Chronique n° 6 : les enseignants à l’écran dans quelques films récents (Pascal Bauchard)

L’Esquive, Abdelatif Kechiche (2003)
Entre les murs , Laurent Cantet (2008)
La vie d’Adèle : chapitres 1 et 2 , Abdelatif Kechiche (2013)
Qu’Allah bénisse la France, Abd Al Malik (2014)
Max et Lenny, Fred Nicolas (2014)
Les Héritiers, Marie-Castille Mention-Schaar (2014)
A 14 ans, Hélène Zimmer (2015)

   En quelques années, le cinéma français nous a proposé des images du professeur à travers plusieurs films , dont certains ont eu une audience non négligeable (on pense à Entre les murs, de Laurent Cantet, sorti en 2008, qui a rassemblé un grand nombre de spectateurs et a obtenu la palme d’or au festival de Cannes de la même année ; en 2014, est sorti le film Les Héritiers , de Marie-Castille Mention-Schaar, qui a fait une carrière très honorable en salles, notamment à destination du public scolaire). Il est ainsi intéressant d’aller voir comment notre profession est représentée à l’écran et si nous pouvons considérer cette image crédible…

Des images variées
D’abord, on est frappé de la variété des représentations des enseignants dans les films récents. En premier lieu, il faut bien dire que dans certains films, les professeurs se distinguent…par leur absence ! Dans le film Vie sauvage, le personnage incarné par Mathieu Kassovitz, père soixante-huitard en cavale avec ses deux garçons, se charge lui-même de leur éducation…Dans plusieurs autre films, les professeurs  ne sont visiblement qu’un élément du décor aux discussions intenses qui se déroulent au fond de la classe entre les adolescents : c’est frappant particulièrement dans le film A 14 ans, d’Hélène Zimmer où les trois jeunes filles, personnages principaux de ce long métrage, Sarah, Jade et Louise, n’accordent qu’une oreille très distraite au cours auquel elles assistent. Dans Max et Lenny (2014) , « l’héroïne » du film ne pénètre même pas dans son collège mais reste à l’entrée. Elle converse seulement avec un enseignant, qui semble éprouver de la sympathie pour elle mais sans réussir à la convaincre de se rendre dans l’établissement ! D’ailleurs, les trois jeunes filles du film A 14 ans ne se font guère d’illusions : elles vont avoir leur brevet (« mais tout le monde l’a! ») et elles vont se retrouver au lycée professionnel…
Par contre, dans d’autres films plus ou moins récents, le portrait des enseignants est plus gratifiant : dans son film autobiographique Qu’Allah bénisse la France, Abd Al Malik évoque sa professeure de français Mlle Schaeffer (interprétée par Mireille Perrier) et souligne le rôle qu’elle a joué dans sa motivation à continuer des études longues. Elle vient même assister à l’un de ses concerts de rap et à le féliciter pour son talent. De même, on n’a pas toujours relevé suffisamment l’importance qu’un cinéaste comme Abdelatif Kechiche accorde à l’école républicaine. Dans deux de ses films, L’Esquive (2003) et La vie d’Adèle : chapitres 1 et 2 (2013), il tourne de longues séquences où sont mis en valeur des professeurs de lettres…Dans le premier, l’enseignante amène les élèves à comprendre tout l’intérêt de la pièce de Marivaux, Les Jeux de l’Amour et du Hasard. Les adolescents font plus que de se prendre au jeu et s’engagent complètement dans le projet de leur enseignante. Vers la fin du film, certains d’entre eux sont brutalement interpellés par des policiers visiblement ignares et on comprend bien qui sont « les barbares » pour le cinéaste. De même, dans La vie d’Adèle, la jeune lycéenne se passionne pour les cours sur Marivaux , la Princesse de Clèves (!) et Antigone…Et surtout, elle tire des réflexions de ses enseignements des leçons de vie, qu’elle compte bien suivre à titre personnel. Cette soif d’école, Adèle la vit jusqu’au bout puisqu’elle finit par devenir professeur des écoles en maternelle…

Entre réalité et mythe
Mais dans cette liste de films, deux surtout ont retenu notre attention : d’abord parce qu’ils ont eu un certain succès et aussi parce qu’ils présentent deux images bien contrastées du métier d’enseignant.
Le premier est celui de Laurent Cantet, Entre les murs, qui obtient un réel succès à sa sortie en 2008. Il est inspiré du roman homonyme et autobiographique de François Begaudeau, qui a bien sûr participé au scénario et incarné lui-même le personnage principal. Mais l’originalité du film a été de faire participer les jeunes acteurs amateurs par le biais d’ateliers d’écriture qui se sont étalés sur près d’une année scolaire. Au total, une impression très forte de vécu, de scènes « prises sur le vif », de moments « tels quels », qui rappelleront à beaucoup d’enseignants des réalités quotidiennes. D’ailleurs, les jeunes interprètes sont remarquables de vérité, peut-être d’ailleurs parce qu’ils ne jouent pas un rôle mais se content d’être eux-mêmes…(cela dit, cette affirmation est à nuancer : Laurent Cantet nous apprend ainsi que le jeune qui incarne Souleymane a un caractère à l’opposé de son personnage !).
Quand j’avais visionné le film à l’époque, j’avais ressenti une impression de malaise devant l’attitude ambiguë de ce jeune enseignant « qui n’y arrive pas ». Pétri de bonnes intentions, il ne veut pas se laisser aller à une attitude uniquement répressive et tente de « donner la parole «  aux élèves, afin « qu’ils construisent leur savoir », selon la formule consacrée…Mais très vite il est débordé par l’agressivité, la mauvaise foi de ces adolescents, prompts à critiquer le système mais sûrement pas à se remettre en cause. Ils ont vite fait de se poser en victimes et contrent systématiquement toutes les tentatives de François de les faire travailler. Il va d’échec en échec et ses leçons tournent rapidement à des discussions et âpres et confuses (l’explication du mot succulent, l’emploi du subjonctif, l’étude du Journal d’Anne Frank…). Le jeune enseignant est d’autant plus désarçonné qu ‘il est sans doute un des seuls professeurs du collège à essayer de « comprendre » et de défendre ses élèves et il se retrouve régulièrement mis en accusation par les adolescents, qui savent jouer admirablement sur son sentiment de culpabilité…Daniel Serceau dans son livre L’école en crise au cinéma (Armand Colin, 2013) estime que ce comportement renvoie à la période coloniale, alors que les Blancs opprimaient les populations noires. C’est donc une façon pour François de « rembourser sa dette » pour les injustices que ses ancêtres auraient commis envers les colonisés de l’époque…Ce n’est que contraint et forcé que le jeune professeur finit par demander un conseil de discipline pour Souleymane, son élève le plus perturbateur. Il dérape même lors qu’il reproche à la déléguée Esmeralda, d’avoir eu « une attitude de pétasse » lors du conseil de classe. Un sentiment de gâchis domine la fin du film. Lorsque le professeur demande à ses élèves ce qu’ils ont retenu de leur année scolaire, il est désemparé quand Henriette lui avoue qu’elle n’a rien appris, rien compris…Bien sûr, le cinéaste et Begaudeau se gardent bien de généraliser leur vision de l’école et martèlent qu’il s’agit d’un collège particulier, d’une expérience particulière…Reste l’image d’un corps enseignant englué dans ses contradictions, entre pédagogie ouverte, transmission du savoir, démocratie à l’école…
En contrepoint, Les Héritiers, sorti en 2014, nous propose le portrait chaleureux d’une enseignante d’histoire géographie, professeur principal d’une classe de seconde au lycée Léon Blum de Créteil qui a affaire au même genre de public scolaire que François dans Entre les murs et qui s’en sort tout autrement (on pourrait suggérer François s’inspire des méthodes de sa collègue !). Le film est réalisé par Marie-Castille Mention-Schaar, sur un scénario d »Ahmed Dramé, un des lycéens de cette fameuse classe, et qui s’inspire d’une histoire « vraie » (dans la réalité, il s’agit de la classe de seconde 4 au cours de l’année scolaire 2008-2009 et Mme Guégen se nomme Mme Angles). Ce professeur est presque un modèle, comme ceux qu’on nous propose lors des stages de formation des professeurs en IUFM et maintenant ESPE : d’abord elle a une autorité naturelle qui s’impose aux plus perturbateurs : elle garde son calme en toute circonstance, même devant les insolences et l’intolérance de ses élèves. Surtout , après son absence à cause du décès de sa mère, elle se rend compte à quel point l’ambiance dans la classe est détestable. Aussi, elle parvient à les convaincre de participer au concours de la Résistance de l’année, dont le sujet est les enfants et les adolescents dans le système concentrationnaire nazi. C’est presque un sans faute pédagogique que réussit l’enseignante, interprétée de façon très convaincante par Ariane Ascaride, et on reconnaît là la pédagogie de projet prônée par nos instances (on n’est d’ailleurs pas vraiment étonné de retrouver un long entretien avec Philippe Mérieu dans la brochure de présentation du film, qui rappelle les principes de cette démarche, qui doit rendre les élèves plus actifs et plus autonomes). Et tout fonctionne : certes, il y a des élèves réticents, comme celui converti à l’islam qui a l’intransigeance du néophyte et qui refuse de s’intégrer au groupe , mais même Mélanie, la plus rebelle et la plus indisciplinée, se laisse convaincre, en découvrant le parcours d’une autre jeune fille insolente passée par les camps, Simone Veil… Les élèves les plus timides, comme Théo, prennent confiance et découvrent des réalités qu’ils ne soupçonnaient pas. Après avoir visité le Mémorial de la Shoah, un des moments forts est leur rencontre avec un ancien déporté Léon Zyguel, séquence tournée en une seule prise…le happy end pédagogique est bien au rendez vous et les lycéens remportent l’édition 2009 du concours de la Résistance. Ahmed Dramé nous précise que ses camarades et lui ont été à nouveau motivés par leurs études et qu’ils ont obtenu le bac deux ans après avec mention…
Bref, une histoire basée sur des faits réels, mais très (trop) édifiante, un « hymne enthousiaste à la pédagogie active». Là encore, l’enseignant que j’ai été se sent quelque peu gêné…Bien sûr, pour avoir aussi participé à des concours de la Résistance avec mes collégiens, j’ai pu mesurer l’intérêt de ce type de travail, et en particulier lorsque nos élèves étaient confrontés à des témoins de l’époque…J’ai aussi pu constater que ce type de pédagogie pouvait motiver certains de mes élèves, plus efficacement qu’un cours classique…Mais on peut être réservé quant à l’exemplarité et l’efficacité d’une telle pédagogie pratiquée de manière systématique : par moment, le film ressemble d’ailleurs à une mise en image des théories des « pédagogistes » les plus notoires et cette démonstration pourrait paraître pesante à certains : si on a connu certains succès en pratiquant ce type d’enseignement, il y a eu aussi bien des échecs et imaginer que l’école sera sauvée par la généralisation de ce genre de pratique pédagogique nous semble une illusion, peut-être même une illusion dangereuse.
En tout cas, d’un film à l’autre, on mesure l’évolution de l’image de l’enseignant : entre le François d’Entre les murs, aigri et perdu dans ses contradictions et la figure charismatique de Mme Guéguen, il y a comme deux représentations qui s’opposent…Et les enseignants d’aujourd’hui auront peut-être du mal à s’identifier à l’une ou l’autre de ces figures. Mais on peut aussi espérer que le cinéma va nous offrir des portraits plus nuancés dans les films à venir, où les enseignants ne seront ni des aigris ni des activistes de la pédagogie active, des profs normaux en quelque sorte…

Pascal Bauchard

22 avril 2015

Chronique n° 5 : les cinéastes noirs dans le cinéma américain d’aujourd’hui (Pascal Bauchard)

Le Majordome, Lee Daniels
Twelve Years a slave, Steve McQueen
Selma, Ava Du Vernay
Dear White people, Justin Siemin

   En près de deux ans (2013-2015), plusieurs films sortis aux États-Unis, ont été réalisés par des cinéastes afro-américains sur des sujets qui concernent leur minorité : Le Majordome par Lee Daniels , Selma par Ava DuVernay et tout récemment Dear white people par Justin Simien. On peut même y rajouter Twelwe years a slave, qui est l’œuvre de l’artiste britannique Steve McQueen, qui se trouve être également noir. Toutes ces œuvres nous amènent à nous interroger : existe-t-il vraiment une façon particulière d’appréhender l’histoire de la communauté noire, lorsque le film est réalisé par un afro-américain?

Un combat déjà ancien
Lorsque notre équipe d’enseignants il y a quelques années avait consacré un dossier à Do the right thing , j’avais déjà évoqué ce problème de l’absence de réalisateurs noirs dans le cinéma américain et en particulier hollywoodien, jusqu’à la percée de Spike Lee : après une très longue attente, la communauté afro-américaine a enfin des cinéastes à sa mesure et le réalisateur de Nola Darling est devenu la tête de file d’une nouvelle génération de cinéastes afro-américains , désireux de trouver leur place dans le cinéma américain.  Spike Lee est d’ailleurs très offensif et ne rate aucune occasion pour que les cinéastes afro-américains soient reconnus dans le cinéma américain. Il va tout faire pour obtenir la réalisation de Malcom X, sujet que Norman Jewinson voulait également traiter ( c’est le réalisateur du grand film antiraciste Dans la chaleur de la nuit, sorti en 1967). Il s’en prend à Woody Allen, à qui il reproche d’occulter la population noire dans ses films new-yorkais…Encore récemment, il a refusé d’aller voir Django Unchained de Quentin Tarantino car il estime qu’il est « irrespectueux » envers ses ancêtres…
Dans les années 1980, le cinéma afro-américain semble un peu plus présent, avec l’émergence de plusieurs réalisateurs importants comme John Singleton par exemple, auteur du très réussi Boyn ‘z the Hood (1991) puis de Shaft (2000) ou de Mario Van Peebles, qui tourne New Jake City en 1991…Mais par la suite, le cinéma noir connaît sinon une régression, du moins un certain immobilisme. Les deux cinéastes cités se tournent vers des films moins « marqués » politiquement : des films d’action pour John Singleton (Identité secrète, Flow, 2 Fast and 2 Furious) , des séries -plutôt réussies d’ailleurs- pour Mario Van Peebles (the Boss, Damages, Sons of Anarchy...). Spike Lee lui-même réalise des films d’action de grande qualité mais sous doute moins « engagés » que ses premiers longs métrages (Summer of Sam en 1999 ou Inside Man en 2006). Cependant, il reste concerné par la question (Get on the bus sorti en 1996  est un documentaire qu’il a réalisé à propos de la One Million March, organisée par le groupe Nation of Islam…).  Pendant cette période des années 1990, le grand film de fiction sur la communauté noire, Amistad, sorti en 1998, est réalisé par Steven Spielberg…

Un intérêt nouveau ?
Depuis les années 2000, on a le sentiment d’un retour de ces films politiques sur l’histoire de la communauté noire aux États-Unis. Le Majordome , réalisé par Lee Daniels, évoque le personnage d’un domestique haut placé à la Maison Blanche , Cecil Gaines incarné par Forrest Whitaker , inspiré par la vie d’Eugene Kelly qui a servi pendant 34 ans les différents présidents américains : le film balaie ainsi toute l’histoire des noirs aux États-Unis depuis les années 1950. Selma , que tourne Ava Du Vernay, retrace les très graves incidents qui se sont déroulés en 1965 dans cette petite ville d’Alabama : le film insiste sur le rôle joué par Martin Luther King dans l’organisation des manifestations et montre bien comment ces événements ont amené le président Johnson à lever toutes les restrictions empêchant le vote des Noirs dans le sud des États-Unis . Dear white people du jeune cinéaste Justin Siemin décrit les relations raciales tendues au sein de la prestigieuse Université de Winchester. En réalisant Tweve Years a slave, le cinéaste britannique Steve McQueen s’est intéressé à l’aventure en tout point extraordinaire de Solomon Northup, homme libre , enlevé et resté esclave pendant 12 ans , au milieu du XIX°, quelques années avant le début de la guerre de Sécession…

Une vision différente…
La plupart de ces cinéastes avaient déjà entamé leur carrière quand ils ont réalisé les films que nous évoquons (c’est le cas pour Lee Daniels, auteur d’un film à succès Precious et Ava Du Vernay) et certains d’entre eux s’étaient déjà signalés dans des projets engagés : c’est le cas en particulier de la réalisatrice de Selma, qui se revendique comme cinéaste noire, en y ajoutant la dimension féministe (elle ne craint pas d’affirmer : « I’m a black woman filmmaker. ») . Pour Steve MC Queen, d’abord plasticien, il s’est déjà fait remarquer par deux films très particuliers, Hunger qui raconte la grève des militants irlandais à l’époque de Margaret Thatcher (2008) et Shame, la chronique sexuelle d’un yuppie new-yorkais (2011). Quand on lui demande en quoi il est concerné par l’esclavagisme aux États-Unis, le cinéaste, dont les parents viennent de la Grenade, estime que ce fut un phénomène mondial. Comme il le dit justement, « il se trouve que le bateau de mes ancêtres (esclaves) est allé vers la droite alors que d’autres membres de ma famille allaient vers la gauche »…Par contre, Justien Siemin est un tout jeune réalisateur, qui a surtout des courts métrages à son actif.  Souvent comparé à Spike Lee qui, en son temps, avait aussi tourné une comédie remarquée (Nola Darling ), il se veut l’héritier plutôt d’Ingmar Bergman et de Woody Allen (ce qui ne doit pas  faire vraiment plaisir au réalisateur de Do the right thing). En tout cas, ces quatre metteurs en scène abordent des sujets sensibles dans la communauté afro-américaine, de l’esclavage au XIX° à l’intégration contemporaine dans les universités, en passant par la lutte pour les droits civiques des années 1960. Plusieurs de ces films ont provoqué des débats aux États-Unis mêmes : en particulier , Selma a été critiqué par certains, et notamment sur le rôle du président Johnson.

   Au delà de ces quelques remarques, il nous semble que plusieurs choses peuvent être relever. D’abord, la plupart de ces films n’hésitent pas à mettre en scène des conflits à l’intérieur de la communauté noire : dans Le Majordome, Cecil Gaines se heurte à son propre fils, écœuré de la « lâcheté » de son père face aux Blancs : dans Twelve Years a slave, Solomon n’est pas solidaire des plus radicaux de ses compagnons d’infortune : dans Selma, le film nous montre bien les discussions âpres qui ont pu exister entre les dirigeants du mouvement des droits civiques, à propos de la stratégie à adopter…Enfin, dans Dear white people, l’égérie des étudiants noirs Sam White s’oppose directement à Troy Fairbanks, fils du responsable noir de l’université…Ainsi, les afro-américains apparaissent bien divisés, souvent entre les plus radicaux et ceux partisans d’une soumission apparente (l’accusation d’oncletomisme est souvent implicite, parfois explicite comme dans Le Majordome ou Dear White people...). On peut d’ailleurs relever que dans ces films, les personnages « raisonnables » semblent, tout compte fait, l’emporter…et la solution la plus radicale est toujours un échec (le radicalisme du fils de Cecil Gaines n’aboutit à rien, pas plus que l’activisme des amis de Sam dans Dear white people).
Il est un autre point à noter : en aucun cas, les « héros »  de ces films ne sont présentés comme infaillibles et monolithiques : ce sont des personnages fragiles avec leurs doutes, parfois leurs faiblesses, parfois même leur lâcheté…Le majordome Cecil Gaines a bien du mal à se dégager de sa mentalité de domestique, Martin Luther King se montre en privé bien hésitant, Solomon fait profil bas devant ses maîtres et ne se laisse pas tenter par des solutions radicales, comme prendre la fuite ou se rebeller…Même dans Dear White people, Sam, qui est métisse, redécouvre à la fin du film son ascendance blanche et délivre un message de tolérance (est-ce un clin d’œil entendu envers Barak Obama?). Leurs personnages ne sont pas toujours montrés à leur avantage : ainsi dans Selma, une séquence vers le début du film, nous montre les dirigeants noirs en train de discuter de la stratégie à adopter face aux racistes blancs. On a -un temps- l’impression que Martin Luther King espère une réaction violente des autorités locales pour obtenir une plus grande audience médiatique…En bref, un leader plutôt manipulateur, même si c’est pour la bonne cause ! On est bien loin des personnages superhéros blacks des films de la Blackexploitation , comme ceux de Melvin Van Peebles (Sweet Sweetback’s Baad Asssss Song) Gordon Parks (Shaft) : récemment, c’est Quentin Tarrantino, qui a réactualisé ce type de personnage dans Django Unchained…

   Ce qui semble certain, c’est que ces cinéastes abordent la question raciale avec plus de liberté (?) que leurs collègues « blancs » : ils n’hésitent pas à présenter une communauté afro-américaine divisée, des personnages complexes et ambigus…C’est cette épaisseur psychologique et historique qui fait l’intérêt de leurs films. On n’est plus à l’époque des années 1950 et 1960 où les acteurs noirs comme Sidney Poitier ou Harry Belafonte revendiquaient des rôles « positifs » pour les membres de leur communauté. On n’est pas non plus à l’époque de Spike Lee, dont les films pouvaient sembler manichéens à certains : à travers plusieurs de ses longs métrages (Do the right thing, Jungle fever, Malcom X...), le mélange des communautés y est présenté comme impossible et de toute façon pas vraiment souhaitable…Il semble bien que les cinéastes noirs aient passé un cap et qu’ils abordent aujourd’hui des questions sensibles, y compris dans leur propre communauté, avec une vision plus distanciée. Une certaine critique française reconnaît que ce sont des œuvres utiles, et nécessaires, pédagogiques (!), mais leur reproche leur classicisme, leur retenue , leur volonté d’arranger tout le monde. On peut trouver cette opinion un peu condescendante et surtout décalée par rapport à la réalité américaine : ce regard des cinéastes noirs a le mérite de proposer une vision nouvelle sur leur propre histoire, sans tomber dans le manichéisme qu’on aurait été prompt à leur reprocher.

Pascal Bauchard

(4 avril 2015)

chronique n°4 : Xavier Dolan, l’ascension d’un (ciné)fils prodigue (Aurianna Lavergne)

   L’année dernière, Mommy de Xavier Dolan remportait la palme du jury au festival de Cannes, et avec elle, le coeur des spectateurs. Méconnu auparavant du grand public, ce cinéaste québécois de 25 ans avait déjà écrit et réalisé quatre films. Qualifié par la critique comme “une étoile montante”, il s’est imposé sur la scène internationale du grand écran depuis son dernier succès au box-office et au festival de Cannes.
Lorsque j’ai découvert l’art de ce cinéaste à l’accent chantant, j’ai été touchée par son travail qui m’a semblé différent de ce que j’avais pu voir jusque là ; j’ai ainsi décidé de tracer son portrait à travers son œuvre, qui porte à croire qu’il saura un jour mener sa barque parmi les plus grands. J’ai travaillé sur les étapes qui ont transformé sa filmographie, tout en essayant de déchiffrer ses inspirations artistiques.
Encouragé par une enseignante à s’exprimer sur des sujets intimes, Xavier Dolan écrit, lors de ses années lycée, une nouvelle sur le thème de la haine infantile, intitulée à l’époque Le matricide. Quelques années plus tard, en 2009, il réalise à partir de ce brouillon son premier film, J’ai tué ma mère. Le budget imposé par la productrice n’étant guère très élevé, le jeune homme est contraint de faire appel à son imagination artistique.
Comme les cinéastes de La Nouvelle Vague, il débuta très tôt, sans gros moyens mais avec des idées plein la tête. Avec son second film, un an après, son romantisme adolescent à fleur de peau réapparaît dans Les amours imaginaires. Comme pour donner du relief à ses premières œuvres, le réalisateur tente tout d’abord de s’adonner à une originalité qui ne se traduit pas par ses sujets. En effet, des thèmes comme le triangle amoureux, la recherche de l’amour, sont abordés sous un angle qui aurait pu être davantage approfondi.
D’ailleurs, la réalisation très littéraire semble être une compensation au manque d’expérience, ce qui peut se révéler irritant ; de fait, elle se veut très sensible, mais chaque trait de caractère, chaque émotion est trop accentué. De plus, les émotions sont dévoilées, à nu, sans mystère. Dans ses premières réalisations, pleines d’emphase, Dolan n’hésite pas à avoir recours aux abondantes citations d’auteurs reconnus, comme Maupassant dans J’ai tué ma mère, qui citait : “Ma mère, à toi je me confie, des écueils d’un monde trompeur, écarte ma faible nacelle, je veux devoir tout mon bonheur, à la tendresse maternelle”. Bref, ces deux premiers films se veulent empreints de poésie, mais le manque d’expérience se révèle sincère, et sûrement n’étaient-ils majoritairement réservés qu’à un public adolescent…

   Malgré cela, il faut reconnaître certaines qualités au jeune cinéma de Dolan. Ce qui, pour moi, constitue une nouveauté qui fait de lui une singularité, est l’utilisation qu’il fait de la caméra ; les mouvements sont nerveux, c’est à dire que les plans sont très courts, et la caméra manipulée à la main, très mobile. L’aspect positif de cette manipulation est que l’atmosphère de l’histoire en ressort plus close, plus intime – comme les relations entre les personnages. L’esthétique à l’écran semble d’ailleurs dès le début très chère à Dolan ; il singularise son cinéma et montre qu’il n’a pas peur de sortir des normes en utilisant abondamment le flou, le ralenti, le très gros plan ou encore le regard caméra, très prisé.
Le grand tournant à l’écran du cinéma de Dolan intervient pour Laurence Anyways, en 2010. Pour ce troisième film, le réalisateur choisit cette fois ci de ne pas jouer un rôle et d’ailleurs le personnage principal est très éloigné de lui. En effet, il s’agit d’un professeur de lettres dans la quarantaine, souhaitant devenir femme. On est déjà loin des problèmes d’adolescents rencontrés dans J’ai tué ma mère et Les amours imaginaires. Si Dolan interprétait un des protagonistes centraux de ses précédents films, Laurence Anyways opère une catharsis avec le cri narcissique d’un artiste qui semble en premier lieu trop préoccupé par son personnage, lui-même.
En tout cas, avec cette troisième œuvre, Xavier Dolan s’ouvre sur un problème de société, et il consent à devenir un artiste pour le monde. Chez lui, on découvre alors une sensibilité exemplaire, qui se caractérise par sa faculté à se glisser dans l’âme et dans l’existence d’un être qui lui sont étrangers. Ce geste neuf à l’écran vient épauler ce que vit Laurence Alia : il bouscule des ordres fossiles, invente son propre chemin. C’est une révolution dans son art comme dans son thème.
Malgré tout, si le sujet majeur de l’œuvre est différent cette fois, par sa profondeur et son impact, on retrouve des thèmes aimés de Dolan, comme la sexualité, la recherche de l’autre et de soi, la relation avec la mère, et en général les conflits violents. Seulement cette fois, ces sujets sont traités avec plus de maturité. A croire que son année sabbatique entre Les amours imaginaires et Laurence Anyways lui a été bénéfique !
Quoi qu’il en soit, l’opération de changement continue avec Tom à la ferme. A nouveau, Dolan se révèle surprenant. Il revient, certes, sur la scène en incarnant le rôle principal, mais plus humblement. A partir d’une histoire de passion amoureuse dans un cadre campagnard, il joue pleinement le suspense, en épousant parfaitement ce genre de cinéma. Quoi de plus surprenant d’ailleurs, car personne ne l’aurait attendu sur ce terrain. Il y multiplie les références à l’œuvre de Hitchcock, bien senties et bien exécutées, comme un rideau de douche soulevé façon Psychose ou un jeu de gémellité physique comme dans Sueurs froides.
La littérature poétique est donc mise de côté, et le spectateur se retrouve face à une atmosphère irrespirable. Déjà, dans Laurence Anyways, on avait cette peur incontrôlable de l’inconnu qu’on ne cherche pas à connaître, ce que Dolan moque avec sa réplique prolifique et ironique : “C’est spécial”. Autrement dit, selon lui, la société n’a pas l’ouverture d’esprit pour comprendre la différence, ou au moins avouer que cela lui fait peur.
A travers le changement d’interprète principal, Dolan garde toutefois certains acteurs qui lui sont chers, comme Suzanne Clément ou Anne Dorval, québécoises toutes les deux. Dans son prochain film, intitulé The Death and Life of John F. Donovan, il a choisit un casting plus américain, faisant appel à Kit Harington de la série Game of Thrones, ou Jessica Chastain, connue notamment pour ses rôles dans Take shelter, The tree of Life, La couleur des sentiments et plus récemment The most violent Year.
Ce que j’ai remarqué dans le cinéma Dolannien, c’est l’importance apportée aux femmes. Comme le réalisateur le dit lui-même : “Je serais toujours un cinéaste de femmes”. Si la figure maternelle est mise en avant, le sexe féminin, dans son ensemble, joue un rôle de muse représentant des femmes remarquables, à la personnalité attachante. Leur attribuant une force de caractère hors du commun, on voit dès ses débuts que son but n’est ni de les caricaturer, ni de les rendre creuses. Elles sont bien encrées dans la réalité, ayant des problèmes de famille, des ennuis, des amours, mais sont loin d’être banales..
Au final, il me semble que le cinéma de Xavier Dolan vaut le détour. S’il se cherchait encore dans ses premiers films, je pense que ses œuvres plus récentes sont bien plus convaincantes. Seulement, il est dommage que sa nouvelle maturité ne soit pas aussi présente sur la scène médiatique qu’à l’écran. Démontrant avec des tweets virulents sa déception de ne pas être allé aux Oscars, on peut s’interroger si le jeune réalisateur ne se détournera pas rapidement de son art indépendant pour accomplir le “rêve américain” visant Hollywood…

Aurianna Lavergne

(1er avril 2015)

Pour compléter l’article d’Aurianna, nous vous indiquons le lien vers le blog réalisé par deux élèves du lycée international des Pontonniers pour un TPE sur Xavier Dolan :

http://divoux.eu:8080/display.html#EdYF9uJrXJZkqTl5