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LA REPRÉSENTATION DE LA QUESTION RACIALE DANS LE CINÉMA AMÉRICAIN

Loving, de Jeff Nichols est un des nombreux films récents qui évoquent la question raciale aux États-Unis. Récemment, plusieurs longs métrages, à l’époque de la présidence Obama et aussi sous celle de Donald Trump ont abordé ce problème, alors que les tensions entre la police et la communauté afro-américaine n’ont cessé de croître (naissance du mouvement Black lives matter en 2013 après plusieurs incidents entre forces de l’ordre et jeunes noirs). Les films de  Nate Parker (Naissance d’une Nation) , Barry Jenkins (Moonlight), Jordan Peel (Get out), Kathryn Bigelow (Detroit) ont traité de la question raciale avec des approches différentes, souvent historiques mais parfois d’une manière plus originale (Moonlight traite de l’homosexualité dans la communauté noire, Get out utilise le genre du film d’horreur). L’œuvre de Nichols aborde le sujet aussi avec une vision particulière, celle d’un cinéaste blanc et sudiste.

Mais avant d’évoquer Loving, il faut rappeler comment le cinéma américain a abordé la question raciale au cours de son histoire, c’est à dire évoquer à la fois la présence des afro-américains en tant que personnages et l’émergence et l’importance des cinéastes noirs dans la production cinématographique américaine.

 

A l’époque du Hollywood classique, des Noirs stéréotypés

Aux origines, la présence des Afro-américains est minimale, quand elle n’est pas tronquée (les personnages noirs de Naissance d’une Nation de DW Griffitih sont des acteurs blancs grimés!).

Hollywood a une vision plutôt favorable aux valeurs du Sud traditionnel ( Dans le fameux code Hays de 1927, l’article II. 6 précise que « La miscegenation -relations sexuelles entre les races blanches et noires- est interdite ».) Les studios ménagent en quelque sorte l’amour propre des sudistes (on connaît la vision peu équilibrée  de D.W Griffith dans Naissance d’une Nation  à propos des problèmes raciaux dans le Sud). Déjà, les aspects les plus racistes sont estompés et les plantation films  nous décrivent une sorte de « paradis perdu », rempli d’aristocrates élégants, de femmes ravissantes, vivant  dans de splendides demeures avec des armée d’esclaves qui ne semblent pas trop mécontents de leur sort (encore dans Autant en emporte le vent   la nounou de Scarlett, jouée par Hattie Daniels, est une caricature de ce type de noir tout dévoué à  son maître. De même dans l’Insoumise, le monde où évoluent Julie (Bette Davis) et Preston (Henry Fonda) est semblable à celui d’Autant en emporte le vent…Certes, dans ces deux films très proches, le Sud est plongé dans le désastre de la guerre civile et rien ne sera plus comme avant mais la nostalgie est manifeste.

Sans craindre les stéréotypes racistes, plusieurs films de cette époque présentent des Noirs « gais et artistes », qui sont cantonnés dans des rôles d’amuseurs ou de domestiques (en 1939, Hattie Mac Daniel obtient même l’Oscar du meilleur second rôle, pour sa prestation dans Autant en emporte le vent  mais elle se voit interdire l’entrée dans la salle d’Atlanta où est projeté le film). Parfois les Noirs sont même les personnages centraux du film (Halleluyah de King Vidor en 1929), en particulier quand l’histoire est censée se dérouler dans le milieu musical (Stormy weather d’A. Stone en 1943). C’est à cette époque que quelques acteurs noirs parviennent à s’imposer, comme Lena Horne ou Dorothy Dandridge, et quelques musiciens de jazz (Louis Armstrong, Count Basie, Duke Ellington…).

Il existe quand même une certaine résistance à cette idéologie dominante : déjà , King Vidor a dû batailler pour imposer le sujet de son film Hallelujah !, deuxième film hollywoodien à présenter une distribution intégralement afro-américaine. Surtout un cinéma afro-américain émerge, même s’il est encore très marginal. La production de films noirs (« race films« ) s’appuie aussi sur un réseau de plus de 700 salles, implantées dans les ghettos de toutes les grandes villes du pays. Dès 1918, E. Scott réalise Birth of a Race pour répondre au film de Griffith, Birth of a Nation et une première vague de réalisateurs noirs apparaît dans les années 1920. Le plus célèbre d’entre eux est Oscar Micheaux, dont la carrière s’étend de 1919 à 1948 (il réalise une trentaine de films, dont le fameux Body and soul avec Paul Robeson en 1924).

Reste que dans cette période, le cinéma américain, surtout hollywoodien, ne se risque pas à aborder frontalement la  question raciale. Quand un film comme  Autant en emporte le vent évoque les noirs, on tombe vite dans le cliché : les Noirs sont enfantins, naïfs, parfois paresseux et vantards (le personnage de Prissy, censée aider Scarlett à accoucher sa belle-sœur est particulièrement caricatural…).

Dans les années 1960 : le début de la prise de conscience…

Alors que la lutte des Noirs pour les droits civiques entre dans une phase beaucoup plus intense dans les années 1960 (boycott des bus de Montgomery en 1955 organisé par le pasteur Martin Luther King,  création du SNCC-Comité de la Coordination non-violente des Étudiants-en 1960, Marche sur Washington en août 1963),  le cinéma américain commence à évoluer sur la question raciale. Plusieurs réalisateurs blancs progressistes tiennent à évoquer la condition difficile des Noirs aux États-Unis et prônent la tolérance raciale. Parmi les plus marquants, John Cassavetes (Shadows en 1960), Norman Jewison (In the heat of the night en 1967), Stanley Kramer (Pressure Point en 1962, Guess who’s coming to dinner en 1967). L’acteur fétiche de cette période est Sidney Poitier, qui tourne dans une quarantaine de films et qui est le premier Noir à obtenir l’Oscar d’interprétation masculine en 1963 (il réalise lui-même quelques films dans les années 1970). Comme il le dit lui-même, « les Noirs pendant longtemps, ont dû se contenter au cinéma des rôles de servantes effarées, de chauffeurs de maître ou de danseurs de claquette. Je ne veux accepter que des rôles qui inspirent fierté aux spectateurs noirs et qui imposent aux spectateurs blancs, l’image d’un Noir estimable dont l’autorité morale remet en cause les préjugés ». Poitier apparaît bien comme le héros noir intégrationniste des années 1960, tour à tour médecin, avocat, cadre…, comme dans No way out de J.L. Manckiewicz en 1950, où il incarne le docteur Brooks : « ni Oncle Tom, ni militant, il reste non-violent en dépit des provocations : il est évidemment supérieur en termes de compétence et d’habilité. Mais si l’image du Noir dans ces films est ainsi valorisée, par contre, Hollywood bute toujours sur la représentation des rapports sexuels interraciaux, sujet encore trop délicat pour être porté à l’écran. Les héros noirs, et Sidney Poitier entre autres, apparaissent comme asexués et d’une chasteté peu crédible.

La Blaxploitation des années 1970

Alors que la lutte des Noirs se radicalise (naissance du mouvement Black Power et en 1966, création des Black Panthers à Oakland la même année) , les années 1970 voient l’apparition d’un style original et très controversé, la Blaxploitation (c’est à dire Black + Exploitation). Par ce terme, on entend qualifier un genre bien particulier : des films joués et réalisés par des Noirs, mais tournés avec les méthodes et le soutien des grands studios d’Hollywood… Ce sont en général des films d’action, souvent policiers, mettant en scène des héros noirs, « supermâles » (bucks), violents et décidés, comme « Shaft » ou « Superfly » (ces rôles ont été souvent incarnés par l’ancien joueur de football Jim Brown) : il existe même une version féminine du personnage : Coffy, la panthère noire de Harlem, interprétée par Pam Grier. Les metteurs en scène sont des Noirs, dont les plus connus sont Gordon Parks (qui réalise la série des Shaft), Ossie Davis (Cotton cornes in Harlem en 1970) et Melvin Van Peebles, véritable précurseur du genre avec Sweet Swwetback’s Baadassss song en 1971. Par contre, la production et la distribution restent contrôlées par les grands studios, séduits par le succès populaire des premiers films du genre (à l’exception notable de Van Peebles qui assure lui-même le financement de son film) : cet investissement va s’avérer rentable, et la MGM peut se renflouer après une période de crise, grâce à la série des Shaft réalisée par Gordon Parks. Pour ces metteurs en scène, il s’agit de valoriser l’image du Noir, en présentant « des héros noirs qui disent non, se sauvent et  réussissent leurs fuites ». Van Peebles dédit son film à « tous les frères et sœurs qui en ont assez de l’Homme »(c’est à dire du Blanc) (« To ail brothers and sisters who had enough of the Man »). Il raconte d’ailleurs que son film a surtout été apprécié par les Noirs les plus pauvres et les Black Panthers, mais détesté par la bourgeoisie noire en voie d’intégration. Cependant, il n’est pas évident que ces sous-entendus politiques aient été clairement perçus : en tout cas, à la fin des années 1970, le genre disparaît de lui-même après quelques échecs notoires (Wizz de S. Lumet en 1978). Comme le remarque le cinéaste Larry Clark, « les réalisateurs noirs de cette époque ont été jetés comme des assiettes sales… »

 

 

La génération sacrifiée des années 1980

La génération suivante de cinéastes noirs peut être considérée comme la première réellement indépendante du système hollywoodien, ces cinéastes des années 1970 (William Greaves, Charles Lane, Charles Burnett, Larry Clark…) ont en commun une formation universitaire (UCLA, Yale, American Film Institute,… où ils ont pu côtoyer les étudiants radicaux de cette époque) et aussi d’être souvent politisés (Larry Clark ne cache pas son appartenance au Parti communiste américain). Ils s’affirment d’abord en s’opposant aux images du Noir, telles qu’elles existaient avant eux. Ils dénoncent à la fois le stéréotype du Noir intégré « à la Sidney Poitier » (comme le dit Clark « pour être respecté, il doit être 20 000 fois mieux qu’un Blanc ») et au « supermâle », genre « Shaft » (Clark encore regrette « le contenu très pauvre de ces films qui utilisent des recettes comme le sexe et la violence »). Ces « cinéastes du ghetto » veulent raconter eux-mêmes leur propre histoire : ils tiennent à ancrer leurs personnages dans la réalité sociale que subissent les Noirs américains. Leurs films sont souvent à mi-chemin entre le documentaire et la fiction et ils tournent la plupart du temps en décors naturels, avec des acteurs non-professionnels (par exemple, Bush Marna de Haile Gerima en 1974, Killer of Sheep de Charles Burnett en 1977). Pour assouvir leur besoin d’indépendance, ils cherchent à s’assurer le contrôle total de leurs films, et en particulier la production… Les circuits de distribution contrôlés par les Majors leur sont pratiquement fermés et ils doivent se rabattre sur des réseaux parallèles (écoles, musées, bibliothèques). Cette génération militante est un peu une « génération sacrifiée » : si les films de ces cinéastes son souvent audacieux et originaux (Passing through de L. Clark en 1977, les films de Haile Gerima), leur audience a souvent été limité, même au sein de la communauté noire.

Spike Lee et les autres

La génération de Spike Lee, qui s’affirme presque 20 ans après, reprend à son compte certaines des idées que nous venons d’évoquer. Mais surtout, les cinéastes des années 1990 vont, eux, connaître le succès. Comme le dit Spike Lee lui-même, « il n’y a pas de meilleure époque pour être un cinéaste noir ». L’année 1991 semble avoir été une période particulièrement faste : près d’une vingtaine de films sont réalisés par des metteurs en scène noirs (soit plus que dans toute la décennie précédente), et certains obtiennent une large audience : New Jake City de Mario Van Peebles, Rage in Harlem de Bill Duke, Boyz’n the Hood de John Singleton, Straight our Brooklyn de Matty Rich, Hollywood shuffle de Robert Townsend, Sidewalk stories de Charles Lane… La plupart de ces réalisateurs reconnaissent le rôle essentiel de Spike Lee, considéré comme chef de file de ce mouvement. Van Peebles avoue : « sans Spike Lee, je ne serais pas là aujourd’hui : son talent a ouvert la voie à d’autres ».

Cette génération est sans doute moins politisée que la précédente et elle revendique des influences cinématographiques très variées. Spike Lee lui-même dit avoir apprécié les films des libéraux blancs comme Norman Jewison, ceux des cinéastes noirs de la Blaxploitation (même s’il regrette que la production soit restée aux mains des Blancs), et aussi de ses contemporains blancs comme Martin Scorsese. Les réalisateurs noirs actuels ne sont pas insensibles aux thèses de l’Afro-centrisme et, comme leurs aînés, ils veulent parler des problèmes noirs à la manière noire (« des stars du ghetto pour le ghetto ») Ils s’indignent quand des réalisateurs blancs prétendent représenter le monde des Noirs (par exemple, le film de Spielberg, La couleur pourpre est très critiqué) : Spike Lee s’est aussi violemment opposé au projet de Norman Jewison, qui voulait porter à l’écran la vie de Malcom X… Comme on le sait, il finira par obtenir gain de cause auprès des studios. Comme ceux qui les ont précédé, les réalisateurs noirs refusent l’image du Noir « bien peigné » des années 1960 et le « supermâle » des films de la Blaxploitation : ils tentent de donner une image plus juste de la femme noire, jusque là bien maltraitée, même dans le cinéma noir… Il n’est plus question de vanter les prouesses sexuelles de « super-héros » noirs, alors que tant de filles du ghetto sont enceintes à 14 ans et que beaucoup d’enfants ne connaîtront jamais leur père.

Il n’est sans doute pas indifférent que ce renouveau du cinéma de dénonciation apparaisse à la fin des années Reagan-Bush, à une époque où les Noirs sont ignorés des gouvernements républicains et de la majorité blanche… Certes, le succès des films interprétés par Eddie Murphy (48 heures« , Un fauteuil pour deux, Le flic de Beverly Hills) montre que le public blanc ne craint plus d’admirer des vedettes noires (dans la veine comique, Bill Cosby et Richard Pryor s’imposent également). Mais l’image du Noir incarnée par Murphy est encore dévalorisante : son personnage est astucieux, il fait enrager les Blancs, mais il reste un faire-valoir pour son partenaire blanc (le coriace Nick Nolte doit toujours remettre de l’ordre après le passage de Murphy). En aucun cas, ces films ne rendent compte de la situation réelle des Noirs en ces années 1980.

En tout cas, cette génération de cinéastes réussit là où ses aînés avaient échoué : monter des œuvres ambitieuses, sans compromis, en toute indépendance… et avec des moyens suffisants. Le producteur Hudlin se réjouit : « Pour la première fois, la qualité d’auteur et le contrôle créatif nous appartiennent vraiment », et Spike Lee peut affirmer : « II est possible de faire des films artistiquement ambitieux dans le système hollywoodien. C’est peut-être très difficile mais j’en suis la preuve vivante : c’est faisable ». Mais ces réalisateurs restent lucides sur les soutien que leur apportent les studios. Ces grandes compagnies ne s’intéressent au cinéma noir que quand elles constatent le succès de quelques films noirs indépendants réalisés à la fin des années 1980 (She’s gotta have it, de Spike Lee, a coûté 175 000 dollars et rapporté 7 millions en Amérique du Nord ; avec un budget de 200 000 dollars, Hollywood shuffle a ramassé pour 5 millions de bénéfices…). Aussi, certains Majors investissent dans ces jeunes talents si prometteurs : Columbia permet à John Singleton de réaliser Boyz’n the hood et Warner accepte les conditions de Spike Lee pour porter à l’écran la vie de Malcom X (budget de 35 millions de dollars, film de trois heures et dix minutes… Ces cinéastes ont conscience de la précarité de leur situation. Comme le dit le producteur noir Underwood, « la porte ne s’ouvre que dans un intervalle limité : il faut se dépêcher de s’y faufiler afin de profiter de l’engouement actuel : nous bénéficions de l’effet de mode mais pas pour très longtemps ». Le réalisateur Matty Rich voit les choses de manière plus politique : « Hollywood ne tient pas à nous voir trop nombreux. Le système n’est pas conçu pour que nous soyons une force prépondérante ».

Les attitudes devant ce problème sont diverses : Spike Lee se prend à rêver de circuits de production noirs, qui leur garantirait l’indépendance… La plupart veulent élargir les sujets abordés, « en sortant du ghetto » pour essayer de toucher un public plus large (même si les Noirs représentent 25 % du public total, seul Eddie Murphy et Spike Lee réussissent le cross-over, c’est-à-dire à être populaires auprès de TOUS les spectateurs, et pas seulement des Afro-américains). Spike Lee lui-même ne veut pas se consacrer uniquement aux problèmes sociaux et a annoncé son intention de se diversifier… Cette génération est sans doute aussi moins solidaire que la précédente. Singleton remarque « qu’il n’y a pas vraiment de mouvements de cinéastes noirs, comme il y a eu par exemple la Nouvelle Vague en France ». Les moins politisés pourraient donc être tentés de se laisser récupérer par Hollywood…Ce problème est au cœur du débat pour les metteurs en scène noirs. Le succès obtenu par Spike Lee et par d’autres leur a permis, pour un temps, d’imposer leurs conditions aux studios. Mais ce soutien risque de faire défaut dès que l’audience de leurs films va faiblir… D’autant que le risque politique n’est pas négligeable (des émeutes sanglantes ont éclaté aux sorties de New Jack City et Boyz’n the Hood). Dans un contexte aussi libéral que les États-Unis, le pari d’un cinéma noir indépendant était difficile à gagner.

Ce cinéma aborde frontalement la question raciale aux États-Unis, et en particulier les films de Spike Lee. Dans Do the right thing, il évoque une émeutes raciale qui se  déroule à New York (il anticipe malgré lui celle qui aura lieu à Broklyn en 1992) , il évoque la figure de Malcom X dans son film éponyme, il raconte la marche sur Washington organisée par le leader du mouvement the Nation of Islam, Louis Farrakhan en octobre 1995 dans Get on the bus.. Pour certains, le message de Lee est assez ambigu. Dans Do the right thing, il semble réconcilier les deux figures majeures du combat des Afro-américains, Martin Luther King et Malcom X. En même temps, il ne cesse de dénoncer les dangers du métissage dans ce même film, ou dans Jungle fever, histoire d’un amour impossible entre une jeune italo-américaine et un architecte noir. Il ne semble pas insensible à certaines des idées de Nation of Islam. Mais,  le cinéma afro-américain ne parvient pas vraiment à trouver sa place dans le système très verrouillé des studios hollywoodiens : comme nous l’avons déjà indiqué, la plupart des cinéastes noirs vont rentrer dans le rang, comme John Singleton, Mario Van Peebles et même Spike Lee lui-même, amené à choisir des sujets moins clivants, susceptibles d’intéresser même le public blanc.

Un cinéma du consensus pendant l’époque Obama

Pendant les années Obama, le cinéma américain s’intéresse de près à la question raciale, que ce soit des cinéastes  blancs prestigieux comme Steven Spielberg (qui avait déjà consacré un film  à la révolte des esclaves noirs de l’Amistad ) ou une nouvelle génération de réalisateurs afro-américains. Régis Dubois a étudié cette période dans son ouvrage Le cinéma noir américain des années Obama (éditions Lettmotif, 2017). Il remarque que la plupart des films sortis pendant cette période et réalisés par des cinéastes blancs sont des récits historiques et sont aussi des succès populaires (Bloodside, Lincoln, la Couleur des sentiments, Django unchained). Pour Dubois, ces films reflètent la philosophie politique d’Obama : la pondération, le consensus racial, le pacifisme tel qu’a pu le prôner Martin Luther King. De ce point de vue, le Lincoln de Spielberg est exemplaire : comme l’écrit Frédéric Strauss dans Télérama,  (le président) apparaît comme « pragmatique et idéaliste, il grappille des voix au nom d’une grande idée, la dignité humaine ». Des termes qui s’appliquent fort bien à un certain…Barak Obama.

Mais on a aussi le sentiment que ce sujet de la question raciale a inspiré une nouvelle génération de cinéastes noirs. On est frappé pendant cette période d’assister au retour de ces films politiques sur l’histoire de la communauté noire aux États-Unis par des réalisateurs qui en sont issus. Le Majordome , réalisé par Lee Daniels, évoque le personnage d’un domestique haut placé à la Maison Blanche , Cecil Gaines incarné par Forrest Whitaker , inspiré par la vie d’Eugene Kelly qui a servi pendant 34 ans les différents présidents américains : le film balaie ainsi toute l’histoire des Noirs aux États-Unis depuis les années 1950. Selma, que tourne Ava Du Vernay, retrace les très graves incidents qui se sont déroulés en 1965 dans cette petite ville d’Alabama : le film insiste sur le rôle joué par Martin Luther King dans l’organisation des manifestations et montre bien comment ces événements  ont amené le président Johnson à lever toutes les restrictions empêchant le vote des Noirs dans le sud des États-Unis .  Dear white people du jeune cinéaste Justin Siemin  décrit les relations raciales tendues au sein de la prestigieuse Université de Winchester. Le cinéaste britannique Steve McQueen s’est intéressé à l’aventure en tout point extraordinaire de Solomon  Northup, homme libre, enlevé et resté esclave pendant 12 ans , au milieu du XIX°, quelques années avant le début de la guerre de Sécession…

La plupart de ces cinéastes avaient déjà entamé leur carrière quand ils ont réalisé les films que nous évoquons (c’est le cas pour Lee Daniels, auteur d’un film à succès Precious  et  Ava Du Vernay) et certains d’entre eux s’étaient déjà signalés dans des projets engagés : c’est le cas en particulier de la réalisatrice de Selma, qui se revendique comme cinéaste noire,  en y ajoutant la dimension féministe (elle ne craint pas d’affirmer : « I’m a black woman filmmaker. »). Pour Steve MC Queen, d’abord plasticien, il s’est déjà fait remarquer par deux films très particuliers, Hunger qui raconte la grève des militants irlandais à l’époque de Margaret Thatcher (2008) et Shame, la chronique sexuelle d’un yuppie new-yorkais (2011).  Quand on lui demande en quoi il est concerné par l’esclavagisme aux États-Unis, le cinéaste, dont les parents viennent de la Grenade,  estime que ce fut un phénomène mondial. Comme il le dit justement, « il se trouve que le bateau de ses ancêtres (esclaves) est allé vers la droite alors que d’autres membres de sa famille allaient vers la gauche »…Par contre, Justien Siemin est un jeune réalisateur, qui a surtout des courts métrages à son actif. Souvent comparé à Spike Lee qui, en son temps, avait aussi tourné une comédie remarquée (Nola Darling), il se veut l’héritier plutôt d’Ingmar Bergman et de Woody Allen (ce qui ne doit pas faire vraiment plaisir au réalisateur de Do the right thing). En tout cas, ces quatre metteurs en scène abordent des sujets sensibles dans la communauté afro-américaine, de l’esclavage au XIX° à l’intégration contemporaine dans les universités, en passant par la lutte pour les droits civiques des années 1960. Plusieurs de ces films ont provoqué des débats aux États-Unis mêmes : en particulier, Selma a été critiqué par certains, et notamment sur le rôle du président Johnson.

D’abord, la plupart de ces films n’hésitent pas à mettre en scène des conflits à l’intérieur de la communauté noire : dans Le Majordome, Cecil Gaines se heurte à son propre fils, écœuré de la « lâcheté » de son père face aux Blancs : dans Twelve Years a slave, Solomon n’est pas solidaire des plus radicaux de ses compagnons d’infortune : dans Selma, le film nous montre bien les discussions âpres qui ont pu exister entre les dirigeants du mouvement des droits civiques, à propos de lagh stratégie à adopter…Enfin, dans Dear white people, l’égérie des étudiants noirs Sam White s’oppose directement à Troy Fairbanks, fils du responsable noir de l’université…Ainsi, les Afro-américains apparaissent bien divisés, souvent entre les plus radicaux et ceux partisans d’une soumission apparente (l’accusation d’oncletomisme est souvent implicite, parfois explicite comme dans le Majordome ou Dear White people...). On peut d’ailleurs relever que dans ces films, les personnages « raisonnables » semblent, tout compte fait, l’emporter…et la solution la plus radicale est toujours un échec (le radicalisme du fils de Cecil Gaines n’aboutit à rien, pas plus que l’activisme des amis de Sam dans Dear white people).

Il est un autre point à noter : en aucun cas, les « héros »  de ces films ne sont présentés comme infaillibles et monolithiques : ce sont des personnages fragiles avec leurs doutes, parfois leurs faiblesses, parfois même leur lâcheté…Le majordome Cecil Gaines a bien du mal à se dégager de sa mentalité de domestique, Martin Luther King se montre en privé bien hésitant, Solomon fait profil bas devant ses maîtres et ne se laisse pas tenter par des solutions radicales, comme prendre la fuite ou se rebeller…Même dans Dear White people, Sam, qui est métisse, redécouvre à la fin du film, son ascendance blanche et délivre un message de tolérance (est-ce un clin d’œil entendu envers Barack Obama?). Leurs personnages ne sont pas toujours montrés à leur avantage : ainsi dans Selma, une séquence vers le début du film, nous montre les dirigeants noirs en train de discuter de la  stratégie à adopter face aux racistes blancs. On a -un temps-  l’impression que Martin Luther King espère une réaction violente des autorités locales pour obtenir une plus grande audience médiatique…En bref, un leader plutôt manipulateur, même si c’est pour la bonne cause !

Ce qui semble certain, c’est que ces cinéastes abordent la question raciale avec plus de liberté (?) que leurs collègues « blancs » : ils n’hésitent pas à présenter une communauté afro-américaine divisée, des personnages complexes et ambigus…C’est  cette épaisseur psychologique et historique qui fait l’intérêt de leur démarche. On n’est plus à l’époque des années 1950 et 1960 où les acteurs noirs comme Sidney Poitier ou Harry Belafonte revendiquaient des rôles « positifs ». On n’est pas non plus dans la période de la Blackexploitation  avec des super-héros noirs.  Enfin, on n’est pas non plus à l’époque de Spike Lee, dont les films pouvaient sembler manichéens à certains. Il semble bien que les cinéastes noirs contemporains abordent aujourd’hui  des questions sensibles, y compris dans leur propre communauté, avec une vision plus distanciée.

Une vision sudiste de la question raciale

Après avoir vu toutes ces manières d’aborder la question raciale, le film de Jeff Nichols est  intéressant parce qu’il adopte un point de vue décalé sur cette question raciale.

Déjà, le cinéaste est un blanc mais surtout un homme du sud : né à Little Rock dans l’Arkansas, il vit à Austin au Texas avec sa famille. Quatre des cinq longs métrages qu’il a réalisés se déroulent dans cette partie des États-Unis. Il se rattache clairement à ce courant culturel nommé l’Americana. Comme l’écrit Jérôme d’Estais, « Jeff Nichols ancre son cinéma dans cette terre qui est la sienne, ce sud états-unien, nourrie de thématiques personnelles (famille, foi, crises) aussi bien qu’universelles, irriguée d’influences (de John Ford à Mark Twain, en passant par Eastwood et Sternfeld). Il est lié à Gordon Green, autre réalisateur du sud (L’autre rive, Joe) et  aussi inspiré par des écrivains comme Harry Crews et Larry Brown. Toute cette mouvance artistique dresse le portait d’un sud beaucoup plus riche et complexe que celui présenté dans les films des frères Coen ou de Quentin Tanratino. Leurs personnages ne sont pas des brutes racistes mais des êtres avec une réelle épaisseur psychologique.

Ainsi, Nichols, qui n’est pas l’auteur du scénario, a été séduit par cette histoire d’amour de gens simples, qui se trouvent être un blanc et une noire, vivant dans le comté de Central Point en Virginie. Dans cet état très ségrégationniste, une loi de 1924 interdit les mariages entre personnes de races différentes, « pour préserver l’intégrité de la race blanche ». Mais Central Point est une région à part dans ce Sud où règne l’apartheid. En effet, depuis les origines, un grand nombre de populations s’y sont installées et se sont mélangées : amérindiennes, blanches, noires…Gilles Biassette, qui a consacré un livre au couple Loving, rappelle que l’anglais John Rolfe a épousé la princesse indienne Pocahantas à Jameston en 1615…Il écrit qu’on trouve dans cette région « la plus grande proportion de Noirs aux yeux bleux ». Certes, la ségrégation y existe aussi (Mildred va dans une école pour jeunes noirs) mais « le racisme y avait moins de prise qu’ailleurs ». La famille de Mildred est très emblématique  de cette mixité : son père a des origines Cherokee et sa mère des ancêtres de la tribu des Rappahannock. Dans le film, le shérif Brooks, réputé pour sa fermeté,  explique à Richard lors de sa première incarcération : «  A Central Point, vous êtes perturbés, tous mélangés. Du Cherokee, du Rappahannock , du négro, du blanc…Votre sang ne sait plus où il habite ; Tu n’es pas né au bon endroit, c’est tout. Toi, ça te paraît normal. Tu te dis que tout le monde s’en fout. Peut-être , si t’avais pas assez bête pour l’épouser mais moi, je ne m’en fous pas, c’est la loi de Dieu. Le moineau ne se mélange pas au rouge-gorge. Ils sont différents. Ce n’est pas rien ». Jeff Nichols estime d’ailleurs que le racisme a bien sûr été virulent dans le Sud mais que parfois les rapports entre races étaient plus complexes qu’on ne l’imagine. Il raconte dans Positif :  «  je me souviens d’une conversation avec mon père qui m’a parlé de son enfance et de ses contacts avec les petits noirs. Il y avait comme une interdépendance entre les races, qui est souvent absente dans les films sur cette époque dans le Sud. Dans des villages où il  y avait une telle proximité entre Blancs et Noirs, il ne pouvait pas y avoir de rencontres. Cela rend les rapports plus complexes que de simplement parler de ségrégation. Bien sûr, il y avait les toilettes et les bus séparés mais cela n’était pas aussi simple ».Dans le film, Richard est présenté comme beaucoup plus proche de ses voisins noirs que des blancs parfois ouvertement racistes. Son meilleur ami, Raymond Greene, est aussi noir (« aux yeux verts ») et  il participe à toutes les activités familiales de sa fiancée, repas, fêtes…Le lien très fort entre Richard et Mildred remonte visiblement à leur enfance.

Certes, Nichols souligne aussi le racisme intransigeant des Blancs et en particulier des autorités. Ainsi, outre le shérif Brooks, le juge Léon Bazile rend son jugement au nom de Dieu : « le Dieu tout puissant a créé les races blanches, noires, jaunes, malaises, et rouges et les a réparties par continent. Et sans ingérence à ses Dispositions, de telles unions n’auraient jamais lieu. S’il a séparé les races, c’est qu’ils ne souhaitaient pas qu’elles se mélangent ». C’est d’ailleurs cette déclaration qui permet aux avocats de l’ACLU d’espérer faire remonter l’affaire jusqu’à la Cour Suprême. De même, les collègues de travail de Richard ne semblent pas non plus apprécié son union : le jeune homme découvre ainsi sur le siège de sa voiture une brique entourée du reportage de Life sur leur couple.

Mais la réprobation vient aussi des communautés auxquelles appartiennent les deux amoureux. Ainsi, la mère de Richard laisse percevoir son sentiment, après avoir accouché Mildred. Elle dit à son fils « tu n’aurais pas dû épouser cette fille ». « je croyais que tu l’aimais bien » répond son fils mais sa mère insiste : « j’aime beaucoup de monde. Cela ne veut pas dire qu’il fallait faire cela. Tu le savais pourtant ». Dans la famille de Mildred, sa sœur Garnet réprouve aussi la conduite de Richard et l’apostrophe quand le couple part s’installer à Washington : « tu savais ce que tu faisais quand tu l’as emmenée. Tu n’avais pas le droit ». Enfin, Richard se heurte aussi à l’incompréhension de certains de ses amis noirs, qui ne comprennent pas comment il s’est embarqué dans une situation aussi embarrassante: « tous les négros t’envient et toi, tu te laisses avoir ; Toi, tu as une porte de sortie. Moi, j’en ai pas. Toi c’est facile, tu n’as qu’à divorcer ».

 

De fait, Jeff Nichols met en avant la simplicité de ces deux héros : ils opposent l’évidence de leur amour à  tous ces interdits et ces réticences. Quand les avocats Cohen et Hirschkop demandent à Richard s’il a quelque chose à communiquer aux juges de la Cour Suprême, il leur répond simplement : « dites aux juges que j’aime ma femme ». Le réalisateur tient à souligner que les deux jeunes gens ne sont absolument pas des militants : dans le film, alors que le couple vit dans la capitale fédérale, Mildred regarde à la télévision des images de la marche sur Washington qui a eu lieu en août 1963. Elle dit alors d’un ton désabusé :  « on dirait qu’on vit sur une autre planète ».

La jeune femme est présentée comme très proche de la nature, désirant une vie simple près de sa famille. Après l’accident de Donald dans les rues de Washington, c’est elle qui insiste pour rentrer en Virginie, dans un endroit isolé et en pleine campagne. Cette simplicité est d’ailleurs un excellent argument pour leur combat. Ils acceptent d’accueillir le photographe Grey Willet pour Life : son reportage paru en mars 1966 sous le titre The Crime of Being Married met en évidence la banalité de la vie quotidienne du couple : les deux s’amusent d’une émission télévisée, tendrement enlacés sur le canapé de leur salon :  ils semblent complètement épanouis avec leur trois enfants. Ces quelques photos sont une manière très efficace de lutter contre les clichés racistes. A la fin de leur long combat (près de 9 ans de procédures diverses), ils se tiennent en retrait et n’assistent pas à la confrontation ultime devant la Cour Suprême (Mildred est juste informée par l’avocat Cohen de la décision). De toute façon, Nichols a voulu éviter d’insérer trop de scènes de procès, pour en quelque sorte dépolitiser le récit.

Cette vision des choses est peut-être excessive : selon Gilles Biassette, quand ils étaient à Washington, le couple Loving a beaucoup discuté avec Alex, le cousin de Mildred, et sa femme Laura, qui étaient sans doute nettement plus politisés que Mildred et Richard. Les Loving ont vu aussi la marche de Washington, ils ont entendu les chants de Mahalia Jackson et le fameux discours du pasteur King sur les marches du Lincoln memorial. On peut aussi remarquer que leur lutte commence à l’initiative de Mildred, quand elle écrit au ministre de la justice de l’époque Robert Kennedy (c’est lui qui leur conseille de contacter les avocats de l’ACLU). A la fin du film, Mildred semble prendre conscience devant les journalistes qui l’interrogent de l’importance de leur lutte : « c’est pour le principe. Cette loi n’est pas juste. Si on gagne, ça aidera beaucoup de monde ».

Un film de son temps

Ainsi, le film de Jeff Nichols est bien une vision quelque peu différente des longs métrages précédents tournés sur la question raciale. En même temps, il s’inscrit bien dans certaines tendances du cinéma américain contemporain.

Déjà, il fait partie d’une production cinématographique assez abondante sur le sujet, comme le montre la filmographie récente (voir plus loin). On peut d’ailleurs supposer et que la question raciale devrait être au cœur de plusieurs films à venir  : Spike Lee prévoit de sortir en 2018 un film Black Klansman sur un policier afro-américain infiltré dans le Ku Klux Klan de Colorado Springs, selon une histoire vraie qui s’est déroulée en 1978…Ryan Coogler  vient de réaliser Black Panther, sur un super-héros afro-américain, le personnage de T’Challa alias la Panthère noire, venu de l’univers Marvel et qui sera sur les écrans dans les prochains mois. Il serait étonnant que les nombreux incidents entre policiers et noirs, la création du mouvement Black Lives Matter,  n’inspirent pas les cinéastes américains  dans peu de temps.

Le point de vue du cinéaste se rapproche de celle des réalisateurs  de l’époque Obama. Il s’intéresse à des héros ordinaires, qui ont une attitude pragmatique, et ne sont pas des activistes. « Nous ne sommes pas des militants », ne cesse de répéter Mildred Loving…

Enfin, Loving fait aussi partie d’une certaine tendance actuelle du cinéma américain qui s’oppose aux valeurs du président Trump. David da Silva, dans son livre Trump et Hollywood (Lettmotif, 2017) relève plusieurs signes dans des films récents qui vont dans ce sens (cela dit, les films sortis en 2016-2017 ont été tournés en 2015, donc avant l’élection de Donald Trump). Ce cinéma  accorde une attention particulière aux minorités, sujet qui n’est sans doute pas une préoccupation  majeure de Donald Trump. Par exemple, da Silva relève que les personnages principaux de certaines productions récentes sont noirs, comme dans les 7 Mercenaires, d’Antoine Funqua, remake du film de John Sturges de 1960. Le chef de la bande Sam Chilsom est interprété par Denzel Washington alors que le bad guy  Bart Bogue, est selon Ethan Hawke, un avatar de Donald Trump. Dans Stars Wars épisode VII, certains personnages importants sont « devenus » afro-américains, comme Finn, le comparse de Han Solo et l’Empire est une organisation de suprématistes blancs…Moonlight est une évocation des homosexuels de la communauté noire, autant dire deux groupes souvent vilipendés dans l’électorat du nouveau président. On pourrait ainsi multiplier les exemples, d’autant qu’en général les réalisateurs ou les acteurs de ces films ne font pas mystère de leur sentiments envers le nouveau Président. Pour sa part,  Jeff Nichols voit dans l’histoire des Loving une leçon de courage : « j’aimerais que les gens se souviennent qu’il existe un pouvoir individuel comme dans Loving, un couple qui a contribué à faire bouger les lignes malgré tout. (…) Aujourd’hui plus que jamais, j’espère que les personnes qui doutent de leur capacité de résistance vont prendre conscience qu’elles ont toujours les moyens de changer la société, si elles restent fidèles à elles-mêmes » (in La 7ième Obsession  n°8, janvier-février 2017). Dans la lutte idéologique qui semble renaître aux États-Unis, il est probable que le cinéma devrait avoir un rôle à jouer et s’engager encore davantage, en particulier quand il évoque la question raciale.

Pascal Bauchard

 

Bibliographie :

sur le cinéma américain et la question raciale

– Charlotte Aristide, New Jack cinema : sortir ou non du ghetto ?, The Book edition, 2013

– Anne Crémieux, Les cinéastes noirs américains et le rêve hollywoodien,, L’Harmattan, 2004

-David da Silva, Trump et Hollywood, Lettmotif, 2017

-Régis Dubois, Images du Noir dans le cinéma américain blanc (1980-1995), L’Harmattan, 1997

-Régis Dubois, Dictionnaire du cinéma afro-américain, éditions Seguier, 2001

-Régis Dubois, Le cinéma noir américain des années Obama, Lettmotif, 2017

-Cinémaction n°46, le cinéma noir américain, 1988

 

Sur Jeff Nichols et le film Loving

-Gilles Biassette, L’amour des Loving, points Seuil, 2017

– Jérôme d’Estais, Le cinéma de Jeff Nichols, Lettmotif, 2017

– Dossier Jeff Nichols, revue La 7ième Obsession, n° n°8, janvier-février 2017

 

Filmographie : Le cinéma américain et la question raciale

Des Noirs stéréotypés dans le Hollywood classique (années 1900-1940)

Naissance d’une nation, DW Griffith (1915)

Hallelujah!  King Vidor (1929)

Autant en emporte le vent, Victor Fleming (1939)

Stormy weather, Andrew L. Stone (1943)

 

La prise de conscience (années 1960-1970)

La chaîne, Stanley Kramer (1958)

Du silence et des ombres, Robert Mulligan (1962)

Devine qui vient dîner ce soir, Stanley Kramer (1967)

Dans la chaleur de la nuit, Norman Lewinson (1967)

 

La Blaxploitation (années 1970)

Sweet swetback’s baaad assss song, Melvin Van Peebles (1971)

Shaft, Gordo Parks, (1971)

Coffy, la panthère noire de Harlem, Jack Hill (1973)

 

La génération sacrifiée des cinéastes noirs (années 1970)

Bush Marna, Haile Gerima  (1974)

Killer of Sheep, Charles Burnett  (1977)

Passing through,  Larry Clark  (1977)

 

Spike Lee et les autres

Nola Darling n’en fait qu’à sa tête, Spike Lee (1986)

– Hollywood shuffle, Robert Townsend (1987)

Do the right thing, Spike Lee (1989)

Sidewalk stories,  Charles Lane. (1989)

Jungle fever, Spike Lee (1991)

Malcom X, Spike Lee (1992)

Boyz’n the hood, John Singleton (1991)

New Jake City, Mario Van Peebles (1991)

– Rage in Harlem, Bill Duke (1991)

Get on the bus, Spike Lee (1996)

 

La main droite du Diable, Costa Gavras (1988)

Mississippi burning, Alan Parker (1989)

Amistad, Steven Spielberg (1998)

 

Les années Obama (années 2010)

– Precious, Lee Daniels (2009)

La couleur des sentiments, Tate Taylor (2011)

– Django Unchained , Quentin Tanrantino (2012)

Lincoln, Steven Spielberg (2012)

Le Majordome, Lee Daniels (2013)

– Twelve Years a slave, Steve McQueen (2013)

Selma, Ava Du Vernay (2014)

Dear White people, Justin Siemin (2014)

 

Un cinéma anti-Trump ?

Loving, Jeff Nichols (2016)

Naissance d’une Nation, Nate Parker (2016)

Moonlight, Barry Jenkins (2016)

Get out, Jordan Peel (2017)

Detroit, Kathryn Bigelow (2017)

Black Klansman, Spike Lee (2018)

Black Panther, Ryan Coogler (2018)

Chronique n° 13 : le cinéma populaire et l’identité nationale…

Depuis quelques années, la critique est régulièrement surprise du succès inattendu de films grand public, qui réussissent à drainer une audience très large, au delà souvent des espérances de leurs réalisateurs et producteurs : ainsi dans les années récentes, Bienvenue chez les Ch’tis de Dany Boon (2007), Intouchables d’Olivier Nakache et Eric Toledano (2011), Qu’est qu’on a fait au Bon dieu de Philippe de Chauveron (2014) ont obtenu des scores plus que satisfaisants en salles, devançant même parfois les blockbusters américains..Dans les années 1960, La Grande Vadrouille de Gérard Oury avait aussi connu une audience très forte et qui a perduré lors des diffusions à la télévision…

Mais Qu’est-ce que ces succès nous disent de l’état de la France ? Certains n’ont pas manqué de remarquer que ces films sont au mieux d’une qualité assez moyenne, au pire franchement racoleurs…Les dialogues ne sont pas forcément très élégants et les mises en scène très « académiques » comme diraient  certains critiques.

Malgré tout, on est interpellé par un tel engouement du public, qu’il ne s’agit en aucun cas de mépriser. On aura déjà remarqué que tous ces films relèvent du genre de la comédie. Jacques Mandelbaum a fort bien analysé ce type de films qui partagent « l’obsession de l’identité nationale ». Comme il l’écrit, « la déclinaison de ces titres dessine une histoire de la comédie française définie comme reconstituant du corps national mis à mal par les assauts du temps » (Le Monde, 29 juillet 2014).

A chaque fois, il s’agit de réconcilier des éléments contraires du corps de la nation, de rassembler au delà des clivages sociaux et ethniques. Dans Bienvenue, le facteur venu du sud « découvre » les gens du nord . Intouchables nous montre l’entente à priori improbable entre un vieux riche handicapé et un jeune des cités en pleine forme : quant à Quest qu’on a fait au bon dieu ? , les personnages d’origines très diverses surmontent leurs préjugés et leurs antagonismes potentiels pour maintenir l’unité familiale et comme le dit Jacques Mandelbaum, l’unité nationale…On peut aussi rappeler que dans La Grande Vadrouille, deux français bien moyens réussissaient à ridiculiser l’armée allemande, sans que soient vraiment évoqués le régime de Vichy, les « mauvais français », qui ont collaboré avec l’occupant.Bref, ce sont tous des feel good movies, qui nous présente une France sinon apaisée, du moins réconciliée autour de quelques grandes valeurs républicaines partagées…

A ceux qui se plaignent de la médiocrité de la plupart de ces films, Jean Baptiste Thoret rétorque « qu’on a les films qu’on mérite mais surtout qu’on désire ». Et de relever que cette France idéalisée serait celle des Trente Glorieuses, d’avant la mondialisation et d’avant la crise. D’ailleurs, d’autres titres renvoient aussi à des années soixante mythifiées : Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, le film de Jean Pierre Jeunet (2001), les Choristes de Christophe Barratier (2004), ou Le Petit Nicolas de Laurent Tirard (2009)…En quelque sorte, cette tendance du cinéma français, pour paraphraser François Truffaut, répondrait à l’inquiétude des Français moyens face aux problèmes du temps, qui trouveraient au cinéma le moyen d’apaiser leurs angoisses en se replongeant dans « l’âge d’or » des années 60..

Mais un tel cinéma pose problème. Déjà, ces comédies jouent avec les clichés racistes même si on ne peut les soupçonner d’adhérer à des discours d’exclusion. Mais si on ne peut faire aucun procès aux réalisateurs de ces films, ce jeu est dangereux : il n’est pas toujours évident que les spectateurs soient au diapason : pour avoir vu le film de Chauveron avec un public jeune et populaire, il m’a bien semblé qu’il prenait toutes les blagues douteuses des personnages au premier degré, sans y voir quoi ce soit à redire !

De même, comme l’a bien écrit Thoret, ces films ont tendance à occulter le réel : à propos de Qu’est qu’on a fait au Bon dieu, il dénonce « un multiculturalisme de pacotille qui met tout le monde d’accord, qui s’accomplit au prix d’une disparition , celle de la « banlieue » de la tentation extrémiste, des territoires perdus de la République, de la misère sociale et culturelle récupérée par les fous de Dieu » (Charlie-Hebdo, 22 octobre 2014).

Enfin, un tel cinéma peut-il encore exister après les attentats de janvier et novembre 2015 ? (on aura noté qu’ils ont tous été réalisés avant ces évènements…)

La question peut se poser tant les positions semblent s’être figées et que la polémique a enflé ces derniers mois autour de la définition de l’identité nationale. Cependant, on peut apprécier le travail d’un cinéaste comme Philippe Faucon : déjà, il avait réalisé La Désintégration en 2011, qui est un film absolument prémonitoire sur quelques jeunes de banlieue qui sont recrutés par un militant djihadiste pour organiser un attentat en Europe. Faucon a tourné en 2015 Fatima, sur une femme de ménage maghrébine et ses deux filles, dont l’une a un réel désir d’intégration en poursuivant des études de médecine. Le ton n’est ni misérabiliste, ni ironique, ni vulgaire (le fameux parler « lascar » des banlieues!) mais tout simplement compréhensif…(Made in France de Nicolas Boukhrief qui aurait du sortir au moment des attentats le 18 novembre 2015 est aussi une plongée dans les milieux djihadistes : il sortira quelques semaines plus tard…). Ce qui semble clair, c’est que la veine comique n’est plus vraiment de mise et on peut parier que d’autres cinéastes sauront trouver le ton juste pour rendre compte de ces problèmes : il ne faut jamais désespérer du cinéma !

Chronique n° 12 : La critique de cinéma : un (bref) état des lieux….(Pascal Bauchard)

   En cette période de festival de Cannes, il n’est inintéressant de s’interroger sur l’état de la critique de cinéma en France…Ces quelques lignes ne prétendent pas être une analyse rigoureuse mais plutôt l’expression d’un sentiment de lassitude.

Déjà, la soit-disant presse spécialisée (Studio, Première…) apparaît surtout comme un outil de promotion, bien mise en condition sans doute par les attachés de presse, qui n’ont visiblement aucun mal à obtenir des articles au moins complaisants. Les publicitaires excellent à promouvoir les films à coups d’adjectifs dithyrambiques : « émouvant », « excellent », « un vrai regard », « le film le plus troublant depuis… ». A la limite, on peut fort bien se passer d’une telle presse (et on peut aussi y ranger les sites les plus connus de cinéma du genre Allociné).

Mais le problème de la crédibilité se pose également pour une presse à priori plus sérieuse et plus compétente, que ce soit dans la presse écrite (Le Monde, Libération...) soit dans les magazines plus spécialisés du genre Télérama, Positif, Les Cahiers du cinéma

Pour un œil exercé à lire depuis longtemps ce type de presse, il est assez facile de repérer les réseaux de connivence : une complicité certaine existe par exemple entre les rédacteurs du Monde, des Cahiers et de Libération sur leur manière de promouvoir un cinéma d’auteur à tout prix. Il n’est bien sûr pas condamnable en soit de soutenir des approches nouvelles , des visions originales mais l’effet de mode est bien trop visible : on ne découvre pas un Jean-Luc Godard chaque semaine et on s’étonne parfois de la frénésie à monter en épingle le premier film d’un nouveau venu « très prometteur ». De plus, une complicité parfois explicite existe entre ces journalistes et certaines écoles de cinéma : il est assez clair par exemple que les anciens élèves de la Femis bénéficient d’un traitement privilégié…

Dans cette presse, les Cahiers, depuis les années 1950, ont eu tendance à vouloir sinon monopoliser, du moins dominer la critique du septième art. Il n’est pas question de remettre en cause l’évènement qu’a constitué l’apparition de cette revue, de son importance théorique (notamment à travers les idées d’André Bazin) , de l’importance des cinéastes issus de ses rangs (de Rivette à Chabrol, en passant par Truffaut, Godard, Rohmer pour la première génération : mais cet inventaire pourrait être reproduit à plusieurs époques…).

Mais on doit aussi s’interroger sur le contexte historique, la pertinence des analyses des auteurs de la revue, tant sur « une certaine qualité du cinéma français» que sur le cinéma d’auteur. Comme on le sait, plusieurs historiens ont travaillé sur les Cahiers, en relativisant son impact et en soulignant qu’à l’origine, cette revue est loin d’être progressiste. Roman Polanski lui-même débarqué de sa Pologne natale, avoue avoir été déconcerté par la prétention et la maladresse des cinéastes de la Nouvelle Vague. Bref, il faut savoir prendre ses distances avec cette pensée unique de la critique des Cahiers : on peut apprécier à la fois des films novateurs et des longs métrages plus « classiques »…Cette critique style Cahiers a vite fait d’écraser de son mépris les films dont le style est « académique ». Sous leur plume, ce terme est absolument rédhibitoire et permet d’exécuter en quelques lignes les œuvres qu’ils ne leur conviennent pas. Et pourquoi aussi montrer autant de dédain pour certains films-dossiers, qui ne sont peut-être pas des chefs d’œuvre du septième art mais ont le mérite d’attirer l’attention du public et parfois des politiques à propos d’un problème , économique, social, politique, qui avait été sinon occulté du moins sous-estimé ?

Aussi, comment faire ? D’abord se fier à des critiques en qui on a confiance : pour ma part, je suis souvent (mais pas toujours!) les avis de Pascal Merigeau et de François Forestier dans l’Obs. Faire aussi confiance aux magazines qui n’hésitent pas à donner des critiques opposées, comme c’est le cas de Télérama, quand certains films suscitent des débats (par exemple, le dernier film de Bruno Dumont La Loute, est encensé au delà du raisonnable, sauf …par Pierre Murat dans cet hebdomadaire). Dans un autre registre, Michel Ciment rend honneur à sa profession d’origine, l’enseignement, en cherchant à « positiver » même les films trop vite décriés par ses collègues critiques.

On peut aussi pratiquer une attitude inversée, c’est à dire s’intéresser aux films « descendus » par certains critiques : pour ma part, quand on me dit que tel ou tel film est « académique », j’ai comme le pressentiment qu’il risque de me plaire !

En tout cas, la France a la chance de bénéficier d’une presse de cinéma importante et variée : encore récemment, certaines revues sont apparues comme Sofilm, Ciné-bazar ou La Septième obsession, dans des styles et des approches très différents : cette variété, ce dynamisme de la presse de cinéma ne peut que contenter les cinéphiles, si nombreux dans notre pays. Quand on aime la vie, on va au cinéma et la critique peut nous aider à mieux choisir, … à condition de savoir la lire !

LA REPRÉSENTATION DU SUD DANS LE CINÉMA AMÉRICAIN

Article écrit   à propos du film Mud

Le film Mud peut être abordé de plusieurs façons : un des aspects intéressants est de voir comment l’œuvre de Jeff Nichols évoque le sud des États-Unis. Il se trouve que ,dans les années 2010, deux autres films se déroulent dans le même cadre : Killer Joe du vétéran William Friedkin ( 2011) et Joe, réalisé par David Gordon Green, inspiré du roman de Larry Brown (2014). Ils s’ajoutent à la longue liste des œuvres cinématographiques qui se déroulent dans le sud des États-Unis : selon Tania Tuhkunen, plus de deux cent films ont ainsi été tournés sur Dixie, depuis La case de l’oncle Tom réalisé en 1903 par Edwin S. Porter jusqu’aux longs métrages les plus récents, en passant par les fameux redneck movies des années 1960-1970 (un des plus célèbres serait Massacre à la Tronçonneuse de Tobe Hooper -1974). En fait, Hollywood a toujours gardé une certaine prudence vis à vis du Sud : certes, il a eu tort historiquement mais comme l’écrit Michel Cieutat, « il mérite le pardon pour avoir eu le courage de se battre pour ses idées ». Le cinéma des studios est d’ailleurs parfois très complaisant envers certaines attitudes : dans Autant en emporte le vent, les clichés racistes abondent : les esclaves n’ont pas l’air mécontent de leur dépendance et sont bien enfantins. Le Ku Klux Klan apparaît comme un sympathique rassemblement de gentlemen…On préfère insister sur la nécessaire réconciliation des anciens adversaires.

Une image inspirée par la littérature
Déjà on peut relever l’influence déterminante de la littérature américaine sur la représentation du Sud à l’écran. Jeff Nichols ne manque pas de citer Mark Twain mais la liste des écrivains qui ont inspiré des adaptations cinématographiques est impressionnante : Guillaume Lachaud dans son ouvrage sur les redneck movies insiste sur l’importance de ces romans du Sud, où la dimension sociale et culturelle est toujours présente. Dans les années 1920-1930, on peut ainsi citer les noms de William Faulkner, Erksine Caldwell, Robert Penn Warren , puis dans les années 1940 -1950 les livres de Carson Mc Cullers et de Harper Lee, le théâtre de Tennessee Williams. Dans la décennie suivante, les ouvrages de Cormac Mc Carthy et Harry Crews et dans la période la plus récente, les romans policiers de Jems Lee Burke, Larry Brown et Joe Lansdale…Les scénaristes d’Hollywood ont pu s’appuyer sur un corpus conséquent avec déjà un ensemble de représentations très cohérent, de l’aristocrate ruiné, la femme blanche hystérique, le « pauvre blanc » dégénéré…

L’évolution de la représentation du sud dans le cinéma américain
Dans les premiers temps, Hollywood ménage en quelque sorte l’amour propre des sudistes (on connaît la vision peu équilibrée de D.W Griffith dans Naissance d’une Nation à propos des problèmes raciaux dans le Sud). Déjà, les aspects les plus racistes sont estompés et les plantation films nous décrivent une sorte de « paradis perdu », rempli d’aristocrates élégants, de femmes ravissantes, vivant dans de splendides demeures avec des armée d’esclaves qui ne semblent pas trop mécontents de leur sort (encore dans Autant en emporte le vent  la nounou de Scarlett, jouée par Hattie Daniels, est une caricature de ce type de noir tout dévoué à son maître. Cette interprétation vaudra d’ailleurs à l’actrice l’Oscar du meilleur second rôle…). De même dans l’Insoumise, le monde où évoluent Julie (Bette Davis) et Preston (Henry Fonda) est semblable à celui d’Autant en emporte le vent…Certes, dans ces deux films très proches, le Sud est plongé dans le désastre de la guerre civile et rien ne sera plus comme avant : mais la nostalgie est manifeste.
Malgré tout, à la même époque, certains films commencent à évoquer les populations locales d’une façon différente, en insistant sur la pauvreté des « petits blancs » fermiers et métayers, chassés de leurs terres par les grandes banques. John Ford leur consacre deux films , assez différents : le très fameux Raisins de la colère, d’après le roman de John Steinbeck qui raconte le départ vers la Californie de la famille Joad et La Route du Tabac, où les paysans s’accrochent désespérément à leur lopin de terre. Si le ton est plus grave dans le premier que dans le second, presque traité en comédie, ces personnages sont aux antipodes des figures racées et hautaines des plantations films…Par exemple, la plupart de ces films souligne aussi la religiosité de ces populations pauvres, à la limite de la superstition.

« Le pays des hommes à neuf doigts »
Après la seconde guerre mondiale, l’image du Sud va évoluer de manière plus radicale encore.
Déjà, beaucoup de films des années 1950 aux années 1970 s’intéressent au racisme profond qui sévit dans le sud . Du silence et des ombres, The intruder, Dans la chaleur de la nuit, Et la violence explosa, Le droit de tuer, Mississippi burning sont presque des œuvres militantes qui dénoncent de manière très frontale l’apartheid et la violence contre les noirs qui règne dans cette région. Dans le film Dans la chaleur de la nuit, une scène a marqué les esprits : lorsque le policier noir Virgil Tibbs, joué par Sidney Poitier, retourne sa gifle au notable blanc qui veut le punir de son insolence…
Dans la même veine, plusieurs films insistent sur la corruption généralisée qui régnerait dans les milieux politiques sudistes : Les fous du Roi de Robert Rossen (1949) et A lion in the streets de Raoul Walsh (1953) évoquent ainsi des politiciens sudistes démagogues et corrompus, sans doute inspirés par le célèbre gouverneur de Louisiane des années 1930, Huey Long.
La religion n’est pas épargnée : de nombreux films évoquent des preachers fanatiques, souvent inquiétants, corrompus ou malhonnêtes, parfois tout à la fois ! (La route du Tabac de John Ford en 1941 , Le malin de John Huston en 1979…).
Mais de manière plus globale, l’image de la société sudiste devient très négative. Les nombreux films tournés à partir des années 1960, souvent inspirés par la littérature « gothique sudiste » présente un tableau très sombre du sud et de ses habitants.
Déjà, la nature s’y révèle luxuriante mais très souvent hostile : les marais des Everglades de Floride, les bayous de Louisiane, le Mississippi et ses îles sont des paysages récurrents de ces films, entre terre et eau, peuplés d’animaux dangereux. Lauric Guillaud peut écrire dans La Terreur et le sacré : « cet espace mi-solide mi-liquide, lieu de rencontre des quatre règnes (animal, végétal, minéral, aquatique) provoque un malaise car son étrange beauté se conjugue à au danger et à l’horreur ». Dans ce cadre, la chaleur y est souvent étouffante, pesante et les corps dégoulinent de sueur.
Les personnages ont aussi évolué : les aristocrates du Sud sont maintenant ruinés et vivent tant que bien que mal dans leurs vieilles demeures néocoloniales complètement délabrées (Le bruit et la fureur, Baby Doll). Les hommes ont bien du mal à assumer leur virilité et sont souvent névrosés, se réfugiant dans l’alcool ou la dépression (La chatte sur un toit brûlant). Les anciennes belles du Sud ont souvent aussi sombré dans la folie, comme Blanche DuBois dans Un tramway nommé désir ou se comportent comme des femmes-enfants (Baby Doll).
Mais ceux dont les personnages deviennent franchement inquiétants sont les « pauvres blancs », the poor white trash, déjà apparus dans les films de John Ford. Cette fois ci, ce ne sont plus des victimes mais bien des bourreaux. Déjà leur aspect physique est souvent repoussant. Ils sont souvent difformes, apparemment débiles (dans Délivrance, les quatre citadins sont ainsi confrontés à une famille bien inquiétante alors qu’ils s’apprêtent à embarquer sur la rivière) , peut-être le résultat de mariages trop consanguins…Leurs pratiques sont très souvent criminelles : trafiquants d’alcool, mais aussi assassins, violeurs, lyncheurs de « nègres ». Le cinéma « redneck », qui connaît son apogée dans les années 1960-1980, avec des films comme 2000 maniacs, Poor white trash ou Massacre à la tronçonneuse, présente une belle galerie de « péquenauds » sadiques et pervers, qui semblent sortir littéralement de la boue qui les entourent. Selon Guillaume Lachaud qui a étudié ce genre, le synopsis est en gros le même : quelques citadins venus de l’Est civilisé, se retrouvent dans un trou perdu de campagne, où ils sont les victimes de tous les tourments possibles de la part de la population locale.
Un des films-cultes de cette période est Delivrance de John Boorman sorti en 1972 et inspiré du roman homonyme de James Dickey. Il raconte l’histoire de quatre citadins d’Atlanta partis en pleine nature faire du kayak sur une rivière très dangereuse de Géorgie. Ils se retrouvent alors plongés dans un véritable cauchemar, dans « le pays des hommes à neuf doigts » (James Dickey) et ils subissent toutes sortes de désagréments : l’un d’entre eux est violé par un redneck, un autre tué, un autre encore gravement blessé…Ils se retrouvent même à utiliser la même violence que celle qu’ils combattent. Pour Michel Ciment, « Delivrance, qui participe d’une remise en cause générale de la société américaine, est donc littéralement un retour aux sources de l’homme américain retrouve les racines et les pulsions et les plus profondes de sa civilisation ». Le personnage du redneck est aussi « récupéré » par les cinéastes du Nouvel Hollywood sous ses aspects les plus sombres, comme dans Bonnie and Clyde d’Arthur Penn (1967) ou Easy Rider de Dennis Hopper (1969).
Par la suite, certains cinéastes vont trouver un ton original pour évoquer le Sud. En 1997, Clint Eastwood tourne Minuit dans le jardin du bien et du mal, d’après le roman de John Berendt. Cette évocation des milieux homosexuels et transexuels (Lady Chablis dans son propre rôle) dans la ville de Savannah baigne dans une atmosphère sulfureuse et pesante, presque fantasmatique (le culte du vaudou est largement présent). Robert Altman décrit de manière acerbe le milieu si conventionnel de la country dans Nashville (1975) puis évoque le Sud sur le ton de la comédie dans Cookie’s fortune (1999).

Mud, une image du Sud plus nuancée
Dans le film de Jeff Nichols, on retrouve certaines des représentations que nous avons déjà citées mais avec un regard bien différent.
Ainsi, la nature est très présente : le cinéaste réalise de splendides travellings le long du Mississippi, et sur l’île où se cache Mud. Tout ce monde tourne autour de la rivière : les maisons sont situées sur ses rives, ses habitants en vivent…Ils se qualifient eux mêmes de gens de la rivière. Mais cette nature magnifique n’est pas inquiétante comme elle a pu l’être dans certains films des périodes précédentes. Tout au plus, sent-on une certaine fermeture, comme un univers clos dont il est difficile de s’échapper…
Autre point commun avec d’autres films sur le Sud : l’évocation du milieu des « pauvres blancs »;le père d’Ellis est pêcheur et a bien du mal à joindre les deux bouts, comme le lui reproche d’ailleurs son épouse. L’oncle de Neckbone, Galen vit aussi de la pêche des moules d’eau douce … et de ce qu’il retrouve au fond de la rivière. Comme nous l’avons déjà dit, ces hommes vivent misérablement et durement mais sont attachés à leur mode de vie : de fait, ils en apprécient la liberté totale et sans doute leur communion avec la nature. Le père d’Ellis dit à son fils : « profite de la rivière. Ce mode de vie ne va pas durer, les autorités vont s’en assurer » et l’adolescent lui-même n’a pas envie de vivre en ville…Les hommes de ce monde sont assez désemparés et inadaptés à « la vie moderne ». Mud semble avoir « raté sa vie » avec application (en fait, il sort de prison pour avoir tué un homme qui avait fait du tort à sa petite amie Juniper) Le père d’Ellis avoue à son fils : « je ne suis pas à la hauteur. Un homme devrait prendre les choses en main, mais je n’y suis pas arrivé ». Et s’il traite durement Ellis, c’est que « la vie est dure » et qu’il faut s’endurcir pour l’affronter.
Un autre point commun pourrait être la violence : à la fin du film, Carver, homme puissant dont un des fils a été tué par Mud, recrute des hommes de mains pour abattre le fugitif. Mais cette séquence apparente plus à un règlement de compte de western, plutôt qu’à un déchaînement d’horreur comme en voit dans certaines scènes des redneck movies
Le film de Jeff Nichols est bien sûr un récit d’apprentissage : Ellis est attaché à cette vie en osmose avec le fleuve, mais il apprend auprès des hommes qu’il rencontre -son père, Mud, Galen, Tom-quelques rudes « leçons de vie » qu’il va pouvoir méditer, sur les femmes, l’amour… Et finalement à la fin du film, les principaux personnages quittent ce monde de la rivière sans trop de regret : Mud, que Juniper a encore laissé tomber, part avec Tom Blankenship vers le grand large. La très belle séquence finale nous montre les deux hommes descendre le fleuve jusqu’à son embouchure pour déboucher en pleine mer…Ellis lui-même est bien sûr désolé de quitter son univers d’enfance et doit aller habiter en ville avec sa mère dans un lotissement peu engageant : mais l’espoir renaît lorsque son regard croise celui de quelques charmantes adolescentes. Pour lui aussi, une nouvelle vie se profile. Comme l’écrit Jean Dominique Nuttens dans la revue Positif, Mud est aussi une ode à un monde qui meurt (…) mais cette vie sur le fleuve, ces habitations sur l’eau,la soumission à la nature et à ses caprices, la vie de la pêche et la menace qui rode : l’expropriation, l’homogénéisation des modes de vie, la mort d’une culture ». Dans le film ,Ellis quitte le monde de la rivière et l’enfance en même temps, mais c’est peut-être une preuve de maturité.
Ainsi, Mud est une évocation du Sud beaucoup plus nuancée que celle du cinéma de la période précédente : certes, les paysages sont toujours là ainsi que des conditions de vie difficiles des « pauvres blancs », mais les personnages ne sont plus des tarés ou des dégénérés…Le passé était peut-être meilleur que le présent, mais on doit l’oublier pour passer à autre chose. Aujourd’hui, le cinéma américain a une vision apaisée du Sud qui perd peu à peu son identité et donc ses aspects anxiogènes qui ont inspiré les « redneck movies ».Le Sud est définitivement en voie de pacification et on peut noter que cette normalisation se retrouve aussi dans certaines séries comme Justified.
Comme le relevait Michel Cieutat, la sauvagerie de ces régions a longtemps inquiété et fasciné Hollywood, qui en a fait un splendide objet de cinéma mais le temps de l’apaisement est venu…Reste une région dont les paysages splendides continuent à faire rêver et peuvent servir de cadre à de multiples aventures, comme celles qu’ont vécues Ellis et Neck.

Pascal Bauchard

Bibliographie :
-Michel Cieutat, Les Grands thèmes du cinéma américain, Éditions Cerf, 1991
-Guillaume Lachaud, Redneck movies : ruralité et dégénérescence dans le cinéma américain, éditions Rouge profond, 2014
-Marie Liénard-Yeterian et Tania Tuhkunen (sous la direction de) , Le Sud au Cinéma, de The Birth of a Nation à Cold Mountain, Éditions de l’école polytechnique, 2009
Jean Baptiste Thoret, Massacre à la tronçonneuse, une expérience du chaos, éditions Dreamland
Tania Tuhkunen, Demain sera un autre jour : le Sud et ses héroïnes à l’écran, Éditions Rouge profond, 2013
Filmographie :
La case de l’oncle Tom, Edwin S. Porter, 1903
Naissance d’une Nation, David W. Griffith, 1915
L’insoumise, Willaim Wyler, 1938
Autant en emporte le vent, George Cukor, Victor Fleming, 1939
Les raisins de la colère, John Ford, 1940
La route du Tabac, John Ford, 1941
Un tramway nommé désir, Elia Kazan, 1951
Baby Doll, Elia Kazan, 1956
L’esclave libre, Raoul Walsh, 1957
La chatte sur un toit brûlant, Richard Brooks, 1958
La chaîne, Stanley Kramer, 1958
Le petit arpent du Bon Dieu, Anthony Mann, 1958
Le bruit et la fureur, Jason Compson, 1959
Du silence et des ombres, Robert Mulligan, 1962
The Intruder, Roger Corman, 1962
2000 maniacs, Herschell Gordon Lewis, 1962
Dans la chaleur de la nuit, Norman Jewison, 1967
Tik…tik…Tik, Ralph Nelson, 1970
Delivrance, John Boorman, 1972
Massacre à la tronçonneuse, Tobe Hooper, 1974
Nashville, Robert Altman, 1975
Le Malin, John Huston, 1979
Mississippi burning, Alan Parker, 1988
Le droit de tuer, Joel Schumacher, 1996
Minuit dans le jardin du bien et du mal, Clint Eastwood, 1997
Cookie’s fortune, Robert Altman, 1998

chronique n°11 : à propos du Fils de Saul (Pascal Bauchard)

   Projeté sur les écrans français au courant d’octobre 2015, le film de Lazlo Nemes a en quelque sorte réussi sa sortie. La couverture médiatique a été impressionnante (plusieurs articles et une tribune dans le Monde, très nombreux entretiens dans les médias audiovisuels). Globalement , le film a fait l’unanimité en sa faveur et même Georges Didi-Hubermann et Claude Lanzmann, qui s’étaient violemment opposés sur la représentation de la Shoah à l’écran, se sont retrouvés pour saluer le film du jeune réalisateur hongrois. Le philosophe de l’art a écrit un petit livre (Sortir de la nuit, éditions de Minuit, 2015) pour souligner l’importance du film et le réalisateur de Shoah , toujours consulté quand il s’agit d’évoquer un film sur ce thème, s’est laissé aller à un enthousiasme presque incongru à propos de son jeune collègue dans Télérama (24 mai 2015) : « il est jeune, il est intelligent, il est beau (?) et il a fait un film dont je ne dirai jamais aucun mal. » Vu ses réactions aux films précédents sur le même sujet, cette bienveillance de Claude Lanzmann méritait d’être relevée !
Pour notre part, nous avons été extrêmement intéressés par le projet et la démarche du réalisateur. Tout au long de notre carrière, nous avons été amenés à réfléchir sur cette fameuse représentation des camps à l’écran, que ce soit à propos de Nuit et Brouillard, Shoah, La liste de Schindler (nous renvoyons à la fin de cette chronique aux articles déjà rédigés dans ce blog). Nous avons aussi animé, avec Marcel Wander, de nombreux stages auprès des enseignants d’histoire géographie sur ce thème. Aussi, nous avons été particulièrement attentifs à un film présenté comme une réussite par la critique (il a obtenu le Grand Prix du jury au festival de Cannes 2015). Cependant, la rédaction Libération regrette justement « l’absence de débat », comme si une bonne vieille polémique lui manquait (!) et les Cahiers du cinéma reprochent au cinéaste sa « stratégie d’immersion », qui évite de poser et se poser des questions….
Déjà, Nemes a su éviter le piège de la reconstitution historique : plusieurs y étaient tombés avant lui, que ce soit Gillo Pontecorvo dans Kapo (1959), Robert Enrico dans Au nom de tous les miens (1983) , Roberto Benigni dans La vie est belle (1997), et bien sûr Steven Spielberg dans La Liste de Schindler (1994). A chaque fois, les cinéastes avaient butté sur une représentation crédible des conditions de vie dans les camps…Quand bien même ils y seraient parvenus, cette reconstitution aurait été considérée comme incomplète et même immorale. J’ai le souvenir très vif de la réflexion d’un déporté qui visionnait Kapo, lors d’une journée pour le concours de la Résistance. Il m’avait murmuré que « c’était pas mal, mais il manque l’odeur… »

On sait les positions radicales de Claude Lanzmann qui refuse toute reconstitution et même toute archive, au grand dam de certains historiens, comme Annette Wieviorka. C’est d’ailleurs à propos de photos prises par des membres du sonderkommando à Auschwitz qu’il s’était opposé au philosophe de l’art, Georges Didi-Hubermann. On peut cependant remarquer que l’auteur de Shoah a introduit des images d’archives dans son dernier film Le dernier des Injustes (il s’agit en l’occurrence du film de propagande réalisé par Kurt Guron dans le camp de Theresiensadt, Le führer donne une ville aux Juifs).

Une séquence est quasiment proscrite des films qui évoquent « les camps de la mort » : celle qui nous montrerait les déportés à l’intérieur de la chambre à gaz : une des exceptions est la fameuse scène des douches dans La Liste de Schindler qui a fait couler beaucoup d’encre…Dans Amen, de Costa-Gravas (2002), on voit juste Kurt Gerstein regarder l’intérieur de la chambre à gaz et prendre un air horrifié mais la caméra est fixée sur le visage de l’officier, non sur ce qu’il voit…
On a le sentiment que le réalisateur a pleinement conscience de tous ces enjeux et qu’il a su trouver les procédés formels permettant une représentation acceptable de la réalité des camps (certains critiques  reprochent d’ailleurs au film « d’être un exercice de style brillant et habile »). Cette façon de filmer presque en caméra subjective nous permet de voir à travers les yeux de Saul, y compris lorsque l’image est floue autour du personnage très souvent filmé de dos. On peut même penser que la vision du camp du déporté devait être justement imprécise, par volonté de ne pas voir et de ne pas se faire voir (Saul a toujours les yeux baissés, notamment en présence des gardes). De toute façon, le cadre est très souvent resserré sur le personnage principal et le format utilisé -presque carré- accentue l’impression d’enfermement. Une autre « trouvaille »  du film est l’élaboration de la bande son : souvent indistincte, parsemée d’interjections en allemand mais aussi en de nombreuses autres langues : yiddish, hongrois, polonais, ukrainien…tchèque…Les survivants ont souvent évoqué cette espèce de « Babel des langues » qui dominait dans les camps. Beaucoup d’autres bruits inquiétants nous interpellent : bruit de lourdes portes qu’on referme (celles des chambres à gaz), bruits de bottes, et aussi cris des Juifs en train d’agoniser…
Un autre aspect mérite d’être souligné : le jeune réalisateur a pris soin de construire son projet sur des bases historiques les plus incontestables. Il a  pris comme point de départ les témoignages des membres des sonderkommandos eux-mêmes, à la fois ceux retrouvés après guerre cachés dans différents récipients (l’ensemble de ces témoignages a été publié par le mémorial de la Shoah, sous les titre Des voix sous la cendre -2005-)et ceux des survivants . De fait, le film suppose aussi des spectateurs avertis, qui connaissent les différentes étapes de l’extermination des Juifs à Auschwitz.
On peut remarquer que Nemes a bien illustré plusieurs formes de résistance des Juifs dans le camp : les témoignages écrits par les membres du sonderkommando (un des personnages cherche à acquérir du papier au marché noir), la prise de quelques photos de la chambre à gaz par un déporté nommé Alex, celles là-même retrouvées après guerre, et la révolte des membres du commando : seule entorse à la réalité historique, le cinéaste a concentré sur une période brève des évènements qui se sont déroulées sur un laps de temps plus long. Quant à la quête de Saul cherchant à enterrer « son «  fils selon les rites du judaïsme avec l’aide d’un rabbin, on peut l’interpréter comme une métaphore : en s’obstinant dans cette recherche impossible et irrationnelle, Saul retrouve tout simplement son humanité , celle-là même qui est niée par les nazis.
En d’autres termes, nous avons été convaincus par le film de Lazlo Nemes et en tout cas par sa puissance d’évocation, si cela peut avoir un sens. Est ce vraiment « la fin du débat sur la représentation de la Shoah » ? (titre de la tribune de Nathalie Skowroneck dans le Monde du 10 novembre 2015). C’est à n’en pas douter une étape importante qui vient d’être franchie : le cinéaste a réussi une reconstitution de l’univers des camps moralement acceptable et historiquement recevable. A une époque où les derniers survivants disparaissent, cette représentation des camps peut avoir son utilité.

Nuit et brouillard

La destruction des juifs à l’écran

Filmographie les camps à l’écran

chronique n°10 : Les reprises au cinéma : entre plaisir, redécouverte et déception…(Pascal Bauchard)

Depuis plusieurs années, et c’est fort heureux, les salles de cinéma surtout pendant l’été reprennent des films qui sont soit des succès d’antan, soit des films passés inaperçus à leur sortie, voire complètement inédits en France. Certes, on peut considérer qu’il y a peu de chefs d’œuvre vraiment inconnus, reste qu’il y a régulièrement de bonnes surprises et pour certaines  reprises, c’est un réel plaisir de les découvrir ou de les (re) découvrir . Il y a quelques années, est ressorti le film Le Plongeon de Frank Perry, sorti en 1968, mais sans écho particulier : cette œuvre est un vrai bonheur , avec Burt Lancaster dans le rôle principal. L’histoire est franchement originale : selon Allociné, le synopsis est le suivant : dans un quartier huppé du Connecticut où il a passé ses vacances d’été, Ned Merrill se met en tête de rentrer chez lui à la nage, en empruntant chaque piscine se trouvant sur son chemin. Ce parcours se transforme alors pour lui en un véritable voyage initiatique fait de rencontres et d’expériences. Cette œuvre a sans doute beaucoup déconcerté en son temps mais le résultat est étonnant, évoquant notamment les classes aisées sous un aspect peu flatteur et montre une sorte de descente aux enfers du personnage principal , dans une ambiance presque fantastique.
De même, depuis quelques temps, quelques comédies italiennes des années 1950 et 1960 sont ressortis et certaines sont de réelles réussite, comme celles réalisées par Pietro Germi (Divorce à l’italienne, Ces messieurs dames, Séduite et abandonnée…).
L’été dernier, le film de Carol Reed, Le Troisième Homme, qui date de 1949, est ressorti sur les écrans. Alors que son réalisateur a été longtemps sous-estimé (on a même sous-entendu que le réalisateur de Citizen Kane était le véritable auteur du film!) le film garde un impact très fort : le scénario est très prenant et le film a été tourné en décors naturels dans la Vienne dévastée de l’immédiate après-guerre…L’interprétation est remarquable, avec Joseph Cotten, Trevor Howard, et bien sûr Orson Welles qui n’apparait à la fin mais dans des séquences inoubliables (le dialogue avec Joseph Cotten dans la Grande roue, la poursuite finale dans les égouts de la ville) . Le tout baigne dans une atmosphère lourde, qui n’est pas sans rappeler le style de l’expressionnisme allemand. Marc Ferro, dans son livre Cinéma et Histoire, avait bien analysé la portée du film, qui est certes un film de guerre froide mais plutôt favorable aux britanniques que pro-américain.
Par contre, d’autres films que j’ai revus récemment pour diverses raisons, ont perdu de leur pouvoir de fascination ou de scandale…Ainsi, Délivrance de John Boorman (1972), qui fut un choc en son temps, aurait sans doute un impact moindre aujourd’hui. Ce film , qui est l’un des plus célèbres du genre des redneck movies , genre qui a connu son apogée dans les années 1970, comportait des scènes qui ont alors frappé les spectateurs, avec un viol homosexuel présenté pour la première fois (?) et de nombreuses séquences particulièrement violentes. Mais inutile de dire que le côté trash a été depuis très largement dépassé ! Surtout, des critiques comme Jean-Baptiste Thoret, ont longuement analysé ces films ultra-violents, souvent gore, qui se déroule dans le Sud des États-Unis dans des milieux de blancs très pauvres, qui sont dépeints comme de véritables monstres (un autre film emblématique serait Massacre de la tronçonneuse de Tobe Hooper, sorti en 1982).
Enfin, on ne saurait sous-estimer le travail accompli par certaines personnalités (comme Martin Scorsese et sa Film Foundation ) pour restaurer dans de bonnes conditions, certains films dont les copies étaient dans un état déplorable…
Aussi, je suis très favorable à cette politique des reprises amorcée depuis quelques années , notamment dans les salles d’art et d’essai. (elle compense parfois la pauvreté de l’actualité cinématographique du moment !). Elle permet aux jeunes générations de connaître des chefs d’œuvre du septième art dans de bonnes conditions de projection, elle parvient parfois à mettre à jour quelques « perles » négligées en leur temps : en tout état de cause, elle autorise une relecture souvent stimulante de films-évènements et de les replacer dans leur contexte. Même un film devenu « ringard » a son intérêt : si l’esthétique est parfois dépassée, il n’est jamais inutile de s’interroger sur les raisons de son succès à un moment X.
C’est une démarche qui s’inscrit tout à fait dans les recherches d’un Marc Ferro ou de certains jeunes historiens du cinéma, qui ont vraiment renouvelé les études sur les films en s’intéressant aussi à leur réception et au type de public qu’ils avaient touchés.

L’économie et la société du XX° siècle au cinéma

    Pour montrer comment le cinéma a rendu compte des phénomènes économiques et sociaux du XX° , quasiment en temps réel, on peut comparer deux films de l’entre-deux guerres, qui montrent deux approches opposées des transformations économiques, à savoir La Ligne générale de Serguei M. Eisenstein (1929) et Les raisins de la colère réalisé par John Ford (1940). Il se trouve que ces deux films comportent une séquence presque identique : un tracteur détruit des barrières qui marquent les limites d’un champ. Mais bien sûr, le sens dans les deux œuvres est complètement différent. Dans le film d’Eisenstein, le cinéaste veut montrer que le tracteur, symbole de la modernité et des nouvelles formes d’organisation collective, va permettre à la paysannerie russe de s’émanciper des contraintes de la propriété privée. Par contre, dans le film de John Ford, le cinéaste entend dénoncer l’écrasement des petits paysans du Middle West par les grandes banques de l’Est au nom de la rentabilité…Ainsi ces deux œuvres majeures renvoient à deux réalités économiques et politiques radicalement différentes. Il montre à quel point le cinéma a été témoin de son temps, aussi dans ses dimensions sociales et économiques.
En tout état de cause, on peut relever que ces thèmes ne sont pas un sujet évident et en particulier en Europe et aux États-Unis. Les producteurs, notamment dans les pays capitalistes préfèrent des scénarios distrayants pour attirer le public : pour eux, le cinéma est une industrie de divertissement, et les producteurs hollywoodiens des années assument un anti-intellectualisme primaire…Selon la petite histoire, l’un deux aurait rétorqué à un cinéaste ambitieux : « si vous vous avez un message, envoyez le par la poste ! ». Fritz Lang, quand il est arrivé à Hollywood, s’est vu signifier qu’il n’était pas question d’utiliser les métaphores en cours dans le cinéma européen.
Aussi, le monde du travail est rarement représenté à l’écran jusqu’à la moitié du XX° , alors que le public est surtout composé des classes moyennes : à l’inverse, la classe bourgeoise est sur-représentée à l’écran : dans l’ Italie fasciste , on parle le cinéma des «  téléphones blancs » (Telefoni bianchi) pour évoquer ces films petit-bourgeois, avec des romances à l’eau de rose, dont les intrigues se dénouent souvent au téléphone !

   Malgré tout, le corpus filmique est plus que conséquent, avec plusieurs aspects particuliers . D’abord, certains films sur le sujet sont vraiment des « témoins de leur temps » : La Ligne générale est réalisée au moment de la collectivisation en URSS, Les Temps modernes est tourné dans les années 1930 alors que la modernisation de l’industrie américaine bat son plein, Playtime est filmé dans les années 1960 au moment où des nouveaux quartiers de bureaux sortent de terre, comme celui de la Défense à Paris.
Si il était nécessaire de justifier l’étude de ces films dans le cadre scolaire, il faut indiquer que ce corpus comprend plusieurs chefs d’œuvre absolus, rentrant parfaitement dans cadre de l’histoire des arts : La Ligne générale, Les Temps modernes, Les Raisins de la colère, les films de Jacques Tati . Il y aussi la possibilité de lier l’étude de ces films avec les programmes de troisième et de première.

Les économies de l’entre deux guerres dans le cinéma
Dans les années 1920 à 1940, l’économie mondiale rentre dans ce qu’il est convenu d’appeler la la deuxième révolution industrielle ( de nouvelles énergies comme pétrole et l’ électricité, le développement des industries électriques, chimiques, le taylorisme…) Mais sur ces thèmes , l’approche est différente dans le cinéma soviétique et le cinéma occidental…

La vision soviétique
L’URSS connaît alors un contexte historique et artistique particulier .
Les dirigeants communistes veulent mener à bien l’industrialisation d’un pays très agraire :-Lénine affirme en 1919: « le communisme , c’est le pouvoir des soviets+ l’électricité » et Staline, qui lui succède, veut développer l’industrie à marche forcée dans les différents plans quinquennaux pour renforcer l’URSS face à un monde capitaliste hostile…
Dans le domaine artistique, on relève dans les années 20, l’apparition d’une « génération dorée » de cinéastes très jeunes (20-30 ans) , très doués, dynamiques, surtout engagés à fond du côté de la révolution bolchevique (plusieurs participent à la révolution ou à la guerre civile) : Dojvenko, Eisenstein, Poudovkine, Vertov…
Par conviction, ces cinéastes mettent leurs talents au service de la révolution, avec une certaine liberté de forme, puis dans le cadre plus contraignant du stalinisme triomphant (« réalisme socialiste »). En particulier, ils mettent en valeur dans leurs films la modernisation de l’économie et de la société soviétiques et les progrès réalisés par rapport à l’ancien régime…Les machines sous toutes les formes possibles sont des images récurrentes des films de l’époque…
Pour illustrer , on peut retenir deux exemples : L’ l’Homme à la caméra est réalisé par Dziga Vertov en 1929. C’est l’ exemple même du cinéaste d’avant garde : très radical, il refuse tout lien avec le cinéma bourgeois : pas de tournage en studio, pas d’acteurs professionnels, pas de scénarios élaborés en récit : juste des images prises dans la rue, montrant réalité telle qu’elle est…En 1928-1929, il tourne L’Homme à la caméra , qui retrace une journée dans une grande ville soviétique, de l’éveil au coucher (en parallèle, il montre l’élaboration du film avec le cameraman) : le montage est très heurté, avec de nombreux trucages, des images déformées…Surtout, il montre l’importance des machines qui se mettent en mouvement, les pistons, les engrenages de toute sorte.

A la même époque, S.M Eisenstein tourne La Ligne générale ( 1929) ; Le réalisateur est déjà très connu à l’époque pour La Grève, surtout Le Cuirassé Potemkine : il commence le tournage de La Ligne générale mais doit réaliser Octobre pour l’anniversaire de la révolution 1917 et achève finalement le film en 1929…Selon les historiens du cinéma, Eisenstein doit accepter plusieurs interventions de Staline en personne sur le film : celui-ci change le titre (L’Ancien et le Nouveau) et la fin du scénario (montre solidarité ouvriers/paysans)
Plusieurs scènes sont remarquables, outre celle citée en introduction. Par exemple, lorsque les villageois reçoivent l’écrémeuse, à l’instigation de la jeune paysanne Marfa. La séquence est très découpée et comporte de nombreux gros plans de visages, éclairés par en dessous. Surtout, le message politique est clair : l’écrémeuse symbolise le progrès voulu par les autorités et le kolkhoze recrute à tour de bras : l’action collective l’a emporté sur l’individualisme paysan ! Un peu plus loin dans le film, Marfa rêve d’un kolkhoze modèle : des vaches dans étables spacieuses, confortables, une quasi usine agricole. Le rêve devient réalité : grâce au socialisme, la modernisation de l’agriculture est menée à bien et libère des bras pour l’industrie…
Par la suite, le cinéma stalinien reprend le thème de la modernisation de l’économie , avec une forme plus ou moins lyrique…La symphonie du Donbass, de Dziga Vertov (1931) est un documentaire sonorisé sur les mineurs du Donbass. Mais comme on le sait, le régime stalinien est policier et paranoïaque : aussi, plusieurs films reprennent le même type de scénarios : une usine (ou village) veut se moderniser et appliquer les directives du plan mais un ennemi sabote le travail (=vieux, étranger, ingénieur…) : il est finalement démasqué par le Parti et le NKVD (exemple Contreplan de Frederich Ermler et Serguei Youkevitch  en1932)
Ainsi, le cinéma soviétique ne manque pas de promouvoir la modernisation de l’économie de l’URSS, selon les directives du parti.. Les héros du cinéma soviétique sont les symboles de la nouvelle société en train de se construire : les ouvriers stakhanovistes, les paysans kolkhoziens , les komsomols (jeunesses communistes fêtés dans un film de 1938 : Komsomolsk, Serguei Guerassimov). De nombreuses comédies musicales soviétiques , très appréciées du dictateur, sont alors tournées et se terminent en général par un banquet en l’honneur de Staline

La vision occidentale
Dans le cinéma occidental, la modernisation économique est présentée avec plus de réserves, voire d’hostilité : dans plusieurs films importants de l’époque, l’insistance est mise sur les dangers des nouvelles méthodes de travail, comme la taylorisation, nées avant 1914 aux États-Unis et appliquées pendant et après la guerre de 14 -18, notamment dans l’industrie automobile..

Un cinéma qui dénonce
Sur ce sujet, deux films sont incontournables car ce sont des critiques très explicites de la nouvelle organisation du travail.
Le premier film est A nous la liberté, de René Clair (1931). Ce cinéaste est une figure montante du cinéma français des années 30 et il a déjà réalisé deux films qui ont connu certain succès (Sur les toits de Paris, Le Millionnaire) Il est réputé pour réaliser des œuvres légères avec des numéros musicaux, et un ton anarchiste souriant…A nous la liberté raconte l’histoire de deux prisonniers Louis et Émile qui s’évadent de prison : après différentes péripéties, Louis devient patron d’une entreprise de phonographes…Plusieurs séquences du film peuvent être considérées comme une critique explicite du travail à la chaîne aliénant pour l’homme (dans le film, rapprochement très clair entre prison et usine : slogans «prémonitoires » de l’instituteur comme « le travail est obligatoire car le travail c’est la liberté »). René Clair évoque ces machines qui peuvent parfois devenir incontrôlables. Il évoque aussi le rêve utopique d’une usine sans ouvriers, ne fonctionnant qu’avec des machines : dans le film, cette hypothèse est présentée comme un progrès et non un danger…Finalement, Louis remet son usine à ses propres ouvriers et part avec son copain Émile sur les route en chantant A nous la Liberté…
On l’aura compris, ce film a très certainement inspiré le chef d’œuvre de Charlie Chaplin, Les Temps modernes, sorti en 1936. A cette époque, le cinéaste est une immense vedette aux États-Unis (il vient de réaliser Les Lumières de la ville, film encore muet…) Il est devenu complètement autonome du système des studios : il a son propre studio et fait ses films à son propre rythme…Chaplin reprend les idées de René Clair mais de manière plus radicale et plus documentée (il visite les usines Ford de Detroit) : il y consacre d’énormes moyens (un budget 50 fois supérieur, 3 ans de tournage au lieu de 4 mois : il s’en réellement inspiré : il revoit le film de René Clair trois fois pendant le tournage…). Pour évoquer évoquer Les Temps modernes, on peut bien sûr parler de la séquence d’ouverture : en une dizaine de minutes, le cinéaste nous propose une analyse des principes du travail à la chaîne, et de ses conséquences néfastes (cadences infernales, accidents du travail, surmenage…). Sa critique est bien plus plus radicale que celle de René Clair sur les patrons : le personnage du film est présenté comme un oisif (il lit Tarzan dans son bureau!) surveillant ses ouvriers par des caméras installées même aux toilettes, augmentant sans cesse la vitesse de la chaîne : il semble obsédé par la rentabilité (par exemple , il refuse la « machine à manger » car elle n’est pas pratique…). Mais, il y a aussi une critique plus discrète des ouvriers aliénés par leurs machines, incapables de se révolter (on s’est beaucoup interrogé sur les images troublantes du tout début du film : un plan figurant un troupeau de moutons puis les ouvriers sortant du métro… un très bel effet Koulechov !)
Bien sûr, la ressemblance est plus que troublante entre le film de Chaplin et celui de René Clair et certaines séquences sont des « copiées-collées » : en 1936, la société allemande Tobis devenue nazie qui détient les droits du film de René Clair, porte plainte contre Chaplin : le cinéaste français déclare élégamment : « s’il a été inspiré par mon film, je considère cela comme un grand honneur pour moi » (finalement, les poursuites sont abandonnées en 1939).
Un autre film marquant de la période évoque d’une certaine manière, le monde industriel : il s’agit de Metropolis , réalisé par Fritz Lang (1925). Celui-ci est un cinéaste déjà consacré en Allemagne ( a déjà tourné Les trois lumières, Le Docteur Mabuse, Die Niebelungen…). Après cette dernière œuvre située dans l’époque médiévale, il veut se consacrer à une œuvre tournée vers le futur : Metropolis, plus ou moins inspiré par voyage à New York . C’est donc l’ histoire d’une ville du futur, dirigée par le magnat Fredersen , avec une ville en hauteur où réside l’élite et une ville basse, où se trouvent logements ouvriers et usines. Une des premières séquences nous montre Freder, le fils de Fredersen dans la salle des machines, à la recherche de Maria, une jeune fille qu’il a juste croisée et qui le fascine. Il se retrouve dans les sous sols de Metropolis, où travaille une armée d’ouvriers.C’est une vision très noire et très critique de l’industrie du futur : les ouvriers sont comme des esclaves, des automates réduits à des numéros, enchaînés à leurs machines et travaillant à un rythme épuisant : dans une scène hallucinée, la machine est clairement montrée comme une « mangeuse d’hommes », un dieu Moloch dévorant ses propres enfants…Le film est très déconcertant, et n’a d’ailleurs rencontré aucun succès à son époque : d’un côté, il donne vision très noire du système social industriel, de l’autre, il propose une vision édifiante, « à l’eau de rose » : à la fin du film ,Freder retrouve Maria, le savant fou est éliminé, la révolte des ouvriers est matée : le travail peut reprendre…La morale , qui apparaît au début et à la fin du film : « entre les mains et le cerveau, le cœur est le médiateur » En d’autres termes, le capital et le travail peuvent se réconcilier par l’amour !

Images de patrons
On retrouve une même ambiguïté quand le cinéma occidental évoque les chefs d’entreprise et plusieurs cas de figures peuvent être relevés.
Les patrons sympathiques sont peu nombreux au cinéma si ce n’est Louis dans A nous la liberté : il vient du bas de l’échelle sociale, il n’est pas snob, généreux avec ses ouvriers, et prêt à tout lâcher pour aller avec son copain…
D’autres sont plus froids et présentés comme des managers sans états d’âme : ainsi, le patron des Temps modernes est obsédé par la rentabilité et guère productif !
Certains encore sont plus ambigus : dans le cinéma français de l’entre deux guerres, apparaissent des figures de financiers adaptées de romans (Saccard dans L’Argent de Marcel L’Herbier transposé dans les années 20, David Glover de Julien Duvivier d’après le roman d’Irène Nemirovsky) Dans ces deux films, les patrons sont des financiers spéculateurs froids et implacables (Golder peu ému par suicide d’un ami à qui il refuse de l’aide…) Par contre, les deux hommes sont humanisés par leurs sentiments humains : ils sont capables d’amour (Saccard pour le cœur de Line, Golder pour sa fille…)
Enfin, certains sont clairement présentés comme des délinquants : dans plusieurs films notamment américains, analogie troublante est faite entre patrons et voyous :
Dans les films américains de gangsters des années 20-30 (Little Caesar, Public ennemy, Scarface), l’image du gangster est très proche de celle du self made man : il réussit dans la vie par son énergie, intelligence, sa force, sa capacité à éliminer les concurrents…
Les studios sont d’ailleurs obligés de mettre en garde le public qui pourrait être séduit par ces success stories : un intertitre précise même parfois au début ou à la fin du film ,« le crime ne paie pas » !
On retrouve cette même image dans Le Docteur Mabuse de Fritz Lang (1922) : le personnage principal est un génie du crime, qui applique ses méthodes brutales pour réussir des coups en bourse…
Au total, l’image des patrons est plutôt négative, et parfois même clairement dénoncée : dans La vie est à nous de Jean Renoir , film de commande du PCF pour les élections de 1936, la propagande anti patronale est virulente : grands bourgeois des 200 familles, sont accusés de piller la France, pour compenser leurs pertes au jeu !

La crise des années 1930 dans le cinéma occidental
Sur la grande crise économique, les cinémas européens sont plutôt discrets voire silencieux: en France par exemple , très peu de films évoquent le milieu ouvrier et ses difficultés ou alors de manière métaphorique. Dans Le crime de M. Lange, Jean Renoir (1936) raconte l’ histoire d’une coopérative ouvrière dans l’imprimerie avec un patron maléfique et escroc…Dans La belle équipe de Julien Duvivier (1936), une bande de copains gagne au loto et monte une guinguette : mais le bistrot fait faillite par manque de solidarité…Enfin, Le jour se lève de Marcel Carné (1939) raconte les aventures amoureuses d’un ouvrier métallurgiste, François incarné par Jean Gabin, qui finit par tuer son rival et met fin à ses jours peu après. Mais, il n’y a pas vraiment d’évocation de la crise sociale, si ce n’est les conditions de travail dans l’usine où travaille François.

    La crise est peut-être plus présente dans le cinéma allemand , mais les films évoquent plutôt les problèmes des années 1920 que les années 1930. Dans La Rue sans joie, Georges Wilhem Pabst décrit la Vienne de 1921 en pleine crise, où les femmes se prostituent pour survivre…Le dernier des hommes de F. Murnau (1924) raconte les malheurs d’un vieux maître d’hôtel à Berlin, qui ne supporte pas d’être rétrogradé. Par contre, deux films évoquent directement les effets très graves de la crise sur l’Allemagne. Il s’agit d’Alexander Platz de Piel Jutzi (1931) adapté du roman d’Alfred Doblin et de Ventres glacés de Slatan Dudow (1932) d’après un scénario de Bertold Brecht : c’est l’histoire d’une colonie ouvrière autonome à Berlin et le cinéaste et son scénariste ne cachent pas leur engagement communiste…

Par contre, la crise est beaucoup plus présente dans le cinéma américain. Déjà, le cinéma américain est lui-même en crise : le nombre de spectateurs passe de 65 millions en 1928, à 75 en 1931, mais passe 60 en 1932 (100 000 licenciements par semaine à l’époque). On assiste aussi à de nombreuses fermetures de nombreuses salles (400 sur 700 pour la WB) et certains mogols sont écartés (Goldwyn, Zukor…) : 4 sur 8 des majors (studios hollywoodiens les plus importants) passent sous l’emprise des banques de l’est et les studios tentent de nouvelles formules pour attirer les clients (deux films pour un, les bonbons à l’entracte , les femmes hôtesses…).
En tout cas, il semble impossible de faire comme si la crise n’existait pas alors que toute la société américaine est touchée, y compris en Californie…la crise est donc présente sur les écrans, même si cette évocation peut prendre des formes très diverses. Ainsi, la Warner se « spécialise » dans les films « sociaux » ou abordant des sujets de société au sens large. Certains réalisateurs se montrent sensibles à ces thèmes, comme King Vidor, Mervyn Leroy, William Wellman, …avec parfois des noms illustres (Ford, Chaplin) Les acteurs les plus employés pour leur physique « populaire » sont Paul Muni, George Raft, Humphrey Bogart ou James Cagney.

Une description frontale de la crise
Déjà dans Les Temps modernes, plusieurs séquences sont des évocations précises de la crise économique et sociale qui sévit alors : le plan montrant une usine fermée, la manifestation des chômeurs dont le vagabond prend la tête bien malgré lui, les anciens ouvriers qui en sont réduits à voler dans un grand magasin pour survivre…
Surtout, un film fait sensation : il s’agit des Raisins de la colère , de John Ford sorti en 1940, qui remporte deux Oscars (dont celui de meilleur réalisateur). Ford est un cinéaste déjà confirmé qui a réalisé de nombreux films, le plus souvent des westerns (seulement en 1939, Stagecoach, Young Mr Lincoln, Sur la piste des Mohawks). Il est appelé par Darryl Zanuck pour adapter à l’écran le roman de John Steinbeck, gros succès de librairie en 1939 (prix Pulitzer) (on peut estimer que le film assez fidèle au roman , même si il est moins radical, avec une fin plus optimiste…). Il s’agit de l’ histoire de la famille Joad, métayers dans Oklahoma, qui sont obligés de quitter leurs terres à cause de la sécheresse et surtout des banques de l’est qui trouvent la formule peu rentable…Ils se mettent en route pour aller chercher du travail en Californie, en empruntant la fameuse route 66…Le film est remarquable, avec notamment une pléiade d’acteurs « plus vrais que nature «  (Henry Fonda, John Carradine, Jane Darwell…) et certaines séquences sont très « pédagogiques ». Ainsi, quand Tom revient à la ferme, désertée par ses habitants, son voisin Muley Graves lui explique la situation et en particulier comment les métayers ont été chassés de leurs terres par les grandes banques de l’Est. Plus tard dans le film, la famille Joad arrive dans un bidonville en Californie , où les migrants sont entassés, en attente de trouver un travail. Et à la merci des grands propriétaires fonciers qui peuvent leur imposer leurs conditions salariales. Le film devient presque documentaire : il souligne la pauvreté de ces paysans et la collusion entre le patronat et la police locale pour exploiter cette main d’œuvre vulnérable…
Mais d’autres films américains décrivent la pauvreté et la misère aux États-Unis, comme cadre ou moteur de l’action . Par exemple, dans Je suis un évadé, de Mervin Leroy (1932) , le film raconte l’ histoire d’un ancien combattant Allen, licencié, qui parcourt les États-Unis en tout sens : il se résout à vendre ses médailles militaires. C’est une dénonciation à la fois de la dureté des temps pour les ouvriers et les conditions de vie dans les centres pénitentiaires surtout dans le Sud. D’autres films évoquent les quartiers misérables (Rue sans issue, The Bowery), ou les bandes de jeunes vagabonds laissés à l’abandon (Wild Bunch of Boys).

La crise sociale dans tous les genres hollywoodiens
En fait, la crise sociale imprègne aussi presque tous les genres d’Hollywood, parfois de manière inattendue…
Les comédies (screwball comedy = comédie loufoque, bizarre)
en général, ces films racontent des histoire de couples venant de milieux sociaux différents et opposés (souvent femme de la haute bourgeoisie, homme d’un milieu populaire…) : la femme découvre le monde des pauvres. A la fin, l’histoire se conclut « vers le haut » : l’homme plus modeste devient membre de la haute société…
Dans My man Godfrey, réalisé par Gregory La Cava en 1936, deux sœurs d’une famille riche de New York participent à un concours stupide, un rallye pour ramener un vagabond…: elles vont le chercher dans un bidonville, et tombent sur un certain Godfrey.

Les comédies musicales
Là aussi, apparaît un scénario type : un groupe d’artistes avec un metteur en scène veulent monter un spectacle ,mais ont des problèmes d’argent : finalement, ils réussissent quand même à monter leur projet qui remporte un énorme succès…
Un très bel exemple est Chercheuses d’or, tourné par Mervin Leroy en1933. le show intègre même la première guerre mondiale, la pauvreté des noirs, les soupes populaires…(c’est dans ce spectacle qu’est interprétée la fameuse chanson  « the forgotten man », expression utilisée par FDR en 1932).

Les films d’horreur ou fantastiques
De manière plus métaphorique, les historiens du cinéma estiment que ce genre de films est aussi en rapport avec la crise économique : ce genre se développe alors , avec les films de James Whale sur Frankenstein , films de Tod Browning (Freaks, Dracula), King Kong d’Ernest Schoedsack..(selon le principe de Samuel Goldwyn : « tu commences par un tremblement de terre et après tu fais monter la tension… »)
Pour certains, ces films sont des symptômes (des réponses?) d’une société en crise, qui doute d’elle même et qui montre ses fantasmes sur l’écran…par exemple, dans King Kong, le gorille monstrueux s’en prend à New York, vitrine du capitalisme triomphant des années 20 (symbolisé par Empire State building, dont construction vient de s’achever).

    Ainsi, le cinéma américain est profondément imprégné par la crise économique et sociale qui frappe le pays : malgré tout, ce cinéma reste optimiste. Les films se concluent presque toujours par des happy ends grâce à l’énergie, au volontarisme des personnages principaux (cf notamment comédies musicales dans Place au rythme de Busby Berkeley (1937) , Mickey Rooney et Judy Garland à la tête bande d’adolescents qui montent un spectacle)
Souvent aussi, l’action du gouvernement Roosevelt est saluée par les réalisateurs. En fait, beaucoup de films imprégnés de l’esprit du New Deal.Plusieurs exemples en témoignent. Dans Les Raisins de la Colère, sortis en pleine année électorale, alors que FDR est en piste pour un troisième mandat : à la fin du film, la famille Joad trouve enfin son bonheur dans un camp organisé par le gouvernement fédéral…(le roman de Steinbeck se termine de manière beaucoup plus tragique).
Dans le film de William Wellman Héros à vendre (1933), le personnage de Tom est obligé de quitter la direction de son entreprise: il va sur les routes avec autres chômeurs et et finit par se retrouver dans un restaurant coopératif de son amie May, sous l’égide du New Deal…Dans Wild Boys, réalisé par le même cinéaste et la même année, une bande d’adolescents est jugée pour vagabondage: les jeunes bénéficient de la clémence du juge qui préfère l’apaisement et la réconciliation, dans l’esprit de Roosevelt…(seul contre exemple dans Je suis un évadé : la  fin est ambiguë : le héros toujours en cavale, retrouve son amie qui lui demande comment il survit, répond : « je vole »…)
Ainsi, le cinéma américain adopte une position centriste : il est bien sûr anti communiste. Il critique le système capitaliste mais ne veut pas sa destruction : il compte sur l’action individuelle ou du gouvernement pour le réformer…

   On peut aussi noter que cette période de crise a aussi beaucoup inspiré les cinéastes du Nouvel Hollywood, des années 1970-1980…
Parmi les œuvres les plus illustres on peut citer Bonnie and Clyde , Arthur Penn qui raconte la trajectoire tragique d’un couple de hors la loi qui volent les banques dans les années 30, espèces de « Robins des bois », On achève bien les chevaux, Sidney Pollack, qui décrit un des marathons de danse organisés dans les années 1930 pour distraire le public, L’Empereur du Nord, Robert Aldricht qui évoque ces hoboes vagabonds, sillonnant l’Amérique dans des trains de marchandises, Honky Tonk Man , Clint Eastwood qui présente le personnage d’un musicien country vagabond, très inspiré de Hank Williams, En route vers la Gloire, Hal Ashby qui raconte l’histoire du chanteur folk Woodie Gutrhie…Pourquoi un tel engouement de tous ces cinéastes des années 1960-1970 pour cette période ? De fait, il correspond bien aux mouvements de contestation des années 1960, pacifistes et en faveur des droits civiques de leur génération. Ce sont des personnages singuliers, en rupture avec le système, toujours en mouvement…Certains cinéastes ont connu l’époque de la dépression (Ashby élevé dans une ferme, Penn né en 1922, Eastwood en 1930…). Ce retour sur une période de crise correspond aussi à une époque où l’Amérique doute d’elle-même, après la Guerre froide et alors que, dans les années 1960, les États-Unis connaissent des problèmes intérieurs et extérieurs (lutte droits civiques, guerre du Vietnam).

Les trente Glorieuses au cinéma
Dans la période suivante , de 1945 aux années 1970, le cinéma continue à témoigner en temps réel, d’autant que, surtout en Europe, des mouvements de cinéma apparaissent qui prétendent être en prise avec la réalité de leur époque (cinéma néo réaliste en Italie, avec Vittorio de Sica, Roberto Rosselini, la Nouvelle Vague en France avec Chabrol, Truffaut, Godard…)
Déjà, le cinéma européen évoque les difficultés de l’après guerre. Surtout, le cinéma néo-réaliste italien veut rompre avec les pratiques précédentes : pas de tournages en studios, emploi d’acteurs non professionnels, une sensibilité certaines envers milieux défavorisés. Ainsi, dans Allemagne année zéro (1948), Roberto Rosselini va tourner sur place dans les ruines de Berlin et montre les difficultés des allemands survivants au travers de l’histoire de la famille Kohler (surtout fils Edmund, âgé de 12 ans, sa sœur prostituée, son frère en fuite…). Vittorio de Sica dans Le voleur de bicyclette (1948) raconte l’ histoire d’Antonio Ricci, ouvrier chômeur des faubourgs de Rome : il obtient job de colleurs d’affiches mais doit avoir un vélo…qu’il se fait voler quelque temps plus tard. Il part à la recherche de son voleur avec son fils.
En France, plusieurs cinéastes de gauche évoquent les difficultés de la population juste après guerre (Les portes de la nuit, Marcel Carné , Le point du jour, Louis Daquin, Antoine et Antoinette, Jacques Becker). Leurs films racontent des histoires de petites gens, aux prises avec les problèmes de la vie quotidienne : ravitaillement, logement, conditions de travail…

    Mais à partir des années 50, commence la période des trente Glorieuses, dans les pays occidentaux, en particulier en Europe de l’Ouest, et notamment en France…
L’ aspect de cette période de forte croissance économique qui retient surtout l’intérêt des cinéastes français est la transformation du paysage urbain, y compris dans des films dits mineurs…Mélodie en sous-sol est réalisé par Herni Verneuil, avec des dialogues de Michel Audiard (1962) : il raconte l’ histoire de Charles, vieux gangster sortant de prison, qui retourne dans sa banlieue de Sarcelles, complètement transformée. Toute la première séquence du film est quasiment un cours de sociologie sur cette période : le train de banlieue rempli des travailleurs quotidiens, les discussions des passagers sur les congés payés, les images de Sarcelles alors en plein chantier, la petite maison coincée entre les HLM…(en fait, tout le film basé sur l’opposition entre le vieux (Gabin) et le jeune gangster -Delon).

    Un cinéaste est clairement passionné par l’évolution de la société française: Jacques Tati (proche de l’économiste Alfred Sauvy). Dans les années 50 , a tourné deux films pleins de charme et qui ont connu un réel succès , plutôt provinciaux ou ruraux : Jours de fête et Les vacances de M. Hulot...Dans les trois films suivants, Jacques Tati reprend le personnage de Hulot, qu’il plonge dans le monde contemporain des années 1960. Ainsi, dans Mon oncle (1958), M. Hulot habite dans le vieux quartier Saint Maur, dans une maison biscornue. Pas très loin, la famille Arpel (sa sœur et son beau-frère, directeur d’une usine de plastique) avec leur petit garçon : ils habitent une villa ultra-moderne, avec un petit jardin design, fermée+ par une grille, dans un style résolument contemporain. Ainsi, Tati oppose la banlieue presque campagnarde de Saint Maur, autour d’une petite place, dans une ambiance conviviale et chaleureuse au quartier où résident les Arpel, composé de pavillons individuels dans l’espace clos typique des classes moyennes en pleine ascension. C’est l’apparition d’un monde sophistiqué au point de vue technologique, qui se veut ultra fonctionnel et rationnel (même le poisson du jardin qui crache de l’eau quand arrive un visiteur). Mais Jacques Tati est très réticent envers ce monde nouveau, froid et déshumanisé : à la fin du film, la machine se grippe un peu quand son beau-frère s’enhardit à prendre les flèches à contre-sens…
Jacques Tati revient à nouveau sur un sujet de société contemporaine dans le film Playtime ( 1964-1967). Le scénario est inspiré à Jacques Tati par la visite des bâtiments des aéroports européens des années 1960 (notamment Orly), le quartier de la Défense dont on commence la construction à l’époque. Le tournage est très compliqué : de 1964 à 1967, on reconstitue d’immenses décors en région parisienne sur 15 000 m². Le coût est faramineux et le budget 6 fois plus important que prévu, 150 personnes sont mobilisées. Le scénario est réduit à l’essentiel : un groupe de touristes américaines visitent la capitale. Elles vont passer une soirée dans le restaurant Royal Garden : dans le même temps, M. Hulot vient pour un entretien d’embauche dans une société du nouveau quartier avec des immeubles flambants neufs…Le film présente des espaces modernes déshumanisés, sans repères, où l’homme est de trop, et en tout cas complètement perdu… (nombreux gags où on se cogne aux portes vitrées, Hulot se retrouvant en dehors malgré lui…). Par la suite, Jacques Tati est encore inspiré par le monde moderne : il tourne Trafic en 1971, dans lequel Hulot, dessinateur d’automobiles, qui doit acheminer un modèle à exposition d’Amsterdam…
En fait, les cinéastes sont en général peu séduits par les nouveaux paysages urbains. Une exception cependant, Eric Rohmer est sensible par l’architecture à la beauté froide et il est allé tourner certains de ses films dans des villes nouvelles, comme Les nuits de la pleine lune, à Marne la Vallée et L’amie de mon amie à Cergy-Pontoise…

   Quand aux cinéastes de la Nouvelle Vague, ils portent également une critique de la société de consommation, et en particulierles films de Jean-Luc Godard . Dans les années cinquante, le jeune critique des Cahiers du cinéma est assez indifférent aux questions politiques et sociales ou adopte un comportement ambigu. Mais dans la décennie suivante, il est influencé par les mouvements philosophiques les plus radicaux sur la société de leurs temps (Henri Lefevre, les situationnistes comme Guy Debord ou Raoul Vaneigheim) Il tourne plusieurs films qui sont de virulentes critiques de la consommation. Dans une séquence assez étonnante, de Pierrot le Fou (1965), les invités à une soirée débitent des textes publicitaires qui servent de dialogues. Dans Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967), Marina Vlady incarne une mère de famille qui habite dans des grands ensembles, entourée de multiples objets ménagers, et qui se livre à la prostitution occasionnelle pour arrondir les fins de mois. Week-end (1967) est l’histoire d’un couple de français moyens (Roland/Corrine) qui passe son week-end dans des embouteillages monstrueux et sanglants…(cela donne l’occasion à Godard de tourner un long travelling… de 7 minutes! ).

   Il y a quand même quelques films sur les oubliés de la croissance : Les chiffonniers d’Emmaüs, de Robert Darenne, est réalisé en 1955 sur l’action de abbé Pierre en 1947. Les cœurs verts d’Édouard Luntz (1966) raconte l’histoire de bandes de blousons noirs venues des grands ensembles,avec des acteurs non-professionnels très crédibles. Élise ou la vraie vie, de Michel Drach (1969) est le récit d’un amour impossible entre une jeune femme bordelaise éprise d’un ouvrier parisien, Areski, pendant la période de la guerre Algérie (le film est inspiré du roman de Claire Etcherelli).

Comme dans la période précédente, le cinéma occidental est donc plutôt critique sur les transformations économiques et sociales des trente Glorieuses mais il existe quand même certains films qui glorifient l’enrichissement de la population, souvent avec ton ironique, comme dans La Belle Américaine de Robert Dhéry (1961)
qui raconte l’ histoire de Marcel, ouvrier de la région parisienne qui a l’occasion d’acheter une belle voiture américaine pour un prix ridicule…

Enfin, quand le cinéma de l’époque présente des personnages de patron, il existe aussi une évolution : l’ image du petit patron avec son entreprise familiale, paternaliste, est encore présente mais de plus en plus on voir apparaître le personnage du manager à l’américaine…Dans Souvenirs d’en France d’André Téchiné (1975), le film raconte l’histoire de l’entreprise familiale Pedret, qui fabrique des machines agricoles, de 1936 aux années de Gaulle Mais à la fin du film, la fille de la famille impose un management américain, avec des investissements en matériel, et bien sûr un « dégraissage » des effectifs…Le film de Pierre Granier Deffere, Une étrange affaire, (1981) présente le personnage de Malair, formidablement interprété par Michel Piccoli, venu rétablir la situation financière d’un grand magasin parisien : il vient « faire le ménage » avec une équipe de choc, en s’appuyant sur des cadres dynamiques et fait irrésistiblement penser à un Bernard Tapie de cinéma : en tout cas, le modèle entrepreneur a bien changé depuis l’époque précédente.

Les années de la mondialisation : réussites financières et crises sociales…
A partir des années 1980,l’ économie se « mondialise » selon l’expression consacrée, , avec en particulier une dérégulation tous azimuts, mise en œuvre notamment par Margaret Thatcher en Angleterre et Ronald Reagan aux États-Unis, et en particulier dans le secteur financier…
Ces transformations, ruptures ou traumatismes ont inspiré nombre de films documentaires , qui ont obtenu des succès populaires importants et surprenants : par exemple, les films de Michael Moore, comme Roger and me (1989) où le cinéaste tente de rencontrer le PDG de General Motors, Roger Smith , The Big one (1997) qui évoque le chômage des différentes régions américaines, ou encore Capitalism : a love affair (2009).

   Plus récemment, d’autres documentaires abordent ces mêmes thèmes comme Inside Job, de Charles Ferguson (2010), ou Cleveland contre Wall Street, de Jean-Stéphane Bron (2010), qui reconstitue un procès fictif des banques responsables de la crise des subprimes.
Les films de fiction se sont beaucoup intéressés à l’univers des financiers de Wall street, certains d’y trouver des personnages forts et souvent ambigus et des intrigues intéressantes à raconter. Ainsi, plusieurs films ont été réalisés sur les yuppies, les golden boys des années 1980 qui pratiquent la spéculation à Wall street et à qui tout semble réussir (Wall Street, Le Bûcher des vanités, American Pyscho) souvent tirés de romans à succès (Tom Wolfe, Bret Easton Ellis). L’œuvre la plus connue et la plus intéressante est sans doute Wall Street, réalisé par Oliver Stone (1987), qui raconte l’ histoire d’un trader escroc, Gordon Gekko (Michael Douglas) qui prend sous son aile un jeune courtier Bud Fox (Martin Sheen) . Dans une séquence étonnante, Gekko expose à son protégé les rouages du système capitaliste avec un cynisme arrogant…Ce film connaît une carrière surprenante car il est devenu un film-culte… chez les traders, alors qu’il se veut une dénonciation du monde financier (en particulier la fameuse réplique : « greed is good » est très appréciée à Wall street !). Oliver Stone , peut-être un peu gêné, a tourné une suite en 2010 : Wall street : l’argent ne dort jamais mais apparaît bien pessimiste quant à la possibilité de réformer le système (dans le deuxième Wall Street, Gekko s’exclame : «  now, greed is legal »). Encore récemment en 2013, Martin Scorsese a repris ce thème avec sa virtuosité habituelle dans Le loup de Wall street, en décrivant l’ascension et la chute d’un personnage fascinant et ambigu, Jordan Belfort interprété par Leonardo di Caprio.

    Mais, en général, le cinéma occidental, et en particulier les réalisateurs les plus engagés, a plutôt mis à nu les conséquences sociales difficiles, parfois désastreuses de la mondialisation…
De ce point de vue, le cinéma britannique s’est montré très dynamique dans années 1990 :à la suite de Ken Loach, de nombreux films dénoncent l’écrasement de la classe ouvrière par les mesures ultra-libérales de Margaret Thatcher (Premier Ministre entre1979 et 1990), dont les effets ont été surtout visibles dans les vieilles régions industrielles de l’Angleterre: Raining stones à Manchester, Les virtuoses dans le Yorkshire minier, The Full Monty dans les usines métallurgiques de Sheffield. Dans tous ces films, les cinéastes insistent sur la solidarité de la classe ouvrière britannique, qui tente de s’en sortir collectivement (un groupe de chômeurs dans the Full Monty, un orchestre dans Les virtuoses, un bande de copains dans différents films de Loach…). Très récemment, le film Pride réalisé par Matthew Warchus en 2014 raconte l’alliance assez inattendue entre gays londoniens, qui viennent soutenir les mineurs du pays de Galles en lutte contre le gouvernement conservateur…
D’autre part, ces films se distinguent par un traitement souvent ironique ou humoristique de sujets graves : dans  The Full Monty, un petit groupe de chômeurs menés par Gaz tentent de se transformer en Chippendales pour ramasser de l’argent ! Dans La part des anges de Ken Loach (2012), une sympathique bande de déclassés écossais monte une arnaque sur des bouteilles de whisky hors de prix. Par contre, l’issue de ces films n’est pas toujours heureuse : dans The Navigators,qui évoque la privatisation du chemins de fer britannique, l’issue est dramatique : dans les autres films mentionnés, les ouvriers remportent des succès sur leurs oppresseurs, mais qui semblent bien éphémères…

   Dans le cinéma français, la prise de conscience des problèmes sociaux et économiques a été difficile et tardive (dans les années 80, des cinéastes comme Arnaud Desplechin, Pascale Ferran, Pascal Bonitzer sont plus concernés par les questions psychologiques et intimes des milieux intellectuels favorisés d’où ils viennent).
Mais à partir des années 1990, nombreux films français commencent à évoquer les problèmes sociaux, souvent de manière très directe (selon historien Michel Cadé, plus de trente films de ce genre sont sortis entre 1991 et 1999).
Un cinéaste comme Robert Guediguian, se distingue par son engagement : plusieurs de ses films évoquent avec tendresse le milieu des petites gens du quartier de Marseille , l’Estaque…(Marius et Jeannette est  le plus célèbre…).
Dans tous ces films, les conditions de travail difficiles sont évoquées (La vie rêvée des anges d’Eric Zonca réalisé en 1998, qui se passe dans des ateliers textiles du nord de la France) et surtout le problème du chômage est omniprésent, avec souvent des scènes d’embauche ou de débauche comme dans État des lieux , JF Richet (1994) ou En avoir ou pas de Laetitia Masson (1995).
En même temps, le ton est très désenchanté dans la plupart de ces films : les luttes sont rarement victorieuses (sauf Nadia et les hippopotames, qui évoque la grève des cheminots en 1995).
Au contraire, le plus souvent, les conflits se terminent par des échecs et les solutions sont individuelles et non collectives. (dans le dernier Guediguian, Les neiges du Kilimandjaro, on procède au tirage au sort des employés qui vont être licenciés : les ouvriers s’opposent alors les uns aux autres…). Dans La Loi du marché, Thierry, interprété par Vincent Lindon, affirme clairement que le temps de l’action collective est passée et qu’il ne compte plus que sur ses propres forces. La classe ouvrière semble en plein doute : dans Ressources humaines, de Laurent Cantet (1999), Frank, fils d’ouvrier devenu cadre aux Relations Humaines affronte violemment son propre père lors de la restructuration de l’usine pour l’application de la loi des 35 heures : le conflit social se double d’un conflit de génération…

   Dans le même temps, les cadres ne sont pas mieux lotis et doutent de leur rôle :  Violence des échanges en milieu tempéré , de Jean Marc Moutout (2003) raconte l’histoire d’un cadre, Philippe Seigner, chargé de dégraisser le personnel, qui est partagé entre son chef Hugo et sa petite amie Éva, révoltée par ce qu’on lui fait faire. Ces cadres sont aussi vulnérables et susceptibles d’être licenciés :dans Une époque formidable, de Gérard Jugnot (1991), le personnage principal Michel Berthier est licencié de son entreprise . Les vingt premières minutes du film constitue une véritable descente aux enfers : il perd ainsi perd son travail, sa carte bancaire, sa femme, sa voiture et se retrouve rapidement SDF , à dormir dans le métro. Certains ne supportent pas ce déclassement amenés à solutions extrêmes : Dans Le Couperet, réalisé par Konstantin Costa Gavras (2004) d’après le roman de Donald Westlake, un ingénieur en papiers spéciaux, Bruno Davert est licencié : il invente une solution radicale : exécute tous ses rivaux potentiels pour nouvelle embauche…Une manière de pousser le principe de compétition à son terme ultime : on est vraiment dans le « struggle for life » mais encore fois la solution est individuelle et non collective…
Ce thème de l’ économie et de la société est donc très présent dans le cinéma du XX°. Si on regarde la production des films récents, on est frappé de voir que le sujet inspire encore et toujours les cinéastes français, jusqu’au film de Stéphane Brizé, La loi du marché en 2015 qui a permis à Vincent Lindon d’obtenir le prix bien mérité de meilleur acteur…(voir la chronique n°9 consacré à ce sujet sur ce blog).

   Pour les enseignants Histoire Géographie, ce corpus de films est une mine très riche de documents sur les mentalités et problèmes à différentes époques, avec bien sûr en prenant quelques précautions pour l’analyse.
D’abord, beaucoup des cinéastes qui ont traité ces sujets, sont engagés à gauche : il existe très peu de films positifs sur «la  mondialisation heureuse » (aux États-Unis, il existe des films sur des succes-stories mais ce sont souvent des destins contrariés : ainsi, Francis Ford Coppola réalise un film sur l’inventeur de voitures Tucker en 1988,  et Marc Abraham sur l’ingénieur Robert Keans concepteur de nouveaux essuie-glaces, en 2009 mais dans les deux cas, les inventeurs sont mis en faillite par des grandes compagnies : le film de David Fincher Social Network, sorti en 2010 est consacré à Mark Zuckerberg , le créateur de Facebook mais le portrait est pour le moins contrasté..)
De manière plus générale, pour des raisons d’efficacité de scénario, le cinéma aborde l’économie ou la société en s’intéressant aux situations extrêmes : le méchant trader, les chômeur paumé, les classes populaires écrasées par la crise mais peu de choses sur les évolutions lentes, assez peu cinématographiques…
Au total , un certain recul est donc nécessaire quand on utilise ces documents : comme tout document historique, un film doit être analysé, critiqué mais il est toujours « exploitable » car il veut dire quelque chose sur l’époque qu’il a l’a vu naître…
Ce qui frappe aujourd’hui, c’est que le cinéma a bien joué son rôle de dénonciation de certaines situations économique et sociale insupportables (Les Temps modernes, Les Raisins de la Colère par exemple). Par contre, dans les films actuels, on sent une grande hésitation quant aux solutions à proposer : le repli sur l’individu? Sur la famille? En tout cas, les grandes actions collectives ne sont plus de mises avant…

Selon ma longue expérience personnelle, il y a la possibilité d’utiliser en classe des extraits ou en entier de nombreux films mentionnés dans cet article
-en extraits :
La ligne générale
Les temps modernes
Metropolis
Les raisins de la colère
Le voleur de bicyclettes
Mon oncle
Playtime
Une époque formidable
Wall street…

-en films entiers :
Les Temps modernes
Les raisins de la colère
Mon oncle
Les virtuoses
The Full Monty

filmographie économie et société du XX° au cinéma

chronique 9 : le film social à la française

le cinéma en URSS des années 1920 aux années 1940 : entre art et propagande

 

Pour les dirigeants bolcheviks, le cinéma est un moyen de propagande privilégié: selon une citation peut-être apocryphe, Lénine aurait ainsi confié à A. Lounatcharski en 1922 : « de tous les arts, le cinéma est le plus important ». En tout cas, dès les premiers combats de la guerre civile, les chefs communistes comprennent l’intérêt du cinéma pour leur propagande et développent un département cinématographique aux armées : ce sont les fameux « kino-trains » ou « agit-trains », qui circulent à l’arrière du front, et qui comportent tout l’équipement nécessaire à la production et à la diffusion de documentaires afin d’assurer « l’édification des masses » (Dziga Vertov participera à cette expérience originale). Dès 1919, le secteur du cinéma est nationalisé et des organismes officiels, sous différentes appellations (VFKO, Soskino, Sovkino…) sont chargés de prendre en main la production cinématographique. C’est aussi en Russie soviétique qu’est fondée la première école de cinéma du monde. C’est d’ailleurs au cours des années 1920 que de nombreuses théories sont élaborées par des cinéastes ou des artistes russes (on pense notamment aux idées de Lev Koulechov ou de Sergueï Eisenstein à propos des différents types de montage…). En tout cas, le cinéma soviétique commence à se faire connaître dès les années 1920, par la qualité de ses réalisateurs (pour ne citer que les plus connus, Vsevolod Poudovkine, Sergueï Eisenstein, Dziga Vertov, Alexandre Dovjenko). Mais s’il connaît un véritable âge d’or pendant près d’une décennie, il s’est sévèrement repris en mains lors de la période stalinienne…

L’âge d’or du cinéma soviétique

Au cours de cette première période, il faut d’abord insister sur l’engagement enthousiaste de ces cinéastes soviétiques envers la cause de la Révolution. Ces jeunes gens (de 15 ans pour Kozintsev à
27 ans pour Poudovkine) ont pleinement adhéré aux idéaux communistes et certains ont même participé, à des titres divers, aux combats de la guerre civile (Koulechov, Vertov, Eisenstein, Dovjenko…). On peut d’ailleurs constater que la plupart d’entre eux sont restés fidèles au communisme, y compris pendant la période stalinienne : les plus rebelles continuent à travailler pour le régime jusqu’aux années 1940-1950, au prix d’autocritiques sans doute douloureuses et avec parfois bien des difficultés. Au cours des années 1920, cette « génération dorée » n’aborde que des sujets politiques ou historiques, parfois sur commande du gouvernement (Eisenstein se voit proposer les sujets du cuirassé Potemkine, d’Octobre et de La ligne générale) . Il y a peu d’histoires « futiles », c’est à dire psychologiques, dans les scenarii des films russes de la période. Même quand Abraham Room évoque un trio amoureux dans Trois dans un sous-sol, c’est plutôt pour évoquer l’émancipation de la femme dans la nouvelle société soviétique…Par contre, certains thèmes sont récurrents dans la filmographie de cette époque : la dénonciation de l’Ancien régime tsariste (La Grève, La Mère), le rappel des luttes d’avant 1914, la geste révolutionnaire d’Octobre (La fin de Saint-Pétersbourg, Octobre, Arsenal), la guerre civile (Tempête sur l’Asie, Chtchors), la collectivisation des terres (La ligne générale, La Terre)…
Si le cinéma soviétique est très homogène quant aux sujets qu’il traite, il l’est beaucoup moins en ce qui concerne la façon d’évoquer ces thèmes…Déjà, les réalisateurs utilisent toute la palette des genres cinématographiques (le commissaire à l’instruction, Anatoli Lounatcharski , ne cache pas sa fascination pour l’efficacité du cinéma hollywoodien et estime que la manière de filmer des studios peut être utile pour servir la Révolution). Ainsi, Lev Koulechov tourne une comédie burlesque mais à caractère politique (Les aventures extraordinaires de M. West au pays des Soviets) , Jacob Protazanov réalise Aelita, film de science-fiction dans lequel des martiens exploitent une masse de prolétaires… De plus, les cinéastes soviétiques n’hésitent pas à tester les théories les plus avant-gardistes dans leurs films : ainsi Eisenstein tente d’appliquer ce qu’il nomme « le montage des attractions » , qui consiste à monter deux plans successifs avec des images apparemment sans rapport entre elles, mais dont l’addition provoque une idée ou un choc chez le spectateur (l’exemple le plus connu de l’époque est une séquence de La Grève, où le massacre d’ouvriers par l’armée du tsar est monté alternativement avec des scènes tournées dans un abattoir…). Dziga Vertov, tout aussi radical, refuse d’engager des acteurs professionnels, de tourner dans des décors de studio et ne veut pas de fiction considérée comme artificielle : il filme directement dans la rue des scènes de la vie quotidienne et c’est le montage qui donne du sens à l’ensemble (son film le plus célèbre est L’Homme à la caméra)…D’autres, comme Poudovkine, appliquent les théories de montage de Koulechov (La Mère, La fin de Saint-Pétersbourg) ou manifestent une sensibilité plus lyrique (Dovjenko quand il filme les campagnes d’Ukraine dans La Terre).

Mais à la fin de la période, ces cinéastes si inventifs semblent être aller au bout de leurs possibilités : les débats font rage à propos du cinéma le plus prolétarien (une dispute célèbre oppose Vertov et Eisenstein). Ils se heurtent également à l’incompréhension du public qu’il sont censés toucher : le film d’Eisenstein Octobre est ainsi boudé par les spectateurs les plus populaires, peu sensibles au montage sophistiqué de certaines séquences. )…D’autres, comme Poudovkine, appliquent les théories de montage de Koulechov (La Mère, La fin de Saint-Pétersbourg) ou manifestent une sensibilité plus lyrique (Dovjenko quand il filme les campagnes d’Ukraine dans La Terre). Mais à la fin de la période, ces cinéastes si inventifs semblent être aller au bout de leurs possibilités : les débats font rage à propos du cinéma le plus prolétarien (une dispute célèbre oppose Vertov et Eisenstein). Ils se heurtent également à l’incompréhension du public qu’il sont censés toucher : le film d’Eisenstein Octobre est ainsi boudé par les spectateurs les plus populaires, peu sensibles au montage sophistiqué de certaines séquences.

La reprise en main stalinienne

Alors que Staline contrôle de plus en plus le pouvoir suprême après la mort de Lénine, cette reprise en main touche aussi le secteur cinématographique. En 1937, un nouvel organisme d’état , le Soyouzkino, est mise en place et confié à Boris Choumiatski, personnage particulièrement dogmatique et hostile aux cinéastes les plus audacieux comme Vertov ou Eisenstein (ce dernier sera d’ailleurs obligé de se livrer à une autocritique publique). Il est prévu de construire d’immenses studios sur la mer Noire, produisant plus de cent films par an et employant des milliers de personnes, en quelque sorte un pendant soviétique au Hollywood californien…Mais le projet ne verra jamais le jour, faute de moyens financiers. Par contre, la vigilance idéologique est renforcée et les films, à toutes les étapes de leur réalisation, font l’objet d’un suivi tatillon : près d’une centaine
de films seront ainsi « mis sur les étagères », c’est à dire censurés par la bureaucratie stalinienne (soit près de 10% de la production totale). Eisenstein lui-même aura de graves problèmes : son film La Ligne générale sera modifié sur intervention personnelle de Staline (le titre, la séquence finale) et celui qu’il tournera d’après l’histoire de Pavel Morozov, Le pré de Béjine, sera carrément détruit, au motif que son traitement de l’histoire est trop mystique…
Mais surtout, les artistes vont devoir suivre la ligne imposée par le Parti et Staline. C’est en effet au Congrès des Écrivains en 1934 que prend définitivement forme la théorie élaborée par Jdanov et qui sera appliquée dans tous les domaines artistiques, le « réalisme socialiste ». Cette nouvelle ligne, en rupture avec les tentations avant-gardistes de la période précédente, consiste à produire un art « socialiste dans le fond, réaliste dans la forme ». Il ne s’agit plus de déconcerter le peuple avec des modes d’expression incompréhensibles mais de trouver des formes simples qui permettent de faire passer l’essentiel, à savoir la cause du socialisme. De même, les sujets que doivent traiter les cinéastes sont imposés par le parti de manière planifiée : les grandes figures de l’histoire de la Russie (Pierre le Grand, Alexandre Nevski, Koutouzov…), les « héros » de la révolution et de la guerre civile (Lénine surtout mais aussi Tchapaiev…), les « hommes nouveaux » qui apparaissent avec la société soviétique (kolkhoziens, ouvriers stakhanovistes, scientifiques…)…Les autorités exigent aussi une parfaite lisibilité des scenarii, pour qu’ils soient compréhensibles du public populaire. On retrouve ainsi souvent dans les films soviétiques de l’époque, le « trio infernal » : l’homme du peuple, ouvrier ou paysan, plein de bonne volonté mais un peu naïf, « l’ennemi du peuple », le saboteur étranger ou le koulak hostile au nouveau régime, et enfin l’homme du parti, souvent membre du NKVD, qui montre la ligne juste et rétablit la situation…C’est par exemple ce schéma qui est appliqué dans le célèbre film des Vassiliev, qui raconte la vie d’une figure très populaire de la guerre civile, Tchapaiev (Marc Ferro a consacré à ce film une analyse très éclairante
dans son ouvrage devenu classique, Cinéma et Histoire). Enfin, ces films « staliniens » ont toujours une « fin heureuse », avec souvent un banquet final qui réunit la communauté et célèbre l’action du parti et de son chef suprême (c’est souvent le cas dans les comédies musicales soviétiques, très appréciées de Staline, comme Volga-Volga ou Les tractoristes…).

    Au cours de « la grande guerre patriotique », les cinéastes connaissent une période de répit car le pays est quelque peu désorganisé et le poids des autorités un peu moins contraignant. L’urgence est de mobiliser toutes les énergies et Staline doit laisser la bride sur le cou aux cinéastes : aussi, les films tournés alors se signalent par une certaine liberté de ton : en particulier, les souffrances du peuple russe ne sont pas occultées, et même la collaboration de certains russes avec l’occupant nazi est évoquée (par exemple, L’arc en ciel de Mark Donskoï). Mais très vite après la seconde guerre mondiale, les autorités procèdent à une reprise en main du cinéma soviétique, alors que le culte de la personnalité bat son plein (c’est cette fois Staline lui-même qui occupe la première place sur les écrans, comme dans La Chute de Berlin de Mikhail Tchiaoureli). Le dictateur s’oppose d’ailleurs à la diffusion de la seconde partie d’Ivan le Terrible réalisé par Eisenstein, car il estime que le film du cinéaste présente l’ancien tsar de manière trop négative et qu’on pourrait faire des rapprochements embarrassants…Le parti impose plus que jamais ses directives aux cinéastes afin que la ligne
officielle soit respectée et diffusée (Dovjenko tourne Mitchourine en 1948, l’histoire d’un biologiste de génie à l’époque tsariste, qui réfute les théories de Mendel et qui peut poursuivre ses travaux grâce à la révolution bolchevique : son disciple sera un certain Lyssenko, qui connaît son heure de gloire dans les années 1940…). La production cinématographique en URSS tombe alors à son plus bas niveau (moins d’une vingtaine de films par an). d’Ivan le Terrible réalisé par Eisenstein, car il estime que le film du cinéaste présente l’ancien tsar de manière trop négative et qu’on pourrait faire des rapprochements
embarrassants…

   Cette rapide évocation montre bien que si on peut parler d’un cinéma de propagande à propos des œuvres des réalisateurs en URSS, il est utile de préciser le contexte historique dans lequel s’inscrivent les différentes œuvres : les films des années 1920 ont une liberté de ton et de forme qu’on ne retrouve pas dans le cinéma stalinien, beaucoup plus conformiste et encadré. Il peut être intéressant de le rappeler, quand on utilise certaines séquences des œuvres d’Eisenstein, cinéaste dont les rapports avec Staline sont plus complexes qu’il y paraît…Par contre, des extraits des films staliniens -souvent médiocres-des années 1950 gardent toute leur efficacité pédagogique !

 

Chronique n°9 : le film social à la française, un genre honorable… (Pascal Bauchard)

   C’est en lisant la critique élogieuse de Jacques Mandelbaum sur La Loi du marché sorti au dernier Festival de Cannes que m’est venue l’idée d’évoquer un genre qui ne cesse de prendre de l’importance : le film social « à la française ». Mais dans son article, même s’il dit apprécier l’œuvre de Stéphane Brizé,  le critique du Monde ne peut s’empêcher de dévaluer ce genre de film en considérant que «cette appellation (le film social à la française) n’est en général pas un compliment ». Depuis fort longtemps, c’est le lot commun de toute une partie de la critique (Les Cahiers, Le Monde, Les Inrockuptibles…) de traiter ce genre de cinéma avec une certaine distance pour ne pas dire un certain mépris.Comme si le fait d’aborder des problèmes sociaux au cinéma était « passéiste », « convenu », « passé de mode », pour tout dire un peu ringard !
Il y a quelques années, j’ai rédigé un article à propos de The Full Monty, le film de Peter Cattaneo, sur une bande de chômeurs de Sheffields qui s’adonne au striptease pour se renflouer…A cette époque, je constatais que le cinéma britannique avait pris de l’avance sur celui de notre propre pays quant au traitement de tels sujets : les noms de Ken Loach (presque tous ses films mais surtout Riff-Raff, Raining Stones, My Name is Joe), Stephen Frears (The Van), Mike Leigh et bien d’autres encore avaient marqué les esprits, en évoquant les laissés pour compte de l’Angleterre thatcherienne…
Mais déjà je relevais qu’à partir des années 1980, certains réalisateurs français avaient commencé à s’intéresser aux questions sociales, de façon très diverse et à travers des itinéraires singuliers (voire le lien à la fin de cette chronique). Ainsi, Robert Guediguian avait commencé sa série de films qui décrivait le petit monde populaire très attachant du quartier de l’Estaque , avec souvent les mêmes interprètes (Ariane Ascaride, Gerard Meylan, Jean-Pierre Daroussin). Le premier long métrage qui évoque cet univers date de 1989 (Dieu vomit les tièdes) et le cinéaste a continué à décrire ce milieu jusqu’aux Neiges du Kilimandjaro , sorti en 2011…Il faut aussi citer les frères Dardenne, réalisateurs belges, qui portent un regard attentif aux déshérités des sociétés industrielles dans les années 1990 (La Promesse en 1996, Rosetta en 1998). Eux aussi ont persisté dans cette veine jusqu’au film très réussi Deux jours, une nuit, avec Marion Cotillard, sorti en 2014. Au delà de ces cinéastes qui n’ont jamais caché leurs engagements, on peut citer un certain nombre de films qui ont traité la question sociale de manière originale, par le biais de la comédie ou même du film policier : ainsi, Gérard Jugnot réalise en 1991 Une époque formidable, un film assez amer sur les laissés pour compte de la crise ( il y a des scènes d’anthologie de SDF parqués dans le métro!). De même, Pierre Jolivet tourne Fred en 1997 avec déjà Vincent Lindon, qui va devenir en quelque sorte l’incarnation des personnages déglingués par la crise ! Avec une intrigue policière, Jolivet réussit une belle chronique sociale, avec ce qu’il faut d’amertume pour faire ressentir la dureté du chômage qui s’installe alors en France…
Depuis, cette veine ne s’est pas tarie , bien au contraire, et on est frappé de voir que ces sujets dits sociaux ont inspiré de très nombreux cinéastes…Sans rentrer dans le détail, ce qui serait fastidieux, on peut cependant relever quelques thèmes dans ce corpus qui nous semblent significatifs…(voir le lien sur la filmographie sur les thèmes sociaux et économiques à la fin de cette chronique).
Déjà, on peut noter que certains films se sont intéressés à la très grande précarité, ceux qui vivent réellement dans la rue. Dans No et moi, la jeune fille Nora âgée de 18 ans « zone » dans la gare d’Austerlitz, Louise Wimmer dans le film éponyme en est réduite à coucher dans sa voiture… Le cinéma français a de même dépeint ces « déshérités parmi les déshérités », les travailleurs immigrés clandestins (Jallel, le personnage incarné par Sami Bouajila dans La faute à Voltaire (Abeldatif Kechiche, 2000) ou plus récemment Omar Sy dans Samba (Eric Toledano, Olivier Nakache en 2014) où il interprète un jeune sénégalais.
Un autre trait marquant de ce corpus est d’assembler deux personnages issus de de milieux sociaux opposés (en général, un personnage-souvent masculin- des classes aisées et l’autre issu des classes populaires). On sait que cela fut la recette imparable d’Intouchables (2011). Mais ce procédé est depuis très longtemps utilisé : sans remonter jusqu’à Boudu sauvé des eaux, le film de Jean Renoir tourné en 1932, beaucoup de films nous proposent des alliances (souvent des couples) « contre nature » : un PDG et la femme de ménage dans Romuald et Juliette de Colline Serreau (1989), Sandra, une serveuse et un professeur des écoles issu d’un milieu bourgeois dans Un beau dimanche (Nicole Garcia, 2013), un trader et -encore!- une femme de ménage dans Ma part du gâteau (Cédric Klapish , 2011), un professeur de philosophie et une jolie coiffeuse dans Pas son genre (Lucas Belvaux en 2014). En général, ces films mettent en évidence l’arrogance  des personnages bourgeois et la simplicité naturelle des classes populaires, avec un côté édifiant parfois pesant. Mais, avec une certaine lucidité, les réalisateurs insistent sur la difficulté à vivre de ces couples : l’amour triomphe rarement de la lutte des classes !
Enfin, un certain nombre de films s’est aussi intéressé aux rapports entre les classes populaires et l’encadrement qui les recrute et les surveille. On a vu ainsi fleurir un grand nombre de séquences mettant une scène des entretiens d’embauche, plus ou moins réussis ( États des lieux de Jean-François Richet en 1994 ou En avoir (ou pas), de Laetitia Masson en 1995 ) Certains cinéastes soulignent la dureté des rapports entre les cadres moyens et la base ouvrière, quand il s’agit d’améliorer la productivité ou de réorganiser le temps de travail (Ressources humaines de Laurent Cantet en 1999, Violence des échanges en milieu tempéré de Jean-Marc Moutout en 2003).
Ainsi, j’ai du mal à estimer, comme le critique du Monde, que ce genre est un cinéma de seconde zone, un peu trop démonstratif ou militant. Au contraire, il me semble que le cinéma social à la française a donné des œuvres variées dans le ton et la forme, qui méritent l’attention des spectateurs. Pour terminer avec un film qui a marqué le denier festival de Cannes (Vincent Lindon a obtenu le prix d’interprétation pour sa performance d’acteur, récompense amplement méritée), on peut saluer le dernier long-métrage de Stéphane Brizé, La loi du marché. Dans la forme, le dispositif est particulièrement audacieux : Lindon est le seul acteur professionnel alors que tous les autres interprètes sont des acteurs amateurs. Les scènes se succèdent en longs plans-séquences, à la limite de l’improvisation et le résultat est plus que convaincant. On est réellement plongé au cœur de la crise et souvent au bord du malaise : on ne risque pas d’oublier certaines séquences qui nous frappent par leur « effet de réel » : lorsque Thierry (Vincent Lindon) s’insurge contre les stages-bidons que lui propose Pôle-emploi, lorsqu’il est soumis à la critique des autres stagiaires qui visionnent sa vidéo de présentation, surtout lorsqu’il se retrouve vigile dans un supermarché , à faire la chasse à des plus misérables que lui….
Aussi, et malgré une « certaine tendance » de la critique, on peut défendre le film social à la française, qui a le droit au même respect que les autres genres cinématographiques…

Pascal Bauchard

(27 mai 2015)

l’ouvrier dans le cinéma britannique

filmographie sur l’économie et la société au XX° siècle

L’ouvrier dans le cinéma britannique

Cet article a été rédigé pour le dossier du film  The Full Monty

The Full Monty sort très peu de temps après une autre réussite de la comédie sociale britannique, Les Virtuoses, un film de Mark Hermann, qui raconte avec chaleur et ironie, l’histoire d’une fanfare de mineurs au chômage dans le Yorkshire . Comme l’a relevé le scénariste Simon Beaufoy, « dans les deux cas, il s’agit de chômeurs du nord de l’Angleterre qui retrouvent dignité et respect d’eux-mêmes par le biais du spectacle ». Les deux thématiques se ressemblent au point que la chaîne de télévision Channel 4 hésite à soutenir les deux projets et se décidera finalement pour l’œuvre de Mark Hermann.
En fait, depuis le début des années 1990, le cinéma anglais témoigne d’une sensibilité certaine pour le monde du travail et de nombreux cinéastes souvent prestigieux ont dépeint le milieu ouvrier : Ken Loach , le précurseur, avec Riff-Raff (1991), Raining Stones (1993), Ladybird (1994) ; Stephen Frears, qui adapte les romans de l’écrivain irlandais Roddy Doyle en réalisant The Snapper (1993) et The Van (1996)…Cette « tendance » trouve donc son apothéose avec le succès international de The Full Monty, du cinéaste Peter Cattaneo en 1997 ( par ailleurs, au Festival de Cannes en 1998, le prix d’interprétation masculine est attribué à Peter Mullan, pour sa performance remarquée dans le dernier film de Ken Loach, My Name is Joe…).

« Les glorieux ancêtres »
Cette génération de cinéastes a en fait de brillants précurseurs en Angleterre même. Dès les années 1960, les réalisateurs anglais, liés au mouvement littéraire des  » jeunes hommes en colère » (angry young men) s’étaient insurgés contre le cinéma trop embourgeoisé de leur époque. Beaucoup plus que leurs contemporains français de la Nouvelle Vague, Lindsay Anderson, Tony Richardson ou Karel Reisz affirment leur engagement. Ils s’opposent au cinéma dit « de qualité » prôné par le producteur Arthur Rank et veulent des oeuvres plus ancrées dans le quotidien. Tony Richardson, qui a produit Saturday Night, Sunday Morning, réalisé par Karel Reisz en 1960, explique ainsi le succès du film : « (il) a exprimé quelque chose qui est proche de toute une part de la classe ouvrière anglaise et c’est pour cela que les gens sont allés voir le film et l’ont aimé : le film n’est plus quelque chose de lointain mais au contraire quelque chose qu’ils vivent chaque jour »…Mais si ces cinéastes continuent à travailler par la suite parfois avec succès , leur esprit de révolte s’estompe…(Reisz réalise Morgan en 1966, Isadora en 1968, The French Lieutenant’s Woman en 1981) : seul Lindsay Anderson reste fidèle à ses premiers engagements en tournant If en 1968, « poème de la révolte libertaire ». On peut quand même noter que c’est Tony Richardson qui donne sa chance à un jeune cinéaste encore inconnu, en produisant le deuxième film d’ un certain Ken Loach qui réalise Kes en 1969…

L’ouvrier disparaît pendant les années Thatcher…
Pendant les années Thatcher, la représentation du monde ouvrier régresse dans le cinéma anglais, ce qui n’est guère étonnant dans l’ambiance idéologique de l’époque. Le film de Ken Loach, Looks and Smiles, tourné en 1981 et qui évoque les problèmes de deux adolescents au chômage à Sheffield (la ville où se déroule l’action de The Full Monty...), tombe à plat… »Le « pessimisme tranquille » du cinéaste anglais dérange outre-Manche, fausse note dans le concert de « l’optimisme » thatcherien » (Philippe Pilard)…Et Ken Loach va devoir attendre plusieurs années avant de pouvoir recommencer à réaliser des longs métrages…
C’est en fait à la télévision, et notamment à la BBC, sous la houlette bienveillante de Hugh Greene , que plusieurs réalisateurs peuvent traiter de thèmes sociaux, souvent occultés par les médias nationaux. Toute une génération y fait alors ses premières armes : Richard Lester, John Schlesinger, Michael Apted, Peter Walkins, et bien sûr Ken Loach et Mike Leigh : tous, à un moment ou un autre, ont travaillé pour le petit écran. Un genre en particulier fait alors son apparition, le « docu-drama », qui mélange fiction et aspects documentaires…En 1966, Loach réalise pour la télévision Cathy Come Home, qui raconte l’histoire d’un couple sans ressources, qui se voit retirer tous ses enfants par les services sociaux (en quelque sorte, le premier scénario de Ladybird...) et son film bouleverse l’opinion publique…

Le retour du « social » à la fin de la décennie…
A la fin des années 1980 et au début des années 1990, plusieurs cinéastes comme Ken Loach, Mike Leigh, ou Stephen Frears réalisent des films qui évoquent les « laissés pour compte » du thatchérisme et abordent avec une rare franchise, des problèmes qu’il n’est plus possible de dissimuler après une décennie de libéralisme : les films de ces auteurs traitent du mépris envers les homosexuels (My Beautiful Laundrette de Stephen Frears en 1985), des immigrés asiatiques (Sammy and Rosie Get Laid du même cinéaste en 1988) et évidemment du chômage qui ne cesse d’augmenter…Leurs films obtiennent d’ailleurs un succès certain auprès du public, ce qui leur permet de poursuivre leur carrière même parfois aux États-Unis (Ken Loach tourne presque un film par an depuis 1991, comme il s’agissait pour lui de rattraper le temps perdu ; Stephen Frears alterne avec plus ou moins de bonheur, films hollywoodiens et productions britanniques plus ancrées dans le social..).
Dans la plupart de ces films, le monde ouvrier fait donc un retour remarqué : certaines œuvres sont d’ailleurs autobiographiques, comme les films de Terence Davies ( Distant Voices en 1987, The Long Day Closes en 1991), qui racontent son enfance et sa vie à Liverpool…La description de ce milieu frappe d’abord par son réalisme…Tous les personnages sont incarnés par des acteurs qui ont « la tête de l’emploi » : Robert Carlyle dans les films de Ken Loach ou Peter Cattaneo, Peter Postlethwaite dans les Virtuoses, Peter Mullan dans My Name is Joe, Colm Meaney dans The Snapper et The Van de Stephen Frears… Ces interprètes n’ont pas trop de problème pour prendre l’accent de la « working class »car ils en sont issus la plupart du temps…Ces films se situent souvent en dehors de Londres, dans les vieilles régions industrielles traditionnelles les plus touchées par la crise : la ville de Manchester dans Raining Stones, Liverpool dans les films de Davies, Sheffield dans The Full Monty, le Yorkshire dans Les Virtuoses, Glasgow dans My Name is Joe. Les accents sont souvent rocailleux et déconcertants pour qui est habitué à la diction impeccable des acteurs comme Laurence Olivier ou John Gielgud…
Ce monde ouvrier est en crise : quasiment tous les personnages sont au chômage et ne survivent que par des expédients : la plupart vivotent de petits boulots , le plus souvent au noir…Joe, dans le dernier film de Ken Loach, se fait payer pour repeindre, plutôt mal, l’appartement de Sarah ; les héros de The Van tentent leur chance en vendant des saucisses, le fils de Danny dans Les Virtuoses, se déguise en clown pour les enfants de la bonne société…Beaucoup sont contraints de voler pour survivre (dans Raining Stones, Jimmy et son ami dérobent à peu près n’importe quoi , depuis des moutons dans la lande à des morceaux de gazon au « Conservative Club » de la ville ; dans My Name is Joe, l’équipe de foot va piller un magasin de sport pour renouveler ses équipements…). Et, à aucun moment, les réalisateurs ne semblent condamner ces actes illégaux : ils estiment visiblement que ces « confiscations » sont tout à fait légitimes…Enfin, certains chômeurs, comme Gaz et ses copains dans The Full Monty, en viennent à des solutions extrêmes : former un groupe de strip-tease masculin, qui ira « jusqu’au bout »…
Les institutions officielles ne sont pas épargnées et leur image dans ces films est souvent négative : l’agence pour emploi (Job Club) qu’on voit dans The Full Monty , semble bien inefficace, et les services sociaux qui apparaissent , sont soit impuissants (dans My Name is Joe) soit répressifs (dans Ladybird)…Dans Raining Stones, le conseiller municipal travailliste doit avouer son impuissance…
Ces ouvriers sont aussi victimes d’exploitants venus de leur propre milieu : le personnage de l’usurier (loan shark) est omniprésent dans ces films (Raining Stones, The Full Monty, Les Virtuoses, My Name is Joe…). C’est lui qui avance l’argent aux ménages en difficulté, le plus souvent à des taux exorbitants. C’est lui aussi qui vient exiger son dû, et souvent avec quelques gros bras, emporter tout le mobilier ou rafler l’argent des allocations…
Enfin, ces personnages d’ouvriers sont tous marqués physiquement par la crise : leurs corps ont les stigmates de leur déchéance sociale : Danny meurt doucement de la silicose dans Les Virtuoses, les copains de Gaz dans The Full Monty ont conscience de leur imperfection physique, Joe dans le dernier Ken Loach doit surmonter sa tendance à l’alcoolisme…

   Mais ces cinéastes soulignent aussi les « vertus » de la classe ouvrière anglaise, qui lui permettent de s’en tirer. Et d’abord la chaleur humaine et la générosité… Les scènes de pub, pour ne pas dire de beuverie- sont innombrables : dans The Van, c’est tout un peuple qui vibre, un verre de bière à la main, aux exploits de l’équipe irlandaise de foot lors de la coupe de monde de 1992…L’amitié surtout masculine est aussi très présente, en couple ou en groupe : Bob et Tommy dans Raining Stones, les deux potes de The Van, Gaz et ses copains dans The Full Monty, les membres de la fanfare de Grimley dans Les Virtuoses… En fait, la solution individuelle semble impossible, la survie ne peut être assurée qu’avec l’aide des autres…. La plupart de ces films respirent aussi la bonne humeur , car la gravité des situations n’empêche pas les personnages de ces films de bien s’amuser . Comme le dit Ken Loach, « partout où les conditions de vie sont difficiles, il y a de l’humour », une thérapie du rire en quelque sorte…Les séquences vraiment comiques ne manquent pas : le vol des moutons et surtout d’un carré de gazon dans Raining Stones, la danse improvisée des chômeurs au Job Club dans The Full Monty, la rivalité des maillots dans My Name is Joe…D’ailleurs, les cinéastes ne s’y trompent pas : c’est très certainement ce mélange des genres qui a fait le succès de leurs films. Peter Cattaneo explique « qu’après l’époque militante pure et dure,nous avons découvert que la légèreté n’excluait pas l’efficacité (…). Il y a moyen de dire des choses importantes, sans être sinistre ».

Mais si tous ces réalisateurs se rapprochent par les thèmes qu’ils traitent, le ton doux-amer qu’ils adoptent, reste qu’on ne peut gommer la diversité de leur style. Certes, ils partagent une certaine révolte et Mike Leigh dénonce : « aujourd’hui, les institutions se sont désintégrées, le tissu social se déchire, il n’y a plus de fondement spirituel, c’est le règne de la violence et de l’individualisme ». Le réalisateur de Naked voit quand même quelques nuances entre lui et ses « collègues » : « Ken (Loach) est beaucoup plus responsable que moi, plus « politically correct« , moins imprévisible. Stephen (Frears) est capable de faire Les Arnaqueurs, moi pas »…

Et le cinéma français?
A priori, la comparaison n’est pas à l’avantage du cinéma hexagonal. Gérard Mordillat, auteur de Vive la Sociale peut dénoncer la timidité des cinéastes français : « on est dans un pays petit-bourgeois, qui fait des films petit-bourgeois. En France, on parle volontiers d’égalité des chances. Mais quelle chance? celle de devenir un petit-bourgeois! ». Certes, le poids du passé cinématographique de notre pays est écrasant. Il est en effet difficile d’égaler les grands classiques des années 1930. Dans les films de Julien Duvivier (La Belle Equipe), de Jean Renoir (Toni, Le crime de M. Lange, la Bête Humaine...), de Marcel Carné (Le jour se lève), le prolétaire est un personnage central, souvent incarné par l’une des vedettes plus plus populaires de l’époque, Jean Gabin (les seconds rôles sont aussi remarquables, avec des acteurs comme Carette, Gaston Modot…). Mais cette représentation du monde du travail est parfois à la limite de la caricature : surtout, la vision des cinéastes de ce temps frappe par son pessimisme, alors que les espoirs suscités par le Front Populaire se sont écroulés dès 1937. A la fin des années 1930, les personnages d’ouvriers connaissent souvent un sort tragique (Gabin se « suicide » dans La Bête humaine et Le jour se lève...).

    Dans les années d’après-guerre, l’ouvrier semble disparaître des écrans français: à l’époque des Trente Glorieuses, ce sont les classes moyennes qui tiennent le haut du pavé (voir Mon Oncle de Jacques Tati) et quand la crise éclate au début des années 1980, ce sont d’abord les problèmes des cadres au chômage qui sont évoqués (Une époque formidable de Gérard Jugnot, La Crise de Coline Serreau). La génération la plus récente des jeunes cinéastes (Pascale Ferran, Arnaud Desplechin…) ne met pas la crise sociale au cœur de ses préoccupations , mais plutôt les problèmes existentiels de ses héros…Pascal Merigeau, peut-être mal intentionné, estime que ce manque d’intérêt est dû à l’origine sociale de ces réalisateurs qui « appartiennent tous au gotha intello-médiatique parisien »…Il y eut aussi tous les films réalisés sur la situation dans les banlieues (après l’immense succès du film de Mathieu Kassowitz, La Haine), et sur les problèmes des immigrés (Bye-Bye de Karem Dridi, Hexagone de Malek Chibane…), mais ces œuvres traitent plutôt des marges du monde ouvrier.
Depuis la fin des années 1980, le « prolo » a fait comme en Grande-Bretagne son retour dans le cinéma français. Déjà, sous forme documentaire, Hervé Leroux évoque avec force dans Reprise la condition ouvrière des années 1960. Plusieurs cinéastes, longtemps confidentiels, réalisent des films qui décrivent avec chaleur les milieux populaires : ce sont les films de Robert Guediguian (A la vie, à la mort en 1995, Marius et Jeannette en 1997), de Manuel Porier (Marion en 1996, Western en 1997), de Sandrine Veyret (Y aura-t-il de la neige à Noël? en 1996), et même de Marc Jolivet (Fred en 1996). Comme leurs contemporains britanniques, ils tournent souvent en province (Guediguian à Marseille, Poirier en Normandie ou en Bretagne…) : ils décrivent des milieux qu’ils connaissent bien (le cinéaste de Marius et Jeannette a peu filmé en dehors de son quartier d’origine, l’Estaque). Ils utilisent des acteurs peu connus, qui donnent souvent une impression d’authenticité et leurs personnages ont une réelle épaisseur. On peut quand même craindre que ce mouvement ne soit qu’un feu de paille. Il n’est que de relever la réticence de certains critiques français, dès qu’un film aborde un sujet « social » : Jacques Mandelbaum écrit ainsi dans le Monde : « est-ce vraiment la vocation du cinéma de pallier la disparition des Dossiers de l’écran? », comme si tout film parlant des ouvriers risquait de sombrer dans le réalisme socialiste…Il faut enfin souligner la réussite des frères Dardenne qui abordent les sujets sociaux dans deux films récents, remarquables par leur rigueur et leur sobriété, La Promesse (1996) et Rosetta (1998). Mais, le ton des œuvres des cinéastes belges est pessimiste même si les deux films semblent se terminer sur une lueur d’espoir …

   Même si leurs œuvres sont inégales, les cinéastes anglais des années 1990 (et quelques Français) ont eu en tout cas un mérite : en représentant la vie « telle qu’elle est », ils ont provoqué un appel d’air salutaire, alors que la « pensée unique » dans le domaine socio-économique était peu contestée : ils ont permis, selon la formule de Ken Loach, de « donner la parole à ceux qui en sont privés »…

Pascal BAUCHARD