (Audoin-Rouzeau, A. Becker) mettent en avant la « haine de l’adversaire » ressentie par les poilus, leur « consentement patriotique ». A l’inverse, d’autres chercheurs comme Frédéric Rousseau, insistent sur le poids des autorités militaires, et relativisent au contraire leur motivations nationalistes (l’auteur de La guerre censurée parle du « très improbable sentiment national »). Un long dimanche de fiançailles, comme d’autres films récents , permet en tout cas d’alimenter la réflexion sur un problème essentiel, qui n’est pas encore résolu. Sur ce point, Jeunet a réalisé une œuvre utile, en donnant « sa » vision de la guerre…

 voir aussi la première guerre mondiale à l’écran

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE :
Sur le roman et le film :
Sébastien Japrisot, Un long dimanche de fiançailles, Folioplus classiques, édition 2004
Jean Pierre Jeunet, Guillaume Laurent, Un long dimanche de fiançailles, album souvenir, Les Arènes, 2004

Sur la guerre :
-Guy Pedroncini, Les mutineries de 1917, PUF, 1967
-Nicolas Offenstadt, Les fusillés de la Grande guerre et la mémoire collective 1914-1999, Odile Jacob, 1999
-André Bach, Fusillés pour l’exemple 1914-1915, Taillandier 2005
-Frédéric Rousseau, La guerre censurée : une histoire des combattants européens de 14-18, Seuil, 1999
-Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18, retrouver la Guerre, Gallimard, 2000
-Antoine Prost, Jay Winter, Penser la grande Guerre, Points Seuil, 2004

 

Vipère au poing, tableau d’une bourgeoisie en déclin

Vipère au poing, un film de Philippe de Broca

France, 1 heure 40, 2005

Interprétation : Catherine Frot, Jacques Villeret, Jules Sitruck

Synopsis :

   On ne présente plus le roman autobiographique d’’Hervé Bazin, grand classique de la littérature adolescente : éditée pour la première fois en 1948, cette œuvre fut un commencement pour son auteur, sans doute d’un point de vue personnel mais aussi sur le plan littéraire. Le film de Philippe de Broca se veut une adaptation fidèle de l’œuvre de l’écrivain.
    Sur un ton parfois violent mais toujours sincère, un jeune enfant de dix ans raconte les rapports très tendus qu’il a entretenu avec sa mère pendant son adolescence. Dans les années 1920, son frère et lui vivent heureux à la Belle Angerie, un beau château familial. Mais le décès de leur grand mère provoque le retour de leurs parents partis en Indochine. Commence alors une véritable guerre civile entre la mère et ses enfants : à coups de punitions, sanctions, vexations, Paule Rezeau fait régner un climat de terreur qui lui vaut le surnom de Folcoche, contraction de « folle » et de « cochonne »…Le père, surtout attaché à sa tranquillité, s’en tient à une stricte neutralité…Pour le petit Jean, l’heure de la révolte sonne bientôt contre cette marâtre, une façon comme une autre de se construire, en s’opposant.

Vipère au poing
Tableau d’une bourgeoisie en déclin

    Si Vipère au poing est surtout la description des relations haineuses entre une mère et son fils, le film (et le roman dont il est inspiré) est aussi l’évocation féroce d’un milieu bien particulier, celui de la bourgeoisie conservatrice des années 1920, alors en pleine période de doute. Dans le livre mais aussi dans le film, ce monde , avec ses travers et ses préjugés, est décrit sans indulgence…

Une puissance départementale
Jean appartient à la famille Rezeau, grande famille catholique du Craonnais, aux confins du Maine, de l’Anjou et de la Bretagne, en plein cœur de l’Ouest traditionnel. Comme le précise Bazin, cette dynastie locale est célèbre « dans un rayon qui n’est pas celui de la planète mais qui a dépassé celui du département ». Il évoque d’ailleurs avec une certaine férocité la mentalité des habitants de cette région « la plus arriérée de France ». Pour le romancier, ces gens là sont « serfs dans l’âme »…Sur un telle population, la famille Rezeau a pu étendre sa domination depuis plusieurs générations . Dans le livre et dans le film, cette bourgeoisie est présentée comme profondément conservatrice et religieuse : plusieurs membres de la famille Rezeau se sont illustrés au service de la foi, et en particulier René Rezeau, le grand-oncle du narrateur , qui occupe une place importante dans l’édition d’œuvres pieuses et qui est membre de l’Académie française (il apparaît lors de la fête organisée à la belle Angerie par les parents de Jean). La pratique religieuse des Rezeau est ostentatoire et intense : la famille assiste à la messe tous les jours à 5 heures, les parents Rezeau prennent soin de donner un enseignement catholique à leurs enfants et n’engagent que des prêtres comme précepteurs (deux apparaissent dans le film, mais Bazin signale qu’il en y a eu près d’une demie douzaine en tout: les enfants finissent d’ailleurs par leur affubler des numéros ; le rigoriste abbé Traquet est ainsi B VII dans le roman…). Jacques Rezeau ne lit que La Croix, organe très officiel de l’Église catholique en France (ce journal s’est distingué au siècle précédent par un antisémitisme virulent, en particulier à l’époque de l’affaire Dreyfus). On pratique aussi la confession publique familiale, au cours de laquelle les fils Rezeau comparaissent devant leurs parents et l’abbé (on en voit quelques exemples dans la dernière partie du film…). Enfin, on va jusqu’à découper l’image du Christ des pages du journal pour ne pas souiller l’image de Dieu lorsqu’on se rend aux toilettes…
La famille est persuadée d’appartenir à l’élite à la société : Jacques Rezeau entreprend d’expliquer à ses enfants qu’ils font partie de « la bourgeoisie spirituelle », c’est à dire celle de l’esprit, autant dire la plus prestigieuse. Dans le roman, Bazin détaille les idées de son père, en précisant les autres catégories bourgeoises, bien évidemment inférieures au point de vue social : la bourgeoisie des professions libérales, la bourgeoisie financière (à laquelle appartient la famille de Folcoche, les Pluvignec), la bourgeoisie commerçante. Le peuple n’est que brièvement évoqué et décrit comme « un magma d’existences obscures et désagréablement suantes »…
Cette famille adopte quasiment les idées et les préjugés du milieu aristocratique de l’Ancien Régime. Comme l’indique Jacques à sa sœur Thérèse, il n’est pas vraiment concevable qu’il se mette à travailler (comme il est écrit dans le roman d’Hervé Bazin, « le travail salarié n’apparaît pas comme tellement honorable »). En d’autres termes, on a l’impression que gagner sa vie à « la sueur de son front » serait une manière de déroger à son statut social. De même, Monsieur Rezeau n‘envisage pas non plus de vendre les terres reçues en héritage, « des fermes qui sont depuis cent ans dans la famille ». La famille est aussi très attachée à garder ses petits privilèges, qui témoignent de son influence dans la région : en particulier, les Rezeau veulent absolument conserver l’indult, c’est à dire le droit de pouvoir entendre la messe à domicile, y compris le dimanche…Un droit d’autant plus précieux qu’il leur permet de se distinguer des autres grandes familles catholiques du coin…. Les Rezeau sont aussi particulièrement fiers de leur demeure , La Belle Angerie, que Bazin décrit dans son roman, comme « le prototype des faux châteaux chers à la vieille bourgeoisie » : ce pseudo-manoir comporte « nombre de pièces inutiles, proportionnel à celui des hectares sur lesquels s’étend la domination de leurs redevances et de leurs chasses ». Même le goût prononcé de Jacques Rezeau pour la chasse peut être considéré comme une manière de vivre « comme un seigneur», quand les nobles avaient le monopole de cette activité (on peut d’ailleurs remarquer que le seul moment où il tient tête à sa femme se situe au retour d’une fructueuse partie de chasse…). Dans leur « château », les Rezeau mettent un point d’honneur à organiser une fois par an, une grande fête à laquelle sont conviés « le ban et l’arrière-ban de la famille, un défilé de bien pensants sous une pluie battante d’eau bénite» , histoire de rappeler à tous leur influence et même s’ils doivent faire des sacrifices. D’ailleurs, le précepteur ne comprend pas pourquoi les parents Rezeau engagent des dépenses aussi considérables alors que leurs enfants sont si mal habillés…Jean répond hypocritement à l’abbé : « nous ne sommes pas riches, nous devons tenir notre rang au moindre frais »….
Au point de vue politique, ce milieu reste très conservateur et ne s’est rallié qu’avec réticence à la République. Les Rezeau sont fondamentalement hostiles à la Révolution française et aux idées des Philosophes du XVIII°. Dans le livre, Bazin évoque la haine de ces milieux à l’encontre d’Édouard Herriot, important homme politique radical de l’entre deux guerres, qui fut ministre et président du conseil dans plusieurs gouvernements : celui-ci ose contrer l’influence de l’Eglise catholique, notamment dans le domaine de l’éducation. Depuis le début du siècle, Le mouvement qui séduit cette bourgeoisie bien pensante est celui de l’Action française, dont l’idéologie antisémite et antirépublicaine leur convient parfaitement. Mais ce milieu très catholique doit s’incliner, peut-être à contre cœur , quand le Vatican attaque ces idées extrémistes : en 1926, le Pape condamne formellement les thèses de Charles Maurras et interdit même l’année suivante aux fidèles d’adhérer à ce mouvement ou de lire l’Action française…A plusieurs reprises, Jacques témoigne de ses idées conservatrices : il fait allusion à « l’affreux Voltaire », considère que les instituteurs sont des « bolcheviks » D’ailleurs, il n’est visiblement pas question pour les Rezeau de confier leurs enfants à cette école républicaine « d’où l’on a chassé Dieu »…De ce point de vue, les prêtres engagés comme précepteurs par les Rezeau semblent offrir toute garantie : Jean s’amuse lorsqu’il s’aperçoit que son frère écrit Petrograd et non Leningrad sur la carte de la Russie, un changement qui n’est visiblement pas du goût de leur maître…

Un monde en crise…
Mais, malgré son arrogance, ce milieu est alors en crise : comme dans le reste de l’Europe, la bourgeoisie rentière en France n’a plus le même niveau de vie qu’avant-guerre. Ses rentes sont notamment affectées par l’inflation permanente qui se développe pendant et après le conflit. Dans la famille Rezeau, le déclin a sans doute même commencé avant les années 1920. Il est très clair que Jacques a conclu un mariage d’intérêt avec Paule Pluvignec, qui lui apporte une dot de 300 000 francs-or : comme l’écrit Bazin, cette rente permet à Monsieur Rezeau de faire « figure de nabab jusqu’à la dévaluation Poincaré ». De fait, cette grave crise financière des années 1920 touche surtout les classes moyennes, et Jacques avoue à sa sœur que l’argent de sa femme suffit désormais tout juste à les faire vivre… . Ainsi, il est doublement dépendant de son épouse, à la fois psychologiquement et financièrement. Après la mort de la grand-mère, le retour des parents à la Belle Angerie marque le début d’une période d’austérité. Folcoche prend d’emblée plusieurs mesures drastiques d’économie : outre le report de l’installation de l’électricité, on mégote sur tout : plusieurs domestiques sont renvoyés (à la fin du film, la domesticité se réduit à Fine, la servante sourde et muette …), les enfants ne sont pas envoyés au collège des Jésuites, beaucoup trop cher pour le budget familial, les trois garçons se partagent le même costume le soir de la grande fête familiale…On vit en vase clos, loin de toute innovation trop coûteuse…A ce propos, le cinéaste et sa scénariste Olga Vincent ont inventé une séquence qui n’existe pas dans le roman : lors de leur visite à la tante Thérèse, Monsieur Rezeau et ses fils font connaissance d’une dynamique jeune fille américaine très émancipée , et sont initiés aux joies de la nouvelle danse en vogue, le Charleston. Les femmes sont habillées à la mode « garçonne » et affichent un comportement plus décontracté. Une manière de montrer qu’une autre vie existe ailleurs, plus libre et plus moderne, et que la bourgeoisie traditionnelle à laquelle appartiennent les Rezeau est en porte à faux dans son époque…(l’électricité n’est installée à la Belle Angerie que lorsque Jean quitte le domaine…)

Familles bourgeoises, je vous hais…
En tout cas, Jean assez clairement, s’oppose à sa mère aussi sur un plan presque politique. Il s’agit bien de contester les valeurs idéologiques de la famille Rezeau. Par exemple, lors que Brasse-Bouillon et ses frères profanent l’église du domaine de la manière que l’on sait, ils veulent surtout « renier le Dieu de leur mère » (ils étaient beaucoup plus sensibles au Dieu bienveillant de leur grand-mère…). De même, lors de sa fugue à Paris, le jeune Jean lit ostensiblement l’Humanité, journal socialiste bien sûr honni dans sa famille. Bazin écrit dans son roman comment il est passé ainsi de la révolte individuelle à la remise en cause des préjugés de son milieu : « je suis le choix de la révolte (…) Je suis la négation de leurs cris plaintifs à toutes les idées reçues (…), je suis un futur abonné de l’Humanité ».
Cela dit, l’attitude de Jean est parfois ambiguë : lors de sa fugue parisienne, il adopte très naturellement un ton paternaliste lorsqu’il s’adresse à des « gens du peuple » (en l’occurrence un ouvrier dans le métro ou la domestique de ses grands parents, qu’il interpelle familièrement : « mon brave », « ma fille »). Il n’est pas impossible que Jean garde quelque part trace de son éducation bourgeoise…
On peut d’ailleurs penser que le cinéaste éprouve au fond de lui-même une certaine tendresse pour ce monde en pleine crise de confiance…Comme il le dit dans l’entretien qui figure dans ce même dossier, « c’est un contexte que je connais un peu, étant moi-même issu de petite aristocratie (…) Les Rezeau sont représentatifs de cette bourgeoisie du XIX° siècle qui rêvaient de noblesse, ne pensait qu’à acheter une terre, faire ajouter une particule à leur nom, et si possible, caser leur fille à un noble. Fervents catholiques bien sûr et chaque génération tenait à avoir un prêtre dans sa descendance. Je n’ai pas de haine pour ce milieu, contrairement à Bazin. Sa révolte a été très violente, particulièrement envers son grand-oncle, René Bazin, dont il fait un portrait sanglant dans les premières pages du livre. ». Selon Olga Vincent, le réalisateur partage cette indulgence avec le romancier (« ce milieu des Rezeau, (Philippe de Broca) le connaît par cœur et comme Bazin au fond, il a une certaine tendresse pour ces gens là »).

Ainsi, Vipère au poing a aussi une dimension sociale qu’il ne faut pas négliger : même si on peut penser que de Broca atténue la férocité de la plume d’Hervé Bazin, l’évocation est bien là, d’une bourgeoise qui n’est plus si sûre d’elle-même. Et ce sont ses propres enfants qui vont mettre en cause les valeurs auxquelles elle tient tant. En quittant La Belle Angerie, le petit Jean ne quitte pas seulement une mère qu’il déteste : il s’éloigne aussi d’un monde en déclin…

Do the right thing : une journée particulière à Brooklyn

Do the right thing, un film de Spike Lee

États-Unis, 1 heure 59, 1989

Interprétation : Spike Lee, Danny Aiello, Ossie Davis, Rubie Dee, John Turturo, Giancarlo Esposito

Synopsis :

   Do the right thing : pour Sal,  cela consiste à ouvrir chaque matin sa fameuse Pizzeria et à vendre un maximum de ces spécialités économiques mais hautement bourratives qui font sa gloire depuis vingt ans : pour Mookie, le livreur de Sal, c’est vivre au jour le jour et en faire le moins possible. Pour Da Mayor, un brave et débonnaire poivrot, c’est échanger des considérations philosophiques avec son voisinage. Pour Mother Sister, c’est commérer à en perdre haleine au milieu d’une cour de fidèles. Pour Mister Senior Love Daddy, le DJ de la station WE-LOVE, c’est programmer des airs sympas qui font danser les jolies minettes de Bedford-Stuveysant. Pour Radio Raheem, c’est inonder le quartier de musiques tonitruantes ; pour l’activiste Buggin’ out, c’est éveiller la conscience politique de ses frères noirs. C’est faire monter d’un degré la température déjà torride New York et qui ne cesse de grimper au fils des heures…

    Dans Do the right thing, Spike Lee rend compte de la vie des habitants du quartier de Brooklyn, le temps d’une journée particulièrement chaude de l’année, dans tous les sens du terme…

Une galerie de portraits
Le cinéaste présente d’abord une galerie de portraits représentative de cette mosaïque de communautés qu’est devenue la population new-yorkaise. Spike Lee brosse le portrait de plusieurs personnages de la communauté noire, dont les opinions reflètent bien l’éclatement idéologique évoqué par ailleurs . Le « Maire » est l’image du Noir prêt au compromis, peut-être parce qu’il en a trop vu. Smiley est comme la mémoire des luttes passées : il porte toujours sur lui des photos de Martin Luther King et de Malcom X, mais son bégaiement rend son message ambigu, à la fois tragique et dérisoire. Buggin’ out est l’archétype de l’activiste, défenseur vigilant de l’orgueil de la race noire. Radio Raheem incarne l’amateur de Rap, mais dans sa version radicale, genre « Public Ennemy »  : il parle peu mais s’impose par la puissance de son « ghetto blaster » (littéralement « souffleur de ghetto », énorme radio-cassette qu’il trimballe partout à bout de bras). Mook est un personnage moins typé, mais plus représentatif de la majorité de la communauté. Comme le dit Spike Lee, il est « un peu paresseux », pas très engagé, mais tout de même sensible au discours afro-centriste : lors de sa discussion avec Pino, il lui affirme que « les Noirs ont créé la civilisation », allusion aux thèses de cette tendance. Dans le même ordre d’idées, le DJ Mister Senor Love Daddy se lance dans l’énumération de tous les grands musiciens noirs du siècle, véritable hommage à leur contribution à la musique américaine. Tous les genres possibles sont évoqués : le blues (Muddy Waters), le negro spiritual (Mahalia Jackson), le jazz (de Count Basie aux frères Marsalis, en passant par John Coltrane, etc.) les variétés (Stevie Wonder), le rap (Chuck D.) le reggae (Bob Marley)… Cette reconnaissance de la valeur de la musique noire américaine est une idée chère à Spike Lee, dont le père est musicien de jazz, et dont le film suivant a justement porté sur ce sujet (Mo better blues). Les groupes de jeunes Noires (Ella, Ahmad…) qui passent leurs journées à bavarder sur le perron des maisons semblent être là pour nous rappeler l’importance du chômage qui frappe cette tranche d’âge… Les femmes noirs (Jade, Mother-Sister…) ont aussi une place particulière, ce qui correspond bien à une réalité : dans la grande majorité des cas, elles sont devenues les vrais « chefs de famille » dans la communauté », alors que les pères sont soit absents, soit défaillants (Mook se fait remettre à sa place par Tina sur ce sujet).
Les autres minorités sont aussi présentes, même si elles occupent moins de place. Ainsi, Tina, l’amie de Mook, et un groupe de jeunes hommes, représentent la communauté portoricaine ; le couple de Coréens qui a repris l’épicerie et qui maîtrise encore mal l’anglais symbolise les immigrés asiatiques de fraîche date… Les Blancs sont peu nombreux et surtout incarnés par Sal et ses deux fils Pino et Vito, italo-américains et fiers de l’être : les autres Blancs ne font que passer sur l’écran, pour en être assez vite expulsés…

Les 3 unités
Pour décrire les rapports entre ces différents personnages, Spike Lee choisit de resserrer son scénario en respectant la règle des trois unités, de lieu, de temps et d’action.
Presque tout le film se déroule dans un décor unique : un carrefour de « Bed-Stuy » c’est à dire « Bedfort-stuyvesant« . Ce quartier se situe dans Brooklyn, un des trois grands ghettos de New-York et ses ghettos) : avec Harlem, le plus important, et le Bronx, ces trois secteurs regroupent 800 000 personnes. Comme Harlem, ces quartiers ont autrefois été résidentiels (jusqu’aux années 1920), et se composaient de petites maisons bourgeoises : mais, une fois les classes moyennes parties vers les banlieues et remplacées par une population beaucoup plus misérable, ces logements n’ont plus été entretenus… L’action du film se concentre à ce carrefour, autour duquel se trouvent la pizzeria de Sal, l’épicerie des Coréens, une grande fresque murale, le mur rouge devant lequel trois Noirs bavardent à longueur de journée. Dans les rues adjacentes, sont situés les logements de Mook, Tina, Mother-sister, et la situation de Radio WE-LOVE. Ce quartier est bien délimité aussi dans les têtes : les habitants du ghetto ont du mal à s’en éloigner et leurs pas les ramènent toujours à ce même carrefour. Ils acceptent mal les intrus, surtout quand ils sont blancs…L’homme qui passe en voiture ou celui qui a souillé les « Nike » de Buggin’out, et qui ose s’installer dans CE quartier, sur CE côté de la rue… De même, la population du ghetto ne supporte pas non plus les interventions des forces de l’ordre : quand le policier demande aux gens de rentrer chez eux, lors de l’émeute finale, Mook rétorque que ; justement, « ils sont chez eux »…
L’action est aussi concentrée sur une seule journée, une de ces très chaudes journées d’été comme en connaît New-York (près de 38° dans le film) : le film commence et se termine par la voix du DJ à la radio, qui réveille les habitants du quartier en leur annonçant la météo du jour. Apparemment, une journée qui va ressembler à toutes les autres… L’intrigue du film tourne autour de la pizzeria de Sal, et surtout de son « Mur de la gloire  » (« Wall of fame« ) où sont affichées les photos de célébrités italo-américaines (Joe di Maggio, Frank Sinatra, Al Pacino, Robert de Niro…). Dès le matin, Buggin’out s’indigne de l’absence de « frères » noirs (il réclame des portraits de MalcomX, Nelson Mandela, Michael Jordan,…) sur le mur, en faisant remarquer à Sal qu’il vit surtout de LEUR clientèle… Expulsé sans trop de ménagement de la pizzeria, il va passer sa journée à ruminer sa vengeance et à organiser le boycott du restaurant de Sal, avec d’ailleurs un succès mitigé : ce n’est qu’à la fin de la journée qu’il rallie à sa cause Smiley et Radio Rahem, qui ont -eux aussi- un compte à régler…
Mais le rythme de l’action est d’abord assez lent, comme anesthésié par la chaleur suffocante qui règne (de nombreuses scènes sont destinées « à faire transpirer le spectateur »). Cette ambiance est trompeuse : les prises de bec sont incessantes entre les personnages, le ton montre très rapidement : tout le long de la journée, les petits incidents et les disputes se multiplient. Et se réduisent souvent à des insultes, les plus vulgaires possibles (seuls le « Maire » et le DJ essaient de « calmer le jeu », et de faire retomber la tension qu’ils sentent monter irrésistiblement).

La fin du « Melting-pot »
L’histoire racontée par Spike Lee est sans doute bien banale dans les ghettos. Mais surtout, elle lui permet d’exposer sa vision des rapports entre communautés. Les liens entre Noirs et Portoricains sont rapidement évoqués : certes, des conflits existent (Radio Raheem s’oppose aux Portoricains, par radio-cassettes interposées ; Mook s’énerve quand sa « belle-mère » parle espagnol…) Mais une alliance de fait existe : lors de la bagarre finale, Noirs et Latinos se retrouvent pour piller ensemble la pizzeria de Sal et faire front devant la police. Les rapports entre Coréens et Noirs sont ambigus. ML s’exaspère devant la réussite commerciale Coréens mais Sweet Dick Willis lui rappelle qu’ils sont eux aussi des immigrés « descendus de leurs bateaux ». Lors de l’émeute, l’épicier coréen provoque la stupéfaction de ses assaillants en affirmant « qu’il est noir » (« Me Black »), afin qu’ils comprennent qu’ils sont tous du même côté… Cette description est sans doute trop optimiste : sans même parler des émeutes de Los Angeles de 1992, les Noirs ont mené des campagnes de boycott contre les commerces coréens tout au long des années 1980. Mais le sujet qui intéresse surtout Spike Lee est celui des rapports entre Noirs et Blancs, surtout représentés par la famille de Sal. Pino est le personnage raciste le plus typé et ses invectives contre les Noirs sont constantes (« ce sont des animaux »…) Mook n’a pas de mal à mettre le doigt sur ses contradictions, quand Pino « justifie » péniblement son admiration pour Magic Johnson ou Eddie Murphy… Les deux autres membres de la famille semblent plus ouverts. Vito, le fils cadet se lie d’amitié avec Mook mais c’est surtout le personnage de Sal qui est le plus approfondi. Au début du film, il est présenté comme un « libéral » : il affirme « qu’il n’a jamais eu d’ennuis avec ces gens-là », « qu’ils ont grandi avec ses pizzas et en est fier ». Il multiplie les petits gestes, envers le « Maire » ou Smiley. Son attitude à l’égard de Mook est paternelle et il le sermonne comme le ferait un père : il n’est pas non plus insensible aux charmes de Jade… Mais, « sa vraie nature » se relève brutalement à la fin du film, quand il s’emporte contre Radio Raheem en le traitant de « nigger » . Cet antagonisme Noirs contre Blancs prend un sens particulier, du fait que ces derniers sont des Italo-américains : c’est à dire une minorité tout aussi mal accueillie que les Noirs, quand elle est « descendue du bateau » au début du XX°. Mais, à la différence des Noirs, ces Italo-américains estiment avoir réussi leur intégration, comme en témoigne le « Mur de la Gloire » de Sal… En ce sens, c’est encore une provocation car il semble rappeler aux Noirs, leur incapacité à réussir dans la société américaine (dans son  livre Le destin des immigrés, Emmanuel Todd estime qu’aux États-Unis, l’intégration des minorités s’est faite « sur le dos » des Noirs).
Ainsi, Spike Lee ne laisse aucun espoir quant à la réalité du « melting-pot » : dans une séquence étonnante, les représentants des différentes communautés déversent une litanie d’insultes racistes contre une autre minorité… Tableau bien pessimiste, qui trouve son aboutissement logique dans la scène finale : l’émeute est comme la libération de toutes les tensions accumulées pendant la journée, elle est annoncée par toute une série d’incidents mineurs en apparence, mais qui, selon Spike Lee, est significative pour un habitant du ghetto. La violence s’aggrave après l’arrivée des forces de police, qui interviennent avec leur brutalité habituelle. La colère des Noirs est d’autant plus forte que cette répression s’abat toujours du même côté et qu’elle est parfois le fait de policiers noirs. L’émeute ne dure pas très longtemps, et une fois la colère retombée, tout semble reprendre comme avant , sans qu’aucun problème de fond ne soit même abordé : le maire de New-York veut créer une commission d’enquête, mais comme le dit Mister Senor Love Daddy, les autres journées de l’été pourraient aussi être chaudes.
A propos de ce film, Spike Lee s’est vu reprocher d’avoir fait un tableau incomplet et même complaisant de la vie dans les ghettos. Ainsi, l’aspect « propret » des rues de Brooklyn tel qu’il apparaît dans le film, ne correspond pas aux images « ordinaires » des quartiers noirs. De même, aucune allusion n’est faite à la drogue, qui est pourtant un des problèmes essentiels des ghettos (le crack en particulier, très bon marché, est devenu la drogue des plus pauvres : il fait l’objet d’un trafic très rentable et il est notamment consommé parmi les Noirs). Spike Lee se défend vigoureusement et il affirme avoir voulu resserrer son propos, pour éviter que l’attention du spectateur ne soit détournée. Il a consciemment refusé toute « noirceur exotique » et considère que la drogue est un problème trop important pour être traité « à la légère » (II a promis d’y consacrer tout un film, pas encore tourné à ce jour).
De même, Spike Lee évite d’évoquer les rapports entre Noirs et Juifs, sujet pourtant sensible à Brooklyn. Les liens entre les deux communautés sont devenus franchement détestables (les Juifs du quartier sont des orthodoxes et les dirigeants noirs, comme Jackson ou Farrakhan affiche des options pro­ palestiniennes, quand ils ne font pas des déclarations antisémites) . Cet antagonisme a d’ailleurs dégénéré en août 1991 : 4 jours d’émeute ont opposé Juifs et Noirs dans le quartier de Crown Heights à la suite de plusieurs incidents. En tout cas, ce sujet a dû paraître trop délicat à Spike Lee pour qu’il s’y risque, en plus en pleine année électorale (en 1989, les élections primaires démocrates pour la mairie de New-York voient s’affronter le noir David Dinkins et l’ancien maire Ed Koch, fils d’immigrés juifs polonais).
Si Spike Lee s’interdit de donner des leçons, il n’est pas neutre non plus et s’engage sur plusieurs points. D’abord, le film Do the right thing signifie sèchement que l’intégration des Noirs n’est pas possible à l’heure actuelle et même qu’elle n’est peut-être pas souhaitable. Spike Lee a expliqué par exemple qu’il n’avait pas voulu « d’heureux dénouement » (une réconciliation Sal-Mook…), qui aurait été, selon lui, « parfaitement absurde » vu la situation des Noirs aujourd’hui aux États-Unis. Pour lui, ils doivent impérativement se forger une identité culturelle et assumer leur « négritude » (dans le film, Buggin’ out recommande à Mook de « rester Noir »). La communauté d’ailleurs apprécie peu ceux qui seraient tentés de « trahir  » (on peut comprendre comme cela les remontrances que Mook adresse à sa sœur Jade, accusée de ne pas résister suffisamment aux avances de Sal).
Le film exprime aussi le sentiment diffus que les Noirs doivent « se prendre en mains en finir avec « le statut de victime ». Quand ML déplore la réussite insolente des épiciers coréens, Sweet Dick Willie lui rétorque : « avec vous les nègres, c’est toujours le même refrain ». Dans un entretien, Spike Lee explique « qu’on pourrait commencer par monter nos propres épiceries au lieu de râler contre les Coréens ». Peu de temps après, Ahmad est furieux contre le « maire » qui s’apitoie sur son sort : « c’est toi qui t’es mis dans cette situation : je respecte ceux qui se respectent »…
Dans son film, Spike Lee indique aussi clairement que pour lui, la violence des Noirs est compréhensible et même légitime quand les Blancs sont agressifs (il reprend complètement à son compte l’opinion de Malcom X sur ce sujet …) Comme il l’a expliqué, c’est l’atitude de Mook qui lui semble « politiquement correcte ». Sa prise de conscience est longue à venir, mais en jetant une poubelle dans la vitrine de la pizzeria, il fait « la chose juste » (« do the right thing« ) : la violence du geste est totalement justifiée par la mort inutile et injuste de Radio Raheem, comme Mook essaye de l’expliquer à Sal au lendemain de l’émeute. Finalement, une pizzeria dévastée (mais les assurances paieront) contre un jeune noir tué, on ne peut même pas dire que la balance est égale…
En tout cas, le cinéaste donne une dimension politique à son film. Dans la dernière séquence, Mister Senor Daddy pousse ses auditeurs noirs à s’inscrire sur les listes électorales, « car les élections municipales sont pour bientôt ». Quelques mois après la sortie de Do the right thing, David Dinkins est le premier Noir élu maire de New-York en novembre 1989 (il recueille les voix de la communauté mais aussi 30 % du vote blanc).
Le film de Spike Lee est aussi un constat sur l’état d’esprit de la communauté noire aujourd’hui : il montre l’effondrement du rêve de l’intégration, les difficultés qu’éprouvent les Noirs à se situer dans la société américaine. Que ce soit un cinéaste Noir qui ait réalisé Do the right thing peut déconcerter, parfois même agacer à cause de certains partis-pris : il donne au message du film une force singulière…

voir aussi Le cinéma noir aux EtatsUnis

Les aventures de Robin des Bois, un film de studio, d’aventure et plus encore…

Les aventures de Robin des Bois, un film de Michael  Curtiz et   William Keighley

États-Unis, 1 heure 42, 1938

Interprétation : Errol Flynn, Olivia de Havilland, Basil Rathbone, Claude Rains

Synopsis :

   En 1191, le Prince Jean règne sur l’Angleterre avec l’aide du cruel Guy de Gisbourne, alors que Robin des Bois affirme sa fidélité au roi Richard retenu prisonnier en Autriche…Le prince des hors la loi se rend au château de Nottingham, un cerf abattu sur les épaules et vient provoquer le prince Jean qui tente en vain de le faire tuer. Robin se cache dans la forêt de Sherwood avec ses hommes et s’empare d’un trésor convoyé par Guy de Gisbourne…Le Prince et Guy de Gisbourne organisent alors un tournoi d’archers pour attirer Robin des Bois, qui tombe dans le piège : il est arrêté et condamné à être pendu….

Robin des Bois
un film de studio, d’aventure et plus encore…

   Robin des Bois est l’un des films mythiques de l’histoire du cinéma, « qui a triomphé des modes et de l’oubli sans devoir pour autant se présenter sous l’infâme et grotesque étiquette rétro », comme l’écrit Olivier Eyquem, lors d’une précédente reprise. Le long métrage interprété par Errol Flynn concentre plusieurs des qualités du cinéma américain d’avant guerre : il est le produit presque parfait de  » l’usine à rêves » hollywoodienne ; il appartient à l’un des genres les plus populaires du cinéma, le film d’aventure ; enfin, le public a été sensible au « message » du film : quand l’autorité abuse de son pouvoir, il est juste de se rebeller…

Un film de studio
Robin des Bois est d’abord un film produit par l’un des plus grands studios d’Hollywood. la Warner Brothers, fondée en 1923 par 4 frères (Jack, Harry, Sam, Albert) est l’une des firmes qui dominent alors l’industrie du cinéma. Depuis les années 1930, les 5 plus grandes compagnies ( the big five : Paramount, MGM, Warner, 20th Century Fox, RKO ) contrôlent 75% du marché américain et chacune d’entre elles produit près de 50 films par an ( presque un par semaine…). Après la récession des années 1931-1934, le secteur est à nouveau florissant, grâce à l’importance du marché intérieur ( à l’époque, une famille américaine va au cinéma trois fois par semaine…) et à l’introduction de nouvelles techniques ( le parlant depuis la fin des années 1920, la couleur depuis les années 1930 ). La Warner n’est alors qu’au 4° rang des Compagnies les plus importantes, mais elle a réussi une percée remarquée en étant la première à réaliser des films sonores ( Le Chanteur de jazz avec Al Jonson en 1927 )et en produisant une série de longs métrages sur des thèmes sociaux…
Ces films sont produits par les studios selon des normes précises, car ils doivent respecter un impératif de rentabilité. Il est courant de présenter Hollywood comme une industrie et le vocabulaire même renvoie à celui employé dans les entreprises: le metteur en scène est un director ( comme un directeur du personnel…? ), et la troupe des acteurs est appelée le stock….L’organisation du travail est rationnelle est presque « taylorisée » . Chaque studio est divisé en départements très spécialisés ( scénarios, décors, costumes…) et soumis à des objectifs précis de productivité. Le souci des « Mogols » est d’assurer le succès de leurs productions en éliminant au maximum les risques d’erreur. Les studios s’en tiennent à des recettes éprouvées, que ce soit au niveau du choix des sujets ou de la distribution des rôles…Ils peuvent à l’occasion prendre des risques, mais ce sont souvent des risques calculés. Ainsi, il n’est pas rare que les jeunes acteurs se rôdent dans des films de série B avant d’être engagés sur des projets plus ambitieux : ce fut le cas pour des interprètes aussi célèbres que John Wayne…ou Errol Flynn…
Robin des Bois est aussi un film d’aventure, genre très populaire dans les années 1930 ( nous y reviendrons plus loin ). La réussite commerciale de plusieurs longs métrages confirme l’engouement du public pour ce cinéma d’évasion : l’Ile au Trésor de Victor Flemming ( 1934), Les Trois Lanciers du Bengale d’Henry Hattaway (1935), Les mutinés du Bounty de Frank Llyod ( 1935 ) sont parmi les plus connus. A l’époque où la Warner envisage de réaliser Robin, elle vient de produire avec succès Capitaine Blood (1935 ) mis en scène par Michael Curtiz et Olivia de Havilland…Le sujet a aussi déjà fait ses preuves : l’histoire du hors-la-loi de Sherwood avait été notamment porté à l’écran par Allan Dwann en 1922, avec comme interprète le fameux Douglas Fairbanks. Ce film muet, dont le budget était le plus important jamais connu, avait eu un immense succès.
Dès lors, la machine peut se mettre en marche : comme il est d’usage dans les studios, plusieurs scénaristes sont mis au travail sur la même histoire ( une douzaine pour Autant en emporte le vent...), avec des obligations précises de résultat ( en général, ils devaient écrire une vingtaine de pages par jour…). Pour Robin des Bois, le scénario fait l’objet de plusieurs versions successives entre 1935 et 1937. La première est l’œuvre d’un écrivain anglais Rowland Leigh, qui a déjà travaillé pour la Warner, sur La Charge de la brigade légère. Sur ordre du producteur Hal Wallis, l’auteur-maison Norman Reilly Raine, qui vient d’écrire pour La Vie d’Émile Zola, est chargé de réécrire le scénario ( il est assisté par Seton I. Miller pour les dernières corrections).
Le choix des acteurs est aussi mûrement réfléchi. En général, les studios n’attribuent les personnages principaux qu’à des vedettes confirmées et chaque firme puise dans ses propres « ressources ». De ce point de vue, la MGM est incontestablement la mieux pourvue, elle qui se flatte « de posséder plus d’étoiles qu’il y en a dans le ciel » (More Stars than there are in Heaven...): parmi les plus célèbres, on peut citer Clark Gable, Wallace Berry, Greta Garbo, Joan Crawford…La Warner ne compte que quelques vedettes comme Humphrey Bogart, Bette Davies ou James Cagney ( avec qui elle entre d’ailleurs en conflit..;). Aussi, la firme décide de donner le rôle principal au jeune Errol Flynn qui vient de faire ses preuves dans Capitaine Blood et qui de toute façon ne coûte pas trop cher au studio ( son salaire est encore relativement modeste…). L’acteur n’est pas apprécié pour l’excellence de son jeu mais pour ses qualités photogéniques. Hal Wallis précise : »ce n’était pas un admirable comédien, mais c’était un superbe animal masculin et son sex-appeal était évident (…) Il était une des rares personnalités dont la caméra tombe amoureuse… »Il est associé à la même partenaire féminine, Olivia de Haviland. Les seconds rôles sont sélectionnés avec le même soin. Les personnages de « Méchants » sont ainsi confiés à deux « spécialistes », Claude Rains (Jean Sans Terre) et Basil Rathbone (Guy de Gisbourne) qui partagent la même expérience théâtrale et la même origine britannique…Leur accent anglais, leur jeu expressif ont font d’utiles faire-valoirs.
Les équipes techniques sont composées de professionnels aguerris et certains d’entre eux ont déjà une certaine notoriété dans le milieu du cinéma. Des décorateurs comme Cedric Gibbons à la MGM ou Anton Grot à la Warner ont grandement contribué au succès des films auxquels ils ont collaboré. Dans le cas de Robin des Bois, une attention toute particulière est portée à la couleur ( c’est le premier film en Technicolor de la Compagnie…) et les duels sont réglés par le maitre d’armes d’origine belge Fred Cavens (il va participer à la plupart des films de cape et d’épée des années 1930). La partie musicale est confiée au compositeur autrichien, élève de Malher et de Puccini, auteur de l’Opéra la Ville morte et qui a déjà collaboré à deux productions de la Warner, Capitaine Blood et Le Prince et le Pauvre…La compétence de cette équipe technique est d’ailleurs récompensée puisque Robin des Bois obtient les Oscars du décor, de la musique et de la couleur…
Dans le système hollywoodien, le tournage est planifié avec précision. Les équipes travaillent une douzaine d’heures par jour et doivent produire trois minutes de film en une journée de travail. En moyenne, les prises de vue sont bouclées en 4 semaines. Le coût moyen d’une production dans les années 1930 s’élève à 400 000$. Les dirigeants sont obsédés par le problème des délais car tout dépassement entraine des dépenses supplémentaires ( les « états d’âme » de Gary Cooper lors du tournage de L’Extravagant M. Deeds coûtent 100 000$ à la Columbia…). Respecter le plan de travail est donc un impératif ( Jack Warner s’exclame : « je ne veux pas que ça soit bon, je veux que ça soit prêt mardi »…). Mais sur ce point, Robin des Bois est atypique : le tournage s’éternise de la fin septembre 1937 à la mi-janvier 1938 ( il excède de 38 jours le temps prévu à l’origine) et son coût est largement supérieur à un budget moyen de l’époque et aux dépenses prévisionnelles
( 1,9 millions de $ au lieu de 1,1 millions…). Les retards s’expliquent : les producteurs changent de réalisateur en cours de tournage et plusieurs séquences sont reprises ; surtout, ils ont voulu soigner le premier film en couleur de la Warner qui doit être une réussite technique irréprochable…

Le rôle du producteur
Dans ce dispositif, le système hollywoodien donne un rôle décisif aux producteurs : certains sont d’ailleurs passés à la postérité tant leur contribution aux films qu’ils ont produits a été essentielle : Irving Thalberg à la MGM, Darryl F. Zanuck à la Warner jusqu’en 1933, David O. Selznick à la RKO puis à la MGM…Le producteur délégué (executive producer) en charge d’un film particulier, peut intervenir à tout moment du projet, de l’élaboration du scénario jusqu’au montage final. Dans le cas de Robin des Bois, Hal Wallis a fait supprimer du scénario les scènes trop coûteuses ( dans les premières versions, il était ainsi prévu une séquence montrant l’attaque du château de Nottingham par les troupes de Richard Cœur de Lion et les hommes de Robin…) ou il en fait rajouter d’autres ( le couronnement fastueux de Jean sans Terre, ce qui permet d’utiliser au mieux les possibilités du Technicolor…). Pendant le tournage même, les producteurs n’hésitent pas à changer de metteur en scène s’ils l’estiment nécessaire ( pour Autant en emporte le vent, Selznick engage successivement George Cukor, Sam Wood et Victor Fleming…). Hal Wallis fait d’abord confiance à William Keighley, réalisateur maison qui a collaboré au Ben-Hur de Fred Niblo en 1924 (il était chargé de réaliser la fameuse séquence de la course de chars…) et qui a surtout déjà tourné trois films en couleur. B.Reaves Eaton s’occupe de la réalisation des scènes d’action..Mais au bout de deux mois, le producteur est déçu par le travail accompli : « malheureusement, les scènes d’action n’étaient pas convaincantes »..Il décide donc de désigner un nouveau metteur en scène, aussi de la Warner, Michael Curtiz, qui a déjà dirigé Errol Flynn, Olivia de Havilland et Basil Rathbone dans Capitaine Blood. Hal Wallis est satisfait du travail du réalisateur ( Curtiz tourne toutes les séquences d’intérieur, par exemple, celle du banquet des Barons normands, ou le fameux duel entre Robin des Bois et Guy de Gisbourne . Il reprend aussi certaines scènes d’extérieur…). Mais le producteur délégué intervient à nouveau quand il estime que le cinéaste dépense trop : »son unique défaut était le gaspillage. Il engageait des centaines de figurants pour des scènes filmées entièrement en gros plans.Je lui ai demandé de limiter les dépenses ce qu’il n’ a accepté qu’avec difficulté ». Enfin, les producteurs gardent la haute main sur le montage final (final cut) et les metteurs en scène les plus prestigieux comme Howard Hawks ou John Ford ont dû batailler pour arracher aux studios un droit de regard sur le résultat de leur travail. Orson Welles n’accepte de travailler à Hollywood qu’à la condition qu’on lui garantisse le contrôle du montage. Pour Robin des Bois, Hal Wallis supervise le travail et l’on sait qu’il est surtout appliqué à couper dans les séquences, pour donner ce fameux rythme « saccadé » qui était la marque de fabrique des films produits par la Warner.
Enfin, selon un système mis au point par Frank Capra, les films sont testés dans quelques salles où le public anonyme est convié à donner son avis ( ces séances s’appellent des previews ). D’après les réactions des spectateurs, le montage et parfois des séquences entières sont repris (il arrive qu’on propose au public deux fins différentes, et qu’on lui demande de choisir…). Les projections de Robin des Bois qui se déroulent en avril 1938 suscitent une adhésion enthousiaste, si bien que les retouches sont très limitées ( d’autant que l’accueil des critiques est aussi excellent…). Les résultats financiers immédiats ne furent pas à la hauteur des espérances et des investissements de la Warner mais le film qui est repris plusieurs fois, connait une carrière exceptionnelle et devient rapidement un des plus beaux fleurons du cinéma d’aventure ( c’est l’un des films préférés des GI pendant la seconde guerre mondiale).

Un film d’aventure
En effet, outre sa perfection technique, le succès de Robin des Bois s’explique aussi par le genre même du film. Ce cinéma d’aventure, qui s’inspire des grands romans populaires du XIX° siècle, apparaît dès les débuts de l’industrie cinématographique sous la forme des serials ( série des Nick Carter, des Rifle Bill, des Mystères de New-York ). Le genre est brillamment illustré à l’époque du muet par les films interprétés par Douglas Fairbanks ( Le signe de Zorro de Fred Niblo -1920-, Robin Hood d’Allan Dwann-1922-, Le voleur de Bagdad de Raoul Walsh-1924-, Le Pirate Noir d’Albert Parker-1926-). Mais l’âge d’or du film d’aventure se situe surtout dans les années 1930, en même temps que d’autres genres comme la comédie ( les Marx Brothers, WC Fields, Laurel et Hardy…) et la comédie musicale ( les films de Bubsy Berkeley, de Fred Astaire et Ginger Rogers…) : « le cinéma d’évasion, quoiqu’il tourne le dos à la crise économique, en est directement issu » (Jean-Loup Bourget) . Les studios développent ce type de production d’abord parce que le code Hays mis en place en 1930 les incite à la prudence dans le choix des sujets : évoquer le Moyen-Age ou la conquête coloniale de l ‘Afrique est moins risqué que de parler de sujets sociaux ou sexuels…On a aussi beaucoup dit que ces films « distrayants » permettait à un public touché par la crise d’oublier ses soucis quotidiens…Dans les Golden Diggers of 1933, les danseuses reprennent en chœur : « nous nageons dans l’argent… », une façon de conjurer le mauvais sort…
Les studios en tout cas exploitent le filon et chaque firme compte plusieurs cinéastes spécialistes du genre : Michael Curtiz bien sûr mais aussi Raoul Walsh, W.A Wellman, W.S Van Dyke, Richard Thorpe, Tay Garnett…Le film d’aventure respecte certains codes qui en principe garantissent le succès. Le cadre de l’action doit être exotique : le dépaysement peut être géographique ou historique et le plus souvent les deux à la fois : les spectateurs sont arrachés à leur grisaille de tous les jours et emmenés dans des contrées paradisiaques . L’Afrique ( la série des Tarzan, Les mines du Roi Salomon…) et l’Asie (Les trois lanciers du Bengale, La Charge de la brigade légère, Gunga Din ) sont les continents les plus visités…Certaines périodes historiques sont aussi privilégiées : le Moyen-Age (Robin des Bois, Ivanhoe, Les Chevaliers de la Table Ronde, Prince Vaillant), l’époque moderne et en particulier la longue série de films de pirates ( L’Ile au Trésor, Les Mutinés du Bounty, L’Aigle des mers, le Cygne Noir…), l’épopée coloniale de l’empire britannique ( notamment les films qui se déroulent en Asie déjà cités ). Après guerre, l’Antiquité est à la mode ( Terre des Pharaons, Alexandre le Grand, Spartacus ) : Les péplums bibliques, qui forment un sous-groupe à eux tous seuls, connaissent un succès particulier (Quo Vadis, Les 10 Commandements, Sanson et Dalila, Ben-Hur)…Quand le sujet du film est historique, le souci d’authenticité n’est pas vraiment la préoccupation essentielle : il s’agit plutôt d’une « contre-histoire », plus amusante, plus familière et toujours centrée sur des individus exceptionnels…En ce qui concerne Robin des Bois, beaucoup d’historiens estiment que l’antagonisme Saxons/ Normands qui constitue la trame du scénario, s’est beaucoup atténué au XII° siècle…
Justement, l’intrigue des films d’aventure, souvent assez réduite doit surtout mettre en valeur le héros, figure centrale qui ordonne l’action. Ce « picaro » est souvent issu du peuple et s’oppose aux Puissants qui abusent de leur pouvoir . C’est aussi bien sûr un séducteur, drôle et astucieux , qui sait se battre même s’il ne cherche pas la bagarre. Ces héros sont incarnés par des acteurs estampillés et on n’imagine pas un interprète qui serait utilisé à contre-emploi. Chaque époque a connu ses vedettes : Douglas Fairbanks au temps de muet, Errol Flynn et Clark Gable dans les années 1930 et 1940, Stewart Granger, Tyrone Power et Robert Taylor après guerre. Leurs partenaires féminines sont aussi souvent les mêmes : les sœurs Joan Fontaine et Olivia de Havilland, Maureen Sullivan qui a incarné Jane, la compagne de Tarzan dans 6 films de la série…Il en est de même pour les acteurs qui interprètent les Méchants, comme George Sanders, Claude Rains et Basil Rathbone. Le genre du film d’aventure connait une certaine éclipse pendant les années de guerre : l’heure est au patriotisme et Hollywood ne veut pas être en reste…Mais dans les années 1950, les studios commencent à subir la concurrence de la télévision et tablent sur les productions à grand spectacle en Cinémascope pour attirer les spectateurs : le film d’aventure trouve alors une nouvelle jeunesse…

Robin des Bois= Franklin Delano Roosevelt?
Plusieurs auteurs estiment que Robin des Bois est même un peu plus qu’un film d’aventure. D’une certaine façon, il est porteur de valeurs que pouvaient identifier les spectateurs des années 1930 ( c’est l’idée que défend Olivier Eyquem, dans un article que nous reproduisons par ailleurs ). Depuis les années 1920, la Warner a toujours montré une certaine sensibilité aux thèmes sociaux et politiques. Plusieurs réalisateurs attitrés de la firme tournent des films qui évoquent soit des victimes de la crise (Wild Boys of the Road de W.AWellman-1933-) soit des problèmes de société comme par exemple la dureté du système pénitentiaire américain (Je suis un évadé, de Mervin LeRoy-1932-)…cette approche particulière se retrouve d’une certaine manière dans le cinéma d’aventure, d’autant que le cadre exotique permet de tenir des discours plus audacieux que dans les films plus « politiques » ( dans les longs métrages de la Warner, la crise économique est décrite, jamais expliquée au fond…). Selon Jean-Paul Coursodon, « le Capitaine Blood ou Robin des Bois incarnent un héros révolté contre un ordre politique corrompu, ordre que l’éloignement géographique et historique permet de condamner sans ambiguïté ».
En premier lieu, « le héros flynnien type naît de la rébellion, de l’infraction à l’ordre établi » (Olivier Eyquem). Il y prend même un certain plaisir, puisqu’à deux reprises, il vient se jeter dans la gueule du loup ( lors du banquet et du tournoi), sans raison apparente si ce n’est la joie de narguer les autorités…Cette révolte est bien sûr menée par Robin mais il n’est pas seul. Il est entouré de nombreux personnages secondaires (Will l’Ecarlate, frère Tuck, Petit Jean…). Sa rébellion est moins individualiste que celle du personnage incarné par Douglas Fairbanks dans le film de 1922…Le campement des compagnons du hors-la-loi ( The Merry Men of Sherwood) rappelle les « hoovervilles« , vastes bidonvilles édifiés par les vagabonds dans les années 1930 à la périphérie des grandes cités américaines. Olivier Eyquem relève l’opposition entre l’ordre aristocratique qui règne au château de Nottingham ( il évoque à ce propos les plans « riefensthaliens » des trompettes sonnant l’ouverture du tournoi…) et le désordre créatif qui anime le camp de la forêt. certains critiques ont d’ailleurs rapproché le mépris affiché par les Normands envers les Saxons et la doctrine de « la race des seigneurs » dans l’Allemagne hitlérienne…
En principe, le héros est chargé de rétablir l’ordre dans une société en plein bouleversement. Là encore, des analogies peuvent être faites : le pouvoir est vacant dans l’Angleterre du XII° siècle, les États-Unis sont traumatisés par la Grande Dépression des années 1930…Cette situation d’exception « justifie l’installation d’un nouveau leader (Robin=FDR?) appuyé sur le peuple mais maitre de ses destinées, dont le souci premier sera la préservation de la légitimité traditionnelle » (Olivier Eyquem). En un sens, Robin sauve l’Angleterre de Richard Cœur de Lion comme le Président démocrate évite le naufrage du capitalisme américain. Mais l’impression finale est ambiguë : certes, l’autorité est rétablie mais l’image forte qui reste est celle de l’insoumission : « on se souvient plus de Robin défiant ( de manière explicite et répétée ) Jean Sans Terre et Guy de Gisbourne, que de son allégeance ( presque sous-entendue) envers le roi Richard ». En poussant un peu l’analyse, on peut même penser que le spectateur des années 1930 devait éprouver une certaine satisfaction à voir ainsi défier les Puissants. Par Robin interposé, il peut prendre une sorte de « revanche sociale » contre les salauds de tous les temps : les Rois usurpateurs, les shérifs brutaux et voleurs appartiennent à la même famille que les banquiers spéculateurs, les patrons qui licencient, les policiers qui chargent les chômeurs…Même l’évocation de la Grande-Bretagne en péril dans ces années 1938-1939 a un sens pour le public de l’époque : « ces appels à défendre une Angleterre encore lointaine ( mais dont on pressent qu’elle ne va pas tarder à être menacée), ce retour aux sources de l’esprit civique et démocratique, ces invitations à la vigilance face aux abus autant que cette injonction finale à s’incliner devant l’autorité du Chef suprême fait partie de l’air du temps » (Olivier Eyquem). Il serait certes ridicule de faire de Robin des Bois un film « engagé », mais les spectateurs des années 1930, avec leur propre grille de lecture, ont dû apprécier l’actualité du combat mené par Robin…

    Tous les ingrédients ont donc été rassemblés pour faire du Robin des Bois de 1938 une réussite : le film de Michael Curtiz réunit la maîtrise technique, la qualité artistique, la perfection d’un genre à son apogée, et une façon de s’inspirer de l’air du temps…Une recette dont les studios d’Hollywood d’aujourd’hui pourraient bien s’inspirer, tant cette magie particulière semble appartenir au passé ( les deux dernières versions de l’histoire de Robin des Bois, celles de John Irvin et de Kevin Reynolds, même si elles ne sont pas dénuées de qualités, sont loin d’atteindre la dimension mythique du film interprété par Errol Flynn)…

 

Good Bye, Lenin ! Au delà de l’ostalgie…

Good Bye Lenin !, un film de Wolfgang Becker

Allemagne, 2h 01, 2001

Interprétation : Daniel Brühl , Katrin Sass , Maria Simon

Synopsis :

    Allemagne de l’Est, 1989…Un jeune homme, Alexender Kerner s’oppose au régime en place…Par contre, sa mère est une communiste fervente. Quand elle apprend l’arrestation de son fils, elle est frappée par une crise cardiaque et sombre dans le coma…
Quelques mois plus tard, comme on le sait, la situation s’est radicalement transformée…L’Allemagne de l’Est n’existe plus. Mais les consignes des médecins sont claires : il faut éviter tout traumatisme à Mme Kerner, dont le cœur est encore fragile. Aussi Alex décide de faire…comme si rien n’avait changé ! La RDA continue d’exister dans les 80 m² de l’appartement des Kerner…
Ce film, réalisé par un réalisateur de l’Ouest, a connu un grand succès, à la fois populaire et critique outre-Rhin : plus de 6 millions de spectateurs l’ont déjà vu en Allemagne et il a reçu de nombreux prix (dont le Blue Angel au festival de Berlin de 2003). Sans doute, Goodbye Lenin profite-t-il d’une certaine nostalgie pour l’Est…Mais surtout, il a su trouver le ton juste, grave et ironique, pour évoquer un passé pas si lointain et réconcilier les habitants des deux Allemagnes en leur proposant une vision consensuelle de la réunification.

Good Bye, Lenin !
Au delà de l’ostalgie…

Ostalgie ,quand tu nous tient
Comme on le sait, Good Bye Lenin a obtenu un succès critique et populaire considérable outre-Rhin : près de 6 millions de spectateurs l’ont déjà vu et il a été distribué dans plus de 600 salles (soit autant que Terminator 3). Alors que le public est plutôt séduit par les grosses productions hollywoodiennes, il a cette fois plébiscité ce film allemand, qui a raflé nombre de récompenses internationales. Good Bye Lenin a aussi connu une audience importante dans d’autres pays européens, et en particulier en France (les lecteurs de Télérama l’ont désigné comme film de l’année 2003…).
Ce film n’est d’ailleurs pas le premier en Allemagne à s’être intéressé à ce problème de la réunification et à la vie dans l’ancienne RDA. D’autres réalisateurs, sur des registres très variés, ont récemment abordé cette période de l’histoire de leur pays. Sur un ton plutôt académique, Margaret Von Trotta raconte les aventures d’un couple, Sophie et Konrad, séparé par l’Histoire, dans Les années du mur (1994). Un autre cinéaste confirmé, Volker Schlöndorff, fait le récit dans Les trois vies de Rita Vogt (1999) de l’exil d’une terroriste de la fraction Armée rouge en Allemagne de l’Est (au passage, il montre comment certains de ces militants ont été manipulés par la Stasi). L’insaisissable, un film d’Oskar Röhler sorti en 2000, évoque, de manière acerbe, l’histoire d’une intellectuelle de la RFA, qui vit difficilement les évènements de novembre 1989. Roland Suso Richter, dans un style presque hollywoodien, décrit dans Le Tunnel (2001), l’aventure de quelques jeunes gens qui, dans les années 1960, creusent une galerie sous le mur de Berlin. Dans Berlin is in Germany (2002), Hannes Stohr raconte les difficultés d’un Ossi, sorti de prison 10 ans après la chute du Mur. Grill Point d’Andreas Dresen (2003) est une comédie sur l’adaptation laborieuse des habitants de Francfort sur Oder au système capitaliste… En 2000, sur un sujet proche de Good Bye Lenin, Leander Haussmann, réalisateur venu de l’Est, adapte à l’écran un roman de Thomas Brussig, Sonnenallee, qui raconte sur un ton satirique, l’histoire d’une bande d’adolescents de Berlin-Est aux prises avec les «mirages de l’Occident». : le film avait déjà obtenu un grand succès auprès du public (2,7 millions de spectateurs l’année de sa sortie).
Ainsi, le film de Wolfgang Becker n’est pas le premier sur ce thème mais son succès surprenant en a fait un «phénomène de société». La presse germanique estime qu’il est le symbole de ce qu’on a appelé l’ostalgie (ou un goût nostalgique pour l’ancienne Allemagne de l’Est). Cette vogue qui se développe depuis quelque temps déjà, prend les formes les plus diverses, pour le meilleur et pour le pire. Dans cette dernière catégorie, on peut indiquer les boutiques des anciens quartiers de Berlin-Est, où l’on vend des tee-shirts marqués du sigle DDR ou FDJ (les jeunesses communistes de la RDA), des CD d’anciennes gloires de la chanson est-allemande et autres colifichets plus ou moins kitsch (en particulier, des cassettes vidéo d’actualités de la télévision d’État! : dans le film Good Bye Lenin, la mère d’Alex regarde avec ferveur l’émission «Actuelle Kamera» sur la télévision est-allemande… ). On peut aussi évoquer les nouvelles émissions de télévision sur RTL (Die DDR show) ou sur la ZDF (Ostalgie-Show), qui évoquent avec une certaine complaisance le «bon vieux temps» de la RDA (l’une d’elles est présentée par l’ancienne championne de patinage artistique, Katarina Witt). On peut aussi mentionner les visites guidées sur les «lieux de mémoire» de Berlin-Est, les ostalgia tours, organisés par l’office du tourisme de la ville (le circuit comprend la conduite d’une Trabant, les fameuses voitures produites en Allemagne de l’Est). On parle même de la construction d’un parc à thème sur le sujet, qui devrait ouvrir dans la capitale allemande en 2004 (avec poste-frontière, gardes, magasins peu achalandés…). Plus sérieusement, certains auteurs ont évoqué, de manière sensible, leur propre jeunesse dans l’ancienne RDA , et leurs livres ont trouvé une audience certaine (par exemple, Claudia Rusch qui a écrit Ma libre jeunesse allemande ou Jana Hensel qui raconte son enfance dans Enfants de la zone ). Récemment, une grande exposition a aussi été organisée à Berlin sur l’art dans la RDA (Kunst in der DDR), qui a connu un réel succès auprès du public. Elle a permis de montrer que les artistes de l’ancien pays communiste ont réussi, malgré les interventions de l’État, à conserver une certaine autonomie (on a même pu relever une certaine convergence entre les mouvements artistiques des deux Allemagnes : la plupart de ces artistes en effet partagent les mêmes obsessions, à propos de l’ héritage de l’époque nazie…). Enfin, on peut même constater que l’historiographie progresse sur ce sujet : en août 2003, un ouvrage de synthèse de 550 pages a été publié sous la direction de l’historien Jurgen Kokca, de l’université libre de Berlin, et qui aborde tous les aspects de l’ancien régime de la RDA.
Cette mode parfois excessive ou superficielle a exaspéré certains ressortissants de l’ancienne RDA. Ainsi, le cinéaste Leander Haussmann s’est insurgé contre cette vision de l’Allemagne de l’Est qui en fait «la petite dictature la plus rigolote de tous les temps»… Comme le déplore le réalisateur de Sonnenallee, «la RDA finit par devenir un produit de plus en plus artificiel. C’est désormais un label pour jeunes freaks et puristes à la recherche du grand frisson perdu, une référence pour esprits romantiques entre kitsch et révolution». Et de fait, il serait bien sûr hors de propos de faire de la RDA un «pays de conte de fées» : Leander Haussmann soupçonne même certains anciens responsables de se servir de cette mode pour s’en tirer à bon compte. Il s’étonne ainsi de «l’autosatisfaction de tous ceux qui ont participé au système déchu et qui pensent que la honte est définitivement révolue». Les aspects les plus déplaisants du régime font encore la une des médias allemands. Très récemment, le célèbre journaliste Günter Wallraff, auteur du best-seller Tête de Turc, a été accusé d’avoir collaboré avec la police politique d’Allemagne de l’Est à la fin des années 1960 (la Stasi comprenait 100 000 fonctionnaires, sans doute plus de 180000 I.M, c’est à dire des collaborateurs «officieux». Depuis l’ouverture des archives en 1992, plus de 10 000 personnes viennent consulter leurs propres dossiers chaque mois…). Dans le film de Wolfgang Becker, la mère d’Alex subit des interrogatoires serrés des policiers de la Stasi, lorsque son mari part se réfugier à l’Ouest.

Les désillusions de la réunification
Le film de Wolfgang Becker évite les excès de l’ostalgie et ne tombe pas dans le piège de la complaisance envers le régime est-allemand. Par exemple, les personnages de Goodbye Lenin ont une attitude ambiguë envers le régime communiste. La mère d’Alex elle-même est d’abord présentée comme une militante dévouée et enthousiaste: mais il s’avère par la suite que sa personnalité est bien plus complexe. Son zèle peut s’expliquer par des motivations pas seulement politiques. Comme le remarque le journal Frankfurter Allgemeine Zeitung, «se dessine, en toile de fond particulièrement acerbe, le double jeu de la société est-allemande (…). C’est exactement ce que fut la RDA : le règne du double voire du triple jeu, où, dans le meilleur des cas, la vérité se lisait entre les lignes».
Mais surtout, ce film, pourtant réalisé par un Wessi authentique, traduit bien le malaise de la population de l’ancienne Allemagne de l’Est. Il est bien certain que beaucoup d’entre eux ont éprouvé une certaine déception après dix ans de réunification. Un fois passée l’euphorie des premiers mois, l’Allemagne doit affronter l’immense chantier de la réunification sociale et économique du pays (il est entendu que le système politique de la RDA doit disparaître sans laisser de traces). C’est l’époque des promesses, et le chancelier Helmut Kohl, principal artisan du processus, déborde alors d’optimisme: il parle à ses nouveaux compatriotes des «contrées fleurissantes» (blühende Landschaffen). Il accorde un taux de change particulièrement avantageux à la monnaie est-allemande (elle s’échangera à un pour un, alors qu’avant 1989, le taux officieux était de 7 pour 1…). Dans le film, Alex vient un peu trop tard à la banque pour venir échanger l’argent soigneusement conservé par sa mère… en marks de l’Est! Le dirigeant chrétien-démocrate estimait même que la réunification pouvait se faire sans augmenter les charges pesant sur les citoyens de la nouvelle Allemagne.
En fait, au point de vue économique et social, la situation est très difficile, surtout les premières années. La production industrielle dans l’ancienne RDA s’effondre et perd 50 % de sa valeur en deux ans. Le poids financier de la reconstruction des nouveaux Länder s’avère être bien plus important que prévu. Près de 100 milliards de DM sont affectés chaque année à l’économie de l’ancienne Allemagne de l’Est (un Fonds spécial pour l’unité de l’Allemagne a été créé entre 1990 et 1995). Alors que le budget du pays était en encore en excédent en 1991 ( plus de 21 milliards DM), il devient déficitaire en 1997 de près de 91 milliards de DM. Ainsi, les charges fiscales deviennent plus lourdes au cours de la décennie. De fait, tout l’ancien appareil industriel qui faisait la force de certaines villes est-allemandes comme Dresde ou Leipzig, est durement affecté par les restructurations imposées par le gouvernement allemand. La Treuhandanstadt, l’organisme mis en place en 1990 pour prendre en charge les entreprises des nouveaux Länder, procède à la privatisation de 65% d’entre elles et la liquidation de près de 30%. Ainsi, sur les 4 millions d’emplois, seulement un million est préservé. Le chômage dans l’ancienne Allemagne de l’Est connaît donc une forte progression au cours des années 1990 : il est toujours près de deux fois supérieur à celui qui existe à l’Ouest (en 1998, il s’élève à 19,5% dans l’ex-RDA, contre 10,5% dans l’ex-RFA). Dans Good Bye Lenin, l’atelier vieillot où travaillait Alex, est fermé, mais le jeune homme retrouve rapidement un emploi dans l’entreprise «X-TV», qui vend des antennes paraboliques : tous les anciens travailleurs de la RDA n’ont pas eu les mêmes capacités d’adaptation et n’ont su adopter le même rythme de travail (la productivité à l’Est est toujours restée nettement inférieure à celle de l’Ouest).
Dans cette intégration économique à marche forcée, tout est difficile pour les nouveaux habitants de la nouvelle Allemagne. Certes, leurs salaires ont augmenté mais leur pouvoir d’achat reste insuffisant pour s’offrir tous les produits nouveaux auxquels ils peuvent maintenant accéder (d’autant que la hausse des prix a été d’abords été brutale : l’électricité voit ses tarifs tripler la première année de la réunification…). Dans Good Bye Lenin, plusieurs séquences évoquent cette situation. Lorsque la mère d’Alex sort de chez elle à l’insu de son fils, elle est éberluée par le ton agressif des affiches publicitaires qu’elle voit dans la rue (sans parler de sa stupéfaction devant un panneau sur le mur d’en face pour vanter une très célèbre marque de boissons d’un pays capitaliste!). D’autre part, beaucoup d’Ossis regrettent les avantages sociaux que leur procurait l’ancien régime communiste. C’est notamment le cas pour les femmes de l’ancienne RDA (80% d’entre elles travaillaient…) alors qu’elles sont les premières victimes du chômage apparu dans les Länder de l’Est (54% n’ont plus d’emploi contre 44% à l’Ouest). Certes, le plein emploi dans l’ancien pays communiste était souvent une illusion, entretenue par une productivité très basse, mais les travailleurs bénéficiaient de prestations sociales gratuites ou à bas prix (pour les crèches, les vacances, ou le logement..). Certains estiment aussi que la législation de la RDA, par exemple sur l’interruption volontaire de grossesse, était nettement plus avancée que celle de l’Ouest. Au total, ce malaise social s’est traduit par une forte diminution du taux de natalité dans les nouveaux Länder (il a été divisé par deux depuis la réunification).
Cette désillusion s’est traduite par une situation politique parfois confuse dans l’ex-RDA. Certes, les deux grands partis se taillent la part du lion: le SPD et la CDU ont obtenu ensemble près de 70% des suffrages dans les nouveaux Länder au cours des années 1990. On est quand même frappé par certains phénomènes. Ainsi, les anciens communistes restent influents : le PDS néo-communiste, héritier du SED, l’ancienne organisation dominante en RDA, est le parti qui compte le plus de militants (près de 130 000): il a obtenu des scores variables au cours des années 1990 mais il est toujours la troisième force politique à l’Est (il recueille 16% des suffrages en mars 1990, 9,9% quelques mois plus tard : il obtient 20% en 1994, mais 1% à l’Ouest). Ses résultats sont particulièrement probants à Berlin : il a atteint jusqu’à 40 % des voix dans certains quartiers Est de la ville . Depuis quelque temps, le PDS participe même à l’équipe menée par le SPD qui dirige la capitale allemande. En 1994, un sondage réalisé dans l’ancienne RDA indiquait que 70% de la population jugeait que le socialisme était une bonne idée mais qu’elle avait été mal appliquée…. A l’autre bout de l’échiquier politique, l’extrême-droite a profité de la frustration de certains habitants d’Allemagne de l’Est. Tous les observateurs ont noté la multiplication des attentats racistes et xénophobes, au cours des années 1990, dans certaines villes de l’ex-RDA, particulièrement touchées par le chômage (les plus graves se sont déroulés à Hoyerswerda en Saxe en septembre 1991 et à Rostock en août 1992 : à chaque fois, des foyers de travailleurs étrangers, notamment vietnamiens, étaient la cible des émeutiers). Ces groupes de jeunes néo-nazis semblent avoir manifesté avec le soutien au moins tacite d’une partie de la population locale… Enfin, on peut relever les hésitations, voire les maladresses du pouvoir politique quant à l’attitude à adopter vis à vis des anciens responsables de la dictature communiste, de Marcus Wolff à Erich Honecker, en passant par Egon Krenz. Qui faut-il poursuivre? A quel niveau de responsabilité fixe-t-on la barre? Certains procès ont été presque surréalistes : Erich Mielke, ancien chef de la Stasi, a été condamné pour le meurtre de deux policiers commis en…1931! Des gardes de la police est-allemande ont été jugés en 1997 pour avoir tiré sur des fuyards qui tentaient de franchir le mur de Berlin: ils estimaient, quant à eux, n’avoir fait que leur devoir….

Une incompréhension réciproque
Aussi, le malaise est certain, et il semble être né d’une double incompréhension : les Allemands de l’Ouest jugent leurs nouveaux compatriotes, «geignards», toujours avides de subventions, peu productifs… A l’inverse, les Ossis considèrent les Wessis comme des gens arrogants, trop sûrs d’eux (des Allesbesserwessis, des «Monsieur je sais-tout»). En particulier, les anciens Allemands de l’Est ont mal supporté d’avoir été intégrés sans qu’on prenne en compte leur propre histoire. Ils ont eu le sentiment désagréable d’être obligés d’occulter leur passé, d’avoir à le renier sans même en faire l’inventaire. Comme le dit le scénariste de Good Bye Lenin Berndt Lichtenberg, «il faut imaginer le désarroi à l’Est : même si personne ne croyait plus vraiment à l’Utopie socialiste, voir en si peu de temps tous ses repères jetés aux poubelles de l’histoire, c’est forcément se sentir dépossédé de sa propre existence». Et ce d’autant plus que tous les anciens Allemands de l’Est n’acceptent pas sans discussion les valeurs du système capitaliste occidental, même dans sa version «tempérée» social-démocrate…. Danièle Dahn s’insurge : «ce n’est pas pour ce modèle d’un capitalisme rongé par la crise que nous sommes battus, ni pour ce genre de justice empoisonnée par la double morale des Allemands de l’Ouest». Ce désarroi envers le mode de vie occidental est palpable dans Good Bye Lenin. Au début du film, la mère reçoit le prix du mérite pour son engagement au service du socialisme et son fils est fasciné par l’épopée des cosmonautes est-allemands, qui sont partis dans l’espace avec des engins soviétiques comme le héros de sa jeunesse Sigmund Jähn… Il fait d’ailleurs partie d’un groupe de jeunes constructeurs de fusée. Quand la RDA fête les 40 ans du régime, Alex se montre goguenard et ironique, alors que les chars défilent sous leurs fenêtres. Quelque temps plus tard, il participe à une manifestation pour demander des réformes et l’ouverture des frontières. Même la mère d’Alex se montre critique : elle passe son temps à rédiger des lettres de réclamations auprès des autorités… Mais après la chute du Mur et alors que la réunification est en marche, plusieurs personnages du film sont déconcertés devant l’ampleur des changements : l’ancien directeur d’école noie son chagrin dans l’alcool et quand Alex se rend à Berlin-Ouest pour la première fois, il est abasourdi quand il découvre les fast-food et les sex-shops, bref l’opulence capitaliste…
Cette prise de distance vis à vis de l’Ouest s’est traduite par un retour à d’anciennes habitudes de consommation : «si après le tournant, les Allemands de l’Est se sont empressés d’échanger de mobilier et d’acquérir les gadgets étalés par la société de consommation, ils reviennent maintenant à leurs anciens objets d’usage, tout simplement parce qu’ils sont plus résistants , -chaises,lampes mais aussi vêtements»… On n’est pas si loin de la situation imaginée par Alex avec son ami dans le film Good Bye Lenin : les berlinois de l’Ouest franchissant le mur vers l’Est pour profiter des avantages du système économique de la RDA…

   Aussi, le film de Wolfgang Becker est sans doute plus qu’un symptôme d’une nostalgie artificielle pour la RDA. A sa manière, il relève du «travail de mémoire» des Allemands sur leur propre histoire : le réalisateur estime qu’il va permettre à la population de l’ancienne Allemagne de l’Est «à ne plus avoir honte de son passé, à réaliser que celui-ci ne pouvait plus être caché». Il devrait aussi faciliter le rapprochement entre Ossis et Wessis, qui se sont retrouvés pour applaudir le film : comme l’écrit le Frankfurter Allgemeine Zeitung, «le fait que tous-l’irréductible nostalgique de la RDA, la jeune génération qui ne l’a connue qu’enfant ou les Allemands de l’Ouest qui n’y étaient jamais allés-puissent en rire montre bien que l’Allemagne se réunifie vraiment». Et le journal de titrer : «Good Bye Lenin, le film qui réunifie les Allemands». Vision trop optimiste? En tout cas, la prise de conscience des Allemands, quelque soit leur origine, qu’ils partagent un même espace mais aussi une même histoire.