Le cinéma noir aux Etats-Unis : l’indépendance introuvable

(cet article a été rédigé pour le dossier du film Do the right thing)

    Comme la communauté noire elle-même dans la société américaine, le cinéma noir a toujours eu du mal à trouver sa place dans le cinéma américain, et en particulier dans le système hollywoodien.
Jusqu’aux années 1920, un cinéma noir peut se développer, alors que la production et la distribution ne sont pas encore « verrouillées » par les « Majors » d’Hollywood. Cet essor correspond aussi à l’effervescence culturelle qui agite alors la communauté noire (dans la presse, le théâtre, la littérature, la musique…). Cette production de films noirs (« race films ») s’appuie aussi sur un réseau de plus de 700 salles, implantées dans le ghettos de toutes les grandes villes du pays. Dès 1918, E. Scott réalise Birth of a Race pour répondre au film de Griffith, Birth of a Nation et une première vague de réalisateurs noirs apparaît dans les années 1920. Le plus célèbre d’entre eux est Oscar Micheaux, dont la carrière s’étend de 1919 à 1948 (il réalise une trentaine de films, dont le fameux Body and soûl avec Paul Robeson en 1924).
Mais ce premier cinéma noir se heurte à plusieurs difficultés. D’abord, son message est encore calqué sur les films blancs : on y parle de mélodrames, d’aventures amoureuses : les personnages ont souvent la peau bien claire, comme pour les rendre plus « acceptables », et s’avèrent être de bons pères de famille chrétiens (il existe bien sûr des exceptions comme Lynchage de Micheaux). Les petites compagnies noires sont incapables de suivre financièrement, quand le parlant apparaît au début des années 1930 : les coûts de production pour l’équipement des studios sont bien trop élevés. Enfin, les grands studios réalisent tout le parti qu’ils peuvent tirer de l’utilisation des personnages de Noirs. Sans craindre les stéréotypes racistes, plusieurs films de cette époque présentent des Noirs « gais et artistes », qui sont cantonnés dans des rôles d’amuseurs ou de domestiques (en 1939, Hattie Mac Daniel obtient l’Oscar du meilleur second rôle, pour sa prestation dans Autant en emporte le vent). Parfois les Noirs sont même les personnages centraux du film (Halleluyah de King Vidor en 1929), en particulier quand l’histoire est censée se dérouler dans le milieu musical (Stormy weather d’A. Stone en 1943).    C’est à cette époque que quelques acteurs noirs parviennent à s’imposer, comme Lena Horne, Heddy Lamarr café au lait », Dorothy
Dandridge, et quelques musiciens de jazz (Louis Armstrong, Count Basie, Duke Ellington…).
Dans l’après guerre, le climat politique sur les problèmes raciaux change, surtout dans les années 1960, et Hollywood doit s’adapter, en faisant évoluer ses personnages noirs. Plusieurs réalisateurs blancs progressistes tiennent à évoquer la condition difficile des Noirs aux États-Unis et prônent la tolérance raciale. Parmi les plus marquants, John Cassavetes (Shadows en 1960), Norman Jewison (In the heat of the night en 1967), Stanley Kramer (Pressure Point en 1962, Guess who’s coming to dinner en 1967). L’acteur fétiche de cette période est Sidney Poitier, qui tourne dans une quarantaine de films et qui est le premier Noir à obtenir l’Oscar d’interprétation masculine en 1963 (il réalise quelques films dans les années 1970). Comme il le dit lui-même, « les Noirs pendant longtemps, ont dû se contenter au cinéma des rôles de servantes effarées, de chauffeurs de maître ou de danseurs de claquette. Je ne veux accepter que des rôles qui inspirent fierté aux spectateurs noirs et qui imposent aux spectateurs blancs, l’image d’un Noir estimable dont l’autorité morale remet en cause les préjugés ». Poitier apparaît bien comme le héros noir intégrationniste des années 1960, tour à tour médecin, avocat, cadre…, comme dans No way out de J.L. Manckiewicz en 1950, où il incarne le docteur Brooks : « ni Oncle Tom, ni militant, il reste non-violent en dépit des provocations : il est évidemment supérieur en termes de compétence et d’habilité. Mais si l’image du Noir dans ces films est ainsi valorisée, par contre, Hollywood bute toujours sur la représentation des rapports sexuels interraciaux, sujet encore trop délicat pour être porté à l’écran. Les héros noirs, et Sidney Poitier entre autres, apparaissent comme asexués et d’une chasteté peu crédible.
Les années 1970 voient l’apparition d’un style original et très controversé, la « Blaxpoitation » (c’est à dire Black + Exploitation). Par ce terme, on entend qualifier un genre bien particulier : des films joués et réalisés par des Noirs, mais tournés avec les méthodes et le soutien des grands studios d’Hollywood… Ce sont en général des films d’action, souvent policiers, mettant en scène des héros noirs, « supermâles » (bucks), violents et décidés, comme Shaft ou Superfly (ces rôles ont été souvent incarnés par l’ancien joueur de football Jim Brown) : il existe même une version féminine du personnage : Coffy, la panthère noire de Harlem, interprétée par Pam Grier. Les metteurs en scène sont des Noirs, dont les plus connus sont Gordon Parks (qui réalise la série des Shaft), Ossie Davis (Cotton cornes in Harlem en 1970) et Melvin Van Peebles, véritable précurseur du genre avec Sweet Sweetback’s Baadassss song en 1971. Par contre, la production et la distribution restent contrôlées par les grands studios, séduits par le succès populaire des premiers films du genre (à l’exception notable de Van Peebles qui assure lui-même le financement de son film) : cet investissement va s’avérer rentable, et la MGM peut se renflouer parés une période de crise, grâce à la série des Shaft réalisée par Gordon Parks. Pour ces metteurs en scène, il s’agit de valoriser l’image du Noir, en présentant « des héros noirs qui disent non, se sauvent et … réussissent leurs fuites ». Van Peebles dédit son film à « tous les frères et sœurs qui en ont assez de l’Homme »(c’est à dire du Blanc) (To all brothers and sisters who had enough of thé Man). Il raconte d’ailleurs que son film a surtout été apprécié par les Noirs les plus pauvres et les  Black Panthers, mais détesté par la bourgeoisie noire en voie d’intégration. Cependant, il n’est pas évident que ces sous-entendus politiques aient été clairement perçus : en tout cas, à la fin des années 1970, le genre disparaît de lui-même après quelques échecs notoires (Wizz de S. Lumet en 1978). Comme le remarque le cinéaste Larry Clarck, « les réalisateurs noirs de cette époque ont été jetés comme des assiettes sales… » La génération suivante de cinéastes noirs peut être considérée comme la première réellement indépendante du système hollywoodien, ces cinéastes des années 1970 (William Greaves, Charles Lane, Charles Burnett, Larry Clark…) ont en commun une formation universitaire (UCLA, Yale, American Film Institute,… ) où ils ont pu côtoyer les étudiants radicaux de cette époque) et aussi d’être souvent politisés (Larry Clark ne cache pas son appartenance au Parti communiste américain). Ils s’affirment d’abord en s’opposant aux images du Noir, telles qu’elles existaient avant eux. Ils dénoncent à la fois le stéréotype du Noir intégré « à la Sidney Poitier » (comme le dit Clark « pour être respecté, il doit être 20 000 fois mieux qu’un Blanc ») et au « supermâle », genre Shaft (Clark encore regrette « le contenu très pauvre de ces films qui utilisent des recettes comme le sexe et la violence »). Ces « cinéastes du ghetto » veulent raconter eux-mêmes leur propre histoire : ils tiennent à ancrer leurs personnages dans la réalité sociale que subissent les Noirs américains. Leurs films sont souvent à mi-chemin entre le documentaire et la fiction et ils tournent la plupart du temps en décors naturels, avec des acteurs non-professionnels (par exemple, Bush Marna de Haile Gerima en 1974, Killer of Sheep de Charles Burnett en 1977…). Pour assouvir leur besoin d’indépendance, ils cherchent à assurer le contrôle total de leurs films, et en particulier la production…
Mais justement, ces réalisateurs ont rencontré d’énormes difficultés pour financer et distribuer leurs films. Beaucoup ont investi leurs propres fonds (Charles Lane réunit l’argent en jouant au billard et poker…) et certains n’ont jamais pu réaliser plus d’un film, celui de fin d’études… Les difficultés matérielles qu’ils rencontrent les ont amenés à être solidaires entre eux : le metteur en scène d’un jour peut devenir caméraman le jour suivant, dans le film d’un ami… Les circuits de distribution contrôlés par les Majors leur sont pratiquement fermés et ils doivent se rabattre sur des réseaux parallèles (écoles, musées, bibliothèques…). Cette génération militante est un peu une « génération sacrifiée » : si les films de ces cinéastes son souvent audacieux et originaux (Passing through de L. Clark en 1977, les films de Haile Gerima…), leur audience a souvent été limité, même au sein de la communauté noire.
La génération de Spike Lee, qui s’affirme presque 20 ans après, reprend à son compte certaines des idées que nous venons d’évoquer. Mais surtout, les cinéastes des années 1990 vont, eux, connaître le succès. Comme le dit Spike Lee lui-même, « il n’y a pas de meilleure époque pour être un cinéaste noir ». L’année 1991 semble avoir été une période particulièrement faste : près d’une vingtaine de films sont réalisés par des metteurs en scène noirs (soit plus que dans toute la décennie précédente), et certains obtiennent une large audience : New Jake City de Mario Van Peebles, Rage in Harlem de Bill Duke, Boyz’n the Hood de John Singleton, Straight our Brooklyn de Matty Rich, Hollywood shuffle de Robert Townsend, Sidewalk stories de Charles Lane… La plupart de ces réalisateurs reconnaît le rôle essentiel de Spike Lee, considéré comme chef de file de ce mouvement. Van Peebles avoue : « sans Spike Lee, je ne serais pas là aujourd’hui : son talent a ouvert la voie à d’autres ».
Cette génération est sans doute moins politisée que la précédente et elle revendique des influences cinématographiques très variées. Spike Lee lui-même dit avoir apprécié les films des libéraux blancs comme Norman Jewison, ceux des cinéastes noirs de la « Blaxploitation » (même s’il regrette que la production soit restée aux mains des Blancs), et aussi de ses contemporains blancs comme Martin Scorsese. Les réalisateurs noirs actuels ne sont pas insensibles aux thèses de l’Afrocentrisme et, comme leurs aînés, ils veulent parler des problèmes noirs à la manière noire (« des stars du ghetto pour le ghetto ») Ils s’indignent quand des réalisateurs Blancs prétendent représenter le monde des Noirs (par exemple, le film de Spielberg, La couleur pourpre, est très critiqué) : Spike Lee s’est aussi violemment opposé au projet de Norman Jewison, qui voulait porter à l’écran la vie de Malcom X… Comme on le sait, il finira par obtenir gain de cause auprès des studios. Comme ceux qui les ont précédé, les réalisateurs noirs refusent l’image du Noir « bien peigné » des années 1960 et le « supermâle » des films de la « Blaxploitation » : ils tentent de donner une image plus juste de la femme noire, jusque là bien « maltraitée », même dans le cinéma noir… Il n’est plus question de vanter les prouesses sexuelles de « super-héros » noirs, alors que tant de filles du ghetto sont enceintes à 14 ans et que beaucoup d’enfants ne connaîtront jamais leur père.
Il n’est sans doute pas indifférent que ce renouveau du cinéma de « dénonciation » apparaisse à la fin des années Reagan-Bush, à une époque où les Noirs sont complètement oubliés, ou plus exactement ignorés, des gouvernements républicains et de la majorité blanche… Certes, le succès des films interprétés par Eddie Murphy (48 heures, Un fauteuil pour deux, Le flic de Beverly Hills) montre que le public blanc ne craint plus d’admirer des vedettes noires (dans la veine comique, Bill Cosby et Richard Pryor s’imposent également). Mais l’image du Noir incarnée par Murphy est encore dévalorisante : son personnage est astucieux, il fait enrager les Blancs, mais il reste un faire-valoir pour son partenaire blanc (le coriace Nick Nolte doit toujours remettre de l’ordre après le passage de Murphy…). En aucun cas, ces films ne rendent compte de la situation réelle des Noirs en ces années 1980.
En tous cas, cette génération de cinéastes réussit là où ses aînés avaient échoué : monter des œuvres ambitieuses, sans compromis, en toute indépendance… et avec les moyens suffisants. Le producteur Hudlin se réjouit : « Pour la première fois, la qualité d’auteur et le contrôle créatif nous appartiennent vraiment », et Spike Lee peut affirmer : « II est possible de faire des films artistiquement ambitieux dans le système hollywoodien. C’est peut-être très difficile mais j’en suis la preuve vivante : c’est faisable ». Mais ces réalisateurs restent lucides sur le soutien que leur apportent les studios. Ces grandes compagnies ne s’intéressent au cinéma noir que quand elles constatent le succès de quelques films noirs indépendants réalisés à la fin des années 1980 (She’s gotta have it, de Spike Lee, a coûté 175 000 dollars et rapporté 7 millions en Amérique du Nord ; avec un budget de 200 000 dollars, Hollywood shuffle a ramassé pour 5 millions de bénéfices…). Aussi, certains Majors investissent dans ces jeunes talents si prometteurs : Columbia permet à John Singleton de réaliser Boyz’n the hood et Warner accepte les conditions de Spike Lee pour porter à l’écran la vie de Malcom X (budget de 35 millions de dollars, film de trois heures et dix minutes… Ces cinéastes ont conscience de la précarité de leur situation. Comme le dit le producteur noir Underwood, « la porte ne s’ouvre que dans un intervalle limité : il faut se dépêcher de s’y faufiler afin de profiter de l’engouement actuel : nous bénéficions de l’effet de mode mais pas pour très longtemps ». Le réalisateur Matty Rich voit les choses de manière plus politique : « Hollywood ne tient pas à nous voir trop nombreux. Le système n’est pas conçu pour que nous soyons une force prépondérante ».
Les attitudes devant ce problème sont diverses : Spike Lee se prend à rêver de circuits de production noirs, qui leur garantirait l’indépendance… La plupart veulent élargir les sujets abordés, « en sortant du ghetto » pour essayer de toucher un public plus large (même si les Noirs représentent 25 % du public total, seul Eddie Murphy et Spike Lee réussissent le « cross-over« , c’est-à-dire à être populaires auprès de tous les spectateurs). Spike Lee lui-même ne veut pas se consacrer uniquement aux problèmes sociaux et a annoncé son intention de se diversifier… Cette génération est sans doute aussi moins solidaire que la précédente. Singleton remarque « qu’il n’y a pas vraiment de mouvements de cinéastes noirs, comme il y a eu par exemple la Nouvelle Vague en France ». Les moins politisés pourraient donc être tentés de se laisser récupérer par Hollywood…
Ce problème est au cœur du débat pour les metteurs en scène noirs. Le succès obtenu par Spike Lee et par d’autres leur a permis, pour un temps, d’imposer leurs conditions aux studios. Mais ce soutien risque de faire défaut dès que l’audience de leurs films va faiblir… D’autant que le risque politique n’est pas négligeable (des émeutes sanglantes ont éclaté aux sorties de New Jack City et Boyz’n the Hood). Dans un contexte aussi libéral que les États-Unis, le pari d’un cinéma noir indépendant est loin d’être gagné.

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