La mémoire de la guerre d’Algérie dans le cinéma français

   Au programme de plusieurs filières de terminale est proposé un sujet difficile, la mémoire de la guerre d’Algérie (au choix avec la mémoire de la Seconde Guerre mondiale) : il nous semble qu’une des manières d’aborder ce thème est de s’intéresser à l’image de cette guerre d’Algérie sur les écrans, pendant le conflit et depuis 1962. Comme pour la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, le cinéma français a participé, à sa manière, au «travail de mémoire», particulièrement délicat pour ce sujet qui continue à provoquer des controverses violentes, tant les mémoires peuvent s’opposer (mémoire des pieds-noirs contre celle des Algériens, mémoire gaulliste contre partisans de l’Algérie française…).
Dans son ouvrage précurseur Imaginaires de guerre, Benjamin Stora relevait le silence pesant du cinéma français des années 1950 et 1960 sur «les événements d’Algérie», selon le vocabulaire officiel de l’époque. Et de l’expliquer immédiatement par la vigilance de la censure tout au long du conflit : beaucoup de films qui évoquaient ce sujet ont en effet été totalement censurés ou ont vu leur sortie différée après la fin de la guerre. La plupart de ces films vont sortir à partir de 1962 et, depuis cette date, Caroline Eades a relevé près d’une trentaine de films sur ce sujet : le rythme semble s’être plutôt accéléré ces derniers temps, à la fois dans le domaine de la fiction (Nuit noire d’Alain Tasma, Mon colonel de Laurent Herbiet, La Trahison, de Philippe Faucon) et dans celui du documentaire (L’ennemi intime de Patrick Rotman, La bataille d’Alger, d’Yves Boisset). Aussi, accuser le cinéma français d’avoir ignoré l’un des conflits les plus traumatisants de notre histoire est certainement injuste, mais il est vrai que cette prise de conscience a été retardée par les contraintes de la censure et elle s’est faite de manière complexe : la violente polémique qui est née à la suite de la sortie du film de Rachid Bouchareb, Hors-la-Loi, montre que «les feux sont mal éteints» (une des premières séquences du film évoque les massacres de musulmans à Sétif et à Guelma le 8 mai 1945, ce qui a provoqué de violentes réactions de certains députés de droite, associations de pieds-noirs et de l’extrême-droite).

Une censure vigilante pendant le conflit
A la fin des années 1950, le cinéma français est d’une grande prudence quand il s’agit de traiter de questions politiques, et en particulier de la guerre d’Algérie : comme l’écrit Jean-Pierre Jeancolas, «les années qui précèdent l’avènement de la V° République sont celles du molletisme, de l’enfoncement dans la guerre d’Algérie -que beaucoup refusent mais peu osent clairement dire non. Ce sont des années tristes, vécues par les Français dans la mauvaise conscience ou dans la fuite. Ce sont des années de cinéma coupé de la vie, coupé du présent ou de l’histoire» : les producteurs et les réalisateurs, pour la majorité d’entre eux, refusent de prendre parti, craignant à la fois la sanction du public, très divisé sur la question, et bien sûr la censure : «la moindre allusion verbale, le moindre personnage secondaire prenait figure de défi révolutionnaire» (Marcel Oms, Positif, 1962). Il y a en quelque sorte une autocensure du cinéma français sur le sujet et on se rabat sur les genres qui «marchent» et qui ne risquent pas de déplaire aux autorités : les adaptations littéraires, les films policiers, les films comiques…
De toute façon, au cours du conflit même, la censure des gouvernements de l’époque empêche toute allusion directe aux «événements». Pour des raisons évidentes, les films militants ne sont diffusés que dans des circuits très spécialisés (ciné-clubs, cercles politiques ou syndicaux) : 58-2B de Guy Chalon ou Secteur postal 89098 de Philippe Durand, deux court-métrages engagés, ne sont pas projetés en salle. Le film de Philippe Durand est ainsi censuré en 1961 en raison de son «caractère provocateur et intolérable» et il est dénoncé par les autorités comme «un encouragement à l’indiscipline militaire». De même pour Octobre à Paris, de Jacques Panijel, qui retrace les événements qui vont de la manifestation du 17 octobre 1961 jusqu’à celle contre l’OAS, en février 1962, où huit personnes trouvent la mort au métro Charonne : ce documentaire engagé est présenté en 1962 en France mais la copie est immédiatement saisie à l’issue de la première projection. Dans les maquis algériens, quelques films militants plutôt manichéens sont réalisés et diffusés, pour soutenir l’enthousiasme des combattants et répondre à la propagande de l’armée française (Mohammed Lakhdar Hamina et Djamel Chanderill tournent ainsi La voix du peuple en 1960). René Vautier, militant et cinéaste communiste, qui fait la connaissance d’Abane Ramdane, un des dirigeants du FLN, réalise un court métrage en couleurs, Algérie en flammes, qui montre les opérations militaires dans un maquis. Plus tard, il participe en Tunisie au tournage de J’ai huit ans, court-métrage réalisé à partir de dessins d’enfants. D’ailleurs, certains cinéastes tentent de contourner la censure, en faisant des allusions plus ou moins évidentes aux «événements algériens» : en réalisant Nuit et Brouillard, Alain Resnais a expliqué par la suite que Jean Cayrol, l’auteur du texte du documentaire, et lui-même avaient voulu mettre en garde l’opinion sur ce qui se passait alors en Algérie : le commentaire de la fin du film se veut un avertissement aux contemporains : «nous qui feignons de croire que cela est d’un seul temps et d’un seul pays et qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin». Pour le cinéaste, l’intention était bien là : «on était en pleine guerre d’Algérie, la guerre d’Algérie commençait en France, il y avait déjà des zones dans le centre de la France où il y avait des camps de regroupement (…). Bon, moi je sentais que ça pouvait recommencer justement (…). Je voulais un film qui dise aux gens, non pas « n’oubliez pas » mais « cherchez à comprendre pourquoi ça arrive. Surtout n’attendez pas que ce soit arrivé pour vous en préoccuper ». Je parlais en effet souvent de la sonnette d’alarme. C’était la terreur que cela recommence».
Les quelques films de fiction tournés pendant la guerre même et qui évoquent certains aspects du conflit connaissent les mêmes difficultés : Claude Autant Lara, qui réalise Tu ne tueras point, plaidoyer pacifiste, ne sortira qu’en 1963, amputé de plusieurs séquences. De même, Adieu Philippine de Jacques Rozier et Le petit soldat de Jean-Luc Godard devaient sortir en 1960 mais ne seront sur les écrans qu’en 1963. Dans le cas du film du cinéaste de la Nouvelle Vague, il est notamment reproché à l’auteur d’avoir présenté de manière négative les combattants français : Bruno Forestier, le héros du film, est un «soldat perdu» , qui se bat plus par désœuvrement que par engagement politique. On peut encore citer Robert Enrico, qui tourne en 1961 La Belle Vie, l’histoire d’un appelé qui revient très amer de son service en Algérie. Ces cinéastes devront attendre la fin du conflit pour voir leurs films sortir sur les écrans français.
De manière générale, les autorités sont particulièrement vigilantes dès que l’honneur de la France et de son armée est mis en cause, même lorsque le film ne concerne pas directement le conflit en Algérie ; ainsi, en 1958, elles font tout pour empêcher la sortie des Sentiers de la Gloire de Stanley Kubrick sur le territoire national : comme l’écrit alors le journal Libération, «entre le bombardement de nos lignes par nos 75 commandés par un général français et le bombardement de Sakhiet (attaque contre cette ville tunisienne par l’aviation en février 1958, qui fait plus de 70 morts), il n’y a qu’une différence de latitude et de date. Mais le principe et la responsabilité sont les mêmes. Dans les deux cas, c’est pour satisfaire la fraction la plus chauvine de l’opinion et du Parlement qui réclame des succès, que ces deux crimes ont été ordonnés ou commis». Finalement, le film pourra être projeté en France… en 1975 !
Les Oliviers de la justice, réalisé par James Blue pendant l’automne 1961, est un cas un peu particulier : il est inspiré du roman de Jean Pélégri, publié en 1959 et qui a obtenu le Grand prix catholique de littérature l’année suivante : le livre quasi autobiographique raconte l’histoire d’un jeune pied-noir, Jean, revenu de métropole pour assister son père à l’agonie dans sa ferme de la Mitidja. C’est l’occasion pour l’auteur d’évoquer le travail et l’engagement de ces colons, qui mettent en valeur la terre d’Algérie tout en rêvant d’une entente harmonieuse entre les communautés. Quand il est question d’une adaptation au cinéma, le projet est soutenu par le général de Gaulle lui-même, qui a apprécié le roman, et André Malraux fait en sorte que le CNC finance en grande partie le film. Selon Sébastien Denis, l’œuvre de James Blue propose «un très sage et œcuménique discours sur le futur de l’Algérie indépendante et les relations entre Arabes et pieds-noirs». A la fin du film, le personnage principal, qui s’apprête à repartir en France après l’enterrement de son père, conclut en évoquant l’Algérie : «c’était devenu mon pays». Selon le producteur, cette vision pour le moins naïve était un mensonge dont il était conscient, mais le réalisateur et le romancier estimaient que «c’était une jolie fin». Reste que ce film est la seule œuvre de fiction traitant de la guerre d’Algérie qui sort pendant le conflit : il est même présenté dans la sélection française au festival de Cannes en 1962 et obtient le Prix de la société des écrivains de cinéma et de télévision. Il reste un film quasiment documentaire sur la fin de ce conflit (il a été tourné en Algérie même) : pour Jean-Michel Frodon, «saturé par les réalités du drame algérien, Les Oliviers de la justice, grâce à sa tenue, en devient à la fois le plus beau témoignage dont ait été capable le cinéma, et dépasse cet état pour se redéfinir comme tragédie». Cependant ce film, appelant à une réconciliation bien hypothétique entre les camps qui s’affrontent alors, est un cas isolé : il n’est pas représentatif des films tournés dans le cadre de la guerre d’Algérie.

Un cinéma prudent ou ambigu dans les années 1960
Ainsi, dans presque tous les cas, il faut attendre la fin du conflit pour voir la sortie des films qui évoquent les «événements». Mais la plupart de ces œuvres traitent du sujet avec une certaine retenue. La guerre d’Algérie est souvent «à la marge» des scénarios, comme si les réalisateurs n’osaient pas encore en faire le cœur même de l’intrigue. Dans des films comme Adieu Philippine, Cléo de 5 à 7, Muriel, Les parapluies de Cherbourg, les personnages sont concernés par ce conflit, mais soit ils sont sur le point de partir pour combattre en Algérie (Guy dans Les parapluies, Michel Lambert dans Adieu Philippine, l’appelé de Cléo de 5 à 7…), soit ils en reviennent, passablement troublés par leur service outremer (Les parapluies, Muriel). Ces films s‘attachent surtout à montrer les dégâts qu’a causés la guerre d’Algérie sur les destins individuels : dans Les Parapluies, le retour de Guy est chargé de beaucoup d’amertume. Il semble bien qu’un des enjeux est justement d’oublier cette «sale guerre». Pour Rachid Boudjedra (Naissance du cinéma algérien, 1971), «Muriel, le film d’Alain Resnais, n’est pas un film sur l’Algérie mais un film où il est question de l’Algérie comme une pensée gênante que chacun cherche à oublier».
Un des personnages qu’on retrouve dans certains films de l’époque est celui du «soldat perdu», souvent d’extrême droite, qui s’est fourvoyé dans une cause sans issue. Les deux films d’Alain Cavalier (Le combat dans l’île, L’insoumis) évoquent ces jeunes gens, incarnés par Jean-Louis Trintignant et Alain Delon, «paumés» dans une guerre dont ils maîtrisent mal les enjeux (le cinéaste ne manque pas de s’insurger contre l’idéologie de l’OAS). Une des œuvres les plus déconcertantes de l’époque est Le petit soldat de Godard, qui a provoqué de nombreux débats lors de sa sortie : c’est peu de dire que la critique de l’époque a été déboussolée par ce film (beaucoup ont parlé du «désordre intellectuel» du héros, laissant entendre qu’il correspondait à celui de l’auteur du film…). Françoise Giroud y voit «une sorte de vagabondage intellectuel autour d’une petite anecdote qui se situe au niveau de la bande dessinée». Jacques de Baroncelli comprend mal que la censure l’ait interdit : «les allusions (à la guerre d’Algérie) sont discrètes, confuses, et nullement agressives». En fait, Godard semble avoir voulu faire preuve d’audace dans son traitement du conflit, en invoquant des références littéraires (celles de Cocteau et de Malraux en l’occurrence). Son personnage principal, très intellectuel et presque apolitique, a dérouté le public et n’a pas été bien reçu à l’époque. Le point de vue du réalisateur est souvent confus : la longue séance de torture pratiquée sur Bruno Forestier (presque un quart d’heure) est quasi documentaire et illustrée de citations de Lénine et de Mao (l’un des protagonistes lit le livre d’Henri Alleg, La question). Comme l’écrit Jean-Pierre Esquenazi, vu le contexte idéologique des années 1960, «le propos du Petit soldat, qui disserte sur la torture en général et renvoie dos à dos militants du FLN et activistes de l’OAS, a trouvé difficilement sa place dans le débat français». Par la suite, Godard lui-même a reconnu les ambiguïtés de son film. En 1980, il écrit dans son Introduction à une véritable histoire du cinéma : «j’accepte tout à fait de penser que Le petit soldat est un film fasciste mais ce qu’il y a d’intéressant, c’est qu’on peut en sortir». Muriel, le film de Resnais, est sans doute le plus politique : il évoque clairement les tortures auxquelles se seraient livrés des soldats français, mais d’une manière particulière : Bernard, le fils d’Hélène, raconte une séance de torture sur une jeune fille prénommée Muriel et semble incapable de se réadapter à la vie civile. Resnais veut provoquer un malaise chez les spectateurs, afin qu’ils s’interrogent sur les conséquences de cette «sale guerre» sur ceux qui l’ont faite «salement» et sans idéal.
Globalement, cette «timidité» à évoquer directement le conflit peut sans doute s’expliquer par la violence du traumatisme subi à la fois par les appelés, les pieds-noirs et les Algériens eux-mêmes, et la volonté, soit d’oublier soit de ménager une mémoire encore meurtrie.

Le réveil du cinéma engagé des années 1970
Dans les années 1970, le cinéma français change et semble prêt à prendre en charge l’histoire la plus contemporaine (deux films documentaires sont exemplaires de cette nouvelle approche : Le Chagrin et la Pitié, de Marcel Ophüls en 1971 et Français si vous saviez, d’André Harris et Alain de Sedouy, sorti l’année suivante). Aussi, pendant cette période, plusieurs films évoquent de manière beaucoup plus directe et plus engagé le conflit algérien : on pense en particulier aux œuvres de René Vautier (Avoir vingt ans dans les Aurès), d’Yves Boisset (RAS) et La question de Laurent Heynemann. Les deux premiers nous plongent au cœur même des combats et développent des scénarios assez voisins : des appelés, plutôt hostiles à la guerre, sont pris en main par des officiers énergiques et charismatiques ; les hommes finissent par se laisser embrigader, en tout cas pour certains d’entre eux, et même à prendre goût «à casser du fellouze». D’autres au contraire se rebiffent et vont jusqu’à la désertion. Avoir vingt ans dans les Aurès est le type même du cinéma militant : René Vautier a été membre du PCF et a réalisé des courts-métrages pour le FLN ; son film est produit par une structure coopérative. Quant à l’histoire même, le cinéaste affirme s’appuyer sur de très nombreux témoignages d’appelés bretons (plus de 500, et chaque scène du film peut être confirmée par au moins cinq témoins, selon Vautier !) : son scénario s’inspire largement de l’histoire réellement vécue par le sergent parachutiste Noël Favrelière qui déserta en 1956. Salué en son temps comme l’un des premiers films à évoquer directement le conflit, le travail de René Vautier a du mal à trouver ses marques, entre documentaire et fiction. RAS d’Yves Boisset, qui traite une histoire assez semblable, se veut film d’action et il a convaincu alors un assez large public. La question de Laurent Heynemann s’inspire bien évidemment du livre homonyme d’Henri Alleg, même si les noms des principaux protagonistes ont été modifiés à cause des lois d’amnistie votées par le Parlement (le personnage principal est un certain Henri Charlègue). Il évoque les tortures infligées par les parachutistes aux membres du FLN et à certains intellectuels pro-FLN et le fait de manière elliptique. En tout cas, la sortie de ces différents films est difficile et se heurte aux différents groupes de pressions habituels (Union des Combattants en Algérie, groupuscules d’extrême droite, voire mauvaise volonté des gouvernements de l’époque :Yves Boisset ne peut utiliser les services des loueurs d’uniformes, qui subissent des pressions des autorités et refusent de fournir les équipements au cinéaste !).

Et du côté algérien…
Dans l’Algérie indépendante, le sujet de la guerre n’est bien sûr pas tabou et constitue même un thème obligé du jeune cinéma algérien (Marcel Wander relève que sur 21 longs métrages de fiction tournés entre 1965 et 1974, 14 traitent de la lutte armée). L’un des plus célèbres est La Bataille d’Alger, tourné par Gilles Pontecorvo en 1965, qui tente de retracer avec une grande minutie les péripéties de la bataille d’Alger (si le réalisateur est italien, la production et la plupart des acteurs sont algériens et le tournage est réalisé sur les lieux-mêmes de l’action). Il est aidé notamment par Saadi Yacef, un des acteurs directs de la bataille, qui joue son propre rôle à l’écran (il est aussi l’un des producteurs du film). Le film de Pontecorvo est très efficace et sa reconstitution historique crédible (bien malgré son auteur, le film sera même utilisé comme document de travail par certains services occidentaux pour illustrer la lutte antiterroriste : les Américains s’en sont servis en Amérique latine et en Irak plus récemment). De plus, le cinéaste italien crée un personnage d’officier, le colonel Mathieu, sorte d’hybride de Massu et de Bigeard, au comportement pour le moins ambigu et assez fidèle aux modèles d’origine (il utilise la torture avec répugnance, au nom de l’efficacité contre «les poseurs de bombes»). Par la suite, le cinéma algérien produit des œuvres puissantes sur le sujet : Mohammed Lakhadar Hamina montre une famille détruite par la guerre dans Le Vent des Aurès (il obtient le prix de la première œuvre au festival de Cannes en 1967) :c’est une évocation réussie de la solidarité entre paysans pauvres et combattants du FLN, et aussi de la coupure entre un monde urbain plutôt individualiste et un monde rural plus solidaire. Le même cinéaste réalise aussi Chronique des années de braise, racontant la prise de conscience des Algériens entre la seconde guerre mondiale et 1954 (ce film obtient la Palme d’Or à Cannes en 1975). Mais certains cinéastes algériens ont aussi développé des visions plus originales : Mahmoud Zemmouri dans Les folles années du twist présente deux personnages d’hommes de la rue très peu concernés par l’engagement militant contre les Français, mais plus intéressés par les dernières nouveautés de la mode et de la musique. Les sacrifiés, réalisé en 1982 par un cinéaste algérien mais produit en France, évoque les luttes intestines dans la communauté algérienne du bidonville de Nanterre entre les membres du FLN et du MNA (les partisans de Messali Hadj).

Des approches de plus en plus diversifiées
Depuis cette période qu’on peut qualifier de militante, le cinéma a creusé certains aspects du conflits en Algérie. Plusieurs films évoquent encore le sort des appelés amenés dans un conflit qu’ils ne comprennent pas et dont ils souhaitent surtout sortir le plus vite possible : ainsi, Le Pistonné de Claude Berri ou Des feux mal éteints de Serge Moati reviennent de manière plus ou moins directe sur le trouble des soldats du contingent (la dernière séquence du Pistonné est terrible : Guy Bedos, qui incarne le personnage principal qui a tout mis en œuvre pour échapper à l’envoi en Algérie, retrouve le fils de sa concierge qui n’a pas eu la même «chance» que lui et qui a été gravement mutilé…). Mais c’est aussi la communauté des Pieds-Noirs qui est présentée de manière plus nuancée. Alexandre Arcady réalise plusieurs films sur sa communauté d’origine, les Juifs algériens, avant et après le conflit (Le coup de sirocco, Le grand pardon, Le grand carnaval…) : mais il adopte un ton clairement nostalgique et ne cache pas qu’il s’est inspiré des films de Coppola sur les grandes familles italo-américaines. De manière plus sensible, Brigitte Rouän évoque des souvenirs très personnels dans Outremer, film qui raconte le destin de trois femmes d’une grande famille coloniale dans les campagnes algériennes, alors que l’Algérie française vit ses derniers jours. André Téchiné dans Les roseaux sauvages fait le portrait d’un jeune pied-noir, Henri, en butte à l’hostilité des Français de métropole et qui adopte une attitude radicale. Enfin, Dominique Cabrera présente deux figures insolites dans De l’autre côté de la mer : un industriel pied-noir resté en Algérie et un jeune Arabe devenu médecin en France. Ce chassé-croisé se retrouve dans le dernier film d’Alexandre Arcady, Là-bas…mon pays, dans lequel un journaliste retourne à Alger en espérant y retrouver Leila, son amour d’enfance. Un trait commun à la plupart de ces films est de présenter des personnages de colons qui ont une certaine épaisseur psychologique, loin de toute caricature. Comme l’écrit Caroline Eades dans son ouvrage sur le cinéma post-colonial, «nombre de ces films fournissent divers éléments qui concourent sinon à exonérer du moins à relativiser la conscience qu’ils pourraient avoir des implications de la colonisation». D’autres sujets jusque là peu traités, y compris par l’historiographie, sont abordés, comme la répression du 17 octobre 1961 (Meurtres pour mémoire de Laurent Heynemann d’après le roman policier de Didier Daeninckx) ou les réseaux d’aide au FLN autour d’Henri Jeanson (Liberty Belle de Pascal Kané). On peut aussi mentionner la vision «militaire» de la guerre d’Algérie, telle qu’elle est présentée dans les films de Pierre Schoendorffer, qui s’attache à défendre avec constance l’honneur de l’armée française dans ses combats perdus lors des deux guerres coloniales (Le crabe-tambour, L’honneur d’un capitaine).

L’appel aux témoins de l’histoire
Enfin, on retrouve cette évolution vers plus de nuances dans le cinéma documentaire. Les premiers films comme ceux d’Yves Courrière ou de Peter Batty suivaient une trame classique, mais chacun présentait un intérêt certain. Celui du journaliste de RTL évoquait clairement les luttes au sein du FLN entre la direction et la tendance animée par Abane Ramdane, épisode alors peu connu du grand public. Le film du réalisateur anglais, qui présentait le conflit comme une guerre entre deux nations, contient de nombreux entretiens avec des responsables de l’époque et utilise largement le fonds documentaire des télévisions britanniques et américaines. Par la suite, comme l’écrit Annette Wieviorka sur autre sujet, est venue «l’ère du témoin» : plusieurs films se sont construits à partir des témoignages des acteurs eux-mêmes : celui de Bertrand Tavernier, La guerre sans nom, est constitué de très nombreux rencontres avec des appelés de la région de Grenoble. Les années algériennes de Bernard Favre (avec la collaboration de Benjamin Stora) s’appuie aussi sur des entretiens avec des hommes de la rue. Le documentaire insiste sur l’aspect guerre civile, au sein des communautés (Français d’Algérie et Français de la métropole, FLN et autres mouvances nationalistes). La même approche est reprise par Patrick Rotman dans son film L’ennemi intime, qui évoque surtout le problème de la torture tel qu’il a pu être appréhendé par les appelés eux-mêmes. Enfin, Benjamin Stora et Gabriel Le Bomin réalisent en 2012 La Guerre d’Algérie, la déchirure, qui revient sur la question très sensible du comportement de l’armée française pendant le conflit : «équilibré et tout en sobriété (malgré une colorisation discutable et une musique parfois envahissante)» selon Libération (9 mars 2012) : ce documentaire propose des images inédites, venues des archives de l’armée française, mais aussi de sources plus inattendues, comme des scènes tournées par la télévision est-allemande. Les auteurs n’ont pas hésité à intégrer des images très dures de soldats français et de suspects exécutés par le FLN , pour «souligner la dynamique de ce conflit, sa dimension tragique» (Libération).

Conclusion
Ainsi, le cinéma français, documentaire ou de fiction, ne peut plus être accusé d’ignorer «un passé qui ne passe pas», pour reprendre la formule d’Henry Rousso. Certes, toutes les zones d’ombre n’ont pas été explorées mais la voie est ouverte (quelques affaires récentes, comme celle concernant le général Aussaresses, montrent que des révélations peuvent encore venir). On peut d’ailleurs constater la floraison d’ouvrages de référence sur le sujet depuis quelques années (Raphaëlle Branche parle d’une «histoire apaisée») : notamment celui de Mme Branche sur la torture pratiquée dans l’armée française ou celui de Mme Thénaud sur la justice pendant la guerre d’Algérie. L’ouverture de certaines archives et la prise de distance d’une nouvelle génération d’historiens devraient permettre un regard plus serein sur cette période difficile. De plus, des chercheurs se sont justement intéressés à l’image de la guerre d’Algérie à l’écran : Sébastien Denis a étudié les courts métrages de propagande produits par les autorités françaises et Caroline Eades le cinéma français post-colonial, Hamid Benmessaoud a consacré sa thèse à la guerre d’Algérie dans le cinéma français (cf. bibliographie).
En tout cas, on peut considérer que le cinéma français a fait, en quelque sorte, son «travail de deuil» : comme sur d’autres sujets historiques, le cinéma finit par aborder bien des aspects qu’on peut qualifier de «sensibles» : récemment, Nuit noire, Vivre au Paradis, Hors-la- loi, reviennent sur les tragiques événements du 17 octobre 1961 ; Mon colonel souligne la responsabilité des autorités civiles et militaires dans l’usage de la torture ; La Trahison de Philippe Faucon raconte, de manière subtile, comment les soldats musulmans («jeunes de souche nord-africaine», comme on les appelle à l’époque) qui ont combattu dans les rangs de l’armée française se sont retrouvés piégés entre leur communauté d’origine et la France qu’ils étaient censés servir. Le cinéaste montre bien la complexité des rapports entre le lieutenant Roque et ses appelés musulmans, alors qu’il redoute une possible trahison d’un de ses hommes. Plus encore, Benjamin Stora estime que c’est le premier film où les personnages «indigènes» ont une véritable personnalité. Pour l’historien, jusque là le cinéma français présentait plutôt un «stéréotype colonial de l’Algérien comme silhouette ou ombre furtive». Dans le film de Faucon, les Algériens «apparaissent comme des êtres humains qui souffrent, trahissent, doutent et qui se battent» : Stora y voit une vraie rupture par rapport aux représentations des colonisés dans les films réalisés auparavant.
Rachid Bouchareb, cinéaste d’origine algérienne, a d’abord tourné Indigènes, film sorti en 2006, dont l’écho a été très important, y compris au niveau politique : 3 millions d’entrées (soit beaucoup plus que la moyenne des films sur la guerre d’Algérie), les 4 principaux interprètes ont été récompensés au festival de Cannes et le gouvernement de Villepin a annoncé que les pensions allouées aux anciens membres de cette armée originaires d’Afrique du Nord seraient alignées sur celles de leurs camarades français. Dans ce film est soulignée l’humiliation ressentie par les soldats d’Afrique du nord intégrés dans cette armée des Français libres, ressentiment qui aura un rôle dans la motivation de plusieurs dirigeants du FNL (plusieurs d’entre eux se sont battus dans les rangs des FFL : Krim Belkacem, Mohamed Boudiaf, Ahmed Ben Bella…) : le personnage du caporal Abdelkader, interprété par Sami Bouajila, est une incarnation de ces soldats ou sous-officiers maghrébins, souvent courageux au feu, qui estiment n’avoir pas reçu la reconnaissance officielle qu’ils pensaient mériter. Ils en ressentent une profonde amertume et certains vont participer au mouvement de libération de l’Algérie dès les années 1950. Bouchareb s’est ensuite intéressé à la période 1945-1954 en Algérie dans Hors-la-loi, sorti en 2012 : ce film s’ouvre sur les événements de Sétif et de Guelma en mai 1945, qui firent de très nombreuses victimes, du côté européen mais surtout dans les populations indigènes. Il a provoqué des polémiques lors de sa sortie : certaines personnalités d’extrême-droite ou de droite comme le député UMP Lionnel Luca, se sont violemment opposées à la vision proposée dans le film de Bouchareb.

   Comme l’écrit Caroline Eades, le cinéma français a donc joué son rôle dans la construction de nos mythes communs : «la fiction qui se fonde sur un patrimoine historique projette celui-ci dans la sphère du grand public et participe à la construction de notre mémoire collective : les décors du récit fictionnel deviennent des monuments, les personnages renvoient à des hommes et à des femmes ayant réellement existé, les anecdotes permettent de raconter des événements historiques. Les soldats de la guerre d’Algérie n’ont pas eu le droit à la parole mais en devenant des personnages de film, ont repris vie : les défaites et le rapatriement des colons ont été sinon niés du moins refoulés, interdits au regard, oubliés, mais le cinéma les incorpore au paysage imaginaire de l’histoire du XX° siècle». En 1990 , Pascal Ory constatait que le cinéma français «avait tout fait pour en donner l’image d’une «sale guerre». D’abord en n’en parlant pas, ou à mots couverts. Et surtout en en parlant par l’alentour : la menace d’un départ, l’ineffaçable d’un retour (…) A l’écran, on a moins affaire à une guerre qu’à une guerre civile, une déchirure intime » (in La Guerre d’Algérie et les Français, sous la direction de Jean-Pierre Rioux, Fayard).
On peut estimer qu’aujourd’hui ce stade-là a été dépassé. Certes, la guerre d’Algérie n’a pas encore inspiré la grande œuvre cinématographique que l’on peut attendre sur un tel sujet (aux États-Unis, la guerre du Vietnam a été évoquée dans des films qui ont marqué leur époque, comme Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino, Apocalypse now de Francis Ford Coppola, ou même Platoon d’Oliver Stone). Cependant, de manière moins brillante peut-être, le cinéma français n’a pas failli à «son devoir de mémoire», selon l’expression consacrée, et il a abordé des sujets longtemps occultés (les tortures exercées par l’armée française, la répression brutale lors des manifestations d’octobre 1961 à Paris, le sort des harkis…).
Par contre, la mémoire d’une partie de l’opinion n’est pas complètement apaisée, comme le montrent les violentes réactions lors de la sortie du film de Bouracheb, Hors-La-Loi. Mais le cinéma français ne peut être responsable de tout, et en particulier de la «guerre des mémoires». Comme l’écrit Benjamin Stora, «il reste comme une impossibilité à regarder cette guerre en face, à passer de l’expérience individuelle, traumatisante, au choc de la visualisation collective par le cinéma. 50 ans après, les images sur les écrans n’arrivent toujours pas à rassembler les mémoires blessées».

 

(cet article s’inspire du travail rédigé par Marcel Wander pour le dossier Contreplongée sur le film La Bataille d’Alger ainsi que de son intervention sur le même sujet dans le stage PAF de l’Académie de Strasbourg)
FILMOGRAPHIE SÉLECTIVE
Films de fiction (France, sauf quand indiqué) :
Le petit soldat, Jean-Luc Godard (1960)
Les oliviers de justice, James Blue (1962)
La Belle Vie, Robert Enrico (1962)
Muriel, Alain Resnais (1963)
Le vent des Aurès, Mohammed Lakhdar Hamina, Algérie (1967)
lise ou la vraie vie, Michel Drach, France-Algérie (1970)
Avoir vingt ans dans les Aurès, René Vautier (1972)
RAS, Yves Boisset (1973)
La question, Laurent Heynemann (1976)
Les sacrifiés, Okacha Touita (1982)
-L’honneur d’un capitaine, Pierre Schoendoerffer (1982)
Les folles années du twist, Mahmoud Zemmouri (1986 )
Liberty Belle, Pascal Kané (1983)
Meurtres pour mémoire, Laurent Heynemann (1984)
Cher frangin, Gérard Mordillat (1988)l
Outremer, Brigitte Roüan (1990)
Des feux mal éteints, Serge Moati (1994)
De l’autre côté de la mer, Dominique Cabrera (1997)
Vivre au Paradis, Bourlem Guerdjou (1997)
Là-bas… mon pays, Alexandre Arcady (2000)
Nuit noire 17 octobre 1961, Alain Tasma (2005)
La Trahison, Phillipe Faucon (2005)
Mon colonel, Laurent Herbiet (2006 )
Indigènes, Rachid Bouchareb (2006)
L’ennemi intime, Florent-Emilio Siri (2007)
Cartouches gauloises, Mehdi Charef (2007)
Djinns , Sandra et Hugues Martin (2010)
Hors la loi, Rachid Bouchareb (2010)

Documentaires :
La guerre d’Algérie, Yves Courrière (1972)
La guerre d’Algérie, Peter Batty, documentaire britannique en 5 parties
Les années algériennes(4 émissions d’une heure), Bernard Favre (1991)
La guerre sans nom, Bertrand Tavernier et Patrick Rotman (1992)
La guerre d’Algérie dans les actualités filmées Pathé, Gilles Dinnematin (2001)
La bataille d’Alger, Yves Boisset (2006)
L’ennemi intime, Patrick Rotman (2007)
Guerre d’Algérie 1954-1962 : la déchirure, Gabriel Le Bomin et Benjamin Stora (2012)

BIBLIOGRAPHIE
-Hamid Benmessaoud, La guerre d’Algérie dans le cinéma français, 1996 , thèse de doctorat, Toulouse-2
-Sébastien Denis, Le cinéma et la guerre d’Algérie, la propagande à l’écran (1954-1962), éditions Nouveau Monde, 2009
-Caroline Eades, Le cinéma post-colonial français, Éditions du Cerf, 2006
-Justine Hiriart, L’armée française dans la guerre d’Algérie : interdit et silences, dans L’armée à l’écran, Cinémaction n°113, 2004
-Pascal Ory , article : L’Algérie fait écran, in Les Français et la Guerre d’Algérie, sous la direction de Jean-Pierre Rioux, Éditions Fayard, 1990

– Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli, Éditions La Découverte, 1991
(ne concerne pas que le cinéma)
-Benjamin Stora, Imaginaires de guerre, Éditions La Découverte, 1997
-Benjamin Stora, Cicatriser l’Algérie, dans Oublier nos crimes : l’amnésie nationale, une spécificité française , Autrement, collection Mémoires, 2002
-Benjamin Stora, article : La guerre d’Algérie : la mémoire par le cinéma, in Les guerres de mémoires : la France et son histoire, sous la direction de Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson, éditions La Découverte, 2008

Algérie d’hier et d’aujourd’hui, Cahiers de la Cinémathèque n° 76, juillet 2004
Guerre d’Algérie : le cinéma en question, dans Repérages n° 46, octobre 2004
La guerre d’Algérie à l’écran, dans Cinémaction n° 85, novembre 1997
Guerres révolutionnaires : Histoire et cinéma, Éditions L’Harmattan, 1984

Dossiers pédagogiques sur certains films :
La bataille d’Alger, Gilles Pontecorvo (dossier Contreplongée)
Indigènes, Rachid Bouchabeb (Avant-Scène Cinéma n°564, septembre 2007)
Muriel, Alain Resnais (dossier Ciné-club de Wissembourg, n°184)
Muriel, Michel Marie, éditions Atlande (2005)
La Trahison, Philippe Faucon (dossier Contreplongée)
Vivre au Paradis, Bourlem Guerdjou (dossier les Grignoux)

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