Nuit et brouillard, un documentaire de référence

     Ces dernières années, Nuit et Brouillard semble être devenu le documentaire de référence par excellence, projeté sur les chaînes de télévision sur injonction ministérielle, chaque fois que l’opinion publique est troublée par un évènement lié au génocide des Juifs lors de la seconde guerre mondiale (par exemple, quand le cimetière juif de Carpentras est profané en 1990, ou lorsque la chambre d’accusation de Paris rend son « célèbre » arrêt dans l’affaire Touvier en avril 1992). Ce « réflexe conditionné » a pu irriter certains enseignants, qui sont sommés d’obtempérer au »devoir de mémoire », brandi par les instances médiatiques et politiques. Or, ils estiment faire plutôt correctement leur travail sur ce thème de l’extermination des Juifs :  depuis plusieurs années, les générations qui sortent du système scolaire sont sans doute mieux informées que les précédentes sur ce sujet… On peut aussi s’interroger sur ce qui fait encore de Nuit et Brouillard un film de référence sur les camps de concentration, alors que la filmographie sur l’univers concentrationnaire s’est considérablement étoffée depuis 1955 ( pour ne citer que les plus connus, Shoah de Claude Lanzmann, sorti en 1985 dans le genre documentaire, La liste de Schindler de Steven Spielberg en 1993 ).

La réalisation de Nuit et Brouillard
Quand Alain Resnais s’empare de ce projet en 1955, il n’a encore réalisé que des documentaires sur la peinture ( Van Gogh en 1948, conçu avec R.Hessens, Gauguin et Guernica en 1950 ) ainsi qu’un court-métrage sur l’Art africain ( Les statues meurent aussi, tourné avec Chris Marker en 1950-1953 ). C’est sans doute à cause de ses qualités reconnues dans ce genre cinématographique qu’il se voit confier par le Comité d’Histoire pour la seconde guerre mondiale, le projet de réaliser un moyen-métrage sur le monde concentrationnaire, à l’occasion du dixième anniversaire de la libération des camps. Il est assisté par l’écrivain Jean Cayrol, qui va rédiger le commentaire et qui a personnellement éprouvé la dureté des camps ( il a été déporté au camp d’Oranienbourg, où son frère est mort de ses souffrances…). Pour réaliser son montage, Resnais puise à des sources diverses : il se rend sur place en Pologne à Auschwitz pour y filmer les baraques et bâtiments encore debouts ( ce sont les fameuses séquences en couleur qui ouvrent le film ) : il utilise les archives photos et filmées de divers pays, ainsi que les séquences tournées par des cinéastes des armées alliées, lors de l’ouverture des camps ( en particulier celles réalisées par Sidney Bernstein à Bergen-Belsen : elles devaient être montées par Alfred Hitchcock pour être diffusées à un large public mais le projet n’aboutira pas. Ces images seront néanmoins montrées sur une chaîne anglaise, puis à la télévision française en 1985, sous le titre La mémoire meurtrie…il s’agit notamment des terribles scènes où des bulldozers poussent des monceaux de cadavres dans de gigantesques charniers : Ce sont les troupes alliées qui procèdent à ces opérations, afin d’éviter tout risque d’épidémie…). Le réalisateur « emprunte » quelques séquences au film La dernière étape de la cinéaste polonaise Wanda Jakubowska, elle-même ancienne déportée à Birkenau et qui tourne en 1947 sur les lieux-mêmes de son emprisonnement ( il s’agit notamment des scènes où le train rempli de déportés entre dans le camp en pleine nuit, attendu par les gardes SS et de quelques vues des crématoires crachant leur épaisse fumée…).

Un film qui dérange
Mais le film d’Alain Resnais doit surmonter bien des obstacles, avant et après sa sortie. Déjà, la censure l’oblige à occulter le képi d’un gendarme montant la garde au camp de Pithiviers, afin d’éviter que ne soit évoqué le rôle de la police française au service de l’occupant. Ensuite, la sélection du film pour représenter la France au Festival de Cannes de 1956 amène l’ambassade de l’Allemagne fédérale à protester auprès du quai d’Orsay et à obtenir son retrait. Malgré cela, le film est présenté hors-festival et produit une forte impression : il obtient un succès certain en salles ( il reste 4 mois à l’affiche du studio de l’Etoile ) et reçoit le prix Jean Vigo 1956. On peut relever enfin que la réussite de Resnais sur un sujet aussi délicat amène un autre projet à voir le jour : peu de temps après, le producteur Anatole Dauman demande au cinéaste de tourner un documentaire sur la bombe atomique. Après quelques péripéties, l’idée initiale se transforme et aboutit à la réalisation du premier film de fiction d’Alain Resnais, Hiroshima, mon amour, sur un scénario de Marguerite Duras.

Le génocide absent
Avant d’analyser les raisons de l’efficacité toujours actuelle de Nuit et Brouillard, il faut s’attarder sur ce qui pourrait apparaître comme une faiblesse de l’œuvre de Resnais, à savoir l’absence de toute mention précise de l’extermination des Juifs. Comme l’a remarqué Annette Wieviorka , la mémoire du génocide connaît plusieurs phases à partir de 1945 : jusqu’aux années 1960, l’idée s’impose « d’unifier le sort de tous les déportés en faisant de tous les camps, Birkenau et Buchenwald, Dachau et Treblinka,un seul grand camp mythique ouvert en 1933 et liberé en 1945,où tous, Juifs et non-Juifs,auraient connu indifféremment le même sort : « Nuit et Brouillard est emblématique de cette vision ». Et de fait, si le fonctionnement des chambres à gaz est décrit précisément, le sort particulier réservé aux Juifs n’est pas clairement explicité ( les déportés raciaux sont seulement mentionnés au début du film, dans la longue énumération de tous les « raflés » d’Europe : de même, aucune distinction n’est faite entre camp de concentration et camp d’extermination…). La « bonne foi » de Resnais et de Cayrol n’est bien sûr pas en cause : en fait, cette vision correspond à l’état des connaissances et l’état d’esprit de ces années 1950. Ainsi, le film déjà cité de Wanda Jakubowska ne fait pas non plus la différence entre déportés juifs et non-juifs, et la recherche historique en est encore à ses débuts sur ce sujets. Dans le livre La tragédie de la déportation publié par Olga Wormser et Henri Michel en 1954, recueil de témoignages qui a servi de base au travail de Resnais et de Cayrol, le génocide n’est pas encore distingué du système concentrationnaire. Même si certains survivants comme Eugen Kogon ou Georges Wellers ont déjà témoigné, les grandes synthèses sont encore à venir ( en particulier celle de Raoul Hillsberg, La destruction des Juifs d’Europe, publiée aux Etats-Unis dans les années 1960 mais seulement en 1988 en France ). Plus profondément, les déportés raciaux eux-mêmes ne souhaitent pas alors être différenciés des autres déportés. Selon Annette Wieviorka, le « marché implicite » est le suivant : les Juifs « taisent la spécificité de leur destin. Ils deviennent en échange des patriotes et résistants, voués à l’anéantissement en tant qu’antifascistes ». Cette vision est particulièrement celle du PCF qui prend alors « en charge » la mémoire de la déportation .Pour les survivants si peu nombreux ( 4% seulement sont rentrés des camps d’extermination contre 40% des autres camps ), c’est aussi une manière de s’intégrer ( en particulier les Juifs d’origine étrangère, si actifs dans les groupes de FTP-MOI ). Aussi, Resnais et Cayrol ne peuvent être tenus pour responsables d’une interprétation alors dominante parmi les déportés eux-mêmes
( comme en témoignent les prises de position de la FNDIRP à l’époque ).

Les raisons de l’efficacité
A part de ce problème particulier mais important, Nuit et Brouillard est un film encore très efficace, à la fois dans son approche et sa structure : il annonce même parfois des pistes de recherche suivies par les historiens bien des années plus tard.
D’abord, Alain Resnais amène le spectateur à l’endroit même où se sont déroulées les atrocités décrites ensuite : c’est le fameux traveling avant ,au début du film, tourné à l’entrée du camp d’Auschwitz, au milieu des champs couverts de fleurs jaunes…Tout de suite, « le paysage innocent se voit creuser d’une réalité coupable. Une honte transportable qui se communique au spectateur et responsabilise son regard » ( Robert Benayoun ). A plusieurs reprises, Resnais reprend le procédé d’ouverture : des séquences en couleur tournées dans le camp d’Auschwitz ( baraques plus ou moins délabrées, châlits vidés de leurs occupants…) s’opposent aux images des violences nazies en noir et blanc, et ces « lieux de mémoire » perdent alors leur innocence…
Autre force du film, le montage qui, avec une grande rigueur, englobe tout le système concentrationnaire, depuis la construction des bâtiments jusqu’à la vie quotidienne des déportés. Aucun aspect n’est négligé : les rafles opérées dans toute l’Europe, la dureté des conditions de transport qui aboutit à une première élimination, la sélection impitoyable à l’entrée du camp, le système répressif soigneusement organisé, le sadisme des gardiens, les « expériences » médicales, l’exploitation de la main d’œuvre concentrationnaire par les industriels allemands, le fonctionnement des chambres à gaz… ( certains de ces thèmes ont été étudiés par les historiens : ainsi, Jean-Claude Pressac a récemment décrit avec précision les chambres à gaz et des crématoires à partir des devis retrouvés à Auschwitz ). Le système concentrationnaire est présenté comme une machine implacable ( la musique de Hans Eisler souligne cet aspect « mécanique » du massacre…) : l’organisation de la déportation est le fait d’une bureaucratie qui planifie tout jusqu’au moindre détail ( par exemple, la récupération du corps des victimes…) : il ne s’agit pas de quelques fous aveuglés par leur haine…En ce sens, Resnais et Cayrol annoncent les idées de Hannah Arendt sur la « banalité du mal », qu’elle exprime lors du procès Eichmann à Jerusalem : les responsables des déportations ne sont pas des sadiques mais de petits fonctionnaires sans état d’âme.
De manière générale, Resnais et Cayrol savent trouver le ton juste pour évoquer un sujet aussi difficile. L’émotion n’est pas absente, mais maitrisée ; le montage et l’écriture du commentaire sont d’une grande retenue ( François Truffaut parle à ce propos « d’une douceur terrifiante » ), qui fait ressortir peut-être davantage l’horreur des images. La qualité du texte de Cayrol y est pour beaucoup : phrases courtes, sans boursouflures inutiles, lues d’une voix calme mais intense par Michel Bouquet. L’ironie perce souvent, par exemple quand Cayrol évoque les « écoles » d’architecture concentrationnaire ( « style alpin,style garage,style japonais,…sans style  » ) ou quand il s’étonne des préceptes moralisateurs des SS, surréalistes en ces lieux ( « la propreté, c’est la santé », « le travail, c’est la liberté » ). Le commentaire s’adapte aux images avec beaucoup d’intelligence : parfois il suggère l’horreur mais sans la détailler ( « inutile de décrire ce qui se passait dans ces cachots » ); il précise un détail qui donne tout son sens à ce qu’on voit à l’écran ( les traces d’ongles au plafond des chambres à gaz ) : enfin, quand les images sont trop violentes, il sait tout simplement se taire : lorsque le film décrit comment les Nazis »récupèrent » les corps de leurs victimes, le texte dit : »avec les corps,mais on ne peut plus rien dire,avec les corps, on fabrique du savon;quant à la peau… ». A propos des choix des images par Resnais, il est frappant de constater l’absence de témoignage « en direct » des survivants eux-mêmes ( les témoins existent et se sont déjà manifestés par leurs écrits, comme David Rousset ou Robert Antelme…). Sans doute, les rescapés encore marqués par leurs souffrances n’étaient-ils pas « prêts  » à en faire part devant une caméra. On peut aussi supposer que Resnais voulait éviter ce genre de séquence, pour ne pas « étaler » une émotion qu’il voulait justement contrôler…

   Le film de Resnais se fait aussi l’écho de certains des débats qu’ont soulevé le phénomène concentrationnaire. Ainsi, le problème de la culpabilité est évoqué à la fin du film (  » Je ne suis pas responsable » dit le kapo, « je ne suis pas responsable dit l’officier, alors qui est responsable ?  » ) et cette question fut au centre des débats lors du procès de Nuremberg en 1945-1946 : chacun des acteurs du massacre rejette sa faute sur son supérieur, et la responsabilité est tellement partagée qu’elle semble être diluée…Enfin, si la spécificité du génocide des Juifs n’est pas évoquée, Resnais et Cayrol ne manquent d’avertir le spectateur : les camps de concentration sont le fait des Nazis ( jamais le peuple allemand n’est mis globalement en cause ) mais ils pourraient fort bien revenir avec « la venue de nouveaux bourreaux » ( Robert Benayoun y voit une allusion à la guerre d’Algérie qui commence en ces années 1950 ).

Nuit et Brouillard aujourd’hui
On peut constater aussi que Nuit et Brouillard soutient la comparaison avec les documentaires réalisés depuis les années 1950 . Certes, les dernières émissions intègrent les avancées de l’historiographie. Ainsi, le documentaire Contre l’oubli diffusé au printemps 1995 sur France 2 et réalisé par William Karel décrit avec sobriété les mécanismes du génocide et surtout s’interroge sur la mémoire de la Shoah, en suivant son évolution depuis la libération des camps jusqu’au procès Eichmann en 1961, début de la prise de conscience…L’historien Tom Segev est aussi interrogé pour évoquer l’accueil des survivants en Israël après la guerre…Mais cette émission s’en tient à son rôle pédagogique et n’a pas la dimension « morale » du film de Resnais.
Il est aussi intéressant de rapprocher Nuit et Brouillard du film de Claude Lanzmann Shoah, sorti en 1985 et dont l’impact fut considérable. Certes, les deux réalisateurs n’ont pas le même « objet »‘ ( Resnais traite du monde concentrationnaire, alors que Lanzmann ne s’intéresse qu’au génocide ) mais on peut comparer leurs démarches respectives. Les deux cinéastes partent du même point de départ : une interrogation sur « les lieux mêmes du crime », dont ils entendent dévoiler l’innocence apparente. Comme Alain Resnais, Lanzmann va filmer en Pologne même les forêts qui recouvrent le site des camps d’extermination : « sous les camouflages – de jeunes forêts, l’herbe neuve-il a su retrouver les horribles réalités », écrit Simone de Beauvoir à propos du film. Mais, devant ces lieux apparemment vides, Lanzmann adopte une attitude toute différente de celle de Resnais, en ce sens qu’il refuse à priori toute image d’archives. Comme il le dit lui-même, « si j’avais trouvé un film secret montrant comment 3 000 Juifs mouraient ensemble dans une chambre à gaz, non seulement je ne l’aurai pas montré mais je l’aurai détruit. Je suis incapable de dire pourquoi. Ça va de soi ». En fait, pour le réalisateur de Shoah, la représentation à l’écran du génocide, que ce soit par des images d’archives d’ailleurs presque introuvables ou par des films de fiction , ne peut être que réductrice et même « triviale », selon son expression. La souffrance endurée par le peuple juif a été unique, au delà des images…Comme il l’explique, « les images tuent l’imagination », qui est peut-être le seul moyen d’approcher la vérité de la Shoah. Aussi, on connaît la démarche de l’auteur : son film se compose de longs entretiens, souvent pénibles et heurtés, avec les survivants « mis en situation » dans les camps où ils « revivent » leurs souffrances ( au début du film, Simon Sbrenik à Chelmno ) : on est loin de la manière « distanciée » qui est la marque de Nuit et Brouillard.

    Mais Resnais et Lanzmann se retrouvent à nouveau , en mettant en garde contre une banalisation de la mémoire de ces évènements : le réalisateur de Shoah prévient : « le pire crime est de considérer l’Holocauste comme passé. L’Holocauste est soit légende, soit présent . Il n’est en aucun cas de l’ordre du souvenir ». Cette mise en garde est aussi présente dans le film de Resnais : le commentaire évoque « l’eau froide et opaque comme notre mauvaise mémoire » et dénonce ceux « qui feignent de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne comme si on guérissait de la peste concentrationnaire ». Au total, au delà de leurs approches parfois différentes, les deux réalisateurs ont fait preuve de la même cohérence et des mêmes exigences morales.
Les évocations des camps dans les films ou documentaires tournés récemment abondent souvent en images-chocs, parfois terrifiantes. Dans De Nuremberg à Nuremberg de Fréderic Rossif, les séquences consacrées au génocide sont presque insupportables : elles sont censées contredire l’ignorance affichée par les chefs nazis jugés à Nuremberg en 1945. Il ne s’agit pas alors de prendre du recul mais de provoquer une réaction émotionnelle , avec les risques qu’évoque Lanzmann quand il parle de « la jouissance des larmes »…

   Aussi, malgré ses imperfections, Nuit et Brouillard reste une œuvre forte, qui mérite d’être toujours  diffusée, même si certaines mises au point sont nécessaires : le film « n’accuse nullement ses 36 ans. Aussi pur qu’au premier jour, il reste traversé d’un souffle brûlant qui nous emporte sur les ailes de l’horreur » ( Daniel Schneidermann, le Monde, mai 1992 ). C’est bien « une mise en mouvement de la mémoire », qui sait concilier la démarche pédagogique, l’art cinématographique et la rigueur morale.

 

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