Archives pour la catégorie HISTOIRE ET CINEMA

Il est question de la représentation cinématographique des grandes périodes historiques, comme l’Ancien régime, la Révolution française, la première guerre mondiale,la seconde guerre mondiale, la Guerre froide et la Détente, la guerre d’Algérie…

Sommaire histoire et cinéma

l’Ancien régime au cinéma

la Révolution française au cinéma

Le cinéma en URSS des années 1920 aux années 1940

La première guerre mondiale à l’écran

A propos d’Apocalypse, la première guerre mondiale

La mémoire de la seconde guerre mondiale dans le cinéma français

La destruction des juifs au cinéma

La mémoire de la guerre d’Algérie au cinéma

La Guerre froide (et la Détente) au cinéma

L’Ancien Régime au cinéma

    En 1952, JP Gorce écrivait à propos de Si Versailles m’était conté et de La conquête de l’Ouest : « le cinéma de l’Ancien Régime est à la culture française ce que le western est à la culture américaine ». La formule est facile mais non dénuée de vérité : comme les films sur l’Ouest américain, les films sur l’Ancien Régime ont alimenté notre mémoire sur la période, avec son lot d’images mythiques…Car, comme le remarque Marcel Oms, longtemps le cinéma a présenté la société pré-révolutionnaire, comme « un monde policé, galant, séduisant, auquel le spectateur englué dans un présent de grisailles, rêve d’être admis… » . Une suite d’images brillantes qui semblent la parfaite illustration de la célèbre phrase de Talleyrand sur l’Ancien Régime : « Celui qui n’a pas vécu pendant les vingt ans qui ont précédé la Révolution, n’a pas connu la douceur de vivre ». Mais comme son « cousin d’Amérique », ce genre de film est remis en cause dans les années 1970 ( pour les westerns, Soldat bleu de Ralph Nelson date de 1970, et pour les films sur l’Ancien régime, Que la fête commence de Bertrand Tavernier est sorti en 1974…) : en France, cette contestation du modèle s’explique par le renouveau de l’historiographie sur l’Ancien Régime ( notamment les travaux d’Ernest Labrousse, de Pierre Goubert, d’Emmanuel Leroy-Ladurie, de Fernand Braudel…) et une approche plus érudite et plus engagée d’une nouvelle génération de cinéastes ( Rosselini, Allio, Failevic, Tavernier… ). Alors apparaissent des oeuvres cinématographiques sur l’Ancien Régime, qui, à défaut d’être de qualité égale, ont toutes des intentions didactiques…

« La douceur de vivre »
Le cinéma de fiction, en particulier celui des studios hollywoodiens , a puisé dans cette période de l’Ancien Régime, tout ce qui pouvait servir à alimenter « l’usine à rêves » : décors somptueux, costumes luxueux, personnages raffinés, intrigues bien agencées et romantiques à souhait ,au travers des romans populaires du XIX° siècle d’Alexandre Dumas à Alexandre Zevaco. Ce cinéma a plutôt privilégié le XVIII° siècle ( le XVI° siècle est jugé sanglant et confus, le XVII° trop classique…).Un film comme Marie-Antoinette de William S.Van Dyke ( 1938 ) ne manque pas d’évoquer le luxe de la Cour, le raffinement des repas, les toilettes somptueuses…mais pour mieux dénoncer les excès de ce monde décadent. En accord avec la vision anglo-saxonne de la Révolution française , la société du XVIII° est présentée comme fascinante mais aussi corrompue, condamnée par ses propres abus. Les causes sociales de la Révolution sont en général réduites à quelques scènes-types, évoquant la misère du peuple : la foule des pauvres quémandant un bout de pain, le miséreux écrasé par le carrosse d’un noble indifférent ( cette vision de l’Ancien Régime se retrouve encore dans le film de James Ivory Jefferson à Paris ). Le cinéma américain insiste d’ailleurs aussi sur la bestialité du peuple qui se déchaîne pendant la Révolution française et le destin tragique de ces personnages de la Noblesse les rend alors attachants ou en tout cas dignes de pitié…

    Le cinéma français a été plus prolixe sur l’Ancien Régime : on peut ainsi relever les fresques « historiques » réalisées par Sacha Guitry ( Les perles de la Couronne -1937-, Remontons les Champs-Elysées-1938-, Si Versailles m’était conté-1953-, Si Paris m’était conté-1955- ). Au delà de la fantaisie du réalisateur, ces films illustrent bien sa nostalgie pour une époque où  » l’esprit français » était à son apogée, sous le règne de quelques Grands Rois comme François Ier dans  Les perles de la Couronne, Louis XIV dans Si Versailles m’était conté, Louis XV dans Remontons les Champs-Elysées ( Guitry n’est pas vraiment « royaliste » mais plutôt attaché  » aux Grands Hommes qui ont fait la France » , et il a plusieurs fois célébré le personnage de Bonaparte…). Quant à la véracité de ces charmantes anecdotes, l’auteur lui-même a indiqué ce qu’il fallait en penser : « je revendique le droit absolu de conter des aventures dont je n’ai pas trouvé la preuve du contraire ». Malgré son peu de crédibilité historique, la vision « galante » de Guitry, version optimiste de celle d’Hollywood, a été longtemps dominante dans le cinéma français et a ainsi façonné une certaine image de l’Ancien Régime…

De cape et d’épée
L’Ancien Régime sert aussi de toile de fond à un genre très populaire en France dans les années 1960, le film de cape et d’épée ( on en produit alors 25 par an : certains historiens du cinéma ont d’ailleurs rapproché le succès de ce genre de l’avènement du pouvoir gaulliste, considéré comme un avatar du système monarchique…). Sur les écrans se succèdent alors d’habiles bretteurs, « cousins » de d’Artagnan (Le chevalier de Pardaillan, Lagardère, Le Capitan ) souvent couplés à un valet débrouillard (ce duo type est souvent incarné par Jean Marais et Bourvil…), sans oublier l’inévitable femme galante d’extraction modeste ( parmi les films les plus connus, Les trois mousquetaires -1953-, Le Bossu -1959-, Le Capitan -1960- tous réalisés par André Hunebelle, la série des Angélique et Le Chevalier de Pardaillan mis en scène par Bernard Borderie…). Ces films de cape et d’épée ne remettent pas en cause les idées reçues sur l’Ancien Régime mais apportent quelques aspects nouveaux, empruntés à l’enseignement officiel de l’histoire . Ainsi, la lente formation de l’unité française y est illustrée par ces personnages de gentilshommes souvent méridionaux, sans le sou mais habiles escrimeurs. En montant à Paris, ils perdent leur accent et se mettent au service de leur Roi, pour l’aider à combattre les élites corrompues ( les Nobles rebelles, ou Mazarin le profiteur..). Leur rôle est essentiellement conservateur, dans le sens où leur mission est « de remettre de l’ordre » : la Monarchie n’y est jamais critiquée et les « Bons Rois » à la Lavisse sont valorisés ( Henri IV, voire Louis XIV…). Aux marges du film de cape et d’épée, quelques films des années 1950-1960 sortent des sentiers battus. Le personnage incarné par Gérard Philippe, dans Fanfan la Tulipe de Christian-Jacque ( 1952 ) fait preuve d’une verve insolente : il apparaît comme « un hybride de gentillesse populaire et de Révolution ». L’armée du Roi est présentée comme une bande d’abrutis, commandée par des officiers cyniques et Louis XV semble intelligent mais bien antipathique. Le Cartouche de Philippe de Broca ( 1961 ) dépeint sans complaisance la caste nobiliaire du XVIII° et le destin tragique du brigand incarné par Jean-Paul Belmondo est présenté comme le prélude de bouleversements plus radicaux…Mon Oncle Benjamin d’Edouard Molinaro (1969 ) est le portrait truculent d’un libre-penseur voltairien, prêt à se mobiliser contre l’ordre établi…

Le cinéma-histoire
Mais c’est surtout à partir des années 1970 que plusieurs cinéastes, surtout en France, renouvellent la vision de l’Ancien Régime au cinéma : Roberto Rosselini, le précurseur qui réalise La prise du pouvoir par Louis XIV dès 1966, puis René Allio ( Les Camisards en 1972, Un médecin des Lumières ), Bertrand Tavernier ( Que la fête commence en 1974 ), Maurice Failevic ( 1788 en…1978 ). La démarche de ces réalisateurs s’inscrit d’abord dans le même contexte historiographique : en effet, beaucoup d’entre eux se sont inspirés des « nouveaux objets » définis par l’école de la  » Nouvelle Histoire », alors en pleine ascension…On peut d’ailleurs noter que plusieurs historiens de cette tendance sont justement des « modernistes » : Fernand Braudel bien sûr, Emmanuel Leroy-Ladurie, Philippe Joutard, Pierre Goubert…La nouvelle génération de cinéastes n’hésite pas à faire preuve d’érudition et utilise certains travaux de recherche : Allio consulte Joutard et Leroy-Ladurie pour Les Camisards, Arlette Farge et Jean-Pierre Peter pour Médecin des Lumières, M.Failevic s’appuie sur les compétences de son scénariste , Dominique de la Rochefoucault pour 1788 (ce dernier participe aussi au scénario d’une dizaine de films ou téléfilms de Rosellini, dont La prise du pouvoir... ). Certains de ces réalisateurs sont aussi engagés ( Allio, Failevic, Tavernier…) et leur regard sur l’histoire n’est pas neutre : étudier une société pré-révolutionnaire, c’est aussi parler de la situation de ces années 1970 . A propos de Que la fête commence, Tavernier explique : « ces traits sociaux nous paraissent étrangement contemporains, sans que nous ayons besoin de les actualiser : l’inflation, la colonisation,le régionalisme breton… ». En tout cas, leur vision de l’Ancien Régime tranche avec l’image qui en était donnée par « les films à costumes » tournés jusque là. Déjà, ces cinéastes privilégient souvent ce qu’on pourrait appeler le « héros collectif », autrement dit le peuple, de préférence à l’individu : un groupe de paysans protestants cévenols dans Les Camisards, une communauté villageoise dans 1788 . Dans Que la fête commence consacré au Régent, Tavernier ne manque pas de conclure son film par une « émotion » paysanne… Cette approche pose d’ailleurs des problèmes de production,comme le constate René Allio :  » Si vous décidez de ne pas passer par un héros central, il ne peut y avoir de vedette donc il faut un autre financement. On peut facilement représenter les classes dominantes : il est beaucoup plus difficile de représenter les classes populaires ». Alors qu’en ces années 1970, le régionalisme est en plein essor, ces réalisateurs évoquent souvent la France des provinces : Les Camisards en Cévennes, Que la fête commence en Bretagne, 1788 dans un village de Touraine, Un médecin des Lumières dans le Bourbonnais… Leurs films décrivent aussi des aspects de la vie quotidienne, très peu évoqués auparavant : les travaux agricoles dans 1788, la médecine dans Un médecin des Lumières et quelques séquences de La prise du pouvoir, la sexualité des classes dirigeantes dans Que la fête commence et La prise du pouvoir, la religion dans Les Camisards, la justice dans Le retour de Martin Guerre…

   Ce cinéma érudit a pu paraître austère à certains ( à propos de La prise du pouvoir, un critique estime que Colbert débite son programme « avec les accents monocordes d’un acteur bressonien… »). D’ailleurs, certains de ces films n’ont eu qu’une audience réduite et les réalisateurs n’ont trouvé leur salut qu’en travaillant pour la télévision ( Failevic pour 1788, Allio pour Un médecin des Lumières ) : ils y ont trouvé des conditions de production convenables et une audience presque inespérée ( 1788 diffusé dans le cadre de l’émission « les dossiers de l’écran » a été regardé par 18 millions de téléspectateurs…). Sans parler d’une légende noire de l’Ancien Régime après une légende dorée, il est clair que ces cinéastes insistent sur les ombres de cette période : l’oppression féodale dans 1788, l’absolutisme religieux dans Les Camisards...Même quand ils évoquent la Cour, c’est pour démonter les stratégies de représentation du pouvoir monarchique ( La prise du pouvoir ) ou souligner l’ambiance corrompue et cynique qui y règne ( Que la fête commence ).

   Cette nouvelle vision de la période s’est maintenant suffisamment imposée pour être intégrée dans tous les films qui se déroulent sous l’Ancien Régime. Ainsi, récemment, ce qu’on pourrait appeler le « cinéma théatral » apparu ces dernières années, reprend souvent à son compte ces nouvelles représentations. Des films comme Les Fourberies de Scapin de Roger Coggio ( 1981 ) , Georges Dandin de Roger Planchon et d’une certaine façon Molière d’Ariane Mouchkine ( 1977 ) font éclater le cadre théâtral et multiplient des scènes de vie quotidienne très réalistes, pour illustrer les rapports entre la littérature et la société qui l’a vu apparaître. A propos du film de Mouchkine, Pierre Goubert approuve la réalisatrice « d’avoir osé montrer la boue, l’ordure, les poux, les charognes, le sang ( de cheval,de femme, de révolté,de comédien ) la disette, et les cagots ». Récemment, Bertrand Tavernier, en réalisant La fille de d’Artagnan ( 1994 ), tente de réconcilier le film de cape et d’épée et le cinéma érudit, dans son évocation de l’Ancien Régime.

   Ainsi, la représentation de l’Ancien Régime au cinéma a bien changé, des « films en dentelles » réalisés dans l’entre deux-guerres aux visions plus « noires » du cinéma-histoire des années 1970. Longtemps, le cinéma de fiction présente une version « rose » de l’Ancien Régime, qui convient parfaitement aux impératifs des producteurs. Mais cette vision réductrice et pour tout dire réactionnaire ne résiste pas au temps, surtout en France où elle contredit de manière flagrante l’enseignement républicain. Dès la fin des années 1950, l’Ancien Régime est brocardé par quelques jeunes insolents comme Fanfan la Tulipe ou Cartouche… Dans les années 1970, le cinéma se réconcilie avec l’Histoire pour donner enfin une vision crédible de l’époque, même si c’est au prix d’un certain didactisme : la sensibilité nouvelle des cinéastes à l’historiographie ne peut être qu’appréciée..

voir aussi filmographie de l’Ancien régime au cinéma

 

La Révolution française au cinéma (filmographie)

   Plus que tout autre sujet historique ( à l’exception peut-être de la révolution bolchevique…), la Révolution française a été mal traitée par le cinéma, et a souvent été victime de présupposés idéologiques. En particulier, le cinéma hollywoodien, inspiré par la littérature anglo-saxonne sur le sujet, ne s’est pas embarassé de crédibilité historique ou d’une quelconque neutralité…Ce n’est que dans l’entre deux-guerres que des cinéastes comme Abel Gance ou Jean Renoir évoquent la Révolution avec une certaine bienveillance ( évidente dans le cas du réalisateur de La Marseillaise ). Dans l’après-guerre, une nouvelle génération de téléastes et de cinéastes souvent engagés dans le combat politique, défendent une vision plus érudite et surtout plus »jacobine », des évènements révolutionnaires ( Stellio Lorenzi, Maurice Failevic…). Mais les débats qu’ont provoqué des films comme Danton d’Andrej Wajda, ou Les années terribles de Richard Heffron montrent qu’on est loin du consensus et que la représentation de cette période pose toujours problème.

La Révolution vue d’Hollywood
Le cinéma américain est assez peu inspiré par la Révolution française : une quinzaine de longs métrages depuis 1917 se déroulent à cette époque, depuis Orphans in the storm de D.W.Griffith en 1921 à Reign of Terror d’Anthony Mann réalisé en 1949…Sans doute, le sujet est-il trop lointain ou trop complexe pour être traité dans « les usines à rêves » hollywoodiennes. Cela dit, quelques films méritent d’être analysés, comme Le Marquis de Saint-Evremont de Jack Conway ( 1935 ) ou Marie-Antoinette de WS Van Dyke ( 1938 ). D’abord, on peut remarquer que rien ne semble arrêter les réalisateurs américains, et sûrement pas la vérité historique…Dans Le marquis de Saint-Evremont, La Bastille est prise au son d’une martiale  » Marseillaise », et la réunion des États Généraux se transforme en une querelle d’escrimeurs dans le Scaramouche de Georges Sidney ( 1952 ). Avant tout, la vision d’Hollywood sur la Révolution se construit à partir de partis-pris affirmés. Sans doute inspirés par la littérature anglo-saxonne
( surtout A tale of two cities de Charles Dickens plusieurs fois porté à l’écran ), les réalisateurs et scénaristes américains se retrouvent sur quelques idées-forces : l’Ancien Régime était condamnable ( l’arbitraire de la justice royale est fréquemment dénoncé ), la Révolution bourgeoise doit être soutenue ( José Clémente a ainsi remarqué que la prise de la Bastille est une séquence obligée de la production hollywoodienne, comme symbole de la chute de l’absolutisme…). Par contre, la Terreur est présentée sous les traits les plus repoussants : la foule des sans-culotte est bestiale, les aristocrates ( souvent de jeunes femmes pâles au doux visage…) apparaissent comme les victimes de la furie révolutionnaire : Robespierre, Saint-Just, Marat sont les maitres d’œuvre de cette sauvagerie…
Cette vision peu nuancée s’explique : d’abord, elle correspond au point de vue dominant chez les Anglo-saxons, à propos de la Révolution : sympathique quand elle lutte contre l’absolutisme, nettement moins quand elle remet en cause l’ordre social et prétend donner le pouvoir au peuple… Marcel Oms remarque que ces films réussissent toujours à justifier des thèmes chers au cinéma américain : « singularité et triomphe de l’individu, quelque soit son origine, croyance en un libéralisme abstrait, évidence d’une morale naturelle »… D’autre part, les cinéastes américains de l’entre deux-guerres font clairement le rapprochement entre la Révolution française et celle qui vient de se dérouler en Russie. Lilian Gish, interprète du film de Griffith Orphans in the storm estime que cette œuvre est « l’exemple même du film de propagande antibolchevique. Il montre que la tyrannie des Rois et des nobles est difficile à supporter mais que la tyrannie de la foule menée par des dirigeants enragés est intolérable ».

Silence à l’Est
En contrepoint, l’absence de films soviétiques sur la Révolution est troublante, alors que les dirigeants bolcheviks y font une référence constante dans leurs écrits et leurs discours…De fait, Marc Ferro, explique qu’à l’époque stalinienne, la Révolution française est ressentie plutôt comme un « contre-exemple « . D’abord, elle s’est « mal terminée » et les analogies avec la Révolution bolchevique peuvent amener à des conclusions « politiquement incorrectes » : comme le remarque Léon Trotski, si Lénine est Robespierre, l’arrivée au pouvoir de Staline correspond à Thermidor, comparaison jugée sans doute peu flatteuse…

La Révolution à la française
En France même,la filmographie est maigre et souvent bien peu républicaine, de manière surprenante quand on sait l’importance de la Révolution française comme mythe fondateur de la III° République. On peut ainsi relever quelques films de Sacha Guitry , mais qui évoquent surtout la personnalité de Bonaparte ( Remontons les Champs-Elysées-1939-, Le Destin fabuleux de Désirée Clary-1943-, Le Diable boiteux-1948- ). Des films comme Caroline Chérie de Richard Pottier ( 1950 ) utilise la période révolutionnaire comme toile de fond aux aventures de l’héroïne. Inspiré des livres franchement réactionnaires de Cécil Saint-Laurent, le personnage incarné à l’écran par Martine Carol apparaît comme « culbuté par l’histoire », subissant stoïquement toutes les turpitudes révolutionnaires. L’ensemble de cette production, comme le relève Marcel Oms, « traite la Révolution française avec agressivité et dénigrement, méfiance et hostilité, falsification et caricature ».

Deux visions : Gance et Renoir
Cela dit, dans l’entre deux-guerres, deux cinéastes, Abel Gance et Jean Renoir, offrent une vision nouvelle de la Révolution, ne serait-ce que par le ton bienveillant qu’ils adoptent pour évoquer cette période de notre histoire. Les deux d’abord accomplissent un véritable travail de documentation sur leurs sujets ( en particulier, Jean Renoir utilise les travaux d’Albert Mathiez, des études sur les Fédérés marseillais, et même des documents bruts comme les Mémoires de Pierre-Louis Roederer pour le récit du 10 août 1792 ). Abel Gance , dans les différents avatars de son Napoléon, (version muette en 1927, sonorisée en 1935, nouvelle mouture après guerre sous le titre de Napoléon et la Révolution…) reprend certains clichés sur la Révolution : la bestialité de la foule révolutionnaire, les dirigeants Montagnards froids et implacables.. Mais dans ce film qui décrit « l’irrésistible ascension de Napoléon Bonaparte », le général est bien présenté comme le continuateur de la Révolution (il semble même être une sorte de « deus ex-machina », œuvrant dans les coulisses à chaque épisode essentiel..). La Révolution selon Gance se justifie dans le sens où elle permet l’émergence d’un homme d’exception, Napoléon Bonaparte ( certains historiens du cinéma ont d’ailleurs relevé que les différentes versions du film correspondent à des époques où domine l’idée de « l’homme providentiel : les années 1920 et l’avènement des dictatures, les années 1960 et le retour du Général de Gaulle au pouvoir ). Jean Renoir, le réalisateur de La Marseillaise, est encore plus original et son approche de la Révolution préfigure de bien des manières la démarche des cinéastes des années 1960-1970. Le film se veut engagé et souhaite incarner de façon très consciente l’esprit du Front populaire ( il devait être à l’origine financé par une souscription « populaire »…). Les allusions nombreuses à « l’embellie » de 1936 ont été relevées ( en particulier, l’unité de la nation est proclamée comme un mot d’ordre,en un temps où les communistes tendent la main aux catholiques). Surtout, le cinéaste propose une vision radicalement nouvelle de la Révolution française : d’abord, il décrit les évènements révolutionnaires à Marseille, rompant ainsi avec le point de vue parisien dominant jusqu’ alors.Il présente,non des individualités romanesques, mais un « héros collectif » les Fédérés de Marseille. Certes, quelques personnages se détachent ( Arnaud, Javier, Bomier…) mais comme autant de porte-paroles des groupes sociaux qu’ils incarnent ( artisans, fonctionnaires, intellectuels…), chargés d’expliquer le sens de leur action collective. Même le personnage de Louis XVI , incarné par le frère du réalisateur, bénéficie d’un traitement nouveau : son portrait est nuancé, « brave homme confronté à des problèmes qui le dépassent » comme l’a noté Hubert Schang ( dossier Contreplongée : Les années-Lumière ). De bien des façons, le film de Renoir tranche dans la production cinématographique de l’époque sur le sujet…

Une vision plus jacobine
Après la seconde guerre mondiale, cette nouvelle approche de la Révolution se développe, notamment à la télévision dont l’usage se répand à partir des années 1960. Comme l’a bien remarqué Sylvie Dallet, toute une génération de réalisateurs de télévision ( Stellio Lorenzi, Claude Barma, Claude Santelli… ), souvent engagés à gauche voire à l’extrème gauche , choisissent à plusieurs reprises la Révolution française comme sujet de leurs « dramatiques ». La fameuse émission La caméra explore le temps y consacre plusieurs numéros : Le procès de Marie-Antoinette en 1958, La nuit de Varennes en 1960, La Terreur et la Vertu en 1962 ; Claude Santelli réalise 1793 ( 1962 ), Claude Barma La mort de Danton ( 1966 )…Dans le climat euphorique de la Libération, ces réalisateurs veulent une démocratisation de la culture, et pour ce faire ils adoptent le média bientôt le plus populaire. Non sans raisons,ils estiment que le cinéma est incapable d’assumer pleinement ce rôle éducateur, à la fois pour des raisons idéologiques et économiques…Leur vision de la Révolution s’appuie sur une documentation solide et une interprétation « jacobine » de la période qui semble issue des manuels scolaires de la III° République : Robespierre et la Terreur, sans être complètement réhabilités, sont présentés avec nuances et dans leur contexte ( guerre civile, guerres extérieures ), alors que les aspects les plus répressifs du régime terroriste sont relégués au second plan .Ces téléfilms insistent aussi la naissance du parlementarisme, ce qui selon Sylvie Dallet, correspond bien à la mentalité des classes moyennes de ces années 1960.

   Dans les années 1970, une convergence essentielle s’opère entre Cinéma et Histoire : toute une génération de cinéastes ( Allio, Cassenti, Comolli,Tavernier…) utilise les travaux de la Nouvelle Histoire pour renouveller en profondeur le film historique . Mais, on doit bien relever que ces cinéastes, s’ils ont abordé l’Ancien Régime ( Les Camisards, Que la fête commence…),le XIX° siècle ( La Cecilia, Le juge et l’assassin ) et la période contemporaine ( La vie et rien d’autre, L’Affiche rouge, L’ombre rouge...), se sont peu intéressés à la période révolutionnaire. Pourtant, l’intérêt porté par les historiens, surtout de l’école marxiste, aux mouvements sociaux de la Révolution, est ancien,comme le montrent les travaux d’Albert Mathiez, Georges Lefevre, Albert Soboul, relayés dans les années 1960 par les études de Guy Bois ou Michel Vovelle… Ce sont encore des réalisateurs de télévision « qui prennent le risque » de traiter la Révolution avec une approche nouvelle : surtout 1788 de Maurice Failevic sur un scénario de Dominique de la Rochefoucault, réalisé en 1978 et La fin du Marquisat d’Aurel de Guy Lessertisseur ( 1980 ). Dans ces deux téléfilms, la Révolution est abordée par « ses franges », c’est à dire en insistant sur les aspects sociaux. Le monde rural y est présenté « en profondeur » et collectivement, avec une érudition presque savante ( on y évoque les techniques et les usages agricoles, comme la pratique des biens communaux, l’âpreté des rapports sociaux entre les seigneurs et les paysans…) et des thèmes nouveaux apparaissent ,comme la montée de la bourgeoisie…

Ainsi, cette période des années 1960-1970 marque une nette évolution dans la représentation de la Révolution à l’écran. Pour Sylvie Dallet, le film de Jean Paul Rappeneau, Les Mariés de l’an II ( 1971 ), comme une espèce de « point d’équilibre » : sur le ton de la comédie, le cinéaste présente un bilan « globalement positif » de la Révolution. Certes, les excès de la Terreur sont dénoncés mais aussi « expliqués » par la situation périlleuse de la France à cette époque : à la fin du film, le héros petit-bourgeois incarné par Jean Paul Belmondo « fait son devoir », en allant s’engager pour combattre les ennemis de la Révolution….

Le regard de l’étranger
Toujours pendant ces années 1970, la Révolution inspire trois cinéastes étrangers, et non des moindres puisqu’il s’agit de Youssef Chahine, Ettore Scola et Andrej Wajda. Le film du réalisateur égyptien Adieu Bonaparte ( 1984 ) aborde un sujet profondément original, à savoir l’expédition de Bonaparte en Égypte. Avec une érudition parfaite, il souligne les ambiguïtés des intentions françaises et relève les malentendus entre « libérateurs » et indigènes : il tente de mesurer l’impact de cette présence sur la société de son pays...La nuit de Varennes d’Ettore Scola ( 1981 ) aborde le sujet de manière symbolique : sur la route de Varennes en juin 1791, un groupe de personnages emblématiques de l’Ancien Régime et du monde nouveau discourent à l’infini : se retrouvent ainsi un Casanova vieillissant, Restif de la Bretonne, l’américain Tom Paine, une aristocrate suivante de la Reine…Mais c’est sans conteste le film d’Andrej Wajda, Danton, réalisé en 1982 avec le concours du ministère français de la culture, qui a provoqué le plus de polémique… La tonalité crépusculaire de l’œuvre, la qualité de l’interprétation ( Gérard Derpadieu en Danton, Wojciech Pszoniak en Robespierre, Patrice Chéreau en Desmoulins ) ont forcé l’attention. Mais, la représentation de la Terreur a posé problème ,dans la mesure où elle est avant tout marquée par les préoccupations politiques du réalisateur . Même s’il en est parfois défendu, Wajda, militant de « Solidarité », a bien voulu parler de la Pologne en « état de siège » des années 1980 en évoquant la Terreur de 1793. Sans insister,on notera que le cinéaste polonais fait « l’impasse » sur le contexte historique de la période et que pour les besoins de sa cause, il va parfois un peu loin dans l’analogie …Ainsi, la fameuse séquence où Robespierre essaie le costume pour la fête de l’Être Suprême et corrige David sur le tableau du Serment du Jeu de Paume est une allusion transparente au culte de la personnalité et au « réalisme socialiste » en vigueur dans les pays communistes. Or, cette scène est une pure « invention » historique, ce qui affaiblit le propos de Wajda, malgré la puissance de son évocation…

Les ambiguïtés du Bicentenaire
A l’approche du Bicentenaire de 1789, la situation du cinéma français est paradoxale : d’abord, le thème de la révolte vendéenne connaît un regain de faveur, encouragé par la querelle historiographique… D’autre part, la production « officielle » sur la Révolution ne propose que des oeuvres convenues,parfois même contestables comme Les années terribles de Richard Heffron .
Deux films tournés sur la révolte des paysans de l’Ouest ( Chouans de Philippe de Broca-1988-, Le vent de galerne de Bernard Favre-1989-) renouvellent la vision du cinéma sur le sujet. Jusque là, les oeuvres réalisées sur ce thème avaient le souci de renvoyer dos à dos deux fanatismes également coupables, celui des « colonnes infernales » et celui des « Blancs », et n’oubliaient pas d’évoquer le contexte international. Mais les deux films cités ne respectent plus cette symétrie et s’inspirent d’un contexte historiographique nouveau, apparu dans les années 1980. A cette époque, plusieurs livres adoptent un ton franchement polémique pour évoquer l’action des armées républicaines en Vendée ( surtout le livre de Reynald Seycher publié en 1986 : Le génocide franco-français : la Vendée vengée ). Ces auteurs insistent sur l’idée d’une connexion Vendée-Auschwitz et l’amalgame Jacobins-Bolcheviks-Nazis est clairement affirmé : ces thèmes sont popularisés auprès du grand public par l’activisme éditorial et médiatique de Philippe de Villiers ( député de Vendée, secrétaire d’État à la culture de 1986-1988, promoteur du spectacle du Puy de Fou ). Certes, Philippe de Broca et Bernard Favre font preuve de prudence et ne reprennent pas à leur compte les affirmations les plus extrémistes : dans Chouans par exemple, le noble libéral incarné par Philippe Noiret soutient la première phase de la Révolution ; Le Vent de galerne insiste sur le caractère populaire de la révolte vendéenne et se veut l’équivalent des Camisards de René Allio. Mais, si leur description des forces contre-révolutionnaires est assez crédible, ces films retombent souvent dans la caricature, dès qu’il s’agit de décrire le camp « d’en face ». Dans Chouans, le personnage interprété par Lambert Wilson, censé incarner le représentant en mission « pur et dur », est une somme des clichés sur le terroriste « tel qu’on le rêve »…

   Lors de la comémoration du Bicentenaire de la Révolution, deux films sont présentés comme des oeuvres quasiment « officielles », estampillées par la Mission du Bicentenaire : il s’agit des Années-lumière de Robert Enrico et des Années terribles réalisées par Richard Heffron ( David Ambrose a élaboré les scénarios des deux épisodes ).Les réalisateurs bénéficient de conditions de production exceptionnelles : un budget de 300 millions de francs, 180 acteurs dont Klaus-Maria Brandauer, François Cluzet, Jean-François Balmer, Andrej Seweryn….avec la caution scientifique de l’historien Jean Tulard. Le contexte même imposait aux réalisateurs d’offrir une vision de la Révolution plutôt consensuelle. Robert Enrico s’en explique très bien :  » je me suis imposé de prendre ne compte les images familières que les manuels scolaires ont popularisés. Il s’agissait de réactiver une mémoire collective nourrie d’habitudes à respecter pour mieux faire passer un message positif sur les acquis irréversibles de la Révolution française ». Son film se présente comme une suite de scènes « incontournables » de tous les grands évènements révolutionnaires, en démarquant au plus près l’imagerie la plus répandue ( la séquence du serment du Jeu de Paume se présente comme le tableau de David « animé » …). Quand cela était possible, les évènements ont été tournés sur les lieux mêmes où ils s’étaient déroulés ( Hôtel de Ville, Versailles…) ou dans des endroits judicieusement choisis ( le château de Tarascon pour la Bastille, celui de Fontainebleau pour les Tuileries…).Mais comme le notait José Clémente, ce positivisme a ses limites et s’il rend la Révolution française lisible, il ne l’explique pas. Le peuple est singulièrement absent de ce long récit et comme le précise David Ambrose, ce sont les cadres, les « Yuppies » d’alors qui sont présentés comme les acteurs de l’Histoire en marche.
A ce propos,on peut relever toutes les incidences du débat historiographique des années 1980 sur la représentation de la Révolution à l’écran. A l’époque, l’interprétation libérale de François Furet sur la période révolutionnaire est dominante dans le champ médiatique, même si certains historiens s’en démarquent nettement, comme Maurice Agulhon ou Michel Vovelle, Président de la commission du Bicentenaire ( sans même parler des disciples de Mathiez et de Soboul, dont Claude Mazauric ). François Furet estime que la Terreur est en germe dès le début de la Révolution ( en 1965, il ne parlait que d’un « dérapage »..) et rejette toute explication par « les circonstances » ( la guerre civile, les guerres extérieures..) : il ne manque pas de souligner les analogies avec l’histoire de l’URSS et selon lui, le régime terroriste est bien l’ancêtre de tous les régimes dictatoriaux du XX° siècle. Or, cette approche se retrouve à l’écran, du Danton de Wajda aux Années terribles de Richard Heffron, en passant par Chouans de Philippe de Broca : dans tous les films cités, les personnages de Montagnards ont un petit air stalinien qui ne trompe pas….De même, les historiens de la « galaxie Furet » privilégient la dimension politique de la Révolution aux dépens des autres aspects, notamment sociaux : cette optique est reprise dans les films « officiels » du Bicentenaire, qui valorisent les dirigeants et réduisent le peuple à un rôle de figurant souvent manipulé (dans Les années-lumière, la séquence sur les journées d’octobre 1789 met en scène le peuple de Paris reprenant mécaniquement les mots d’ordre que lui souffle Marat…).

   Au terme de cette rapide évocation de la Révolution française à l’écran, on peut estimer que Cinéma et Histoire se sont retrouvés, pour le meilleur et pour le pire. Longtemps,la Révolution n’est qu’une toile de fond pour les réalisateurs qui cherchent un cadre dramatique aux aventures de leurs personnages mais leur vision est souvent réductrice et réactionnaire : si la monarchie absolue est condamnée, la Terreur devient l’archétype de la dictature « au nom du peuple ». Avec Renoir et les cinéastes des années 1960-1970, la représentation de la Révolution est plus équilibrée, plus érudite, et les approches se diversifient. Mais dans les années 1980, le cinéma reflète d’une certaine manière les débats historiographiques du temps, que ce soit la « redécouverte » des guerres de Vendée ou les idées défendues par François Furet, et il n’ évite pas toujours la caricature. Décidément, la représentation de la Révolution française reste un enjeu idéologique d’importance, et on peut se demander si, comme l’affirme François Furet, « la Révolution est vraiment terminée »…

La Révolution, suite et fin ?
Ces dernières années, il semble bien que le thème de la Révolution française ait peu inspiré les cinéastes , si on excepte le film de James Ivory, Jeffferson in Paris (1995), qui s’intéresse au séjour du célèbre américain, en tant qu’ambassadeur de la jeune république auprès de Louis XVI. Si les les liens de Jefferson avec les nobles libéraux comme Lafayette sont bien montrés, par contre les motivations du peuple en colère sont sommairement exposées…En 2001, Eric Rohmer nous présente une approche de la Révolution française très critique dans L’Anglaise et le duc, qui rejoint d’une certaine façon la vision libérale d’un François Furet, en s’interrogeant en particulier sur la période de la Terreur.
Par contre, un personnage de l’époque semble toujours inspirer le cinéma : il s’agit bien sûr de Marie Antoinette, au centre de deux films plutôt réussis mais dans des genres bien différents : celui de Sofia Coppola, sorti en 2005 et Les Adieux à la Reine, de Benoit Jacquot (2011). On peut relever la Reine de France avait déjà inspiré de nombreux cinéastes, à Hollywood (Marie Antoinette, de W. S. Van Dyke en 1938) ou en France (les plus notables serait La Marseillaise de Jean Renoir en 1938 et le film de Jean Delannoy, sorti en 1956, en avec Michèle Morgan dans le rôle principal)
Le Marie-Antoinette de Sofia Coppola privilégie un angle particulier : il nous décrit la jeune reine comme une jeune fille perdue dans un milieu dont elle ne maitrise pas les règles et où elle s’ennuie profondément…Elle se distrait dans une succession de fêtes plus ou moins orgiaques, avec un petit groupe d’amies fidèles, prêtes à la suivre dans ses excentricités. Elle vit dans « une bulle coupée du monde extérieur » , comme le dit la réalisatrice, et donc l’Histoire (et le peuple) est en quelque sorte hors-champ. Ce décalage a pu énerver certains , notamment parmi les historiens, qui ont vite fait de relever les anachronismes du film : l’absence de contexte historique accentue le caractère frivole du personnage, qui semble de tout temps…Mais comme le dit Benoit Jacquot, son film est « insolent, extrêmement snob mais assumant complètement son snobisme ». Sa vision du personnage est cohérente, pas plus ni moins fantaisiste que celle d’un Sacha Guitry : on peut donc lui accorder (ou non) le même crédit Quant à l’interprétation de la figure de Marie-Antoinette .

  Quant au film Les Adieux de la Reine, le cinéaste a fort bien réussi son pari de renouveler le genre, alors que ce personnage a déjà fait l’objet de nombreux films. Ce qui peut intéresser le professeur d’histoire, c’est l’évocation très réussie d’un Versailles pas si brillant que cela : les rats pullulent, la saleté règne, la plupart des résidents s’entassent dans des chambres exiguës…L’ambiance « fin de règne » a fasciné Benoit Jacquot (il la compare à celle régnant à la tête de l’état en… mai 1968) : ces hauts dirigeants hésitant sur la marche à suivre, les aristocrates prenant connaissance avec effroi des listes de têtes à faire tomber en cas de Révolution…De plus, il prend le parti de décrire cette période très particulière (entre le 14 et le 17 juillet 1789) à travers les yeux d’un personnage fictif mais crédible (la liseuse de la Reine, Mlle Laborde). Le personnage de Marie-Antoinette devient aussi plus complexe : femme capricieuse, passant de la douceur à l’arrogance, d’un caractère authentiquement réactionnaire, elle ne comprend pas « le monde qui change » et surtout le refuse…Selon le réalisateur, c’est lorsque le tragique des évènements s’impose à elle, qu’elle « cesse de devenir une princesse évaporée et devient la reine de France ». A ce jour, c’est sans doute le film qui rend le plus justice à ce personnage tant décrié par l’historiographie…
En tout cas, le fait que le cinéma « traite » de la Révolution française par l’évocation d’une telle figure montre bien qu’un tournant a été pris : l’histoire du collectif s’efface devant les destinées individuelles, et en particulier celles qui passent bien à l’écran. Mais le septième art n’a sans doute pas dit son dernier mot : la réussite de certains films situés dans le passé et qui prennent comme personnages principaux les « oubliés de l’histoire » (on pense à Heimat, d’Edgar Reitz, de ou Jimmy’s Hall de Ken Loach, films sortis en 2013) montre qu’on peu aussi  filmer le temps passé par le bas…

 

La Guerre froide (et la Détente) au cinéma (filmographie)

   A l’époque de la Guerre Froide, le cinéma est arrivé dans son âge adulte : depuis les années 1930,on connaît son efficacité comme moyen de propagande : il a été utilisé par les dictatures et les démocraties lors du conflit mondial : aussi, il se trouve impliqué, surtout aux Etats-Unis, dans le combat politique et la Guerre Froide peut s’incarner directement à l’écran. Ce n’est qu’à partir des années 1960, une fois la tension idéologique retombée, que les réalisateurs pourront porter un regard plus distancié sur la période…( dans tout l’article qui suit, nous entendons la Guerre Froide au sens large, c’est à dire l’affrontement entre les deux grandes puissances dans les années 1950-1960, mais aussi les évènements intérieurs dans les deux camps liés à ce climat , comme par exemple le Maccarthysme aux États-Unis, la répression dans les pays de l’Est…).

Un cinéma de combat
En parcourant la filmographie de l’époque, on constate d’abord que c’est surtout le cinéma américain qui s’est engagé dans le combat idéologique. Dans la production soviétique, les allusions à la Guerre Froide sont peu fréquentes, pour autant que l’on puisse connaître les films de cette période. Déjà, leur nombre total est faible ( 19 en 1946, 61 en 1956 ). Surtout, et en partie pour rivaliser avec Hollywood, le cinéma soviétique privilégie les fresques monumentales à la gloire des Grands Hommes du pays et bien sûr les récits le plus souvent tragiques de la « Grande guerre patriotique » (La bataille de Stalingrad de Petrov, La chute de Berlin de Michael Tchiaourelli -1949- ). La plupart de ces films font la part belle au culte de la personnalité alors à son apogée ( Le chevalier à l’étoile d’or de Youli Raizman-1950- ), mais font preuve d’une certaine discrétion sur le combat idéologique : cette modération s’explique sans doute par le pacifisme affiché par les dirigeants soviétiques, qui veulent présenter le camp occidental comme l’agresseur.
Le cinéma américain est davantage mis à contribution dans la lutte idéologique contre le camp communiste. Les conditions de production changent radicalement et les réalisateurs et scénaristes font désormais l’objet d’une surveillance étroite. La Commission des activités anti-américaines, créée en 1938 pour lutter contre l’influence des Nazis, est  » réactivée » : elle procède à plusieurs audiences publiques afin d’épurer Hollywood de l’idéologie communiste ( en 1947, les « témoins amicaux » prêts à coopérer, comme Adolphe Menjou, Gary Cooper, Ronald Reagan…,puis les « témoins inamicaux » dont les fameux « Dix d’Hollywood »-John Lawson, Dalton Trumbo, Herbert Biberman…, accusés et jugés pour « outrage au Congrès »; en 1951, reprise des auditions en particulier des « repentis » célèbres comme Edward Dmytryk ou Elia Kazan, anciens communistes qui « donnent des noms »…). Les producteurs les plus importants (Sam Goldwyn, Harry Cohn, Jack Warner, Louis Mayer…) proclament, lors d’une réunion à l’hôtel « Waldorf Astoria » de New-York, « qu’ils n’engageront plus de personnes qui préconisent le renversement du gouvernement des États-Unis « . En d’autres termes, toutes les personnes suspectes d’être des « libéraux » (au sens américain, c’est à dire de gauche ) se retrouvent sur des « listes noires » et sont interdits d’embauche dans les grands studios d’Hollywood. Cette exclusion devient rapidement réalité, et de nombreux scénaristes se retrouvent au chômage ou sont obligés de travailler sous des noms d’emprunt ,comme Dalton Trumbo. La carrière de certains acteurs comme John Garfield, Paul Robeson ou Zero Mostel est brisée et les cinéastes les plus engagés préfèrent s’expatrier en Europe ( Joseph Losey, John Berry, Jules Dassin…).
Dans ces conditions, le cinéma hollywoodien s’engage dans la Guerre Froide. Les historiens du cinéma dénombrent une trentaine de films qu’on peut qualifier d’anticommunistes.Chaque grand studio veut son film « antirouge »: la MGM produit Guet-apens de Victor Saville ( 1949 ), la Warner, I was a communist for the FBI de Gordon Douglas ( 1951 ), la Paramount, My son John de Leo Mac Carey ( 1952 ).Outre les réalisateurs cités, quelques cinéastes chevronnés s’engagent dans la lutte « antirouge » : William Wellman, Sam Fuller, Henri Hattaway et dans un registre différent, Elia Kazan et Edward Dmytryk ( à l’inverse, on remarquera la discrétion ou l’habilité de réalisateurs comme John Ford, Howard Hawks, John Huston qui gardent leurs distances). La plupart de ces films font preuve d’un solide manichéisme : le communisme y est souvent comparé à une maladie qui peut gangrener la société américaine.Reprenant les thèmes développés par le sénateur Mac Carthy, toute critique contre l’American way of life est vite assimilée à une attitude communiste : beaucoup de ces films relatent des affaires d’espionnage « atomique » sur le territoire américain, dans lesquelles les agents du FBI ont le beau rôle ( Le rideau de fer de William Wellmann -1948-, I was a communist for the FBI de Gordon Douglas -1951-) : c’est aussi une manière pour les Américains d’expliquer la rapidité avec laquelle l’URSS rattrape les États-Unis dans la course aux armes nucléaires, et d’alimenter la paranoïa ambiante. Cette menace communiste est particulièrement grave quand elle s’attaque à la famille américaine elle-même. Dans My son John de LeoMac Carey, c’est le fils aîné, incarné par le trouble Robert Walker, qui est « contaminé » par la doctrine communiste et sa conversion entraîne toute sa famille dans le drame : sa mère sombre dans la dépression, le père dans l’alcoolisme : la délivrance ne peut venir que par le sacrifice de celui par qui le mal est arrivé. Certains de ces films se déroulent en Europe et en particulier à Berlin, lieu symbolique de l’affrontement Est-Ouest ( The big lift de G.Seaton -1949-, Man on a thight rope d’Elia Kazan -1952-, Les gens de la nuit de Nunnaly Johnson-1954- ) : mais les scénaristes ne s’attardent pas en général à décrire la vie au delà du rideau de fer, et leur représentation du monde communiste reste caricaturale.

La guerre des mondes
Dans ces mêmes années 1950, le cinéma de science-fiction connaît un essor remarquable, en partie à cause du climat de Guerre Froide de l’époque. D’abord, de nombreux films évoquent, sous des formes métaphoriques, la lutte entre la Terre ( c’est à dire les  États-Unis et le camp occidental ) et des mondes menaçants , comme la planète rouge Mars. Soit il s’agit d’expéditions dans ces endroits inconnus ( Red Planet Mars de Harry Horner -1952- ), soit il faut se défendre contre des envahisseurs venus d’autres univers ( Invaders from Mars de William Menzies-1953-, La guerre des mondes de Byron Haskin-1953- ). A ce propos, l’imagination des cinéastes se déchaine pour donner à ces êtres les formes les plus extravagantes, sous le prétexte qu’elles sont le fruit de mutations « atomiques » : carotte géante dans La chose d’un autre monde de Christian Nyby et Howard Hawks ( 1953 ), gigantesques calamars dans It conquered the world de Roger Corman ( 1956 ) , masse gélatineuse, le fameux « Blop », dans Danger planétaire d’Irwin Yeawoth ( 1958 ). Quand l’URSS lance avant les États-Unis ses premiers satellites à partir de 1957, l’image des soucoupes volantes semble à beaucoup d’Américains l’anticipation d’une réalité à venir…L’idée qu’on retrouve dans la plupart de ces films est  » qu’il est dangereux d’aller fureter dans des alternatives utopistes » et qu’en quelque sorte « on est bien mieux chez soi… »

Les voies de la résistance…
Cependant, l’idée d’un cinéma américain « aux ordres » doit être nuancée : d’abord l’importance des films  » antirouges » est toute relative si on la rapporte à l’ensemble de la production hollywoodienne ( une trentaine de films pour toute la période alors que la moyenne annuelle est proche de 360 long-métrages…). Pour les studios, le cinéma doit rester un divertissement et, dans ces années, la comédie musicale brille de tous ses feux ( Un Américain à Paris de Gene Kelly-1951-, Chantons sous la pluie de Kelly et Stanley Donen-1952-, Tous en scène de Vincente Minnelli- 1953-…). De plus, tout le milieu du cinéma n’est pas passé dans le camp maccarthyste et beaucoup sont choqués par cette « chasse aux sorcières » : plusieurs acteurs et réalisateurs, comme Humphrey Bogart,Laureen Bacall, John Huston, Groucho Marx, Frank Sinatra, se mobilisent pour soutenir les « Dix d’Hollywood » .Le « libéral » Joseph Manciewiz conserve la présidence de la puissante Association des réalisateurs américains, malgré les attaques du très conservateur Cecil B.de Mille, avec le soutien inattendu de John Ford et de la majorité de ses collègues… En fait, de nombreux cinéastes parviennent à contourner les interdits pour exprimer leur vision pessimiste de l’Amérique, en utilisant des genres moins exposés, comme le film noir ou le western. Dans les films noirs des années 1940-1950, la société américaine est représentée comme un véritable enfer, bien loin de l’image propre et lisse, diffusée par la propagande officielle : les grandes villes sont gangrenées par la violence et la corruption, les personnages sont fragiles, motivés seulement par l’appât du gain et le sexe .Les droits les plus élémentaires sont battus en brèche par les maffias de tous ordres ( L’enfer de la corruption d’Abraham Polonsky -1948-, La cité sans voiles de Jules Dassin-1948-, Quand la ville dort de John Huston-1950-, Règlement de comptes de Fritz Lang- 1953-…). De même, les westerns évoluent pendant les années 1950 : avant guerre, ils célébraient sans états d’âme les mythes fondateurs de l’histoire américaine : la Conquête de l’Ouest, la bravoure des pionniers, la sauvagerie des Indiens… Mais ces idées sont remises en cause après 1945 : le héros est moins viril et sûr de lui, ses motifs moins nobles et l’ambiance parfois crépusculaire ( La Vallée de la Peur de Raoul Walsh-1947-). L’image de l’Indien est revalorisée,ce qui rend plus difficile la justification de son extermination ( La flèche brisée de Delmer Daves -1950- ). Certains westerns font même allusion au climat de lâcheté et de fanatisme qui règne alors aux États-Unis, sous la férule de Mac Carthy ( Le train sifflera trois fois de Fred Zinnemann –, Johnny Guitare de Nicholas Ray-1954- ). Dans un autre registre, les cinéastes « repentis » justifient leur attitude dans leurs films, en faisant l’apologie de la délation qui peut s’avérer nécessaire ( Sur les quais d’Elia Kazan -1954-, L’homme aux colts d’or d’Edward Dmytryk -1959- ). Ainsi, comme le relève Michel Luciani, bon nombre de fictions « ont contourné l’obstacle par la maitrise du double langage, par le symbole et l’allégorie. Endormis pendant des années dans les usines à rêves, les artistes du cinéma américain ont dû d’un seul coup se surpasser ou disparaître ».

Un certain regard européen
Dans les pays alliés des États-Unis, l’engagement est beaucoup moins marqué. En Grande-Bretagne, plusieurs films sont réalisés sur des sujets liés à la Guerre Froide (le cinéaste Carol Reed en particulier adapte à l’écran plusieurs romans de Graham Greene, dont le plus célèbre, Le Troisième homme ). Le ton est encore anticommuniste, mais avec une nuance d’autodérision ( Notre agent à la Havane -1960- ) et une vision moins manichéenne des camps en présence. A propos du Troisième homme, Marc Ferro remarque que le film est hostile aux Soviétiques, accusés de tremper dans de louches trafics de médicaments, mais qu’il souligne aussi « l’angélisme » des Américains,qui décidément ne comprennent rien aux subtilités du vieux continent. En France, la filmographie sur le sujet est inexistante ( sauf à considérer La belle Américaine de Robert Dhéry comme porteuse d’un message politique…). Les films américains les plus virulents dans l’anticommunisme sont d’ailleurs édulcorés par les distributeurs : l’intrigue de Pick up on South Street, qui met en scène des espions communistes, devient une histoire de drogue, malgré l’opposition du réalisateur Sam Fuller. Dans Courrier diplomatique de Henry Hattaway, les Soviétiques sont métamorphosés en mystérieux « Slavons »… Cette situation particulière s’explique peut-être par l’influence des idées de gauche dans les milieux du cinéma en France et aussi par la prudence des distributeurs, peu soucieux de braquer l’opinion publique certainement moins « antirouge » qu’aux États-Unis ( à l’époque, le PCF recueille encore près d’un quart des suffrages..).

La fin des certitudes

   A partir de 1955, les deux Grands amorçent le rapprochement qui aboutit à la Détente après 1962. Mais ce processus est lent, hésitant, marqué par de nombreux « incidents » , de l’écrasement de la révolte hongroise en 1956 à la crise des fusées à Cuba en 1962. La stratégie dite « des représailles massives » prônée par Foster Dulles ne semble plus adaptée et le dynamisme de l’URSS dans la course technologique inquiète les  États-Unis.

Des espions fatigués
Le cinéma s’est fait l’écho de ces débats et de ces hésitations, en particulier aux États-Unis. Dans le film d’espionnage, genre privilégié à l’époque précédente, le changement de ton est sensible. Certes, la série des James Bond , inaugurée en 1962 par James Bond contre Docteur No, semble dans le droit fils des films « antirouges » des années 1950 ( ces films sont d’ailleurs violemment dénoncés pour leur agressivité par les Soviétiques ). Mais on peut aussi relever qu’à l’exception de Bons baisers de Russie ( 1963 ), l’agent 007 affronte le plus souvent des « méchants » issus de pays du Tiers-Monde ( dans Goldfinger, les tueurs sont décrits comme des « chigroes », »croisement improbable de Chinois et de Nègres »…) : le ton est donc plutôt xénophobe, voire raciste plus qu’anticommuniste ( d’ailleurs, le SPECTRE, l’organisation criminelle que combat James Bond s’attaque en général aux deux Grands..). Mais pour les autres films d’espionnage, l’heure est au désenchantement. Déjà, dans Mort aux trousses d’Alfred Hitchcock (1959 ), les agents des deux camps sont des professionnels qui se ressemblent, et les secrets d’état qu’ils se disputent semblent bien dérisoires ( des « MacGuffin » dans le langage hitchcockien…). Surtout dans les années 1960, plusieurs films sont réalisés à partir des livres de John LeCarré et Len Deighton ( L’espion qui venait du froid de Martin Ritt -1965-, Ipcress, danger immédiat de Sidney Furie-1965-, M15 demande protection de Sidney Lumet -1966-). Or, ces écrivains s’inspirent des affaires qui agitent alors le monde des services secrets (en particulier, la défection de Kim Philby en 1962, qui montre l’importance de l’infiltration du KGB dans le MI5 britannique ), et renouvellent complètement la vision de cette lutte souterraine entre les deux grandes puissances. Dans ces livres comme dans ces films, les personnages d’espions ne sont plus des héros bardés de certitudes, mais ce sont des hommes désabusés, fatigués,et qui agissent comme par réflexe, sans mobile politique apparent ; des « anti-James Bond » en quelque sorte ( par exemple, Alex Leamas dans L’espion qui venait du froid ). Les services occidentaux emploient les mêmes méthodes détestables que « le camp d’en face » et il est bien difficile de distinguer le bien du mal, tant la lutte se livre  » à fronts renversés  » : dans L’espion.., le MI5 utilise un ancien nazi pour s’infiltrer dans la hiérarchie de la RDA et n’hésite pas à sacrifier un de ses propres agents… La confusion est à son comble dans le film La lettre du Kremlin réalisé par John Huston en 1969, dans lequel espions russes et américains collaborent ensemble dans une ambiance malsaine de règlements de compte, de « coups fourrés » et de corruption…

Le cinéma de politique-fiction
Cette époque voit aussi le développement du film de « politique-fiction », qui traite des évènements les plus contemporains, souvent tourné par des cinéastes « libéraux ». Plusieurs films évoquent ainsi la menace d’extrème-droite pesant à l’intérieur même des  États-Unis et les personnages imaginés par les cinéastes s’inspirent à l’évidence de personnalités ayant réellement existé comme le sénateur Joseph Mac Carthy ou le général Mac Arthur ( Tempête à Washington d’Otto Preminger -1962-, Un crime dans la tête de John Frankheimer-1962-, Sept jours en mai du même réalisateur -1964- ). D’autres encore montrent les problèmes que posent la stratégie nucléaire menée jusque là par les États-Unis ( Point limite de Sidnet Lumet -1964-, Aux postes de combat de J.B Harris-1965- ). Le film le plus réussi sur ce thème est sans doute celui de Stanley Kubrick, Docteur Folamour réalisé en 1964, qui réussit à traiter ce sujet avec une ironie grinçante ( le sous-titre donne le ton : ou comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe ). Très bien documenté, le cinéaste dresse une galerie de portraits « à clef » : un Président façon Kennedy, un général paranoïaque à la Mac Arthur, un officier typique représentant du complexe militaro-industriel, un savant fou ex-nazi « récupéré » par les Américains, incarnation possible de l’ingénieur Werner Von Braun…. Le film expose aussi la mécanique infernale mise en place par la course aux armements atomiques et montre les limites de la dissuasion mal maitrisée.

Une même évolution à propos de la Guerre Froide est sensible dans d’autres genres cinématographiques : dans la comédie de Billy Wilder Un, deux, trois ( 1961 ), James Cagney incarne un fringant homme d’affaires représentant de la firme Coca-Cola, prêt à tout pour aller s’implanter en Europe de l’Est et qui ne s’embarrasse surtout pas de considérations idéologiques. Dans le même film, le farouche militant communiste abandonne son idéal brutalement et sans état d’âme.. Dans les films de science-fiction, les personnages d’extra-terrestres n’ont plus d’intentions hostiles ( dans Teen-agers from Outer Space de T.Graef -1959-, le voyageur venu de l’espace tombe amoureux d’une jeune rock’n’rolleuse…).

A partir des années 1960, le cinéma américain s’est donc libéré du carcan idéologique de la période précédente : il exprime la crise d’identité d’une Amérique moins sûre d’elle même . Les films de cette époque insistent moins sur les divergences politiques entre les deux camps que sur les aspects qui les rapprochent. Une page est donc tournée. Alors qu’en 1975, la Commission des activités anti-américaines est dissoute, certains réalisateurs et scénaristes autrefois écartés reviennent travailler à Hollywood ( Dalton Trumbo qui écrit le scénario du film Spartacus de Kubrick, Abraham Polonsky qui réalise Willie boy en 1970…. ). Les cinéastes de la génération suivante se montrent beaucoup plus indépendants et n’hésitent pas à mettre en cause les institutions américaines ( la CIA dans Les trois jours du Condor de Sidney Pollack-1973-, le Président lui-même dans Les hommes du Président d’Alan Paluka-1976- ). Ils montrent toute leur liberté d’esprit à propos de la guerre du Vietnam, qui a inspiré nombre d’entre eux ( Francis Ford Coppola, Elia Kazan, Michael Cimino, Oliver Stone, Stanley Kubrick…). Quelques uns abordent même le thème du MacCarthysme pour en dénoncer les excès, au nom de la liberté d’expression bafouée ( Nos plus belles années de Sidney Pollack-1973-, Le prête-nom de Martin Ritt-1976-, La liste noire d’Irwin Winkler -1991- ). Certes, les années Reagan sont marquées par une floraison de films « antirouges », comme aux plus beaux temps de la Guerre froide : la série des Rambo, qui affronte les Vietnamiens ( Rambo II en 1986 ) puis les Soviétiques en Afghanistan ( Rambo III en 1988 ), le personnage de Rocky encore interprété par Sylvester Stalone, qui combat contre un boxeur russe dans Rocky IV ( 1985 ), Invasion USA de Joseph Zito ( 1985 ), qui reprend un titre des années 1950 et qui évoque l’invasion de la Floride par des troupes sovieto-cubaines… Mais, l’effondrement du bloc communiste à partir de 1989 tarit pour un temps cette source d’inspiration et les conservateurs américains s’inquiètent à nouveau de la moralité des films produits par Hollywood.

« The French Touch »
En Europe, dans les années 1960-1970, le nombre de films consacré à la Guerre Froide reste faible : dans le genre du film d’espionnage, comme aux États-Unis, les scénarios présentent des personnages plus complexes, des hommes-machines, manipulés par leurs services : Les Espions d’Henri-Georges Clouzot ( 1957 ), Le silencieux de Claude Pinoteau ( 1972 ) . Mais un film de cette période retient surtout l’attention : L’Aveu de Konstantin Costa-Gavras ( 1970 ). Adapté du livre d’Arthur London, il évoque les procès staliniens qui se déroulent au lendemain de la guerre en Tchécoslovaquie socialiste ( en particulier, le procès Slansky en 1952 ). Ce film rigoureux et austère est presque une œuvre expiatoire pour le réalisateur, le scénariste ( Jorge Semprun ) et l’interprète principal ( Yves Montand ), tous trois proches ou membres du Parti communiste. Cette génération d’intellectuels de gauche, qui avait préféré se taire auparavant pour ne pas donner d’arguments au « camp d’en face », prend maintenant ses distances avec le passé stalinien du mouvement communiste. En quelque sorte, leur démarche « croise » celle des cinéastes américains, surtout préoccupés de s’émanciper du Maccarthysme. Plus récemment encore, plusieurs films français se sont intéressés à la période, dans une veine presque « populiste » ( Vive la Sociale de Gérard Mordillat-1984-, Rouge Baiser de Vera Belmont-1985-, Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes de Jacques Zilbermann-1993- ). Certes, les personnages sont des « staliniens de base » et leur sectarisme, voire leur aveuglement ne sont pas occultés : dans Rouge Baiser, Laurent Terzieff qui incarne un vieux militant de retour du camp » socialiste » essaie d’informer ses camarades sur la réalité dans les démocraties populaires mais se heurte à leur incompréhension. Dans le même film, l’héroïne est exclue pour « titisme ». Mais ces réalisateurs parlent de ces hommes et de ces femmes avec chaleur et affection, insistant sur leur dévouement et leur sincérité ( on pense notamment au personnage joué par Josiane Balasko, dans Tout le monde… ) : cette vision des choses est bien spécifique au cinéma français et elle correspond au rapport particulier et parfois nostalgique qu’entretiennent les anciens militants du PCF avec l’organisation qui a marqué leurs vies.

    Ainsi, la Guerre Froide est bien présente dans le cinéma des années 1950 à nos jours, mais sa représentation a varié selon les époques et les pays. Pendant la Guerre Froide elle-même, c’est un cinéma de combat qui s’impose surtout aux États-Unis, alors que les réalisateurs « libéraux » se réfugient dans la métaphore. A partir des années 1960, le regard porté sur la Guerre Froide se nuance, comme dans les films d’espionnage qui en arrivent à renvoyer les deux camps dos à dos. Aux États-Unis, un cinéma politique dynamique remet en cause les idées reçues de l’époque précédente et n’épargne plus les institutions : une réflexion sur l’histoire de cette période commence, même si on peut la juger limitée… En France, l’époque inspire davantage les réalisateurs, qui dénoncent les excès du sectarisme des militants communistes, mais avec un regard chaleureux sur les hommes… En d’autres termes, la vision de la Guerre Froide est moins polémique que par le passé : elle s’est approfondie et enrichie de nouveaux points de vue, dans un contexte politique nouveau.

voir filmographie guerre froide et détente au cinéma

 

La destruction des juifs à l’écran : du silence à la réflexion…

Cet article a été rédigé pour le dossier Contreplongée, Le Pianiste

 

   Le Pianiste de Roman Polanski a reçu une véritable consécration internationale, à la fois du public et de la critique (le film a raflé de nombreuses récompenses, et en particulier, la Palme d’Or du festival de Cannes et l’Oscar du meilleur film à Hollywood). Avant lui, deux autres œuvres, traitant également de la Shoah avaient également été plébiscitées par les spectateurs et les institutions cinématographiques : il s’agit bien sûr de La liste de Schindler de Steven Spielberg en 1993 et La vie est belle de Roberto Benigni en 1998… Des années 1930 à nos jours, la représentation au cinéma de la destruction des Juifs par les nazis a connu une évolution complexe, qu’il n’est pas inutile de rappeler à grands traits : en particulier, elle témoigne de l’évolution du travail de mémoire sur cette question sensible de l’époque contemporaine.

Le temps du silence
Dans les premières années du régime hitlérien, les nazis tentent encore d’afficher une facade de respectabilité envers l’extérieur. Alors que les premières mesures discriminatoires contre les Juifs sont adoptées, on prend garde à ne pas trop effaroucher les observateurs étrangers. Lorsque les délégations internationales se succèdent à Berlin pour les Jeux Olympiques de 1936, Goebbels prend soin de camoufler tous les signes antisémites trop ostentatoires (pancartes excluant les Juifs des lieux publics, affiches trop agressives..). La propagande du régime offre quelques rares images de camps de concentration (Dachau, Oranienburg, Mathausen sont alors ouverts : certains Juifs y sont enfermés notamment après la nuit de Cristal en 1938, d’autres pour «souillure raciale», quand ils ont eu des relations avec des «Aryens»). Mais les documents diffusés ne présentent bien sûr que des lieux idylliques, ressemblant plus des camps scouts qu’à un enfer concentrationnaire. Tout juste a-t-on récupéré quelques minutes de films , sans doute tournées clandestinement au cours de la «Nuit de Cristal», qui montrent des femmes juives, complètement nues et houspillées par quelques brutes SS…Dans un pays où la propagande est aussi encadrée, cette situation n’est pas surprenante.

    Plus étonnant est ce qu’on peut observer en dehors de l’Allemagne nazie, et en particulier à Hollywood aux États-Unis. En fait, la production cinématographique de l’époque est quasiment muette sur la question des persécutions antisémites. Certes, le système des studios est avant tout orienté vers le divertissement et on voit mal cette «machine à rêves» aborder des sujets politiques trop audacieux, qui risqueraient de dérouter le public, dans un pays fortement isolationniste. De plus, les patrons des grands compagnies hésitent à se couper du marché européen et l’Allemagne a fait connaître aux Majors ses exigences quant aux films distribués sur son territoire. Aux États-Unis, les idées de droite et même d’extrême-droite ont de puissants relais : les membres d’Hollywood les plus réactionnaires, comme Gary Cooper, Ward Bond ou John Wayne, combattent toutes les idées jugées trop libérales. L’association des Américains d’origine allemande (Deutsch American Bund) monte au créneau lors qu’un projet de film lui semble dangereux pour la «mère-patrie» (ce sera notamment le cas quand Chaplin va annoncer son intention de tourner Le dictateur…). Depuis les travaux du chercheur américain Ben Urwand  , on sait même que le consul allemand ne se gênait pas pour intervenir et était parfois convié par certains producteurs à donner son avis sur les productions américaines: c’est à sa demande que le film sur la vie d’Émile Zola, produit par la Warner,  est »expurgé » de toute allusion à la « race » de Dreyfus…

Une dernière raison plus paradoxale de ce silence est qu’un certain nombre de producteurs d’Hollywood sont… d’origine juive. En abordant trop franchement le thème de l’antisémitisme, ils craignent de réveiller l’hostilité latente qui existe aux États-Unis, et en particulier en Californie contre les Juifs («S’il y a la guerre, on va dire que c’est la faute aux Juifs… »). certaines déclarations sont même déconcertantes : après s’être rendu en Allemagne en 1934, le célèbre producteur Irving Thalberg conseille aux Juifs de ne pas réagir et rejette toute idée d’interventions internationales contre la politique antisémite des nazis: «un grand nombre de Juifs perdront la vie… Mais Hitler et l’hitlérisme perdront et les Juifs resteront».Au total, très peu de films abordent le sujet, ou alors de manière métaphorique : dans Le Bossu de Notre Dame sorti en 1939, William Dieterle évoque le sort des Juifs sous l’oppression nazie en décrivant le milieu des …Gitans.

Le temps du combat
Alors que la guerre commence, les représentations cinématographiques vont bien sûr évoluer, car les enjeux ont changé. Dans les deux camps, le ton change et l’on passe d’une certaine discrétion à une propagande ou à un engagement sans nuances. Pour les nazis surtout, le temps est venu de «régler définitivement la question juive» : sans entrer dans le débat des historiens à propos de la «solution finale», il est clair qu’entre 1939 et 1942, les nazis franchissent rapidement plusieurs pas dans la politique antijuive : création des ghettos, tueries par les Einsaztgruppen sur le front est, et enfin mise en place de six camps d’extermination. Mais on ne dispose que de quelques images sur toutes ces opérations : on a retrouvé quelques extraits de films, souvent très brefs (parfois quelques secondes seulement), et en général on ne dispose d’aucune information sur les conditions de tournage (la plupart du temps, on ne connaît ni le lieu, ni la date, ni l’auteur des images…). Ainsi, une séquence montre un groupe de Juifs embarquant dans un train de marchandises, sous l’œil attentif de quelques soldats allemands (le cameraman, visiblement autorisé, s’est même placé à l’intérieur du wagon pour filmer les déportés en train d’y monter). Alors que le convoi démarre, des bouts de papier tombent des fenêtres. Dans un autre extrait, toujours d’origine inconnue, on voit des soldats allemands en train de «trier» des Juifs, sans doute dans un pays d’Europe de l’Est. L’un d’entre eux saisit une femme et repousse l’enfant qui veut rejoindre sa mère. Enfin, un film, tourné sans doute clandestinement, présente l’exécution d’un groupe de Juifs en Lettonie par un des fameux «commandos spéciaux» utilisés à partir de 1941. Sur les chambres à gaz elles-mêmes, il n’existe aucun document cinématographique: par contre, on a retrouvé deux photos, prises par des membres du Sonderkommando d’Auschwitz, avant et après le gazage d’un groupe de femmes. Longtemps après la guerre, on a aussi découvert un nombre assez important de documents photographiques sur l’arrivée des convois de Juifs Hongrois en 1944 dans le même camp.
Par contre, on sait que les nazis ont réalisé eux-mêmes plusieurs films, et en particulier dans les ghettos de Pologne (Lublin, Lodz, Cracovie et bien sûr Varsovie) : plusieurs journaux ou témoignages de Juifs du ghetto de Varsovie s’en font l’écho (en particulier Emmanuel Ringelblum et Bernard Goldstein) et Polanski y fait allusion dans Le Pianiste… Ces séquences étaient soigneusement mises en scène, à des fins de propagande, à la fois pour donner une image flatteuse des ghettos et et décrire les Juifs comme des profiteurs. La plupart de ces documents ont été conservés : ces séquences ont été utilisées par les nazis eux-mêmes dans certains montages d’images (par exemple dans Der ewige Jude, de Fritz Hippler) mais aussi par des cinéastes après le conflit (par exemple, dans Le Temps du ghetto de Fréderic Rossif ou Korczak de Andrzej Wajda). Très récemment, 8 minutes de film en couleurs ont été retrouvées, présentant des images du ghetto de Varsovie entre 1940 et 1942…Les nazis vont pousser le cynisme jusqu’à demander à un réalisateur d’origine juive, Kurt Geron, de tourner un film en 1944 sur le ghetto «modèle» de Theresienstadt (Terezin): ce «documentaire», intitulé Le Führer offre une ville aux Juifs, qui décrit la vie idyllique des Juifs dans ce camp, est présenté aux autorités de la Croix Rouge (quelque temps après, toute l’équipe artistique et technique est gazée à Auschwitz).
Les nazis réalisent aussi des films de propagande antisémites dans les années 1940-1942, sans doute pour préparer l’opinion publique allemande (et européenne) aux mesures radicales qui vont être prises à l’encontre des Juifs. Ainsi,  en 1941) , on peut surtout citer plusieurs films sortis tous les trois en 1940 : une production assez importante , Les Rotschild d’Erich Waschneck, un «documentaire» de Fritz Hippler sur la question juive, Der ewige Jude (Le Juif éternel), et Le Juif Süss de Veit Harlan . Le Juif éternel est réalisé par le directeur de la section cinématographique du ministère de la propagande et se veut une évocation «historique» sur les Juifs en Europe (on y intègre des images tournées en 1940 dans les ghettos polonais, et même un extrait de M Le Maudit de Fritz Lang). Le Juif Süss est censé raconter l’histoire d’un «Juif de Cour» , dans le duché du Wurstemberg au XVIII° siècle. Bien sûr, le ton de ces films est violemment antisémite et ils bénéficient du soutien du ministère de Goebbels : ils ont tous deux une diffusion très importante en Allemagne et dans l’Europe occupée (on a souvent dit que le film de Veit Harlan avait connu un certain succès populaire à Paris…).
De l’autre côté de l’Atlantique, la mobilisation du cinéma américain est aussi de plus en plus forte : dès 1940, plusieurs œuvres majeures sont tournées par des réalisateurs prestigieux, et qui abordent clairement le sujet des persécutions antisémites dans l’Allemagne de Hitler. On peut bien sûr citer Le Dictateur de Charlie Chaplin, enfin sorti en 1940 après bien des problèmes, mais aussi Mortal Storm de Frank Borzage, qui raconte l’histoire d’un professeur d’université juif et de sa fille, qui s’échappent des griffes des nazis. La même année, Mervin Leroy dans  Escape fait le récit de la fuite d’une actrice juive, qui parvient à s’évader d’un camp de concentration, première évocation à l’écran de ce type d’endroit… Certes, la question juive n’est pas centrale dans ce corpus de films : les cinéastes de l’époque privilégient plutôt le film de guerre ou le film d’espionnage pour développer leurs idées anti-nazies (en particulier les metteurs en scène, souvent d’origine européenne comme Alfred Hitchcock , qui réalise Correspondant 17, ou Fritz Lang, qui tourne Les bourreaux meurent aussi ou Des espions sur la Tamise). Sans doute, sont-ils sensibles à certaines considérations commerciales (ce type de film est sans doute plus populaire) et même politiques (le génocide est mal connu aux États-Unis, en tout cas de l’opinion…). Mais si le cinéma américain aborde rarement de façon précise l’extermination des Juifs, peut-être faute d’être correctement informé sur le sujet, il réserve encore quelques surprises. En 1943, André de Toth tourne None shall escape, qui évoque clairement les déportations des juifs polonais vers les camps de concentration et même la constitution d’un tribunal international, pour juger les criminels de guerre nazis, deux ans avant Nuremberg…

Le temps de la confusion
Lorsque les troupes alliées pénètrent dans les camps de concentration, le choc des images est particulièrement violent (le général Eisenhower considère que cette vision permettra de faire comprendre aux GI le sens de leur combat…). On sait que les nazis avaient prévu de faire disparaître toute trace de leur politique d’anéantissement : Treblinka par exemple est complètement détruit par les Allemands eux-mêmes, avant la fin des combats. Aussi, les cameramen des armées alliées filment dans l’urgence les images les plus épouvantables qui soient : déportés squelettiques, amas de cadavres, corps mutilés des prisonniers… Rien n’est épargné aux spectateurs des actualités de l’époque. A Bergen-Belsen par exemple, un officier britannique chef de la section cinéma et chargé de l’action psychologique, Sidney Berstein, entreprend de filmer tout ce qu’il peut du camp où sont entassés près de 40 000 personnes, affaiblies par la faim et le typhus (ce sont notamment les fameuses séquences où l’on voit un bulldozer conduit par un soldat anglais qui pousse devant lui un tas de cadavres décharnés). Il est assisté par un certain Alfred Hitchcock, qui lui donne quelques judicieux conseils : montrer quelques images champêtres et paisibles filmées à quelques mètres du camp de concentration, montrer à l’écran le nom des firmes allemandes qui apparaissent sur les installations du camp… Le célèbre cinéaste anglais lui suggère même de montrer les charniers avec quelques notables de la région, afin que personne ne mette en doute l’existence de telles horreurs… Mais si ces images ont été reprises dans plusieurs documentaires d’archives, elles ne seront pas montées à l’époque, car les britanniques craignent de braquer la population allemande.
A Auschwitz, le camp est libéré par les troupes soviétiques en juin 1945, qui sont déçues par la froideur de l’accueil des survivants: de fait, ne restaient que quelques milliers de malades, épuisés et hébétés. Les Russes mettent alors en scène une séquence montrant la joie des déportés quand l’Armée rouge vient les libérer (en fait, les prisonniers sont des figurants, joués par des paysans polonais réquisitionnés dans les villages avoisinants). Mais les Soviétiques renonceront à diffuser par la suite ce morceau d’anthologie… En tout cas, les images ne manquent pas mais elles sont produites dans la plus grande confusion. Faute d’information, on ne distingue absolument pas entre les camps de concentration (Buchenwald, Dachau, Mathausen…) et les centres de mise à mort des Juifs (comme Auschwitz, Treblinka ou Sobibor) : Sylvie Lidenperg, qui a étudié les actualités françaises de 1944-1945, constate que l’origine de beaucoup de ces documents n’est pas clairement identifiée. Certaines séquences sont même diffusées sans aucun commentaire explicatif.
Cette confusion se retrouve encore dix ans plus tard , dans le très fameux documentaire réalisé par Alain Resnais, Nuit et Brouillard. Quand le cinéaste est chargé de ce projet en 1955, il n’a encore réalisé que des documentaires sur la peinture ainsi qu’un court-métrage sur l’Art africain . C’est sans doute à cause de ses qualités reconnues dans ce genre cinématographique qu’il se voit confier par le Comité d’Histoire pour la seconde guerre mondiale, le projet de réaliser un moyen-métrage sur le monde concentrationnaire, à l’occasion du dixième anniversaire de la libération des camps. Il est assisté par l’écrivain Jean Cayrol, qui va rédiger le commentaire et qui a personnellement éprouvé la dureté des camps ( il a été déporté au camp d’Oranienburg). Pour réaliser son montage, Resnais puise à des sources diverses : des séquences qu’il tourne sur place à Auschwitz, des archives photos et filmées de divers pays, ainsi que les films tournés par des cinéastes des armées alliées, lors de l’ouverture des camps. Le réalisateur « emprunte » quelques images au film La dernière étape de la cinéaste polonaise Wanda Jakubowska. Malgré les grandes qualités de l’œuvre, il faut s’attarder sur ce qui pourrait apparaître comme une faiblesse du film de Resnais, à savoir l’absence de toute mention précise de l’extermination des Juifs. Comme l’a remarqué Annette Wieviorka , la mémoire du génocide connaît plusieurs phases à partir de 1945 : jusqu’aux années 1960, l’idée s’impose « d’unifier le sort de tous les déportés en faisant de tous les camps, Birkenau et Buchenwald, Dachau et Treblinka,un seul grand camp mythique ouvert en 1933 et libéré en 1945,où tous, Juifs et non-Juifs,auraient connu indifféremment le même sort : « Nuit et Brouillard est emblématique de cette vision ». Et de fait, si le fonctionnement des chambres à gaz est décrit précisément, le sort particulier réservé aux Juifs n’est pas clairement explicité ( les déportés raciaux sont seulement mentionnés au début du film, dans la longue énumération de tous les « raflés » d’Europe : de même, aucune distinction n’est faite entre camp de concentration et camp d’extermination…). La « bonne foi » de Resnais et de Cayrol n’est bien sûr pas en cause : en fait, cette vision correspond à l’état des connaissances et l’état d’esprit de ces années 1950. Dans le livre La tragédie de la déportation publié par Olga Wormser et Henri Michel en 1954, recueil de témoignages qui a servi de base au travail de Resnais et de Cayrol, le génocide n’est pas encore distingué du système concentrationnaire. Même si certains survivants comme Eugen Kogon ou Georges Wellers ont déjà témoigné, les grandes synthèses sont encore à venir ( en particulier celle de Raoul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, publiée aux États-Unis dans les années 1960 mais seulement en 1988 en France ). Plus profondément, les déportés raciaux eux-mêmes ne souhaitent pas alors être différenciés des autres déportés. Selon Annette Wieviorka, le « marché implicite » est le suivant : les Juifs « taisent la spécificité de leur destin. Ils deviennent en échange des patriotes et résistants, voués à l’anéantissement en tant qu’antifascistes ». Cette vision est particulièrement celle du PCF qui prend alors « en charge » la mémoire de la déportation .Pour les survivants si peu nombreux ( 4% seulement sont rentrés des camps d’extermination contre 40% des autres camps ), c’est aussi une manière de s’intégrer ( en particulier les Juifs d’origine étrangère, si actifs dans les groupes de FTP-MOI ). Aussi, Resnais et Cayrol ne peuvent être tenus pour responsables d’une interprétation alors dominante parmi les déportés eux-mêmes ( comme en témoignent les prises de position de la FNDIRP à l’époque ). Le cinéma de fiction commence également à s’emparer du sujet, mais avec les mêmes hésitations. En 1947, la cinéaste polonaise Wanda Jakubowska, elle-même ancienne déportée, réalise La dernière étape, qui raconte l’histoire d’un groupe de femmes prisonnières à Birkenau, solidaires face aux brutalités nazies. La réalisatrice s’entoure de nombreuses précautions pour rendre crédible son projet : elle tourne sur les lieux mêmes, en engageant des camarades qui ont aussi été détenues dans le camp. Mais l’aspect antisémite est comme gommé alors que Jakubowska insiste sur l’engagement communiste de ces femmes…Ce n’est qu’au début des années 1960 que certains films abordent clairement la politique antisémite des nazis. En 1961, Frederic Rossif réalise Le temps du ghetto, qui rassemble une trentaine de témoignages de Juifs survivants et des images filmées par les nazis eux-mêmes. Le cinéma américain commence aussi à s’intéresser au sujet, souvent en adaptant des best-sellers (Le journal d’Anne Frank de George Stevens ou Exodus d’Otto Preminger par exemple).

Le temps de la réflexion
Au début des années 1980, le contexte politique et historiographique évolue. Grâce à certaines œuvres majeures d’historiens américains notamment (le livre fondamental de Raul Hilberg finit par être traduit pendant cette période), on commence à prendre conscience de la spécificité de la politique d’extermination des Juifs d’Europe par les nazis. En même temps en France, le rôle essentiel joué par Vichy dans la déportation des Juifs dans notre pays est clairement souligné par des chercheurs comme Robert Paxton ou Michaël Marrus. Toute une génération de jeunes historiens va désormais prendre comme objet d’étude la question des Juifs au cours de la seconde guerre mondiale (on pense à Annette Wieviorka, Henry Rousso, Philippe Burrin…). C’est dans ce climat nouveau que sort Shoah en 1985. Sans exagérer, on peut estimer que la sortie du film de Claude Lanzmann marque un tournant essentiel dans la représentation de la question juive au cinéma et on peut presque parler d’un avant et d’un après Shoah . Ce très long métrage (9 heures 30!) est d’abord une oeuvre monumentale : le cinéaste y consacre 11 ans de sa vie, enregistre 350 heures d’entretiens. L’idée essentielle du réalisateur est que la Shoah ne peut pas s’expliquer, et que toute tentative de comprendre est quasiment obscène. Il refuse toute utilisation d’images d’archives, car il estime cette représentation restrictive et dangereuse : «l’image tue l’imagination». Comme il le dit lui-même, « si j’avais trouvé un film secret montrant comment 3 000 Juifs mouraient ensemble dans une chambre à gaz, non seulement je ne l’aurai pas montré mais je l’aurai détruit. Je suis incapable de dire pourquoi. Ça va de soi ». Aussi, on connaît la démarche de l’auteur : son film se compose de longs entretiens, souvent pénibles et heurtés, avec les survivants mis en situation dans les camps où ils « revivent » leurs souffrances ( au total, 5 bourreaux, 8 témoins, 15 victimes, 3 personnalités officielles dont Raul Hilberg). Aucune perspective historique (Lanzmann ne respecte pas vraiment un récit chronologique) mais une approche qui se veut éthique. Il s’agit bien d’essayer d’exprimer l’indicible. Et de fait, certaines séquences ont marqué à jamais les spectateurs, comme Abraham Bomba, le « coiffeur » de Treblinka, incapable de poursuivre l’entretien avec le cinéaste, la voix étouffée par l’émotion. Lanzmann peut parfois paraître péremptoire et sentencieux (il est systématiquement consulté, dès qu’un film sort sur le sujet), et sa démarche a été critiquée. Annette Wierviorka s’insurge quand il parle de faire disparaître toute image d’archive nouvelle des camps et Georges Bensoussan s’interroge sur sa manière d’aborder le sujet, qui ignore l’Histoire : «la sacralisation et le vocabulaire quasi mystique dont use Lanzmann sont le plus sûr chemin de la relativisation qui menace cette catastrophe». Reste que la problématique du réalisateur est d’une grande cohérence (les autres films qu’il a tourné sur le même sujet restent dans la même ligne : Un vivant qui passe, Auschwitz 1943-Theresienstadt 1944 en 1998 et Sobibor, 14 octobre 1943 en 2000, Le Dernier des Injustes en 2013 ).
Depuis le film du réalisateur français, la production cinématographique sur le sujet est devenue pléthorique, que ce soit dans le documentaire ou dans le domaine de la fiction, et dans le monde entier. En ce qui concernent les montages d’archives, de nombreuses œuvres intéressantes ont été produites. D’abord, parce qu’on a pris conscience que les derniers survivants étaient en train de disparaître. Steven Spielberg, après avoir réalisé La liste de Schindler, se lance en 1994 dans un vaste projet : tenter de recueillir les témoignages de tous les rescapés de la Shoah, où qu’ils se trouvent dans le monde. Des milliers d’enquêteurs ont été formés pour se charger de ce travail, qui devrait permettre l’enregistrement de près de 300 000 entretiens (en 1998, déjà 42 000 avaient été réalisés). En 1999, le film de James Moll Les derniers jours est un montage de plus d’une dizaine de témoignages de Juifs hongrois emmenés à Auschwitz en 1944. Parfois, certains réalisateurs réussissent à exploiter des sources jusque là négligées : Jean Luc Godard a affirmé de manière provocatrice qu’il y avait sûrement quelque part beaucoup d’archives sur la Shoah («si je m’y mettais, je trouverai des images des chambres à gaz au bout de vingt ans») : déclaration bien péremptoire mais les historiens retrouvent encore aujourd’hui des documents intéressants (l’ouverture des archives soviétiques a ainsi permis de retrouver les 8 minutes de film en couleur tournées au ghetto de Varsovie par l’armée allemande). La conférence de Wannsee, réalisé par Heinz Schirk en 1984, est un film joué par des acteurs mais s’inspire d’ un document exceptionnel : le rapport détaillé de cette fameuse réunion dans la banlieue de Berlin, présidée par Heydrich et qui aurait abouti à la mise en forme administrative de «la solution finale ». Eyal Sivan et Rony Brauman, quant à eux, réalisent Un spécialiste en 1999, à partir des 350 heures d’enregistrement du procès Eichmann à Jerusalem en 1961. On sera nettement plus réservé sur certains films de montage, comme celui de Frédéric Rossif, De Nuremberg à Nuremberg (1989) : dans ce long documentaire, certains procédés prêtent parfois à confusion : une séquence qui évoque les chambre à gaz est immédiatement suivie par des images tournées à Bergen-Belsen, représentant des corps décharnés. Pour le moins, le montage est maladroit car il montre des extraits venant de sources totalement différentes et qui donne un sens discutable à l’enchaînement des images. L’historienne Annette Wierviorka s’est aussi inquiétée d’une certaine dérive des documentaires les plus récents : alors que les survivants étaient peu sollicités dans les années 1950 et 1960, il semble que ce soient les témoins qui fassent l’histoire, mais sans qu’on prenne en compte l’appareil critique et scientifique indispensable pour mettre en perspective leurs témoignages.
Dans le domaine de la fiction, on assiste au même phénomène : il serait fastidieux d’énumérer tous les films sortis depuis les années 1970 mais on peut donner quelques indications chiffrées. En 1984, Annette Insdorf, qui consacre un livre au sujet, estime que 172 films ont déjà été tournés sur ce thème. Pour sa part, le mémorial de Yad Vashem de Jérusalem a recensé 1194 films évoquant le génocide entre 1985 et 1995 soit plus de 150 par an depuis 1993. Si on ne retient que le sujet du ghetto de Varsovie, on peut citer une bonne demi-douzaine de films, comme Au nom de tous les miens de Robert Enrico, Korczak d’Andrzej Wajda, 1943, L’ultime révolte de John Avnet, Jacob le Menteur de Frank Beyer, ou encore L’étoile de Robinson de Soren Kragh-Jacobsen.
Dans cette abondante production, on peut relever quelques tendances remarquables. Dans la production réalisée en France, les films qui s’intéressent au sujet insistent le plus souvent sur la politique de Vichy, complice des nazis dans la déportation des Juifs. Plusieurs d’entre eux mettent en avant l’action des Français qui ont permis aux Juifs d’échapper à l’extermination (par exemple, Le vieil homme et l’enfant, Les guichets du Louvre, Je suis vivante et je vous aime, Monsieur Batignole). Une manière d’illustrer la thèse de Serge Klarsfeld, qui estime que les Juifs de France ont été-relativement-épargnés par le génocide, grâce à l’aide de la population française… Certaines œuvres récentes abordent aussi un thème nouveau : le travail de mémoire sur la Shoah et ce qu’il en reste dans le souvenir des survivants (La mémoire est-elle soluble dans l’eau? De Charles Najman, l’excellent film d’Emmanuel Finkiel Voyages, ou plus récemment Un monde presque paisible de Michel Deville).
D’autres films très célèbres ont provoqué des polémiques. Ainsi, La liste de Schindler en son temps a posé problème pour certains. Steven Spielberg raconte l’histoire d’un Juste, industriel allemand du nom d’Oscar Schindler, qui sauve la vie de centaines de Juifs, en les employant dans ses entreprises . Si les bonnes intentions du cinéaste américain ne sont pas en cause, certains , comme Claude Lanzmann, se sont inquiétés du traitement du sujet : un certain esthétisme, des procédés parfois trop appuyés (la petite fille à la robe rouge qui apparaît à plusieurs reprises), des séquences dont le sens est ambigu (les femmes juives qui prennent une «vraie» douche à Auschwitz…). A cette occasion, on a pu parler « d’américanisation de la Shoah » (dans le documentaire Les derniers jours, une musique quelque peu redondante accompagne les moments les intenses). De même , le film de Roberto Benigni a aussi soulevé quelques controverses. Comme on le sait, le cinéaste italien a évoqué le sort des Juifs sur le mode de la comédie. La première partie de La vie est belle ne pose pas de problèmes (d’autant que le cinéma transalpin a déjà traité du fascisme sur un ton humoristique, comme dans La marche sur Rome de Dino Risi ). Par contre, les séquences qui se déroulent dans ce qui devrait être un camp de concentration ont laissé parfois perplexes. Benigni a bien précisé qu’il avait conçu son film comme une fable sur le sujet (il invoque Primo Levi qui raconte que certains déportés se demandaient si «tout cela n’était pas qu’une vaste blague…»). Reste que cette vision se heurte à la brutalité des images réelles et donc a pu déconcerter certains spectateurs… De manière plus générale, certains ont posé le problème : «peut-on faire des films de fiction à partir de l’Holocauste? La réponse est clairement non : le temps ne fait rien à l’affaire. Oui, il y a des tabous comme il y a des barrières de langage. Pour ne pas brouiller le souvenir du plus grand crime de l’histoire, les sourires ne doivent pas avoir leur place à Auschwitz» (Robert Holcman, Le Monde, 1998).

   Depuis ces derniers films, les débats se sont quelque peu apaisés et les productions contemporaines montrent que les cinéastes ont bien intégré certains éléments du problème, évoquant même des sujets plutôt occultés ( par exemple la responsabilité du Vatican dans Amen de Costa-Gavras). De plus en plus, on tente de respecter une certaine vérité historique, d’intégrer les recherches historiographiques, de mener une véritable réflexion sur la place de la Shoah dans notre mémoire collective. Le dernier film de Roman Polanski, sobre et nuancé sur un sujet qui touche de près son auteur, s’inscrit bien dans cette tendance actuelle. Comme l’écrit Hélène Frappat dans Les Cahiers du Cinéma, «ce n’est ni une fresque unanimiste cherchant à faire pleurer le public américain, ni un pensum sur la solitude de l’artiste en temps de guerre», mais une oeuvre qui montre que le cinéma est aussi capable de porter un regard adulte sur l’un des principaux drames de notre histoire contemporaine

BIBLIOGRAPHIE :
-Anette Insdorf, L’Holocauste à l’écran, Cinémaction, Editions du Cerf, 1985
-Jean François Forgues, Éduquer contre Auschwitz : histoire et mémoire, ESF éditeur, 1997
-Claude Lanzmann, Un vivant qui passe, Arte éditions, 1997

-Sylvie Lindeperg, Les écrans de l’ombre : la seconde guerre mondiale dans le cinéma français 1944-1969, CNRS Editions, 1997
-Sylvie Lindeperg, Cléo de 5 à 7, les actualités filmées de la Libération, : archives du futur, CNRS Editions, 2000
-Sylvie Lindeperg, La voix des images : quatre histoires de tournages au printemps-été 1944, Éditions Verdier , 2013
-Annette Wieviorka, Déportation et génocide : entre la mémoire et l’oubli, Hachette,1995
-Annette Wieviorka, L’ère du témoin, Plon, 1998

Au sujet de la Shoah, ouvrage collectif, Belin, 1990
Cinéma et mémoire : Antisémitisme et exclusion, numéro spécial Contreplongée, octobre 1990
La déportation, le système concentrationnaire nazi, BDIC (Musée d’Histoire contemporaine), 1995
La libération des camps et le retour des déportés, Editions Complexe, 1995
Savoir la Shoah, CRDP Bourgogne, 1998
La Shoah : témoignages, savoirs, oeuvres, Presses universitaires de Vincennes, 1999
(article de Sylvie Lindeperg : L’écran aveugle )
Parler des camps, penser les génocides, Albin Michel, 1999
(article de Philippe Mesnard : La mémoire cinématographique de la Shoah )
-Sylvie Lindeperg, Cléo de 5 à 7, les actualités filmées de la Libération, : archives du futur, CNRS Editions, 2000
Mémoire des camps, sous la direction de Clément Chéroux, Marval, 2001
-L’histoire infilmable : les camps d’extermination nazis à l’écran, Vincent Lowy, L’Harmattan, 2001

Films
Le Dictateur, Charlie Chaplin (Dossier Contreplongée)
-Jean Cayrol, Nuit et Brouillard, Fayard, 1997

-Nuit et Brouillard, Alain Resnais (Avant-scène n°1, 1961)
-Nuit et Brouillard, Sylvie Lindeperg, éditions Odile Jacob, 2007

-Claude Lanzmann, Shoah, Fayard, 1985
-Claude Lanzmann, Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures , Editions Cahiers du Cinéma, 2001

La liste de Schindler, Steven Spielberg (Dossier Contreplongée)-R. Brauman et E. Sivan, Éloge de la Désobéissance : à propos « d’Un spécialiste », Le Pommier, 1999

-Roberto Benigni et Vincenzo Cerami, La vie est belle, Folio, 1998

FILMOGRAPHIE :
Le temps du combat
Le Juif Süss, Veit Harlan, 1940, Allemagne
Der exige Jude (le Juif éternel), Fritz Hippler, 1940, Allemagne
-Les Rotschild , Erich Waschneck, 1941, Allemagne
Le Dictateur (The Great Dictator), Charlie Chaplin, 1940, Etats-Unis
Mortal Storm, Frank Borzage, 1940, Etats-Unis
None shall Escape, André de Toth, 1943, Etats-Unis

Le temps de la confusion
La dernière Etape (Oswiecim/Auschwitz), Wanda Jakubowska, 1948, , Pologne
Nuit et Brouillard, Alain Resnais, 1956, France
Le destin d’un homme (Soudba tcheloviek), Sergueï Bondartchouk, 1959, URSS,
Le temps du ghetto, Frederic Rossif, , 1961, France
Le vieil homme et l’enfant, Claude Berri, 1967, France

Le temps de la réflexion
La Conférence de Wannsee (Der Wannsee Konkeferenz), Heinz Schirk, 1984, Allemagne
Shoah, Claude Lanzmann, 1985, France
De Nuremberg à Nuremberg, Frederic Rossif, 1989, France
Korczak, Andrzej Wajda, 1989, Pologne
La Liste de Schindler ( Schindler’s List), Steven Spielberg, 1993, États-Unis
-L’étoile de Robinson, Soren Kragh-Jacobsen, 1997, Danemark
-La vie est belle (La vita è bella), Roberto Benigni, 1998, Italie
-Je suis vivante et je vous aime, Roger Kahane, 1998, France
-Train de vie, Radu Mihaileanu, 1998, France
-Un spécialiste, Rony Brauman et Eyal Sivan, 1999, France
-Voyages, Emmanuel Finkiel, 1999, France
-Jakob le Menteur, Peter Kassovitz, 1999, Etats-Unis
-Les derniers jours (The Last Days), James Moll, 1999, Etats-Unis
-Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, Claude Lanzmann, 2000, France
Amen, Constantin Costa-Gavras, 2001, France
Le Pianiste, Roman Polanski, 2001, Etats-Unis
1943, l’utilme révolte, John Avnet, 2001, Etats-Unis
Monsieur Batignole, Gérard Jugnot, France
Un monde presque paisible, Michel Deville, 2002, France
La petite prairie aux bouleaux, Marcelle Loridan, 2003, France

-Monsieur Batignole, Gérard Jugnot, 2002
Zone libre, Christophe Malavoy , 2005
-On l’appelait Sarah, Gilles Paquet-Brenner, 2010
-L’Armée du Crime, Robert Guediguian, 2009
-La rafle, Rose Bosh, 2010

 

 

Le cinéma en URSS, des années 1920 aux années 1940 : entre art et propagande

   Pour les dirigeants bolcheviks, le cinéma est un moyen de propagande privilégié: selon une citation peut-être apocryphe, Lénine aurait ainsi confié à A. Lounatcharski en 1922 : « de tous les arts, le cinéma est le plus important ». En tout cas, dès les premiers combats de la guerre civile, les chefs communistes comprennent l’intérêt du cinéma pour leur propagande et développent un département cinématographique aux armées : ce sont les fameux « kino-trains » ou « agit-trains », qui circulent à l’arrière du front, et qui comportent tout l’équipement nécessaire à la production et à la diffusion de documentaires afin d’assurer « l’édification des masses » (Dziga Vertov participera à cette expérience originale). Dès 1919, le secteur du cinéma est nationalisé et des organismes officiels, sous différentes appellations (VFKO, Soskino, Sovkino…) sont chargés de prendre en main la production cinématographique. C’est aussi en Russie soviétique qu’est fondée la première école de cinéma du monde. C’est d’ailleurs au cours des années 1920 que de nombreuses théories sont élaborées par des cinéastes ou des artistes russes (on pense notamment aux idées de Lev Koulechov ou de Sergueï Eisenstein à propos des différents types de montage…). En tout cas, le cinéma soviétique commence à se faire connaître dès les années 1920, par la qualité de ses réalisateurs (pour ne citer que les plus connus, Vsevolod Poudovkine, Sergueï Eisenstein, Dziga Vertov, Alexandre Dovjenko). Mais s’il connaît un véritable âge d’or pendant près d’une décennie, il s’est sévèrement repris en mains lors de la période stalinienne.

L’âge d’or du cinéma soviétique

   Au cours de cette première période, il faut d’abord insister sur l’engagement enthousiaste de ces cinéastes soviétiques envers la cause de la Révolution. Ces jeunes gens (de 15 ans pour Kozintsev à
27 ans pour Poudovkine) ont pleinement adhéré aux idéaux communistes et certains ont même participé, à des titres divers, aux combats de la guerre civile (Koulechov, Vertov, Eisenstein, Dovjenko…). On peut d’ailleurs constater que la plupart d’entre eux sont restés fidèles au communisme, y compris pendant la période stalinienne : les plus rebelles continuent à travailler pour le régime jusqu’aux années 1940-1950, au prix d’autocritiques sans doute douloureuses et avec parfois bien des difficultés. Au cours des années 1920, cette « génération dorée » n’aborde que des sujets politiques ou
historiques, parfois sur commande du gouvernement (Eisenstein se voit proposer les sujets du cuirassé Potemkine, d’Octobre et de La ligne générale) . Il y a peu d’histoires « futiles », c’est à dire psychologiques, dans les scénarii des films russes de la période. Même quand Abraham Room évoque un trio amoureux dans Trois dans un sous-sol, c’est plutôt pour évoquer l’émancipation de la femme dans la nouvelle société soviétique…Par contre, certains thèmes sont récurrents dans la filmographie de cette époque : la dénonciation de l’Ancien régime tsariste (La Grève, La Mère), le rappel des luttes d’avant 1914, la geste révolutionnaire d’Octobre (La fin de Saint-Pétersbourg, Octobre, Arsenal), la guerre civile (Tempête sur l’Asie, Chtchors), la collectivisation des terres (La ligne générale, La Terre)… Si le cinéma soviétique est très homogène quant aux sujets qu’il traite, il l’est beaucoup moins en ce
qui concerne la façon d’évoquer ces thèmes…Déjà, les réalisateurs utilisent toute la palette des genres cinématographiques (le commissaire à l’instruction, Anatoli Lounatcharski , ne cache pas sa
fascination pour l’efficacité du cinéma hollywoodien et estime que la manière de filmer des studios peut être utile pour servir la Révolution). Ainsi, Lev Koulechov tourne une comédie burlesque mais à caractère politique (Les aventures extraordinaires de M. West au pays des Soviets) , Jacob Protazanov réalise Aelita, film de science-fiction dans lequel des martiens exploitent une masse de prolétaires.
De plus, les cinéastes soviétiques n’hésitent pas à tester les théories les plus avant-gardistes dans leurs films : ainsi Eisenstein tente d’appliquer ce qu’il nomme « le montage des attractions » , qui consiste à monter deux plans successifs avec des images apparemment sans rapport entre elles, mais dont l’addition provoque une idée ou un choc chez le spectateur (l’exemple le plus connu de l’époque est une séquence de La Grève, où le massacre d’ouvriers par l’armée du tsar est monté alternativement avec des scènes tournées dans un abattoir…). Dziga Vertov, tout aussi radical, refuse d’engager des acteurs professionnels, de tourner dans des décors de studio et ne veut pas de fiction considérée comme artificielle : il filme directement dans la rue des scènes de la vie quotidienne et c’est le montage qui donne du sens à l’ensemble (son film le plus célèbre est L’Homme à la caméra)…D’autres, comme Poudovkine, appliquent les théories de montage de Koulechov (La Mère, La fin de Saint-Pétersbourg) ou manifestent une sensibilité plus lyrique (Dovjenko quand il filme les campagnes d’Ukraine dans La Terre).
Mais à la fin de la période, ces cinéastes si inventifs semblent être aller au bout de leurs possibilités : les débats font rage à propos du cinéma le plus prolétarien (une dispute célèbre oppose Vertov et Eisenstein). Ils se heurtent également à l’incompréhension du public qu’il sont censés toucher : le film d’Eisenstein Octobre est ainsi boudé par les spectateurs les plus populaires, peu sensibles au montage sophistiqué de certaines séquences. D’autres, comme Poudovkine, appliquent les théories de montage de Koulechov (La Mère, La fin de Saint-Pétersbourg) ou manifestent une sensibilité plus lyrique (Dovjenko quand il filme les campagnes d’Ukraine dans La Terre).

La reprise en main stalinienne

    Alors que Staline contrôle de plus en plus le pouvoir suprême après la mort de Lénine, cette reprise en main touche aussi le secteur cinématographique. En 1937, un nouvel organisme d’état , le Soyouzkino, est mise en place et confié à Boris Choumiatski, personnage particulièrement dogmatique et hostile aux cinéastes les plus audacieux comme Vertov ou Eisenstein (ce dernier sera d’ailleurs obligé de se livrer à une autocritique publique). Il est prévu de construire d’immenses studios sur la mer Noire, produisant plus de cent films par an et employant des milliers de personnes, en quelque sorte un pendant soviétique au Hollywood californien…Mais le projet ne verra jamais le jour, faute de moyens financiers. Par contre, la vigilance idéologique est renforcée et les films, à toutes les étapes de leur réalisation, font l’objet d’un suivi tatillon : près d’une centaine
de films seront ainsi « mis sur les étagères », c’est à dire censurés par la bureaucratie stalinienne (soit près de 10% de la production totale). Eisenstein lui-même aura de graves problèmes : son film La Ligne générale sera modifié sur intervention personnelle de Staline (le titre, la séquence finale) et celui qu’il tournera d’après l’histoire de Pavel Morozov, Le pré de Béjine, sera carrément détruit, au motif que son traitement de l’histoire est trop mystique…
Mais surtout, les artistes vont devoir suivre la ligne imposée par le Parti et Staline. C’est en effet au Congrès des Ecrivains en 1934 que prend définitivement forme la théorie élaborée par Jdanov et qui sera appliquée dans tous les domaines artistiques, le « réalisme socialiste ». Cette nouvelle ligne, en rupture avec les tentations avant-gardistes de la période précédente, consiste à produire un art « socialiste dans le fond, réaliste dans la forme ». Il ne s’agit plus de déconcerter le peuple avec des modes d’expression incompréhensibles mais de trouver des formes simples qui permettent de faire passer l’essentiel, à savoir la cause du socialisme. De même, les sujets que doivent traiter les cinéastes sont imposés par le parti de manière planifiée : les grandes figures de l’histoire de la Russie (Pierre le Grand, Alexandre Nevski, Koutouzov…), les « héros » de la révolution et de la guerre civile (Lénine surtout mais aussi Tchapaiev…), les « hommes nouveaux » qui apparaissent avec la société soviétique (kolkhoziens, ouvriers stakhanovistes, scientifiques…)…Les autorités exigent aussi une parfaite lisibilité des scénarii, pour qu’ils soient compréhensibles du public populaire. On retrouve ainsi souvent dans les films soviétiques de l’époque, le « trio infernal » : l’homme du peuple, ouvrier ou paysan, plein de bonne volonté mais un peu naïf, « l’ennemi du peuple », le saboteur étranger ou le koulak hostile au nouveau régime, et enfin l’homme du parti, souvent membre du NKVD, qui montre la ligne juste et rétablit la situation…C’est par exemple ce schéma qui est appliqué dans le célèbre film des Vassiliev, qui raconte la vie d’une figure très populaire de la guerre civile, Tchapaiev (Marc Ferro a consacré à ce film une analyse très éclairante
dans son ouvrage devenu classique, Cinéma et Histoire). Enfin, ces films « staliniens » ont toujours une « fin heureuse », avec souvent un banquet final qui réunit la communauté et célèbre l’action du parti et de son chef suprême (c’est souvent le cas dans les comédies musicales soviétiques, très appréciées de Staline, comme Volga-Volga ou Les tractoristes…).
Au cours de « la grande guerre patriotique », les cinéastes connaissent une période de répit car le pays est quelque peu désorganisé et le poids des autorités un peu moins contraignant. L’urgence est de mobiliser toutes les énergies et Staline doit laisser la bride sur le cou aux cinéastes : aussi, les films tournés alors se signalent par une certaine liberté de ton : en particulier, les souffrances du peuple russe ne sont pas occultées, et même la collaboration de certains russes avec l’occupant nazi est évoquée (par exemple, L’arc en ciel de Mark Donskoï). Mais très vite après la seconde guerre mondiale, les autorités procèdent à une reprise en main du cinéma soviétique, alors que le culte de la personnalité bat son plein (c’est cette fois Staline lui-même qui occupe la première place sur les écrans, comme dans La Chute de Berlin de Mikhail Tchiaoureli). Le dictateur s’oppose d’ailleurs à la diffusion de la seconde partie d’Ivan le Terrible réalisé par Eisenstein, car il estime que le film du cinéaste présente l’ancien tsar de manière trop négative et qu’on pourrait faire des rapprochements embarrassants…Le parti impose plus que jamais ses directives aux cinéastes afin que la ligne officielle soit respectée et diffusée (Dovjenko tourne Mitchourine en 1948, l’histoire d’un biologiste de génie à l’époque tsariste, qui réfute les théories de Mendel et qui peut poursuivre ses travaux grâce à la révolution bolchevique : son disciple sera un certain Lyssenko, qui connaît son heure de gloire dans les années 1940…). La production cinématographique en URSS tombe alors à son plus bas niveau (moins d’une vingtaine de films par an).

   Cette rapide évocation montre bien que si on peut parler d’un cinéma de propagande à propos des oeuvres des réalisateurs en URSS, il est utile de préciser le contexte historique dans lequel s’inscrivent les différentes œuvres : les films des années 1920 ont une liberté de ton et de forme qu’on ne retrouve pas dans le cinéma stalinien, beaucoup plus conformiste et encadré. Il peut être intéressant de le rappeler, quand on utilise certaines séquences des œuvres d’Eisenstein, cinéaste dont les rapports avec Staline sont plus complexes qu’il y paraît…Par contre, des extraits des films staliniens -souvent médiocres-des années 1950 gardent toute leur efficacité pédagogique !

voir aussi filmographie du cinéma russe et soviétique

La mémoire de la guerre d’Algérie dans le cinéma français

   Au programme de plusieurs filières de terminale est proposé un sujet difficile, la mémoire de la guerre d’Algérie (au choix avec la mémoire de la Seconde Guerre mondiale) : il nous semble qu’une des manières d’aborder ce thème est de s’intéresser à l’image de cette guerre d’Algérie sur les écrans, pendant le conflit et depuis 1962. Comme pour la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, le cinéma français a participé, à sa manière, au «travail de mémoire», particulièrement délicat pour ce sujet qui continue à provoquer des controverses violentes, tant les mémoires peuvent s’opposer (mémoire des pieds-noirs contre celle des Algériens, mémoire gaulliste contre partisans de l’Algérie française…).
Dans son ouvrage précurseur Imaginaires de guerre, Benjamin Stora relevait le silence pesant du cinéma français des années 1950 et 1960 sur «les événements d’Algérie», selon le vocabulaire officiel de l’époque. Et de l’expliquer immédiatement par la vigilance de la censure tout au long du conflit : beaucoup de films qui évoquaient ce sujet ont en effet été totalement censurés ou ont vu leur sortie différée après la fin de la guerre. La plupart de ces films vont sortir à partir de 1962 et, depuis cette date, Caroline Eades a relevé près d’une trentaine de films sur ce sujet : le rythme semble s’être plutôt accéléré ces derniers temps, à la fois dans le domaine de la fiction (Nuit noire d’Alain Tasma, Mon colonel de Laurent Herbiet, La Trahison, de Philippe Faucon) et dans celui du documentaire (L’ennemi intime de Patrick Rotman, La bataille d’Alger, d’Yves Boisset). Aussi, accuser le cinéma français d’avoir ignoré l’un des conflits les plus traumatisants de notre histoire est certainement injuste, mais il est vrai que cette prise de conscience a été retardée par les contraintes de la censure et elle s’est faite de manière complexe : la violente polémique qui est née à la suite de la sortie du film de Rachid Bouchareb, Hors-la-Loi, montre que «les feux sont mal éteints» (une des premières séquences du film évoque les massacres de musulmans à Sétif et à Guelma le 8 mai 1945, ce qui a provoqué de violentes réactions de certains députés de droite, associations de pieds-noirs et de l’extrême-droite).

Une censure vigilante pendant le conflit
A la fin des années 1950, le cinéma français est d’une grande prudence quand il s’agit de traiter de questions politiques, et en particulier de la guerre d’Algérie : comme l’écrit Jean-Pierre Jeancolas, «les années qui précèdent l’avènement de la V° République sont celles du molletisme, de l’enfoncement dans la guerre d’Algérie -que beaucoup refusent mais peu osent clairement dire non. Ce sont des années tristes, vécues par les Français dans la mauvaise conscience ou dans la fuite. Ce sont des années de cinéma coupé de la vie, coupé du présent ou de l’histoire» : les producteurs et les réalisateurs, pour la majorité d’entre eux, refusent de prendre parti, craignant à la fois la sanction du public, très divisé sur la question, et bien sûr la censure : «la moindre allusion verbale, le moindre personnage secondaire prenait figure de défi révolutionnaire» (Marcel Oms, Positif, 1962). Il y a en quelque sorte une autocensure du cinéma français sur le sujet et on se rabat sur les genres qui «marchent» et qui ne risquent pas de déplaire aux autorités : les adaptations littéraires, les films policiers, les films comiques…
De toute façon, au cours du conflit même, la censure des gouvernements de l’époque empêche toute allusion directe aux «événements». Pour des raisons évidentes, les films militants ne sont diffusés que dans des circuits très spécialisés (ciné-clubs, cercles politiques ou syndicaux) : 58-2B de Guy Chalon ou Secteur postal 89098 de Philippe Durand, deux court-métrages engagés, ne sont pas projetés en salle. Le film de Philippe Durand est ainsi censuré en 1961 en raison de son «caractère provocateur et intolérable» et il est dénoncé par les autorités comme «un encouragement à l’indiscipline militaire». De même pour Octobre à Paris, de Jacques Panijel, qui retrace les événements qui vont de la manifestation du 17 octobre 1961 jusqu’à celle contre l’OAS, en février 1962, où huit personnes trouvent la mort au métro Charonne : ce documentaire engagé est présenté en 1962 en France mais la copie est immédiatement saisie à l’issue de la première projection. Dans les maquis algériens, quelques films militants plutôt manichéens sont réalisés et diffusés, pour soutenir l’enthousiasme des combattants et répondre à la propagande de l’armée française (Mohammed Lakhdar Hamina et Djamel Chanderill tournent ainsi La voix du peuple en 1960). René Vautier, militant et cinéaste communiste, qui fait la connaissance d’Abane Ramdane, un des dirigeants du FLN, réalise un court métrage en couleurs, Algérie en flammes, qui montre les opérations militaires dans un maquis. Plus tard, il participe en Tunisie au tournage de J’ai huit ans, court-métrage réalisé à partir de dessins d’enfants. D’ailleurs, certains cinéastes tentent de contourner la censure, en faisant des allusions plus ou moins évidentes aux «événements algériens» : en réalisant Nuit et Brouillard, Alain Resnais a expliqué par la suite que Jean Cayrol, l’auteur du texte du documentaire, et lui-même avaient voulu mettre en garde l’opinion sur ce qui se passait alors en Algérie : le commentaire de la fin du film se veut un avertissement aux contemporains : «nous qui feignons de croire que cela est d’un seul temps et d’un seul pays et qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin». Pour le cinéaste, l’intention était bien là : «on était en pleine guerre d’Algérie, la guerre d’Algérie commençait en France, il y avait déjà des zones dans le centre de la France où il y avait des camps de regroupement (…). Bon, moi je sentais que ça pouvait recommencer justement (…). Je voulais un film qui dise aux gens, non pas « n’oubliez pas » mais « cherchez à comprendre pourquoi ça arrive. Surtout n’attendez pas que ce soit arrivé pour vous en préoccuper ». Je parlais en effet souvent de la sonnette d’alarme. C’était la terreur que cela recommence».
Les quelques films de fiction tournés pendant la guerre même et qui évoquent certains aspects du conflit connaissent les mêmes difficultés : Claude Autant Lara, qui réalise Tu ne tueras point, plaidoyer pacifiste, ne sortira qu’en 1963, amputé de plusieurs séquences. De même, Adieu Philippine de Jacques Rozier et Le petit soldat de Jean-Luc Godard devaient sortir en 1960 mais ne seront sur les écrans qu’en 1963. Dans le cas du film du cinéaste de la Nouvelle Vague, il est notamment reproché à l’auteur d’avoir présenté de manière négative les combattants français : Bruno Forestier, le héros du film, est un «soldat perdu» , qui se bat plus par désœuvrement que par engagement politique. On peut encore citer Robert Enrico, qui tourne en 1961 La Belle Vie, l’histoire d’un appelé qui revient très amer de son service en Algérie. Ces cinéastes devront attendre la fin du conflit pour voir leurs films sortir sur les écrans français.
De manière générale, les autorités sont particulièrement vigilantes dès que l’honneur de la France et de son armée est mis en cause, même lorsque le film ne concerne pas directement le conflit en Algérie ; ainsi, en 1958, elles font tout pour empêcher la sortie des Sentiers de la Gloire de Stanley Kubrick sur le territoire national : comme l’écrit alors le journal Libération, «entre le bombardement de nos lignes par nos 75 commandés par un général français et le bombardement de Sakhiet (attaque contre cette ville tunisienne par l’aviation en février 1958, qui fait plus de 70 morts), il n’y a qu’une différence de latitude et de date. Mais le principe et la responsabilité sont les mêmes. Dans les deux cas, c’est pour satisfaire la fraction la plus chauvine de l’opinion et du Parlement qui réclame des succès, que ces deux crimes ont été ordonnés ou commis». Finalement, le film pourra être projeté en France… en 1975 !
Les Oliviers de la justice, réalisé par James Blue pendant l’automne 1961, est un cas un peu particulier : il est inspiré du roman de Jean Pélégri, publié en 1959 et qui a obtenu le Grand prix catholique de littérature l’année suivante : le livre quasi autobiographique raconte l’histoire d’un jeune pied-noir, Jean, revenu de métropole pour assister son père à l’agonie dans sa ferme de la Mitidja. C’est l’occasion pour l’auteur d’évoquer le travail et l’engagement de ces colons, qui mettent en valeur la terre d’Algérie tout en rêvant d’une entente harmonieuse entre les communautés. Quand il est question d’une adaptation au cinéma, le projet est soutenu par le général de Gaulle lui-même, qui a apprécié le roman, et André Malraux fait en sorte que le CNC finance en grande partie le film. Selon Sébastien Denis, l’œuvre de James Blue propose «un très sage et œcuménique discours sur le futur de l’Algérie indépendante et les relations entre Arabes et pieds-noirs». A la fin du film, le personnage principal, qui s’apprête à repartir en France après l’enterrement de son père, conclut en évoquant l’Algérie : «c’était devenu mon pays». Selon le producteur, cette vision pour le moins naïve était un mensonge dont il était conscient, mais le réalisateur et le romancier estimaient que «c’était une jolie fin». Reste que ce film est la seule œuvre de fiction traitant de la guerre d’Algérie qui sort pendant le conflit : il est même présenté dans la sélection française au festival de Cannes en 1962 et obtient le Prix de la société des écrivains de cinéma et de télévision. Il reste un film quasiment documentaire sur la fin de ce conflit (il a été tourné en Algérie même) : pour Jean-Michel Frodon, «saturé par les réalités du drame algérien, Les Oliviers de la justice, grâce à sa tenue, en devient à la fois le plus beau témoignage dont ait été capable le cinéma, et dépasse cet état pour se redéfinir comme tragédie». Cependant ce film, appelant à une réconciliation bien hypothétique entre les camps qui s’affrontent alors, est un cas isolé : il n’est pas représentatif des films tournés dans le cadre de la guerre d’Algérie.

Un cinéma prudent ou ambigu dans les années 1960
Ainsi, dans presque tous les cas, il faut attendre la fin du conflit pour voir la sortie des films qui évoquent les «événements». Mais la plupart de ces œuvres traitent du sujet avec une certaine retenue. La guerre d’Algérie est souvent «à la marge» des scénarios, comme si les réalisateurs n’osaient pas encore en faire le cœur même de l’intrigue. Dans des films comme Adieu Philippine, Cléo de 5 à 7, Muriel, Les parapluies de Cherbourg, les personnages sont concernés par ce conflit, mais soit ils sont sur le point de partir pour combattre en Algérie (Guy dans Les parapluies, Michel Lambert dans Adieu Philippine, l’appelé de Cléo de 5 à 7…), soit ils en reviennent, passablement troublés par leur service outremer (Les parapluies, Muriel). Ces films s‘attachent surtout à montrer les dégâts qu’a causés la guerre d’Algérie sur les destins individuels : dans Les Parapluies, le retour de Guy est chargé de beaucoup d’amertume. Il semble bien qu’un des enjeux est justement d’oublier cette «sale guerre». Pour Rachid Boudjedra (Naissance du cinéma algérien, 1971), «Muriel, le film d’Alain Resnais, n’est pas un film sur l’Algérie mais un film où il est question de l’Algérie comme une pensée gênante que chacun cherche à oublier».
Un des personnages qu’on retrouve dans certains films de l’époque est celui du «soldat perdu», souvent d’extrême droite, qui s’est fourvoyé dans une cause sans issue. Les deux films d’Alain Cavalier (Le combat dans l’île, L’insoumis) évoquent ces jeunes gens, incarnés par Jean-Louis Trintignant et Alain Delon, «paumés» dans une guerre dont ils maîtrisent mal les enjeux (le cinéaste ne manque pas de s’insurger contre l’idéologie de l’OAS). Une des œuvres les plus déconcertantes de l’époque est Le petit soldat de Godard, qui a provoqué de nombreux débats lors de sa sortie : c’est peu de dire que la critique de l’époque a été déboussolée par ce film (beaucoup ont parlé du «désordre intellectuel» du héros, laissant entendre qu’il correspondait à celui de l’auteur du film…). Françoise Giroud y voit «une sorte de vagabondage intellectuel autour d’une petite anecdote qui se situe au niveau de la bande dessinée». Jacques de Baroncelli comprend mal que la censure l’ait interdit : «les allusions (à la guerre d’Algérie) sont discrètes, confuses, et nullement agressives». En fait, Godard semble avoir voulu faire preuve d’audace dans son traitement du conflit, en invoquant des références littéraires (celles de Cocteau et de Malraux en l’occurrence). Son personnage principal, très intellectuel et presque apolitique, a dérouté le public et n’a pas été bien reçu à l’époque. Le point de vue du réalisateur est souvent confus : la longue séance de torture pratiquée sur Bruno Forestier (presque un quart d’heure) est quasi documentaire et illustrée de citations de Lénine et de Mao (l’un des protagonistes lit le livre d’Henri Alleg, La question). Comme l’écrit Jean-Pierre Esquenazi, vu le contexte idéologique des années 1960, «le propos du Petit soldat, qui disserte sur la torture en général et renvoie dos à dos militants du FLN et activistes de l’OAS, a trouvé difficilement sa place dans le débat français». Par la suite, Godard lui-même a reconnu les ambiguïtés de son film. En 1980, il écrit dans son Introduction à une véritable histoire du cinéma : «j’accepte tout à fait de penser que Le petit soldat est un film fasciste mais ce qu’il y a d’intéressant, c’est qu’on peut en sortir». Muriel, le film de Resnais, est sans doute le plus politique : il évoque clairement les tortures auxquelles se seraient livrés des soldats français, mais d’une manière particulière : Bernard, le fils d’Hélène, raconte une séance de torture sur une jeune fille prénommée Muriel et semble incapable de se réadapter à la vie civile. Resnais veut provoquer un malaise chez les spectateurs, afin qu’ils s’interrogent sur les conséquences de cette «sale guerre» sur ceux qui l’ont faite «salement» et sans idéal.
Globalement, cette «timidité» à évoquer directement le conflit peut sans doute s’expliquer par la violence du traumatisme subi à la fois par les appelés, les pieds-noirs et les Algériens eux-mêmes, et la volonté, soit d’oublier soit de ménager une mémoire encore meurtrie.

Le réveil du cinéma engagé des années 1970
Dans les années 1970, le cinéma français change et semble prêt à prendre en charge l’histoire la plus contemporaine (deux films documentaires sont exemplaires de cette nouvelle approche : Le Chagrin et la Pitié, de Marcel Ophüls en 1971 et Français si vous saviez, d’André Harris et Alain de Sedouy, sorti l’année suivante). Aussi, pendant cette période, plusieurs films évoquent de manière beaucoup plus directe et plus engagé le conflit algérien : on pense en particulier aux œuvres de René Vautier (Avoir vingt ans dans les Aurès), d’Yves Boisset (RAS) et La question de Laurent Heynemann. Les deux premiers nous plongent au cœur même des combats et développent des scénarios assez voisins : des appelés, plutôt hostiles à la guerre, sont pris en main par des officiers énergiques et charismatiques ; les hommes finissent par se laisser embrigader, en tout cas pour certains d’entre eux, et même à prendre goût «à casser du fellouze». D’autres au contraire se rebiffent et vont jusqu’à la désertion. Avoir vingt ans dans les Aurès est le type même du cinéma militant : René Vautier a été membre du PCF et a réalisé des courts-métrages pour le FLN ; son film est produit par une structure coopérative. Quant à l’histoire même, le cinéaste affirme s’appuyer sur de très nombreux témoignages d’appelés bretons (plus de 500, et chaque scène du film peut être confirmée par au moins cinq témoins, selon Vautier !) : son scénario s’inspire largement de l’histoire réellement vécue par le sergent parachutiste Noël Favrelière qui déserta en 1956. Salué en son temps comme l’un des premiers films à évoquer directement le conflit, le travail de René Vautier a du mal à trouver ses marques, entre documentaire et fiction. RAS d’Yves Boisset, qui traite une histoire assez semblable, se veut film d’action et il a convaincu alors un assez large public. La question de Laurent Heynemann s’inspire bien évidemment du livre homonyme d’Henri Alleg, même si les noms des principaux protagonistes ont été modifiés à cause des lois d’amnistie votées par le Parlement (le personnage principal est un certain Henri Charlègue). Il évoque les tortures infligées par les parachutistes aux membres du FLN et à certains intellectuels pro-FLN et le fait de manière elliptique. En tout cas, la sortie de ces différents films est difficile et se heurte aux différents groupes de pressions habituels (Union des Combattants en Algérie, groupuscules d’extrême droite, voire mauvaise volonté des gouvernements de l’époque :Yves Boisset ne peut utiliser les services des loueurs d’uniformes, qui subissent des pressions des autorités et refusent de fournir les équipements au cinéaste !).

Et du côté algérien…
Dans l’Algérie indépendante, le sujet de la guerre n’est bien sûr pas tabou et constitue même un thème obligé du jeune cinéma algérien (Marcel Wander relève que sur 21 longs métrages de fiction tournés entre 1965 et 1974, 14 traitent de la lutte armée). L’un des plus célèbres est La Bataille d’Alger, tourné par Gilles Pontecorvo en 1965, qui tente de retracer avec une grande minutie les péripéties de la bataille d’Alger (si le réalisateur est italien, la production et la plupart des acteurs sont algériens et le tournage est réalisé sur les lieux-mêmes de l’action). Il est aidé notamment par Saadi Yacef, un des acteurs directs de la bataille, qui joue son propre rôle à l’écran (il est aussi l’un des producteurs du film). Le film de Pontecorvo est très efficace et sa reconstitution historique crédible (bien malgré son auteur, le film sera même utilisé comme document de travail par certains services occidentaux pour illustrer la lutte antiterroriste : les Américains s’en sont servis en Amérique latine et en Irak plus récemment). De plus, le cinéaste italien crée un personnage d’officier, le colonel Mathieu, sorte d’hybride de Massu et de Bigeard, au comportement pour le moins ambigu et assez fidèle aux modèles d’origine (il utilise la torture avec répugnance, au nom de l’efficacité contre «les poseurs de bombes»). Par la suite, le cinéma algérien produit des œuvres puissantes sur le sujet : Mohammed Lakhadar Hamina montre une famille détruite par la guerre dans Le Vent des Aurès (il obtient le prix de la première œuvre au festival de Cannes en 1967) :c’est une évocation réussie de la solidarité entre paysans pauvres et combattants du FLN, et aussi de la coupure entre un monde urbain plutôt individualiste et un monde rural plus solidaire. Le même cinéaste réalise aussi Chronique des années de braise, racontant la prise de conscience des Algériens entre la seconde guerre mondiale et 1954 (ce film obtient la Palme d’Or à Cannes en 1975). Mais certains cinéastes algériens ont aussi développé des visions plus originales : Mahmoud Zemmouri dans Les folles années du twist présente deux personnages d’hommes de la rue très peu concernés par l’engagement militant contre les Français, mais plus intéressés par les dernières nouveautés de la mode et de la musique. Les sacrifiés, réalisé en 1982 par un cinéaste algérien mais produit en France, évoque les luttes intestines dans la communauté algérienne du bidonville de Nanterre entre les membres du FLN et du MNA (les partisans de Messali Hadj).

Des approches de plus en plus diversifiées
Depuis cette période qu’on peut qualifier de militante, le cinéma a creusé certains aspects du conflits en Algérie. Plusieurs films évoquent encore le sort des appelés amenés dans un conflit qu’ils ne comprennent pas et dont ils souhaitent surtout sortir le plus vite possible : ainsi, Le Pistonné de Claude Berri ou Des feux mal éteints de Serge Moati reviennent de manière plus ou moins directe sur le trouble des soldats du contingent (la dernière séquence du Pistonné est terrible : Guy Bedos, qui incarne le personnage principal qui a tout mis en œuvre pour échapper à l’envoi en Algérie, retrouve le fils de sa concierge qui n’a pas eu la même «chance» que lui et qui a été gravement mutilé…). Mais c’est aussi la communauté des Pieds-Noirs qui est présentée de manière plus nuancée. Alexandre Arcady réalise plusieurs films sur sa communauté d’origine, les Juifs algériens, avant et après le conflit (Le coup de sirocco, Le grand pardon, Le grand carnaval…) : mais il adopte un ton clairement nostalgique et ne cache pas qu’il s’est inspiré des films de Coppola sur les grandes familles italo-américaines. De manière plus sensible, Brigitte Rouän évoque des souvenirs très personnels dans Outremer, film qui raconte le destin de trois femmes d’une grande famille coloniale dans les campagnes algériennes, alors que l’Algérie française vit ses derniers jours. André Téchiné dans Les roseaux sauvages fait le portrait d’un jeune pied-noir, Henri, en butte à l’hostilité des Français de métropole et qui adopte une attitude radicale. Enfin, Dominique Cabrera présente deux figures insolites dans De l’autre côté de la mer : un industriel pied-noir resté en Algérie et un jeune Arabe devenu médecin en France. Ce chassé-croisé se retrouve dans le dernier film d’Alexandre Arcady, Là-bas…mon pays, dans lequel un journaliste retourne à Alger en espérant y retrouver Leila, son amour d’enfance. Un trait commun à la plupart de ces films est de présenter des personnages de colons qui ont une certaine épaisseur psychologique, loin de toute caricature. Comme l’écrit Caroline Eades dans son ouvrage sur le cinéma post-colonial, «nombre de ces films fournissent divers éléments qui concourent sinon à exonérer du moins à relativiser la conscience qu’ils pourraient avoir des implications de la colonisation». D’autres sujets jusque là peu traités, y compris par l’historiographie, sont abordés, comme la répression du 17 octobre 1961 (Meurtres pour mémoire de Laurent Heynemann d’après le roman policier de Didier Daeninckx) ou les réseaux d’aide au FLN autour d’Henri Jeanson (Liberty Belle de Pascal Kané). On peut aussi mentionner la vision «militaire» de la guerre d’Algérie, telle qu’elle est présentée dans les films de Pierre Schoendorffer, qui s’attache à défendre avec constance l’honneur de l’armée française dans ses combats perdus lors des deux guerres coloniales (Le crabe-tambour, L’honneur d’un capitaine).

L’appel aux témoins de l’histoire
Enfin, on retrouve cette évolution vers plus de nuances dans le cinéma documentaire. Les premiers films comme ceux d’Yves Courrière ou de Peter Batty suivaient une trame classique, mais chacun présentait un intérêt certain. Celui du journaliste de RTL évoquait clairement les luttes au sein du FLN entre la direction et la tendance animée par Abane Ramdane, épisode alors peu connu du grand public. Le film du réalisateur anglais, qui présentait le conflit comme une guerre entre deux nations, contient de nombreux entretiens avec des responsables de l’époque et utilise largement le fonds documentaire des télévisions britanniques et américaines. Par la suite, comme l’écrit Annette Wieviorka sur autre sujet, est venue «l’ère du témoin» : plusieurs films se sont construits à partir des témoignages des acteurs eux-mêmes : celui de Bertrand Tavernier, La guerre sans nom, est constitué de très nombreux rencontres avec des appelés de la région de Grenoble. Les années algériennes de Bernard Favre (avec la collaboration de Benjamin Stora) s’appuie aussi sur des entretiens avec des hommes de la rue. Le documentaire insiste sur l’aspect guerre civile, au sein des communautés (Français d’Algérie et Français de la métropole, FLN et autres mouvances nationalistes). La même approche est reprise par Patrick Rotman dans son film L’ennemi intime, qui évoque surtout le problème de la torture tel qu’il a pu être appréhendé par les appelés eux-mêmes. Enfin, Benjamin Stora et Gabriel Le Bomin réalisent en 2012 La Guerre d’Algérie, la déchirure, qui revient sur la question très sensible du comportement de l’armée française pendant le conflit : «équilibré et tout en sobriété (malgré une colorisation discutable et une musique parfois envahissante)» selon Libération (9 mars 2012) : ce documentaire propose des images inédites, venues des archives de l’armée française, mais aussi de sources plus inattendues, comme des scènes tournées par la télévision est-allemande. Les auteurs n’ont pas hésité à intégrer des images très dures de soldats français et de suspects exécutés par le FLN , pour «souligner la dynamique de ce conflit, sa dimension tragique» (Libération).

Conclusion
Ainsi, le cinéma français, documentaire ou de fiction, ne peut plus être accusé d’ignorer «un passé qui ne passe pas», pour reprendre la formule d’Henry Rousso. Certes, toutes les zones d’ombre n’ont pas été explorées mais la voie est ouverte (quelques affaires récentes, comme celle concernant le général Aussaresses, montrent que des révélations peuvent encore venir). On peut d’ailleurs constater la floraison d’ouvrages de référence sur le sujet depuis quelques années (Raphaëlle Branche parle d’une «histoire apaisée») : notamment celui de Mme Branche sur la torture pratiquée dans l’armée française ou celui de Mme Thénaud sur la justice pendant la guerre d’Algérie. L’ouverture de certaines archives et la prise de distance d’une nouvelle génération d’historiens devraient permettre un regard plus serein sur cette période difficile. De plus, des chercheurs se sont justement intéressés à l’image de la guerre d’Algérie à l’écran : Sébastien Denis a étudié les courts métrages de propagande produits par les autorités françaises et Caroline Eades le cinéma français post-colonial, Hamid Benmessaoud a consacré sa thèse à la guerre d’Algérie dans le cinéma français (cf. bibliographie).
En tout cas, on peut considérer que le cinéma français a fait, en quelque sorte, son «travail de deuil» : comme sur d’autres sujets historiques, le cinéma finit par aborder bien des aspects qu’on peut qualifier de «sensibles» : récemment, Nuit noire, Vivre au Paradis, Hors-la- loi, reviennent sur les tragiques événements du 17 octobre 1961 ; Mon colonel souligne la responsabilité des autorités civiles et militaires dans l’usage de la torture ; La Trahison de Philippe Faucon raconte, de manière subtile, comment les soldats musulmans («jeunes de souche nord-africaine», comme on les appelle à l’époque) qui ont combattu dans les rangs de l’armée française se sont retrouvés piégés entre leur communauté d’origine et la France qu’ils étaient censés servir. Le cinéaste montre bien la complexité des rapports entre le lieutenant Roque et ses appelés musulmans, alors qu’il redoute une possible trahison d’un de ses hommes. Plus encore, Benjamin Stora estime que c’est le premier film où les personnages «indigènes» ont une véritable personnalité. Pour l’historien, jusque là le cinéma français présentait plutôt un «stéréotype colonial de l’Algérien comme silhouette ou ombre furtive». Dans le film de Faucon, les Algériens «apparaissent comme des êtres humains qui souffrent, trahissent, doutent et qui se battent» : Stora y voit une vraie rupture par rapport aux représentations des colonisés dans les films réalisés auparavant.
Rachid Bouchareb, cinéaste d’origine algérienne, a d’abord tourné Indigènes, film sorti en 2006, dont l’écho a été très important, y compris au niveau politique : 3 millions d’entrées (soit beaucoup plus que la moyenne des films sur la guerre d’Algérie), les 4 principaux interprètes ont été récompensés au festival de Cannes et le gouvernement de Villepin a annoncé que les pensions allouées aux anciens membres de cette armée originaires d’Afrique du Nord seraient alignées sur celles de leurs camarades français. Dans ce film est soulignée l’humiliation ressentie par les soldats d’Afrique du nord intégrés dans cette armée des Français libres, ressentiment qui aura un rôle dans la motivation de plusieurs dirigeants du FNL (plusieurs d’entre eux se sont battus dans les rangs des FFL : Krim Belkacem, Mohamed Boudiaf, Ahmed Ben Bella…) : le personnage du caporal Abdelkader, interprété par Sami Bouajila, est une incarnation de ces soldats ou sous-officiers maghrébins, souvent courageux au feu, qui estiment n’avoir pas reçu la reconnaissance officielle qu’ils pensaient mériter. Ils en ressentent une profonde amertume et certains vont participer au mouvement de libération de l’Algérie dès les années 1950. Bouchareb s’est ensuite intéressé à la période 1945-1954 en Algérie dans Hors-la-loi, sorti en 2012 : ce film s’ouvre sur les événements de Sétif et de Guelma en mai 1945, qui firent de très nombreuses victimes, du côté européen mais surtout dans les populations indigènes. Il a provoqué des polémiques lors de sa sortie : certaines personnalités d’extrême-droite ou de droite comme le député UMP Lionnel Luca, se sont violemment opposées à la vision proposée dans le film de Bouchareb.

   Comme l’écrit Caroline Eades, le cinéma français a donc joué son rôle dans la construction de nos mythes communs : «la fiction qui se fonde sur un patrimoine historique projette celui-ci dans la sphère du grand public et participe à la construction de notre mémoire collective : les décors du récit fictionnel deviennent des monuments, les personnages renvoient à des hommes et à des femmes ayant réellement existé, les anecdotes permettent de raconter des événements historiques. Les soldats de la guerre d’Algérie n’ont pas eu le droit à la parole mais en devenant des personnages de film, ont repris vie : les défaites et le rapatriement des colons ont été sinon niés du moins refoulés, interdits au regard, oubliés, mais le cinéma les incorpore au paysage imaginaire de l’histoire du XX° siècle». En 1990 , Pascal Ory constatait que le cinéma français «avait tout fait pour en donner l’image d’une «sale guerre». D’abord en n’en parlant pas, ou à mots couverts. Et surtout en en parlant par l’alentour : la menace d’un départ, l’ineffaçable d’un retour (…) A l’écran, on a moins affaire à une guerre qu’à une guerre civile, une déchirure intime » (in La Guerre d’Algérie et les Français, sous la direction de Jean-Pierre Rioux, Fayard).
On peut estimer qu’aujourd’hui ce stade-là a été dépassé. Certes, la guerre d’Algérie n’a pas encore inspiré la grande œuvre cinématographique que l’on peut attendre sur un tel sujet (aux États-Unis, la guerre du Vietnam a été évoquée dans des films qui ont marqué leur époque, comme Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino, Apocalypse now de Francis Ford Coppola, ou même Platoon d’Oliver Stone). Cependant, de manière moins brillante peut-être, le cinéma français n’a pas failli à «son devoir de mémoire», selon l’expression consacrée, et il a abordé des sujets longtemps occultés (les tortures exercées par l’armée française, la répression brutale lors des manifestations d’octobre 1961 à Paris, le sort des harkis…).
Par contre, la mémoire d’une partie de l’opinion n’est pas complètement apaisée, comme le montrent les violentes réactions lors de la sortie du film de Bouracheb, Hors-La-Loi. Mais le cinéma français ne peut être responsable de tout, et en particulier de la «guerre des mémoires». Comme l’écrit Benjamin Stora, «il reste comme une impossibilité à regarder cette guerre en face, à passer de l’expérience individuelle, traumatisante, au choc de la visualisation collective par le cinéma. 50 ans après, les images sur les écrans n’arrivent toujours pas à rassembler les mémoires blessées».

 

(cet article s’inspire du travail rédigé par Marcel Wander pour le dossier Contreplongée sur le film La Bataille d’Alger ainsi que de son intervention sur le même sujet dans le stage PAF de l’Académie de Strasbourg)
FILMOGRAPHIE SÉLECTIVE
Films de fiction (France, sauf quand indiqué) :
Le petit soldat, Jean-Luc Godard (1960)
Les oliviers de justice, James Blue (1962)
La Belle Vie, Robert Enrico (1962)
Muriel, Alain Resnais (1963)
Le vent des Aurès, Mohammed Lakhdar Hamina, Algérie (1967)
lise ou la vraie vie, Michel Drach, France-Algérie (1970)
Avoir vingt ans dans les Aurès, René Vautier (1972)
RAS, Yves Boisset (1973)
La question, Laurent Heynemann (1976)
Les sacrifiés, Okacha Touita (1982)
-L’honneur d’un capitaine, Pierre Schoendoerffer (1982)
Les folles années du twist, Mahmoud Zemmouri (1986 )
Liberty Belle, Pascal Kané (1983)
Meurtres pour mémoire, Laurent Heynemann (1984)
Cher frangin, Gérard Mordillat (1988)l
Outremer, Brigitte Roüan (1990)
Des feux mal éteints, Serge Moati (1994)
De l’autre côté de la mer, Dominique Cabrera (1997)
Vivre au Paradis, Bourlem Guerdjou (1997)
Là-bas… mon pays, Alexandre Arcady (2000)
Nuit noire 17 octobre 1961, Alain Tasma (2005)
La Trahison, Phillipe Faucon (2005)
Mon colonel, Laurent Herbiet (2006 )
Indigènes, Rachid Bouchareb (2006)
L’ennemi intime, Florent-Emilio Siri (2007)
Cartouches gauloises, Mehdi Charef (2007)
Djinns , Sandra et Hugues Martin (2010)
Hors la loi, Rachid Bouchareb (2010)

Documentaires :
La guerre d’Algérie, Yves Courrière (1972)
La guerre d’Algérie, Peter Batty, documentaire britannique en 5 parties
Les années algériennes(4 émissions d’une heure), Bernard Favre (1991)
La guerre sans nom, Bertrand Tavernier et Patrick Rotman (1992)
La guerre d’Algérie dans les actualités filmées Pathé, Gilles Dinnematin (2001)
La bataille d’Alger, Yves Boisset (2006)
L’ennemi intime, Patrick Rotman (2007)
Guerre d’Algérie 1954-1962 : la déchirure, Gabriel Le Bomin et Benjamin Stora (2012)

BIBLIOGRAPHIE
-Hamid Benmessaoud, La guerre d’Algérie dans le cinéma français, 1996 , thèse de doctorat, Toulouse-2
-Sébastien Denis, Le cinéma et la guerre d’Algérie, la propagande à l’écran (1954-1962), éditions Nouveau Monde, 2009
-Caroline Eades, Le cinéma post-colonial français, Éditions du Cerf, 2006
-Justine Hiriart, L’armée française dans la guerre d’Algérie : interdit et silences, dans L’armée à l’écran, Cinémaction n°113, 2004
-Pascal Ory , article : L’Algérie fait écran, in Les Français et la Guerre d’Algérie, sous la direction de Jean-Pierre Rioux, Éditions Fayard, 1990

– Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli, Éditions La Découverte, 1991
(ne concerne pas que le cinéma)
-Benjamin Stora, Imaginaires de guerre, Éditions La Découverte, 1997
-Benjamin Stora, Cicatriser l’Algérie, dans Oublier nos crimes : l’amnésie nationale, une spécificité française , Autrement, collection Mémoires, 2002
-Benjamin Stora, article : La guerre d’Algérie : la mémoire par le cinéma, in Les guerres de mémoires : la France et son histoire, sous la direction de Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson, éditions La Découverte, 2008

Algérie d’hier et d’aujourd’hui, Cahiers de la Cinémathèque n° 76, juillet 2004
Guerre d’Algérie : le cinéma en question, dans Repérages n° 46, octobre 2004
La guerre d’Algérie à l’écran, dans Cinémaction n° 85, novembre 1997
Guerres révolutionnaires : Histoire et cinéma, Éditions L’Harmattan, 1984

Dossiers pédagogiques sur certains films :
La bataille d’Alger, Gilles Pontecorvo (dossier Contreplongée)
Indigènes, Rachid Bouchabeb (Avant-Scène Cinéma n°564, septembre 2007)
Muriel, Alain Resnais (dossier Ciné-club de Wissembourg, n°184)
Muriel, Michel Marie, éditions Atlande (2005)
La Trahison, Philippe Faucon (dossier Contreplongée)
Vivre au Paradis, Bourlem Guerdjou (dossier les Grignoux)

A propos d’Apocalypse , la première guerre mondiale et de quelques autres Apocalypses…

    Alors que les activités du centenaire 1914 1918 prennent de l’ampleur , l’émission documentaire l’Apocalypse : la première guerre mondiale, réalisée par Isabelle Clarke et Daniel Costelle, semble , une nouvelle fois, battre tous les records : elle a rassemblé plus de 5,8 millions de spectateurs le soir de sa première diffusion, se payant le luxe de passer devant TF1, avec 22 % de l’audience. Ce succès fait suite à la réussite des émissions précédentes, construites sur le même modèle : Apocalypse : la seconde guerre mondiale en 2009 (6,5 millions de spectateurs pour chaque épisode) et Apocalypse : Hitler en 2011 (6,1 millions de spectateurs). C’est donc une formule gagnante du documentaire qui semble plébiscitée par le public depuis plusieurs années et qui a d’ailleurs fait des émules (« Ils ont filmé la guerre en couleur », une série de 4 émissions produites entre 2000 et 2005 pour France 2). La martingale est maintenant bien au point : avec des moyens conséquents, des recherches d’archives filmées dans le monde entier, une sonorisation précise, une colorisation soignée, la participation d’historiens qui garantissent le sérieux du contenu , de l’écriture du scénario et du commentaire…Daniel Costelle à propos de la première production d’Apocalypse paraît presque le regretter : « c’est un travail très cadré, dans le respect de l’Histoire, validé par des spécialistes. On avait une garde rapprochée d’historiens qui nous tombaient dessus du soir au matin »…
Devant une telle réussite, le corps enseignant est invité à s’incliner. La tentation , pour certains professeurs peu scrupuleux, pourrait même être d’ utiliser ce genre d’émissions sans trop se poser de questions, persuadés que leurs élèves seront plus attentifs à de tels blockbusters documentaires : comme l’écrit ironiquement Isabelle Hanne dans Libération en 2009, à propos de la première émission : « franchement , c’est scotchant. Efficace, pédago, simple mais pas simpliste. A l’attention des profs d’histoire usés de répéter chaque année le programme de terminale : on vous propose d’appuyer sur play, de vous asseoir à votre bureau et de corriger vos copies. Tranquille. »
Plus sérieusement, de la première à la dernière émission, de nombreux historiens ont réagi à ce nouveau type de documentaire, d’autant que les auteurs ne craignent pas l’autopromotion et acceptent parfois difficilement les critiques venues du corps enseignant (l’un d’entre eux s’est fait traiter d « obscur petit prof » par Daniel Costelle). Ainsi, les chercheurs (historiens, philosophes…), comme Georges Didi-Hubermann, Sylvie Lindenperg, Laurent Veray ont été amenés à faire part de leurs remarques et souvent de leurs critiques sur cette série d’émissions. La sortie d’Apocalypse : la première guerre mondiale donne l’occasion de faire un point sur ce débat, qui risque de bientôt resurgir puisqu’on annonce un Apocalypse : Staline et un Apocalypse : la guerre froide.

« Une œuvre mémorielle »
A priori, le projet d’Isabelle Clarke et Daniel Costelle semble séduisant et répond aux vœux de certains historiens : Olivier Wieviorka par exemple estime « qu’un documentaire qui ne serait pas pédagogique et entraînant, n’accepterait pas sa vocation ». Les deux concepteurs d’Apocalypse insistent sur leur démarche : ils veulent rendre ces documents d’archives attractifs pour des spectateurs d’aujourd’hui, en particulier les plus jeunes : Louis Vaudeville, producteur de la série depuis le début affirme : « les jeunes ont beaucoup de mal à voir des films en noir et blanc. Or, ce qu’on veut, c’est vraiment transmettre cette histoire avec des images qui sont beaucoup plus proches de nous ». Isabelle Clarke renchérit : « pour toucher le grand public et notamment les jeunes, il n’y a pas d’autre solution que de coloriser ». Certains ont été sensibles à cette démarche éducative, comme le journaliste Renaud Machart , qui écrit dans le Monde en mars 2014 : « l’aspect pédagogique du travail de Daniel Costelle et Isabelle Clarke est à saluer et le récit façon « grande fresque » risque de réunir un grand nombre de spectateurs (…) La colorisation a pour avantage de rapprocher de notre époque de celle que connurent nos arrière-grands-pères (…) un siècle ce n’est rien au fond comme le rappellent ces visages, ces corps si proches et si familiers, que le noir et blanc originel cantonnent d’ordinaire dans un passé lointain et mythique ».
Ainsi, l’argument essentiel est bien de rendre l’histoire accessible au plus grand nombre. Pour ce faire, les moyens techniques mobilisés sont impressionnants : Isabelle Clarke et Daniel Costelle ont disposé de temps et d’argent pour réaliser leur projet (le budget pour l’émission sur la première guerre mondiale a été de 6 millions € soit deux millions de plus que pour l’émission sur la seconde guerre mondiale : 64 personnes ont été mobilisées pendant deux ans et demi sur l’émission). Sous la direction de Valérie Combard, près de 500 heures de films d’origine diverse ont été rassemblées, soit venant des instituions officielles (l’Imperial War Museum à Londres, la Bundesarchiv de Berlin, l’ECPAD à Paris,…) soit des images d’amateurs (comme celle obtenues auprès de la famille de René Ferrari). Le travail sur ces documents d’archives est aussi précis : la colorisation a été possible grâce au travail de 3 personnes, sous la responsabilité de Camille Levavasseur-Basi, qui pendant près d’une année, sont parties à la recherche de la couleur des uniformes, des équipements, des yeux de personnages (!) : elles ont trouvé leurs sources dans les catalogues des musées militaires, les images de Gallica à la BNF, des 570 autochromes disponibles à l’ECPAD. Au total, 80 000 images ont ainsi été coloriées pour chaque épisode par François Montpellier et son équipe. De même, la sonorisation (engins , armes, … ) a été reconstituée avec soin par Gilbert Courtois (il avoue d’ailleurs avoir atténuer le son de l’époque, qui serait aujourd’hui insupportable). La musique a été composée par un musicien canadien, Christian Clermont, et le commentaire est lu par Mathieu Kassowitz, qui avait déjà participé à d’autres émissions de la série ; Enfin, les deux auteurs se sont assurés les avis de plusieurs historiens ou spécialistes : André Loez, docteur en histoire contemporaine et chargé de cours à Sciences Po (il a notamment écrit en 2010 : 14 18, les refus de guerre. Histoire des mutins), de Frédéric Guelton, directeur des recherches au service historique de l’armée de terre et de Paul Malmassari, qui a écrit des ouvrages sur les chars et les trains blindés.
Ainsi, ce documentaire retrace les différentes phases de la guerre de 1914 1918, avec un éclairage particulier sur les combats qui ont eu lieu dans les Balkans et au Moyen-Orient. Les auteurs ont martelé leur volonté de réaliser une « œuvre mémorielle » (Daniel Costelle) , une manière de pense-bête pour les peuples européens , pour leur rappeler en quelque sorte ce que leur folie avait pu provoquer. Comme Daniel Costelle le dit et l’espère : « si un certain nombre de gens voient la série, ils devraient comprendre que rien ne se règle par la violence ».

Du bon usage des archives filmiques
Mais, au delà de ces bonnes intentions, le débat s’est engagé dans la communauté historienne sur l’intérêt d’un tel travail, et en particulier sur sa dimension pédagogique réelle. Plus généralement, en ce qui concerne cette émission mais d’autres également, se pose le problème de l’utilisation de ces documents d’archives filmiques.
Déjà, le ton du commentaire est considéré comme inadéquat : comme l’écrit Renaud Machart, « il est débité à la manière des bons vieux manuels d’histoire géographie de nos écoles d’antan ». Certains contestent même que ce documentaire apporte réellement des éléments nouveaux. Pour Jacques Frémiaux, spécialiste de l’histoire coloniale, « le premier épisode ressemble à une chronique people avec ses têtes couronnées et ses défilés, mais ne rend pas compte de la société de l’époque ». Claude Robinot , professeur d’histoire et formateur honoraire en IUFM, remarque d’ailleurs que cette première partie n’est pas sans rappeler un film documentaire de 1965, réalisé par Jean Aurel et écrit par Jacques Laurent, 14-18 : on y retrouve les mêmes images, le même ton, le même montage et parfois les mêmes trucages (le cinéaste procède à un arrêt sur l’image de Guillaume II en train de dresser le point , effet destiné à montrer la brutalité du kayser…).
D’autre part, certains estiment que cette colorisation n’est pas indispensable, et en particulier pour les élèves. On peut déjà remarquer que les couleurs retenues ne sont pas « en aplat » mais presque passées, à la manière des photos anciennes (on retrouve ce genre de procédé dans le film de Jean Pierre Jeunet, Un long dimanche de fiançailles) : François Montpellier dit avoir cherché plutôt des « textures de couleurs » plutôt que des couleurs vives. Surtout, certains pensent que le public, et en particulier les élèves, sont tout à fait capables de supporter des séquences en noir et blanc, pourvu qu’ils soient correctement préparés. Pour Claude Robinot, « ce qui prime, c’est le message et l’efficacité pédagogique de sa traduction visuelle. Il prend pour exemple le film sur les combats de Bois le Prêtre tourné en 1915, où des soldats empilent des cadavres sur une charrette : « la caméra est fixe, l’image n’est pas de bonne qualité, il n’y a pas de son. Pourtant, l’émotion et l’attention des élèves sont toujours au rendez-vous ». Pour lui, il y a même une forme de mépris des auteurs de la série : « c’est faire injure aux spectateurs de les croire incapables de supporter les sources originales ».
Surtout, la colorisation n’est pas critiquée en soi mais parce qu’elle est mise au service d’une mauvaise cause , et cela dès les premières émissions de la série Apocalypse en 2009. De manière prémonitoire car leurs remarques peuvent très bien s’appliquer à l’émission sur la première guerre mondiale, deux chercheurs suisses, Gianni Haver et Charles Heimberg, expliquent : « si la colorisation n’est pas un problème en soi, elle n’en traduit pas moins un processus d’aplatissement des sources. Ainsi, les films de fiction, les films amateurs, les films de propagande sont découpés, mélangés, broyés dans la machine Apocalypse, sans aucune considération de leur origine et de leur fonction (…) Elle fournit le vernis final destiné à lisser le tout en donnant une apparence d’une conformité stylistique et visuelle. Elle efface par la même occasion les dernières traces de spécificité des sources qui sont utilisées ». Et Didi-Huberman d’enfoncer le clou, à propos de cette même émission : « Apocalypse n’a restauré ces images que pour leur rendre une fausse unité, un faux présent de reportage et de mondiovision ».
Ce problème est d’autant plus embarrassant pour des enseignants d’histoire qu’ils savent bien à quel point le travail sur les sources, y compris les documents filmiques, est essentiel à la compréhension du passé. Laurent Veray, qui a livré un travail remarquable sur les actualités pendant le conflit (cf bibliographie), écrivait en octobre 2003, dans la revue 1895 : « l’utilisation des archives sans effort de connaissance et de pensée ne présente pas d’intérêt pour l’historiographie. L’analyste doit donc faire l’effort de recontextualiser les archives pour en saisir pleinement le contenu. (…) Dès lors, le documentariste, tel l’historien mais avec des moyens de signification différents, prend le recul nécessaire pour s’interroger sur la mise en forme de son sujet ». Et l’historien de citer des documentaristes comme Chris Marker, Harum Farocki, qui utilisent les archives filmiques à bon escient : « pas plus que les historiens , ces cinéastes ne cherchent à reconstituer la réalité à l’état brute . Ils interrogent au contraire la trompeuse évidence des images qu’ils utilisent, remettent en cause leur prétendue objectivité, proposent d’autres lectures ». Un exemple célèbre de cette démarche critique : dans Lettres de Sibérie de Chris Marker (1958), les mêmes images sur Iakoutsk sont proposées avec trois commentaires complètement différents : un ton neutre, un ton « communiste enthousiaste », un ton dénonciateur…Cette démarche revient à celle préconisée par Marc Ferro il y a près de quarante ans, dans l’ouvrage collectif dirigé par Jacques Le Goff et Pierre Nora, Faire de l’histoire (1974) : dans le dernier chapitre, il demandait à ce qu’on considère le film -en l’occurrence l’archive d’actualité- comme une source historique à part entière, qu’il faut soumettre à une critique comme tout document historique. Ferro a ensuite appliqué ses idées dans différents ouvrages comme Analyse de film, analyse de sociétés : une source nouvelle pour l’Histoire , paru la même année. On se souvient aussi de sa remarquable émission Histoire parallèle, produite sur la Sept puis Arte de 1989 à 2001, où il analysait les actualités cinématographiques pendant la seconde guerre mondiale. Comme l’a écrit Sylvie Lindenperg, « l’image est une source historique qui répond à des logiques de production et à des règles d’interprétation (…) Il s’agit de lui appliquer le même traitement qu’aux autres sources, en prenant en compte ses singularités ». En ce qui concerne la première guerre mondiale, il faut rappeler par exemple qu’aucune bataille n’a été filmée jusqu’en 1916 : les images de la bataille de la Marne sont des scènes reconstituées, avant ou pendant le conflit (parfois même après, comme dans le film de Léon Poirier de 1928, Verdun, vision d’histoire).

   En résumé, une émission comme Apocalypse : la première guerre mondiale et les autres bâties sur le même schéma, peuvent être considérées par certains, comme une dérive plutôt regrettable : ces documentaires sont formatés selon des formules toutes faites , censées séduire le public : colorisation des images, musique d’ambiance (!), sonorisation avec effets percutants…En général, ils confortent un consensus historiographique minimum, qui empêche l’évocation des avancées de la recherche (de ce point de vue, l’émission de Clarke et Costelle ne prend aucun risque!). A l’inverse mais plus rarement, ces documentaires versent dans un sensationnalisme outrancier, du genre : « les vérités qu’on vous cache »…De plus, ces émissions, qui se veulent des événements médiatiques, sont souvent calées sur les calendriers commémoratifs, au risque de l’épuisement du public (le cas s’était produit lors de la célébration de la vingtième année après la chute du mur de Berlin en 2009). De ce point de vue, la « machine à commémorer » sur 1914 1918 est bien enclenchée: à elle-seule, France télévision a ainsi prévu de proposer plus de trente cinq films et documentaires pour évoquer le conflit, tout au long de l’année à venir…
D’un autre côté, il est certain que ce mouvement de ne va pas s’arrêter et qu’il risque même de s’amplifier, et notamment parce que ces émissions rencontrent un réel succès populaire. Selon Olivier Thomas (revue Histoire n°383), le documentaire représente presque 10 % de l’ensemble des documentaires diffusés en 2012. 59 ont réuni plus d’un million de spectateurs, 158 entre 500 000 et un million… Pour certains historiens, il est vain de s’opposer à une telle évolution. Ainsi, Benjamin Stora, qui était d’abord hostile à la colorisation, a fini par s’y résigner : « lors de la première diffusion d’Apocalypse, je craignais que l’archive ne soit rendue plus lisse et que ce soit une facilité pour attirer un public plus large, au détriment de la vérité historique. Mon jugement a évolué car il est évident qu’avec tous les nouveaux outils technologiques, si les historiens n’entrent pas dans le colorisation, le processus se fera sans eux et ce serait pire »…Et de fait, certains chercheurs, parmi les plus respectables, ont déjà commencé à travailler sur la production de documentaires : Marc Ferro en son temps sur la première guerre mondiale , Laurent Veray, Benjamin Stora (l’émission qu’il a réalisée avec Gabriel Le Bomin en 2012, La guerre d’Algérie : la déchirure, obtient une excellente audience lors de sa diffusion sur France 2 : 3,1 millions de spectateurs),… Jean-Noël Jeanneney, qui prépare un documentaire sur Jean Jaurès, précise : « il n’y a ni triche ni tromperie à coloriser les archives. Si je devais le faire, je l’indiquerais simplement par respect pour le spectateur ».
En tout état de cause, les enseignants d’histoire ne pourront complètement négliger ce genre d’émissions, mais ils doivent les utiliser -sinon avec modération- du moins avec un réel sens critique : les outils existent pour donner du sens aux images, colorisées ou non, grâce aux travaux des historiens comme Laurent Veray pour la première guerre mondiale ou Sylvie Lindeperg pour la seconde guerre mondiale (cf bibliographie): l’idéal serait de former des documentaristes qui auraient une double compétence, en histoire et cinéma : pour l’instant, dans le meilleur des cas, on s’en tient à des couples formés d’un historien et d’ un réalisateur (Stora et Le Bomin, Jeanneney avec Bernard George, Michel Winock avec Patrick Barberis) mais peut-être est-ce une nouvelle discipline à envisager…

 

bibliographie :
ouvrages :
Sylvie Lindeperg
Les Écrans de l’ombre. La Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français ,CNRS Éditions. 1997.
Clio de 5 à 7. Les actualités filmées de la Libération. CNRS Éditions. 2000
Nuit et Brouillard, un film dans l’histoire, Odile jabob, 2007
La voix des images, quatre histoires de tournage au printemps-été 1944,
Verdier, 2013
Laurent Veray
Les films d’actualité français dans la grande guerre, SIRPA, AFRHC , 1995
La grande Guerre au cinéma, Ramsay, 2008

articles de revues ou de sites :
Quelques remarques critiques à propos du documentaire Apocalypse, Gianni Haver, Charles Heimberg dans dossier : le traitement de l’histoire dans Les documentaires filmiques, Témoigner entre histoire et document, édition Kimé, n° 108, juillet-septembre 2010
En mettre plein les yeux et rendre «Apocalypse» irregardable, Georges Didi Huberman (Libération, 22 septembre 2009)
Le passé en couleurs, Daniel Psenny
(Le Monde, samedi 15 mars 2014, cahier Culture et idées)
L’Apocalypse vue par Saint Costelle-Clarke, Claude Robinot 25 mars 2014 (http://aggiornamento.hypotheses.org/)
Faut-il se méfier des documentaires historiques ?, Olivier Thomas
( revue Histoire n° 383, novembre 2013)
L’histoire peut-elle se faire avec des archives filmiques? , Laurent Veray (revue 1895, n° 41, 2003)
-entretien avec Laurent Veray sur le site de Télérama
http://television.telerama.fr/television/apocalypse-une-modernisation-de-l-histoire-qui-tourne-a-la-manipulation-selon-l-historien-laurent-veray,110388.php

émissions de télévision et DVD:
-Laurent Veray, L’héroïque cinématographe, comment filmer la Grande Guerre, CNDP Poitou, 2010 (disponible sur le site du SCEREN)
-Laurent Veray, La Cicatrice, une famille dans la Grande Guerre, 2013.

Malgré les reproches qu’il adresse à cette série, Claude Robinot indique à juste titre que le site de l’émission Apocalypse : la première guerre mondiale, est intéressant et bien conçu : en particulier, une bibliothèque thématique de nombreuses séquences très utile et pédagogique.
(http://apocalypse.france2.fr/premiere-guerre-mondiale/fr/home)

La première guerre mondiale à l’écran

La première guerre mondiale à l’écran est un sujet bien connu des enseignants de notre région, déjà parce que de nombreux stages y ont été consacrés depuis une vingtaine d’années.
Cette année, ce thème a bien sûr une actualité particulière en raison des activités consacrées au centenaire du début du conflit : des ouvrages sont publiés (en particulier celui de Patrick Brion et François Cochet, La grande Guerre au cinéma), la Cinémathèque française organise une rétrospective d’une soixantaine de films sur le sujet au printemps prochain, des œuvres vont être restaurées (le J’accuse d’Abel Gance dans sa version de 1919), des articles de revue abordent le sujet (le numéro de Positif du mois d’avril publie un dossier sur un siècle de guerre de 1914 ), des conférences sont organisées . Enfin une émission de télévision, Apocalypse : la première guerre mondiale, fait l’événement et remporte un indéniable succès d’audience ( lors de la première soirée, 5, 8 millions de téléspectateurs l’ont regardé, soit 22% d’audience, le score le plus important de toutes les chaînes télévisées ce soir-là…). Mais cette dernière émission a provoqué un débat, que nous traitons par ailleurs. Aussi, peut-on dire que le sujet que nous abordons a été ou va être abondamment traité : depuis les travaux pionniers de Joseph Daniel (Guerre et cinéma, paru en 1972) et de Laurent Veray (Les films d’actualité français dans la grande guerre, publié en 1995), l’intérêt s’est maintenu jusqu’à nos jours.
On peut déjà relever que la guerre de 1914 1918 est l’une des premières guerres à être pour ainsi dire filmée « en direct » : on dispose bien de photos pour la guerre de Crimée (1853-1856), la guerre de Sécession (1861-1865) ,et de quelques images de la guerre russo-japonaise en 1904-1905 mais c’est sans doute le premier conflit à avoir bénéficié d’une telle « couverture » par le cinéma. Aussi, voici quelques repères pour mieux comprendre comment la première guerre mondiale a été représentée à l’écran depuis l’époque du conflit lui-même.

Les actualités pendant le conflit : les contraintes de la propagande
Alors que le cinéma existe depuis une vingtaine d’années, il est clair que toutes les sociétés cinématographiques qui tournaient depuis des bandes d’actualité (en France, Gaumont, Eclair, Pathé…) ont voulu rendre compte des événements militaires dès le début du conflit mais se sont vite heurtées à de nombreuses difficultés. D’abord, les conditions de tournage sont particulières : d’un point de vue technique, les opérateurs ont des caméras très lourdes, peu maniables sur un champ de bataille : leurs caméras pèsent près de 25 kilos et doivent placées sur un trépied immobile : ils ne peuvent emporter que 120 mètres de pellicule, soit 4 minutes de film « utiles » (dans les soi-disant « documentaires », tout travelling qui suit une attaque des soldats, est bien sûr éminemment suspect ). Les scènes « au cœur du combat » sont presque impossibles à réaliser, sans que les opérateurs prennent des risques inconsidérés.
De plus, tous les états belligérants ont mis en place, plus ou moins rapidement, une censure vigilante. En France, les autorités militaires ont mis du temps à comprendre l’intérêt de la présence de caméramans sur le front. Pétain accueille ces derniers avec brutalité : « nous nous battons, messieurs, nous ne nous amusons pas !». Progressivement, les gouvernements mettent en place des organismes chargés de photographier et de filmer les combats, mais bien sûr sous contrôle ! En France, le service cinématographique des armées est créé en février 1915 et ne compte alors que 4 opérateurs, un pour chaque société (Pathé, Gaumont, Éclair, Éclipse). Il devient le SCPA en 1917 (Service cinématographique et photographique des Armées). A la fin de la guerre, le service compte une cinquantaine d’opérateurs répartis sur tous les fronts : 250 000 mètres de pellicules (soit 930 films sur la durée du conflit) ont été filmés mais près d’un bon tiers a été « mis de côté» par la censure militaire : pas de morts déchiquetés par les obus, de « gueules cassées », de soldats devenus fous par des bombardements intenses….Les images présentées sont surtout des images des destructions causées par la « barbarie de l’ennemi », des défilés militaires, souvent avec remises de médailles, des petites « scènes » de propagande, assez grossièrement mises en scène (le général Pétain, finalement convaincu de l’intérêt d’une telle démarche, est montré goûtant la soupe et le « pinard » au milieu des poilus). En tout état de cause, aucune opération militaire n’est filmée avant l’année 1916…(toutes les séquences sur la bataille de la Marne ont été soit reconstituées, soit reprises de manœuvres filmées avant guerre). Certaines séquences ont pu être filmées discrètement , par les combattants eux-mêmes, comme ce petit film d’une quinzaine de minutes, Après les combats de Bois le Prêtre, que l’historien Laurent Veray a sorti de l’oubli récemment (quelques images avaient déjà été montrées dans le documentaire 14-18 , de Jean Aurel de 1963) : selon les recherches de l’historien, cette séquence, qui montre notamment des soldats français entasser sans ménagement des cadavres sur une charrette après une attaque meurtrière, aurait été tournée par un cinéaste amateur, le sergent Gal-Ladevèze en juin 1915, à une époque où les autorités n’étaient pas encore très vigilantes : par la suite, la surveillance a dû être plus efficace : ceci dit, comme on le sait pour les photographies, les soldats ont pris des images « volées » , à l’insu de leur hiérarchie, avec les moyens du bord (notamment les premiers appareils Kodak très maniables) jusqu’à la fin du conflit …
En Allemagne, l’armée laisse quelques opérateurs filmer les opérations militaires, en particulier sous la direction d’Oskar Messter, avec le même soin vigilant quant à la diffusion d’images qui pourraient démobiliser l’opinion publique : au début de l’année 1917, est créé le BUFA (Bild und Filmant), chargé de la fabrication de toutes les actualités de guerre, bientôt contrôlé par le ministère de la guerre.. Enfin, en décembre 1918, le général Ludendorff, sensible au pouvoir des images, est à l’origine de la création de l’UFA (Universum Film AG) dans le but clairement assumé de développer la propagande politique auprès de la population.
En Grande-Bretagne, les autorités mettent en place le British Topical Commitee for War films (commission des questions d’actualité britannique pour les films de guerre) : les opérateurs britanniques réalisent notamment un film documentaire de près d’une heure, The battle of Somme en 1916, qui crée un impact certain sur les 20 millions de spectateurs anglais qui le voient au cours des 6 premières semaines de diffusion : ils peuvent découvrir la dureté des combats, dont ils n’avaient pas encore l’idée : en particulier, plusieurs scènes très émouvantes montrent les corps des soldats à moitié enterrés dans la boue des tranchées.
Sur tous ces aspects, Laurent Veray a réalisé en 2003 un excellent documentaire, L’héroïque cinématographe, qui présente et contextualise de nombreux extraits de films de propagande tournés par les services français et allemand.

Les fictions du temps de guerre : l’obligation patriotique
En ce qui concerne les films de fiction réalisés au cours du conflit, le problème est déjà d’accéder à une production importante mais difficile d’accès, beaucoup de copies ayant disparues. La thèse de Joseph Daniel Guerre et Cinéma a su en restituer les constantes : il s’agit essentiellement d’illustrations plates des principaux thèmes de propagande du moment: l’Union Sacrée, l’enthousiasme patriotique de toutes les classes sociales confondues, la gloire du sacrifice individuel ou familial l’efficacité de « la machine de guerre »…
L’héroïsme militaire est vécu comme « sublimation rédemptrice » des passions humaines. Les stéréotypes humains, issus en droite ligne des lectures d’écoliers, s’étalent dans les films : l’infirmière-fille de bonne famille dévouée, l’instituteur patriote, la mère souffrante…Le brave Poilu, affligé de tous les lieux communs populistes – râleur mais courageux, débrouillard et gai luron- et toujours d’un moral à toute épreuve, affronte victorieusement d’affreux Boches, barbares et grossiers. Globalement, comme l’écrit Laurent Veray, ces films présentent donc une vision mythique et nationaliste, bien loin des préoccupations des poilus, qui ont dû être écœurés par cet étalage de bons sentiments et de clichés chauvins (comme le relève Marcel Oms, « Avec le recul du temps, l’excès de sottise déconcerte »…)
Aux États Unis, les studios de Hollywood, reflet en cela de l’opinion publique américaine, restèrent neutralistes. En 1916 encore, Thomas Ince s’était livré dans le grand film Civilisation, à une dénonciation en règle des malheurs de la guerre. Mais l’entrée en guerre des États Unis devait provoquer un retournement général : de grands artistes firent campagne pour soutenir la mobilisation, Douglas Fairbanks, Chaplin, et bien d’autres. Et une vague de films au propos sans équivoque – La fin des Hohenzollern ou La bête de Berlin– furent réalisés. Les scénaristes s’en donnent alors à cœur joie, pour représenter des soudards teutons, souvent entre deux bières, menaçant de leurs appétits libidineux la vertu de courageuses citoyennes américaines, auxquelles Mary Pickford – prête son visage d’ange (The Little American , 1917 ).Cette vague de films patriotiques fut la chance d’un Eric von Stroheim, qui devint incontournable dans les rôles d’abominables officiers prussiens au sadisme sophistiqué, obtenant ainsi le qualificatif de  » l’homme que vous aimerez haïr » . En 1918, D. W Griffith réalise Les cœurs du monde, avec son actrice fétiche Lilian Gilsh ,mélodrame très anti-allemand : il est à noter que le réalisateur s’est rendu sur les champs de bataille en France et qu’il a tourné plusieurs séquences sur place : il va finalement renoncer à utiliser ce qu’il a filmé et préfère revenir en Californie pour reconstituer les tranchées…en studio.
Dans cette production très normalisée, un film détonne : c’est celui réalisé par Charlie Chaplin, Shoulder arms (Charlot soldat), qui sort en octobre 1918. Une polémique nourrie par certains journaux anglais s’était engagée à propos de Chaplin, citoyen britannique, en âge de prendre les armes mais qui n’avait pas cru bon de rejoindre l’Europe et de participer aux combats. Celui-ci se décide à faire un film sur le conflit, malgré Cecil B. DeMille et Douglas Fairbanks, qui lui déconseillent de poursuivre ce projet car ils trouvent le sujet trop sensible. Mais Chaplin s’obstine et le film remporte un réel succès (dans le même temps, avec ses amis Mary Pickford et Douglas Fairbanks , il mène une campagne active pour que la population américaine souscrive à des emprunts pour financer la guerre, les Liberty bonds, notamment en tournant un petit film de propagande, où on le voit assommer le kaiser !). Le court métrage de Chaplin constitue une peinture très réaliste de la vie des tranchées (la boue, la pluie, les rats…) y compris dans leurs aspects psychologiques (des soldats accablés par la solitude, la déprime, la dureté des combats). Pour certains, Charlot soldat est même une critique implicite des films de propagande (quand le soldat Charlot explique à son supérieur comment il fait pour faire autant de prisonniers alors qu’il était seul, il lui rétorque : « je les ai encerclé »..). La fin du film (« paix aux hommes de bonne volonté ») peut être considérée comme conforme à l’idéal wilsonien. En tout cas, le film de Chaplin est projeté dans les hôpitaux militaires, pour redonner du moral aux combattants blessés, et avec succès.

Le cinéma de fiction entre les deux guerres : réalisme et pacifisme
Au lendemain de la guerre, le cinéma se montre discret, ne serait-ce que pour respecter le temps du deuil. Une exception mais elle est de taille, le brûlot d’Abel Gance, J’accuse, sorti en 1919. Comme l’écrit Patrick Brion, c’est tout à la fois « un mélodrame, un pamphlet contre la guerre, un poème baroque et lyrique ». Parmi les scènes extraordinaires imaginées par le cinéaste, on retiendra celle où les morts sortent de leurs tombes pour demander des comptes, notamment à ceux de l’arrière…
La production sur le sujet reprend ensuite, à la fin du muet (La Grande Parade, Verdun, vision d’histoire) et dans les années 1930, alors que le cinéma parlant s’impose petit à petit (la sonorisation des films permet de bien rendre compte des explosions assourdissantes des bombardements, du crépitement des mitrailleuses, …). A cette époque, de grands réalisateurs produisent des films qui ont marqué le public, par leur réalisme et leur message politique. Sans être exhaustif, on peut ainsi citer Quatre de l’infanterie de Willhem Pabst (1930), A l’ouest rien de nouveau, de Lewis Milestone (1930) Les croix de bois de Raymond Bernard (1931)…
Au delà de leur origine nationale, ces films, souvent inspirés d’œuvres littéraires, présentent quelques points communs. D’abord, le cinéma de l’époque est obligé de rendre compte de la réalité des combats et des conditions de vie des soldats : trop de témoins ont participé aux combats pour qu’on leur propose une version édulcorée de la guerre (en France, 45% de la population masculine sont des anciens combattants). Beaucoup d’acteurs ou de cinéastes ont connu le conflit (Raymond Bernard, Jean Renoir, Charles Vanel, Lewis Milestone, …). Un exemple bien connu est le film inspiré par le roman de Roland Dorgelès, Les croix de bois, sorti en 1919. L’auteur du livre, le cinéaste Raymond Bernard et plusieurs interprètes sont des anciens combattants : le tournage a lieu sur les champs de bataille proches de Reims, la dureté des combats et des conditions de vie sont montrées avec un réel souci d’authenticité. Ainsi, une des séquences du film représente une attaque depuis les tranchées françaises avec un soin du détail tout particulier pour le son : pendant près de 12 minutes, les poilus se ruent dans le no man’s land, alors que l’artillerie déclenche de violents bombardements sur les lignes adverses : une fois sortis des tranchées, les « poilus » sont pris par le feu des mitrailleuses allemandes. L’attaque des combattants est filmée en travelling latéral, comme si le spectateur était au cœur des combats…Le ton est patriote mais vraiment sans excès : l’un des soldats avoue après une bataille acharnée dans un cimetière, « ma victoire, c’est de survivre ». Ainsi, tous les films de l’époque, de La Grande Parade jusqu’au film de Raymond Bernard présentent une reconstitution crédible de la vie dans les tranchées, de la fureur des combats, parfois à la limite de l’horreur (on se souvient de ce plan de deux mains coupées agrippant un barbelé dans A l’ouest rien de nouveau). Par contre, il n’est encore pas question de remettre en cause la hiérarchie militaire et d’évoquer les mutineries dans l’armée française : Dorgelès qui avait prévu une scène où un soldat français était exécuté pour pillage (!) doit renoncer car les producteurs craignent la censure…
le film de Pabst, Quatre de l’infanterie, évoque aussi, dans quelques scènes assez réussies, les rapports parfois difficiles entre les combattants et ceux de l’arrière. On voit ainsi les bons bourgeois va-t-en guerre, les ménagères qui font la queue et se plaignent du ravitaillement, le soldat allemand qui rentre à l’improviste et trouve sa femme dans les bras d’un autre…Parfois, dans certains films, on trouve une critique plus ou moins explicite des gouvernements : dans A l’ouest , rien de nouveau, Paul Baumer, Katz et ses camarades discutent de la responsabilité de la guerre et certains d’entre eux mettent en cause l’empereur, les généraux, les industriels « qui ont besoin d’une guerre » : ils suggèrent plaisamment que les dirigeants s’expliquent entre eux à coups de massue ; Un peu plus tard, Paul tient un discours quasiment défaitiste devant de jeunes lycéens, en rupture totale avec la rhétorique guerrière de son ancien professeur (au début du film, ce même enseignant avait convaincu Paul et ses camarades de précéder l’appel, pour défendre au plus vite leur chère Patrie…). Il finit par déclarer qu’ « il vaut mieux ne pas mourir du tout que mourir pour sa patrie », provoquant l’indignation de son auditoire.
Un autre thème se retrouve dans de très nombreux films de l’entre deux guerres, à savoir le pacifisme et le rapprochement entre des peuples autrefois ennemis. Il faut dire que le contexte international est alors favorable : le pacte Briand-Kellog, également signé par le chancelier allemand Stressemann en 1928, vise « à mettre la guerre hors-la-loi ». En France, les anciens combattants, selon les travaux d’Antoine Prost, sont à l’évidence très sensibles aux idées du pacifisme…Un des films qui développe ce thème et qui a marqué les esprits, est celui de Léon Poirier, Verdun, vision d’histoire, qui sort en 1928. Le réalisateur, qui eu l’idée de son film après l’inauguration de l’ossuaire de Verdun en 1927, retrace la célèbre bataille en racontant l’histoire de personnages emblématiques, un français et un allemand, en utilisant des séquences filmées par les opérateurs du SCPA, en reconstituant certaines scènes de bataille…(ces séquences ont été depuis recyclées comme documents d’époque). Le film de Poirier s’attache déjà à nuancer l’image du « boche » : il fait bien la distinction entre la caste militariste prussienne et le soldat allemand de base, qui finit par se libérer des ses chaînes (au sens propre!). Surtout, il insiste sur les souffrances partagées par les combattants des deux camps. Dans une séquence très forte, dans une ambiance crépusculaire, une mère française et une mère allemande emmènent ensemble les corps de leurs enfants (cela dit, tous les esprits ne sont pas prêts à une telle réconciliation : la scène mentionnée est sifflée par le public lors de la première à l’Opéra de Paris). Dans de nombreux films, on évoque ce rapprochement entre les peuples : dans A l’Ouest, rien de nouveau, Paul passe une nuit dans un trou d’obus près du cadavre du soldat français qu’il vient de tuer, en s’excusant d’en être arrivé là (!). Dans Quatre de l’infanterie, Hans, le jeune conscrit allemand, s’éprend d’Yvette, une jeune cantinière française : à la fin du film, il agonise près d’un soldat français, à qui il tient la main…Dans Les croix de bois, le personnage principal Gilbert se laisse séduire par le chant d’un jeune allemand en train de chanter un lieder de Schumann…
Aux États-Unis, on peut remarquer un autre thème intéressant repris dans plusieurs films américains : il s’agit de la difficile reconversion des vétérans de la première guerre mondiale, à leur retour au pays. On trouve nombre de déclassés, qui subissent amèrement l’ingratitude de leur mère-patrie : James Allen dans Je suis un évadé de Mervin Leroy (1932), Tom Holmes dans Héros à vendre de William Wellman (1933) sont des laissés pour compte de la société américaine. Même la comédie musicale s’en mêle : dans Chercheuses d’or 1933 de Mervyn Leroy, une scène intégrée dans une brillante chorégraphie, évoque ces jeunes hommes partis pleins d’enthousiasme, revenus épuisés et blessés, et qui vont grossir les files d’attente de chômeurs aux soupes populaires à l’époque de la crise de 1929 Aucun triomphalisme donc dans cette version hollywoodienne de la guerre et qui renvoie aux très nombreux films tournés dans les années 1970 sur le retour des soldats américains de la guerre du Vietnam : elle correspond bien aux sentiments profondément isolationnistes d’une grande partie de la population américaine : cette guerre avait-elle vraiment un sens pour nos boys ? Comme on le sait, Hollywood à la fin des années 1930 prendra un certain temps avant de prendre en compte la nouvelle menace venue d’Allemagne…
Enfin, en URSS, l’angle d’attaque est bien évidemment différent : les cinéastes qui ont traité ce sujet semblent offrir une version illustrée des thèses de Lénine sur le conflit (« L’impérialisme, stade suprême du capitalisme », publié en 1917) : La chute de Saint-Petersbourg de Vsevolod Poudovkine (URSS,1926) , et Arsenal de Dovjenko (1929) sont de belles réussites esthétiques. La dénonciation de la guerre n’y est pas liée à un pacifisme humanisme, mais à une attaque en règle du capitalisme fauteur de guerre. Une superbe séquence de Poudovkine montre en montage alterné, la violence d’un assaut dans les tranchées et une ruée de boursicoteurs à la corbeille de Petrograd : à l’issue de cette séquence, un carton indique : « la transaction est terminée : les deux parties sont satisfaites » sur des images de cadavres dans la boue puis on enchaîne : « trois ans : toujours et encore de la chair à canon »…Mais le cinéma soviétique est encore assez varié à l’époque pour proposer un regard très décalé la guerre : en 1933, Boris Barnet réalise Okraina, film qui évoque le conflit sur un ton ironique, y compris dans les scènes de guerre !

Veillée d’armes: les hésitations de l’avant guerre
A la veille de la seconde guerre mondiale, la situation est plus complexe , alors qu’on sent la montée des périls dans toute l’Europe. En France notamment, les idées pacifistes restent prégnantes. Le très célèbre film La Grande Illusion, tourné par Jean Renoir et sorti en 1937, connaît un grand succès populaire. Le message est clair : le cinéaste prône le rapprochement entre Français et Allemands, alors même que les nazis sont au pouvoir. Il s’en explique lors de la présentation du film aux États-Unis en 1938 : « parce que je suis pacifiste, j’ai réalisé La Grande Illusion (…) Un jour viendra où les hommes de bonne volonté trouveront un terrain d’entente (…) Aussi gênant soit-il, Hitler ne modifie en rien mon opinion des Allemands » et d’ajouter qu’il apprécie ce peuple, quelque que soit son gouvernement. De fait, son film insiste sur les solidarités sociales plus que nationales : l’aristocrate de Boeldieu (Pierre Fresnay) s’entend fort bien avec le rigide officier Von Rauffestein, interprété magistralement par Eric Von Stroheim. : ce dernier regrette que leur caste soit bientôt amenée à disparaître. De même, dans la dernière partie, Maréchal (Jean Gabin) file le parfait amour avec la belle paysanne Elsa (Dita Parlo). Nul doute que cette idylle dut faire jaser à l’époque. Mais Renoir est assez subtil pour laisser la porte ouverte à d’autres interprétations, car finalement, les deux prisonniers évadés semblent bien prêts à repartir au combat. Lorsqu’ils sont à la frontière suisse, Maréchal confie à Rosenthal : « nous allons rependre la lutte comme les copains. Il faut bien qu’on la finisse cette putain de guerre, en espérant que c’est la dernière »…Même le rapprochement des peuples a des limites.
Dans sa nouvelle version de J’accuse réalisée en 1938, Abel Gance emploie les grands moyens -y compris les plus grandiloquents-pour faire passer son message pacifiste : dans une séquence hallucinée, les morts de Verdun sortent de leurs tombes et viennent hanter les vivants : l’effet est d’autant plus terrifiant que le cinéaste a recruté pour l’occasion d’authentiques « gueules cassées » dans les hôpitaux militaires, dont les visages meurtris sont comme des masques horribles à contempler. Plus tard, tout le pays s’arrête, comme un lointain écho du mot d’ordre de grève générale que les socialistes comptaient lancer en 1914 pour arrêter la guerre. Enfin, des « États généraux universels » votent que « la guerre est solennellement abolie entre tous les états et le désarmement immédiat est décrété à l’unanimité : la guerre est morte, le monde est rénové ». Et les morts, enfin satisfaits de l’établissement de cette paix universelle, s’en retournent vers l’ossuaire de Douaumont.
Mais, une tendance inverse existe aussi : dans les années qui précèdent le déclenchement du conflit et afin de préparer leur opinion publique au conflit qui s’annonce, certains cinéastes cherchent au contraire à faire ressortir les vieux antagonismes, en utilisant la première guerre mondiale comme référence guerrière. En Allemagne, les films à tendance pacifiste disparaissent, des écrans, pour laisser place à des œuvres d’exaltation guerrière. Ainsi à la suite d’Aurore de Gustav Ucicky (1933), film à la gloire des sous-mariniers, Troupes de choc 1917 de Hans Zoberlein (1934) fait un éloge direct de la valeur militaire et justifie la guerre par un plaidoyer nationaliste.
En France, certains s’en rendent compte et évoquent à nouveau les anciens conflits franco-allemands. D’une manière symptomatique, il s’agit bien de réveiller la méfiance envers un ennemi héréditaire, et non pas de dénoncer un régime totalitaire: on sait combien cette confusion pèsera lourd sur les mentalités françaises. C’est ainsi que Raymond Bernard reprend en 1937, pour le film d’espionnage Marthe Richard au service de la France le cadre de la Grande Guerre : dans la première séquence du film, il ressuscite les stéréotypes anti-allemands : un officier allemand, joué par Eric von Stroheim, avec monocle et fume-cigare, plein de morgue prussienne, fait fusiller comme francs-tireurs les vieux parents de Marthe. Le même cinéaste réalise encore en 1939 Les otages au titre explicite. Julien Duvivier avec Untel Père et Fils met en scène une famille française, qui se bat contre les Prussiens, tout au long des guerres depuis 1870…Aux États Unis, en 1941, Sergent York de Howard Hawks, évoque l’itinéraire d’un « boy » pacifiste, qui devient une figure héroïque exemplaire C’est un appel tout à fait clair à la remobilisation et à l’engagement dans le conflit

Dans les années 1950-1970 : une remise en cause radicale
Après la deuxième guerre mondiale, le contexte historique a évolué : au moment de la guerre froide et des guerres coloniales, une partie importante des milieux intellectuels et artistiques est influencée par les idées de gauche , voire d’extrême-gauche : évoquer la première guerre mondiale peut être utile pour combattre le militarisme au service des grands intérêts économiques…Ainsi, en quelques années, quelques cinéastes, souvent engagés politiquement, ont réalisé des films importants sur le sujet : on peut ainsi citer Stanley Kubrick (Les sentiers de la gloire), Joseph Losey (Pour l’exemple), Francesco Rosi (Les hommes contre), Dalton Trumbo (Johnny s’en va -t-en guerre) : sur les quatre cités, Losey et Trumbo ont été victimes de la chasse aux sorcières, Rosi est un « cinéaste matérialiste » , pour reprendre l’expression de Michel Ciment. Quand il réalise Les hommes contre, il explique qu’il a voulu montrer « à l’intérieur de la guerre, l’oppression d’une classe par une autre, d’une culture par une autre ». Kubrick est plus difficile à classer, même s’il a déclaré avoir réalisé Les sentiers de la gloire par hostilité à toutes les guerres.
Les films renvoient clairement au contexte historique de leur réalisation : si Les sentiers de la gloire ne peut pas être projeté en France, c’est bien que les autorités de l’époque craignaient qu’on fasse des rapprochements avec un autre conflit, la Guerre d’Algérie qui battait son plein. La critique implacable du haut commandement de l’armée française dans le film de Kubrick pouvait faire penser aux spectateurs que les choses n’avaient guère évolué depuis la guerre de 1914. Nicolas Offenstadt, dans son livre sur Les fusillés de la Grande Guerre (1999), précise : « les Sentiers entrent donc en résonance directe avec une actualité problématique. En 1958, l’armée élabore des projets de retour de cours martiales et mène l’offensive contre la loi de 1928, qui accordait nombre de garanties aux prévenus ». Comme l’écrit le journal Libération en 1958 : « entre le bombardement de nos lignes par nos 75 commandés par un général français et le bombardement de Sakhiet (attaque contre cette ville tunisienne par l’aviation en février 1958, qui fait plus de 70 morts) , il n’y a qu’une différence de latitude et de date. Mais le principe et la responsabilité sont les mêmes. Dans les deux cas, c’est pour satisfaire la fraction la plus chauvine de l’opinion et du Parlement qui réclament des succès, que ces deux crimes ont été ordonnés ou commis ». Et de fait, le gouvernement français va exercer de fortes pressions sur la société United Artists pour l’amener à renoncer à distribuer le film en France (jusqu’en 1975). Il va faire pression sur les autorités de différents pays pour empêcher la projection à l’étranger. Enfin, le film de Trumbo, qui évoque le sort horrible d’un soldat devenu un homme tronc, sort aux débuts des années 1970, au moment où les vétérans de la guerre du Vietnam reviennent, souvent en piteux état. Pour sa part, Rosi explique que dans son film Les hommes contre, il a repris le propos du roman d’Emilio Lussu écrit en 1938, mais en l’élargissant aux conflits de son temps : « j’ai pensé que ce point de vue pouvait suffire à lier la signification d’une guerre d’il y a cinquante ans aux guerres qui ont lieu aujourd’hui ».
Ces films abordent la première guerre mondiale de manière différente que la production précédente : s’ils s’attachent aussi à décrire l’horreur des combats, ils visent surtout certains responsables et en particulier le haut commandement militaire : on voit défiler une belle théorie de généraux ganaches, arrogants, brutaux, arrivistes….(les généraux Broulard et Mireau dans Les sentiers, le général Leone dans Les hommes contre…) Dans le film de Trumbo, ce sont les médecins militaires qui en prennent pour leur grade. En tout état de cause, la guerre qui devait être « fraîche et joyeuse » est devenue une boucherie : l’entêtement et le cynisme des principaux dirigeants sont clairement dénoncés, sans prendre de précautions comme dans le cinéma de l’entre deux guerres. On peut ainsi conclure que ces films sont plus antimilitaristes que pacifistes.. : ils prennent délibérément le parti des soldats contre leurs hiérarchies. C’est particulièrement net dans le film très réussi de Mario Monicelli, La Grande guerre, « fresque démythifiante et polémique » (Jean A. Gili) : le film raconte les mes(aventures) de deux braves types joués par Vittorio Gassman et Alberto Sordi, pris dans l’engrenage de la guerre : comme le dit le réalisateur en parlant de ces combattants, « c’étaient de pauvres diables, mal habillés, mal nourris, ignorants, analphabètes, qui allaient faire une chose qui ne les regardaient pas ».
Autre thème que beaucoup de ces films aborde : les mutineries et une justice militaire pour le moins expéditive, à une époque où les historiens avaient peu publié sur le sujet, du moins en France (le livre pionnier de Guy Pedroncini , qui évoque ce sujet, ne sort qu’en 1967). Plusieurs œuvres présentent ainsi des séquences de procès militaires, en particulier Les sentiers et Pour l’exemple, avec parfois certaines approximations : dans le film de Kubrick, les avocats s’interpellent à coups « d’objections », ce qui n’est pas vraiment la procédure en usage dans la justice française. Surtout comme le remarque Marc Ferro à juste titre, « tout ce qui figure dans Les Sentiers s’est bien produit. Mais ne s’est pas produit en même temps. Chaque élément est authentique, l’ensemble est dénué de toute réalité. » cela dit, ce défaut était déjà présent dans le livre d’Humphrey Cobb qui a inspiré le scénario. Malgré ces réserves, on peut quand même constater le film du cinéaste américain portait sur un sujet méconnu par l’historiographie française.

Par la suite, l’intérêt des réalisateurs semble retomber, et en particulier aux États-Unis : Avec la marche de l’Histoire, les cinéastes américains trouvent avec les conflits du Sud-Est asiatique d’autres images, et plus spectaculaires ( il n’y avait pas d’hélicoptères en 1914!) pour alimenter leur réflexion sur l’homme dans la guerre.
Les cinéastes européens semblent se désintéresser de la période, avec quelques exceptions heureuses . En 1962, David Lean réalise son film-épopée de près de 3 heures 30, Lawrence d’Arabie, qui évoque le rôle de cet officier britannique au Proche-Orient, chargé de provoquer la révolte des tribus de la péninsule arabique contre l’empire ottoman . Si la vérité historique n’est pas toujours scrupuleusement respectée, le film a le mérité d’attirer sur une zone de combat rarement évoqué par le cinéma et il a marqué les esprits par la qualité du jeu de son interprète principal, Peter O’Toole, qui a bien rendu toute l’ambiguïté du personnage ( le film fait aussi connaître au public occidental un jeune acteur égyptien ,Omar Sharif. Anthony Quinn joue un improbable prince Faycal…)
En France , on peut citer deux films réussis qui abordent un aspect encore trop laissé dans l’ombre, le rôle des troupes coloniales. Fort Saganne d’Alain Corneau (1982) ,en une brève mais forte séquence, montre les Sahariens du lieutenant Saganne, pris sous un terrible déluge d’obus, quelque part dans la boue de France, refuser de suivre dans une contre-attaque suicidaire, le chef qu’ils ont pourtant accompagné fidèlement dans les escarmouches des confins algériens.
La victoire en chantant de Jean Jacques Annaud, avec une ironie mordante, s’en prend aux affrontements impérialistes, qui font de l’Afrique aussi un champ de bataille : les méthodes de recrutement des tirailleurs indigènes, le racisme des petits blancs promus officiers, l’insouciance de la vie humaine, la bêtise des « stratégies» militaires, sont dénoncés avec une allégresse vacharde par un Jean-Jacques Annaud iconoclaste. Mais cette satire repose sur des faits malheureusement bien réels.

Depuis les années 1980 : des visions multiples
Depuis cette période, l’intérêt des cinéastes pour la première guerre mondiale ne s’est pas démenti et le rythme s’est même accéléré récemment (La vie et rien d’autre et Capitaine Conan, de Bertrand Tavernier, La Tranchée de William Boyd, La chambre des officiers de Marc Dugain, Un long dimanche de fiançailles de Jean Pierre Jeunet, Les âmes grises de Philippe Claudel, Joyeux Noël de Christian Carion, Les fragments d’Antonin de Gabriel Le Bomin, La France de Serge Bozon sans oublier Le cheval de guerre de Steven Spielberg). Et on ne compte pas dans cette production les nombreux téléfilms réalisés sur le sujet et qui sont parfois des vraies réussites (Le Pantalon d’Yves Boisset diffusé en 1996 ou Les tranchées de l’espoir de Jean-Louis Lorenzi en 2003). Cette engouement est peut-être dû aux succès populaires de certains de ces films comme ceux de Jeunet (6,5 millions de spectateurs à sa sortie) et de Carion (plus de 2 millions).
On sait aussi qu’un certain renouveau historiographique s’est manifesté à propos de la première guerre mondiale. Déjà, les idées de George Mosse sur la brutalisation des sociétés européennes à l’issue de cette guerre se sont répandues et notamment en France ( De la grande guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes, paru en français en 1990 ) : pour lui, le conflit a été le théâtre d’une violence sans précédent, qui a perduré en temps de paix et il y voit une des explications possibles à l’émergence des mouvements extrémistes d’après guerre. Depuis plusieurs années, l’équipe des historiens du mémorial de Péronne (Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Laurent Veray..) a multiplié les publications alors que d’autres chercheurs ont adopté des visions différentes (Rémy Cazals, Fréderic Rousseau, Nicolas Offenstadt). Un des débats qui a agité le monde universitaire a porté sur la nature de l’engagement des soldats confrontés à cette violence extrême : les historiens comme Audoin-Rouzeau ou Becker estiment que les soldats ont tenu par conviction patriotique, en fonction du contexte culturel dans lequel ils ont évolué depuis leur enfance…A l’inverse, les historiens de l’ « école de la contrainte » pensent que les soldats ont tenu à cause de l’encadrement de la hiérarchie militaire, qui n’hésite pas à réprimer de manière extrêmement sévère…
Bien sûr, Les films récents ne posent pas le problème en termes universitaires mais reprennent certaines idées évoquées . On peut ainsi relever que les scènes de bataille sont de plus en plus réalistes et insistent sur la violence des combats (cf Capitaine Conan, Un long dimanche…). Dans le film de Jeunet, le cinéaste a dit s’être inspiré des fameuses séquences de Steven Spielberg dans Il faut sauver le soldat Ryan, pour décrire l’âpreté des combats. Bertrand Tavernier , dans Capitaine Conan, adapté du roman de Roger Vercel, présente un personnage qui ne vit que par la guerre et se retrouve complètement déboussolé quand le conflit s’achève : l’officier interprété par Philippe Torreton est l’image même de ces petits bourgeois qui ont trouvé un sens à leur vie dans le combat et qui sont complètement désemparés lorsque la paix survient (l’une des dernières séquences présente un Conan revenu à la vie civile aigri, abruti par l’alcool…).. Ces classes moyennes déconfites seront une proie rêvée pour les idéologies d’extrême droite de l’entre deux guerres (le personnage Conan aurait en partie inspiré par Joseph Darnand, héros de la première guerre mondiale, et qui terminera à Vichy comme secrétaire d’état à l’Intérieur en 1944).
De même, on peut relever que beaucoup de ces films d’une certaine façon prennent partie dans le débat historiographique sur le consentement des combattants : en effet, plusieurs films insistent sur les conduites déviantes des soldats. Comme le rapporte Nicolas Offenstadt, « tous ces films, à l’exception de La Chambre des officiers, donnent une place importante aux refus de guerre, évoquent la désertion, la répression disciplinaire ». Un long dimanche de fiançailles évoque la vague de mutilations volontaires, Joyeux Noêl rapporte les épisodes de fraternisation sur le front en décembre 1914 .D’ailleurs, comme le constate avec une certaine amertume Annette Becker, « du point de vue de l’espace public, nous (les historiens du mémorial de Péronne) avons perdu depuis longtemps ». En particulier, le film de Christian Carion , qui a connu un réel succès populaire comme nous l’avons déjà dit, est peu apprécié des historiens de cette école : avec une certaine prétention, son metteur en scène prétend « briser un tabou » (le site officiel du film précise : « une histoire vraie que l’Histoire a oubliée ») . Il estime que ces fraternisations sont une des premières étapes de la construction de l’Europe d’aujourd’hui : il déclare ainsi en 2004 : « ma conviction est que ces soldats rebelles ont posé la première pierre de la construction européenne ». Annette Becker rapporte qu’elle a beaucoup ri pendant la projection et qu’elle a eu le droit à des regards noirs…Et de dénoncer la démagogie du film : « pour le public, il est plus facile de croire que nos chers grands-pères ont été forcés de faire la guerre par une armée d’officiers assassins ».
Enfin, plusieurs films récents se sont attardés sur les conséquences de la guerre : La vie et rien d’autre, Un long dimanche de fiançailles, La chambre des officiers, Les fragments d’Antonin évoquent des sujets qui avaient été peu abordés précédemment : les disparus, l’exploitation commerciale de la souffrance, les « gueules cassées » et leur difficile réinsertion dans les sociétés d’après guerre, les traumatismes liés à la guerre…Sur ces sujets, le film de Tavernier est particulièrement réussi : le commandant Dellaplane, interprété par Philippe Noiret, est confronté à un problème bien réel : l’identification des 300 000 disparus du conflit. Les dix premières minutes du film montrent une galerie impressionnante de soldats abîmés par la guerre (mutilés, gazés, amnésiques…). Dans Les fragments d’Antonin, le cinéaste Gabriel Le Bomin utilise quelques séquences tournées entre 1916 et 1918 dans certains centres hospitaliers comme le Val de Grâce, où l’on voit des soldats souffrant de « blessures invisibles », qui apparaissent paralysés ou atteints de chocs nerveux très impressionnants.

La représentation de 14-18 au cinéma est donc différente selon les époques et les cinéastes de chaque période ont présenté leur vision selon le contexte historique de leur temps, découvrant des aspects occultés à d’autres moments (par exemple, les fusillés par exemple ne sont jamais mentionnés avant 1945).
Une constante apparaît sans doute : la violence de cette guerre en fait LA guerre par excellence : dès les années 1920, les films ont tous la volonté de dénoncer ces combats d’une cruauté sans égal, sans réel enjeu idéologique…Aucun réalisateur, sauf pendant le conflit lui-même, n’a vraiment pris à son compte une vision patriotique de la guerre, à quelques très rares exceptions : la guerre de 1914-1918 ne peut être considérée comme une guerre juste, à la différence de la seconde guerre mondiale, où les combats les plus âpres sont justifiés par le caractère démoniaque de l’adversaire nazi…..
D’autre part, la violence des combats, les personnages excessifs de certains officiers, les conditions de vie éprouvantes des combattants en font une guerre très « photogénique », même si une certaine histoire n’y trouve pas toujours son compte. A ce titre, la première guerre mondiale est un sujet de choix pour le cinéma, et notamment le cinéma engagé politiquement. D’une certaine façon, il se fait aussi l’écho des débats qui ont agité les historiens : les réalisateurs s’intéressent aussi à ce qui a fait tenir les hommes pendant quatre ans, sujet qui divise encore les chercheurs…En ce sens, il peut constituer aussi un stimulant pour la réflexion historique.

(ce texte reprend des parties de l’article écrit par Dominique Chansel, pour le numéro des Rencontres Cinématographiques d’Alsace consacré au film de Bertrand Tavernier, La vie et rien d’autre)

voir aussi filmographie sur la première guerre mondiale à l’écran

Quelques textes à propos des films importants sur la seconde guerre mondiale

        Quand on aborde l’histoire des mentalités à travers le cinéma, il est toujours intéressant d’étudier les déclarations d’intention des cinéastes eux-mêmes ainsi que les réactions de la critique et des historiens. On peut constater alors des décalages, des malentendus,…ainsi que des interprétations qui ne seraient peut-être plus les mêmes aujourd’hui (le cas est frappant pour les films qui ont provoqué des polémiques à leur sortie comme le Chagrin et la Pitié ou Lacombe Lucien).
Afin de compléter l’article sur la Mémoire de la seconde guerre mondiale dans le cinéma français, voici donc un ensemble de textes sur quelques films importants réalisés sur la Seconde Guerre mondiale.

la Bataille du Rail :
«C’est d’abord à la gloire méritée des cheminots que la coopérative du cinéma a réalisé ce film admirable. Un jeune metteur en scène, René Clément a su transcrire au cinéma leur résistance passive, puis de plus en plus active, leur lutte sourde et efficace, leurs sabotages, et pour finir, conjugués avec ceux des partisans, leurs exploits magnifiques dans la bataille de la libération pour empêcher les trains de renfort allemands d’atteindre la Normandie.(…)
Victoire des cheminots, victoire aussi des cinéastes français : ce film, refusé par les exploitants parce que sans concession au public comme ils disent , ce film bat tous les records de recettes à l’Empire».
(Pol Gaillard, L’Humanité, 1946)

«Ce film réalisé par René Clément à la gloire de la Résistance du rail vaut par la simplicité et la vérité du jeu des protagonistes dont beaucoup sont des cheminots avec lesquels les artistes se sont fort adroitement confondus. Mais l’ouvrage a d’autres qualités et d’abord il est passionnant comme un roman d’aventures de caractère supérieur. Le côté d’ironie légère (tellement dans le caractère français et dans les caractères des personnages) de certaines scènes, le magnifique déraillement du train allemand, tels que les Américains ne me paraissent pas, avec tous leurs moyens, en avoir réalisé de semblable».
(Jean-Jacques Gauthier, le Figaro, 1946)

«La Bataille du Rail relève d’une tendance principalement illustrée par les cinémas suédois et soviétiques de la grande époque, mais qui comptaient jusqu’ici peu de représentants en France, celle de la fidélité au réel (…) Presque tout a été tourné en extérieurs, dans les dépôts de machines, les postes d’aiguillage, les gares et les ateliers».
(Denis Marion, Combat, 1946)

«Le film de René Clément abonde en trouvailles admirables tant du point de vue de l’expression cinématographique (celle du train fantôme égaré sur une voie désaffectée, l’exécution des otages, certains épisodes de l’attaque du train blindé…) que la valeur dramatique et humaine mais on a le sentiment qu’il manque à ces images une légère différence de température esthétique qui les cristalliserait et les rendrait dures et tranchantes comme un paragraphe d’Hemingway et de Malraux. Il s’en faut de presque rien que ce film n’égale le meilleur Eisenstein et ne dépasse les plus grands films américains».
(André Bazin, Le courrier des étudiants, 1946)

Nuit et Brouillard (1955) :
«L’idée à laquelle j’étais le plus attaché et qui me paraissait la plus importante, c’était que je ne voulais pas faire un film «monument aux morts». Ce dont j’avais très peur , c’était de faire «plus jamais ça». C’était parce que c’était de méchants Allemands mais maintenant que Hitler est abattu, c’est fini, ça n’existera plus et faisons tous nos efforts pour que cela ne recommence pas» (…) Surtout, on était en pleine guerre d’Algérie, la guerre d’Algérie commençait en France, il y avait déjà des zones dans le centre de la France où il y avait des camps de regroupement -ce n’était pas des camps de concentration, mais où déjà les automobilistes n’avaient pas le droit d’arrêter leurs voitures, où il y avait des gendarmes et tout ça (…) Bon, moi je sentais que ça pouvait recommencer justement (…) Je voulais un film qui dise aux gens, non pas «n’oubliez pas» mais «cherchez à comprendre pourquoi ça arrive. Surtout n’attendez pas que ce soit arrivé pour vous en préoccuper». Je parlais en effet souvent de la sonnette d’alarme. C’était la terreur que cela recommence».
(entretien avec Alain Resnais, 1986)

«Alain Resnais nous donne une leçon d’histoire, cruelle sans doute mais méritée.
Il est quasiment impossible de parler de ce film avec les mots de la critique cinématographique. Il ne s’agit ici ni d’un documentaire ni d’un réquisitoire, ni d’un poème mais d’une méditation sur le phénomène le plus important du XX° siècle.
Nuit et Brouillard traite en effet de la déportation et du phénomène concentrationnaire avec un tact sans défaillance et une rigueur tranquille qui en font une ouvre sublime et «incritiquable» pour ne pas dire indiscutable.
Toute la force de ce film en couleurs qui s’ouvre sur des images d’herbes repoussées au pied des miradors, réside dans ce ton d’une douceur terrible qu’on su trouver Alain Resnais et Jean Cayrol : Nuit et Brouillard est très précisément une interrogation qui nous met en cause : ne sommes nous pas tous des «déporteurs», ne pourrions pas tous le devenir, au moins par complicité ?
(..) lorsque la lumière se rallume, on n’ose pas applaudir, on reste sans voix devant une telle œuvre, confondu par l’importance et la nécessité de ces cent mille mètres de pellicules».
(François Truffaut, 1955)

La Traversée de Paris (1956):
«L’action se passe en 1942. À défaut d’avoir inventé la poudre, Martin fait du marché noir. Une nuit il doit transporter chez un boucher de la rue Lepic un cochon découpé en morceaux. Il est aidé dans cette expédition par un compagnon de rencontre, personnage hurluberlu à la mentalité inquiétante. La course clandestine des deux compères prend dès le départ une allure d’odyssée tragi-comique. (…) Il est permis de faire des réserves sur tel ou tel point de détail, mais on ne peut guère ne pas être séduit par le ton du récit, un ton désinvolte, narquois, impertinent, cruel, faisant fi de toute indulgence et de tout conformisme. Je parlais tout à l’heure de vitriol. Une scène comme celle du bistrot où Gabin, saisi brusquement d’une fureur sacrée, hurle son mépris des froussards, des imbéciles, des hypocrites, des envieux, des incapables, une scène comme celle-là, malgré le côté burlesque de la situation, atteint dans sa férocité à une sorte de grandeur épique. Loin d’être choqué par ce qu’on ne manquera pas d’appeler le caractère  » anarchiste  » du film, j’y vols la raison essentielle de sa saveur, de son originalité et de son insolite cocasserie».
(Jean de Baroncelli, Le Monde)

«Rien ni personne n’est épargné. Au passage, toutes les notions humaines, politiques ou sociales, sont fortement égratignées ; quant au matériau vivant, tout le monde est méchant, ou lâche, ou bête…ou les trois à la fois. S’il y a une morale au conte, elle est anarchiste : le fort brime le faible, l’intelligent ridiculise le bête, mais le fort n’est pas courageux, l’intelligent est cynique, le faible est méprisable, le bête antipathique. Il y a plutôt une leçon,celle d’une expérience : un homme tente de voir jusqu’à quel point on peut abuser d’une situation».
(Jacques Doniol-Valcroze, Cahiers du Cinéma)

L’armée des ombres (1969) :
«Mauvais souvenirs, Soyez pourtant les bienvenus, vous êtes ma jeunesse lointaine, cette phrase de Courteline qui ouvre l’Armée des ombres est donc le reflet de votre pensée ?
«Un jour, en revoyant mon passé, je me suis aperçu du charme que les «mauvais souvenirs» pouvaient avoir. En vieillissant, je pense avec nostalgie à la période entre 1940 et 1944, car elle fait partie de ma jeunesse . (…)
-Je crois que L’Armée des ombres est un livre très important pour tous les résistants
L’Armée des ombres est le livre sur la Résistance : c’est le plus beau et le plus complet des documents sur cette époque tragique de l’histoire de l’humanité. Néanmoins, je n’avais pas l’intention de faire un film sur la Résistance. J’ai donc enlevé tout réalisme, à une exception près : l’occupation allemande. Chaque fois que je voyais des Allemands je me disais : mais où sont-ils, les dieux aryens germaniques ? Ils n’étaient pas des géants blonds aux yeux bleus, comme le voulait la légende…
-En France, la critique vous a accusé d’avoir fait des Résistants des personnages d’un film de gangsters.
C’est tellement bête ! On m’a même accusé d’avoir fait un film gaulliste ! C’est d’autant plus amusant que les gens essaient toujours de ramener à sa plus simple définition une œuvre qui ne se veut pas mais qui est , malgré tout, un peu abstraite.
(Rui Noguera, le cinéma selon Jean-Pierre Melville, petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 2007)

Le Chagrin et de la pitié (1971) :
«Le très classique, «moi, monsieur, je ne fais pas de politique» n’est ce pas la porte ouverte aux fours crématoires de l’avenir? Mais si la politique fait partie de la vie, les histoires politiques pourraient donc passionner un public selon les mêmes techniques de récit que les histoires d’amour ou d’aventure ? Je le pense!
Le Chagrin et la Pitié est un film fondé essentiellement sur cette préoccupation. Et pourtant, le plus paradoxal, c’est que n’est pas un film politique. C’est un film sur le courage et la lâcheté en période de crise (…)
En haut lieu on aurait trouvé que Le Chagrin et la Pitié s’était fait une fâcheuse réputation de destructeurs de mythes et que certains mythes sont nécessaires au bonheur et à la tranquillité d’un peuple. C’est d’ailleurs pourquoi le général de Gaulle aurait fait don en temps utile de sa Résistance à des millions de Français et de Françaises qui en avaient un très grand besoin pour leur permettre d’oublier l’humiliation des années passées dans une passivité sur laquelle il n’appartient à personne qui n’a pas vécu à cette époque de porter le moindre jugement (…)
Tout ouvrage sérieux traitant de cette époque de notre Histoire reconnaît que les Résistants actifs constituaient une minorité de Français. Cela s’écrit depuis longtemps, cela se dit un peu partout»
(Marcel Ophüls, Le Chagrin et la Pitié, éditions Alain Moreau, 1980)

«Certes, sa vision risque de frapper plus d’une conscience, bonne ou mauvaise. Incontestablement, elle apporte du nouveau dans le domaine du film-documentaire historique sur cette époque. Les nombreuses émissions, que j’ai vues à la télévision sur le même sujet, entretenaient systématiquement les mêmes idées reçues et confortables et même exploitaient l’événement dans un sens politique unilatéral. Cette fois, tout le monde a la parole et tout le mode s’en sert. Ce que fut la collaboration, ce que furent les complicités, ce que que fut le silence, le le savais ou je le devinais. Mais c’est la première fois que les ai vues clairement exprimés par les acteurs ou les témoins survivants, grâce à l’habileté parfois diaboliques des intervieweurs. Et ce qui m’a frappé, c’est au fond la surprenante et effrayante actualité de ce «passé». Dépouillée des prestiges de sa légende, cette histoire est celle d’aujourd’hui. Car si les personnalités ont changé, les mentalités restent les mêmes».
(Gérard Lenne, Télérama, 1971)

«Le Chagrin et la pitié nous restitue pour notre honte le vrai visage du pays dans les années 1940-1945. Sous l’acide corrosif, les tabous accumulés tombent. Décapés de leurs légendes, les mots occupation, résistance, collaboration retrouvent leur atroce vérité. Des images irréfutables, prises dans des actualités françaises, allemandes, anglaises sont commentées aussi bien par des hommes d’État que par des sans grades».
(Georges Charensol, Les Nouvelles Littéraires, 1971)

«Dans le film Le Chagrin et la Pitié, les auteurs ont choisi quelques spécimens humains qu’ils nous présentent « en liberté », apparemment du moins, et dont ils alternent les propos, sans autre commentaire que celui, invisible mais omniprésent, qui ressort de la juxtaposition ironique des images. Attrape qui peut ou qui veut le sarcasme, et chacun d’ailleurs le perçoit à sa façon et l’interprète de même. Équilibre entre les  » temps de parole  » : chacun son tour, un tour pour tous. Qui dit mieux ? De cet ensemble se dégage le profil d’un pays hideux. Ce profil n’est pas ressemblant.
D’accord, oui, assurément, pour les vérités de tous ordres, même marginales (la vérité est un garde-fou indispensable contre les idéologies). Encore faut-il qu’elles soient vraies. Or voyons un peu ce qu’on nous montre ou ce qu’on nous dit de cette « majorité silencieuse », grande accusée du film : elle accueille « assez bien » les Allemands, bêle devant Pétain, ne pense qu’à manger, tond les pauvres filles de la collaboration, crache sur les blessés vaincus, tandis que les vieux professeurs du lycée de Clermont-Ferrand ne se souviennent même plus des noms de leurs élèves fusillés… Mais que d’oublis de la part des réalisateurs ! Il y eut à Clermont la résistance intellectuelle et physique, sans réticence dans l’engagement, de l’université de Strasbourg repliée. Il y eut le sabotage collectif de la production des pneumatiques par les ouvriers et les cadres de Michelin, car la Résistance ne fut pas l’apanage d’une classe.
La majorité silencieuse ne mérite pas un mépris si souverain. Citons quelques petits faits, entre autres, qui le montrent :
Lorsqu’un aviateur anglais tombait de nuit, en parachute, dans la campagne française, les gens qui, bien involontairement, le réceptionnaient dans leur champ ou leur jardin avaient peu de chances « statistiques » d’appartenir à la Résistance (car il est vrai que les éléments permanents de celle-ci furent peu nombreux). Mais ils n’avaient aucune peine à lui procurer les faux papiers, les vêtements civils, les hébergements et les convoyeurs nécessaires ; ils le firent…
Tous les déportés jetèrent par les fenêtres des wagons, de préférence aux passages à niveau, des dizaines de milliers de chiffons de papier, portant une adresse et une phrase. Dans ces messages la proportion de ceux qui n’arrivèrent pas à destination est infime…
Dès 1941, à Paris, les familles qui portaient des colis à la prison du Cherche-Midi, de la Santé ou de Fresnes recevaient de leurs fournisseurs habituels des denrées, réputées introuvables, destinées au prisonnier…
On prétend que les juifs français furent sauvés à 95 % (j’ai lu récemment, dans le Monde -tribune d’Alfred Fabre-Luce, le 17 mai 1971-, non sans stupeur, que c’était grâce au maréchal Pétain). En fait, les rares mesures officielles du gouvernement de Vichy n’ont servi qu’à mieux identifier les victimes et n’ont protégé personne. Mais la chaîne de braves gens et de gens braves qui, sans appartenir à la Résistance, se sont transmis de main en main tous les clandestins et les ont cachés et nourris ? Elle, oui, elle a sauvé des gens. Et beaucoup… (N’oublions pas, à ce propos, qu’un seul traître, dans un village ou dans un réseau, pouvait détruire totalement l’un et l’autre, mais pour placer un traître dans tous les villages et dans tous les réseaux il faut s’y prendre longtemps à l’avance. Les Allemands le firent en Hollande, et c’est ce qui explique les énormes dégâts que ce pays a subis.) (…)
Considérons maintenant la façon dont ce film nous présente  » la Résistance « .
Certes il est amusant de mettre en valeur quelques boutades, et d’Astier de la Vigerie a bien le droit de dire que  » les résistants étaient des inadaptés  » ; ce fut probablement vrai en ce qui le concernait, mais c’est parfaitement inexact de n’importe quel groupe  » engagé « . Un chef de maquis peut expliquer son entrée dans la lutte parce qu’il n’avait pas de beefsteak dans son assiette et qu’il y en avait dans celle des Allemands – autre boutade qui se justifie dans un contexte. Seulement il n’y a pas de contexte et nous n’en saurons pas plus sur les motivations des  » inadaptés « (…)
Les réalisateurs du Chagrin et la Pitié me semblent avoir mal résisté à la tentation de braquer leurs projecteurs sur tel ou tel petit fait plus apte à surprendre et à secouer les plus amorphes des spectateurs, préférant un quart de vérité qui scandalise à trois quarts de vérité défraîchie par l’usage».
(Germaine Tillion, Le Monde, 8 juin 1971)

Lacombe Lucien (1974):
« J’étais content de ce film et je ne m’attendais pas à la controverse passionnée qu’il a déclenchée en France. Après Le Chagrin et la Pitié, le pensais que l’abcès était crevé. C’était sous-estimer la charge émotionnelle du sujet, la nervosité compréhensible des Français quand on évoque la Collaboration.
Faire un film sur le fascisme ordinaire, montrer un jeune paysan français qui aurait pu devenir résistant et qui , par accident, entre au service de la Gestapo, c’était certes provoquant mais dans le bon sens. Je souhaitais jeter un doute, forcer le spectateur à reconsidérer des idées reçues, par exemple qu’un collaborateur soit nécessairement un monstre coupé du corps social (…)
La polémique tenait au sujet, mais aussi à la façon dont je l’avais traité. Fidèle à la démarche de mes documentaires, j’évitais de porter un jugement sur Lucien, je préférais montrer le comportement du personnage avec toutes ses contradictions et même, d’une certaine manière ,tenter de le comprendre. C’était plus intéressant, plus utile que de le jeter sans appel dans les bas fossés de l’Histoire. Certains, non sans une sérieuse dose de mauvaise foi, y ont vu une justification, voire même une réhabilitation. Le film, dès sa sortie, était l’objet de violentes discussions. Ses adversaires oubliaient, ou feignaient d’oublier, que le fascisme a toujours recruté ses hommes de main dans le lumpen prolétariat, une loi historique que Marx et Engels ont été les premiers à dégager. On me reprochait aussi d’exposer la torpeur, la passivité des Français sous l’Occupation. Je me suis fait attaquer par un front commun de gaullistes et d’hommes de gauche pour qui la résistance était toute la nation. Ils veulent l’histoire comme elle aurait dû être, et non comme elle a été.
On me disait : «pourquoi avez-vous montré les collaborateurs et non les résistants ? ». Que pouvais-je répondre ? J’avais fait un film sur les traîtres, pas sur les héros. Dans le détail, si on regarde bien le film, tout est là et les différents gestapistes étaient une représentation authentique des situations politiques, économiques, sociales qui ont suscité la collaboration».
(Louis Malle par Louis Malle, Jacques Mallecot, éditions de l’Athanor, 1978)

«Aussi, croit-on à ce que l’on voit, d’autant plus que ce qu’on l’on voit appartient à la réalité banale, rien exceptionnel : c’est le quotidien de l’époque, il était abominable. Je le sais : j’y étais. La vérité d’alors n’était pas triste, elle était lugubre. Je remercie Louis Malle de ne pas s’être pas aveuglé par les complaisances cocardières d’un patriotisme à retardement. La faim, la peur, le vertige des fortunes aussi rapides qu’aléatoires, l’incertitude du lendemain politique, la tyrannie, l’omnipotence des militaires (à plus forte raison quand ils sont ennemis), l’effacement de toute justice et de toute sécurité composent un bouillon ignoble. La France y mijotait. Ce n’était pas beau à voir, encore moins à vivre. Il s’y fabriquait plus de pauvres types et de lâches que de héros. Le Chagrin et la Pitié, Français si vous saviez ont déjà eu le mérite de provoquer sur cette période de salutaires retours en arrière. Louis Malle, à ces documents, ajoute ce magistral portrait d’un pauvre type».
(Jean Louis Bory, le Nouvel Observateur, 28 janvier 1974)

« Ce film est une petite chose ignoble qu’il convient de dénoncer…Il n’y a pas une image dans ce film, où les Français ne soient montrer sous un jour détestable pendant l’Occupation. C’est que Louis Malle appelle démystifier. C’est ce que j’appelle du cinéma d’extrême-droite. D’ailleurs esthétiquement, c’est du cinéma qui date de trente ans. Du cinéma de papa comme seul un réactionnaire peut encore en faire…On appelle cela « classicisme ». En fait, ce « classicisme » c’est de l’académisme.
Après cinq ans de pompidolisme, on en est là : Lacombe Lucien est le premier film qui entreprend de déculpabiliser les fournisseurs en victimes de l’organisation nazie »
(Delfeil de Ton, Charlie-hebdo, 11 février 1974)

Le Dernier Métro (1980) :
«En 1958, écrivant avec Marcel Moussy Les Quatre cent Coups, j’avais regretté de ne pouvoir évoquer mille détails de mon adolescence liée à cette Occupation, mais le budget et l’esprit « nouvelle vague » étaient peu compatibles avec la notion de « film d’époque».
C’est en 1968 que l’envie m’est revenue de reconstituer cette époque mais j’ai été stoppé net dans mon élan par un film remarquable : Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls (…) qui entremêlait le passé et le présent avec un bonheur proustien. Le Chagrin et la Pitié n’est certes pas un film de fiction mais pas non plus un documentaire, plutôt une réflexion passionnée d’une richesse telle que plusieurs visions ne suffisent pas à l’épuiser.
Après ce choc du Chagrin et la Pitié, dix ans ont passé et, comme, tout le monde, j’ai vu une douzaine de fictions évoquant l’Occupation. Bref, je restais avec mon désir inassouvi et quelques certitudes valables pour moi seul : l’Occupation devait se dérouler presque entièrement la nuit et dans des lieux clos, il devrait restituer l’époque par de l’obscurité, de la claustration, de la précarité, de la frustration…(…) Le concept du Dernier Métro serait donc celui-ci : la survie d’un théâtre et d’une troupe, à Paris, pendant la guerre »
(François Truffaut, in Truffaut par Truffaut, éditions Chêne, 1985)

-La Rafle (2010)
« Nulle commande institutionnelle n’est à l’origine de La Rafle. L’initiative en revient au producteur Alain Goldman qui a réuni les fonds nécessaires pour financer le projet de Rose Bosh, son épouse. Sur la seule foi du sujet, la région Île de France a apporté son aide, majoritairement centrée sur les actions pédagogiques auprès des lycéens et l’édition d’un livret d’accompagnement. Ce dernier, rédigé par deux enseignants du secondaire, a été confiée à la firme privée Parenthèses, société de conseil en promotion et «stratégie opportune (sic)» qui assura également la campagne marketing du film. On peut s’interroger sur l’opportunité et la nécessité proclamée de promouvoir La Rafle auprès du public scolaire.
Le film de Rose Bosh reproduit ce que les jeunes spectateurs ont constamment sous les yeux devant leurs écrans, alors même que la place du cinéma devrait être de favoriser une rencontre exigeante et précoce avec l’art et de permettre la construction d’un regard critique. La Rafle invite par ailleurs à questionner la permanence d’une forme de sacralisation de l’événement . (…)
Quant aux exigences formelles, elles se trouvent désormais balayées par l’argument d’autorité consistant à affirmer que seuls des films « faciles d’accès » sont à même de « toucher » le plus grand nombre. Par un singulier retournement, la sacralité du sujet est invoquée pour faire taire les critiques qui soulignent la médiocrité de la mise en scène. L’autorité intrinsèque du sujet et l’entreprise morale qui la sous-tend rendraient toute objection mal venue. Lors de la promotion du DVD, Rose Bosh déclarait d’ailleurs sans ciller que les spectateurs qui n’avaient pas pleuré au spectacle de La Rafle étaient des « pisse-froid » qui rejoignaient « Hitler en esprit » : « je me méfie de toute personne qui ne pleure pas en voyant le film. Il lui manque un gène : celui de la compassion ».
il serait difficile de soutenir aujourd’hui que la « Shoah » se trouve occultée dans les manuels scolaires. Dans ce contexte, le soutien de l’Éducation nationale et de la région Île-de-France ne font que s’inscrire dans le mouvement dune culture mainstream largement relayée par les télévisions pour lesquelles le « devoir de mémoire » sur la « Shoah » -véritable « religion civile du monde occidental » (Enzo Traverso)- est devenu un stéréotype incantatoire. Un devoir procurant un bienfaisant confort moral, clos sur lui-même, privé d’introspection sur le présent, dépouillé de sa responsabilité à l’égard du futur. (…)
La bonne conscience à laquelle a donné lieu le lancement très médiatisé de La Rafle s’est nourrie enfin de l’attention portée aux pas des derniers témoins dont certains sont venus pendant de longues années parler devant des classes de collégiens et de lycéens (…)
cette confusion des genres est , elle aussi parfaitement de son temps ; elle invite les historiens à repenser à cette aune la mutation et les usages des notions de mémoire et de témoignage,tout en méditant cette hyper-réalité qui nous fait basculer de l’autre côté du miroir ».
(Sylvie Lindeperg, La voie des images, Quatre histoires de tournage au printemps-été 1944, éditions Verdier, 2013)