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Barry Levinson, l’audace maitrisée

(cet article a été rédigé pour le dossier du film Des Hommes d’influence)

    Le réalisateur des Hommes d’influence n’est certes pas un des grands maîtres du cinéma américain contemporain et son œuvre ne se situe pas en marge du système hollywoodien…Mais à l’intérieur de ce cadre qu’il connaît bien, il fait preuve s’une certaine originalité qui mérite d’être relevée, dans le choix et le traitement des sujets qu’il aborde.

   Ses débuts dans le milieu cinématographique sont très classiques. Né à Baltimore, il fait ses études à l’American University of Washington puis gagne la Californie. Il fait ses premiers pas dans les studios de Los Angeles, en tant qu’acteur et scénariste, en particulier à la télévision. Il travaille avec Mel Brooks dans deux films (La dernière folie de Mel Brooks, Le grand frisson), puis avec Norman Jewison (Justice pour tous, Les meilleurs amis), Richard Donner (Rendez vous chez Max) et Howard Zieff (Faut pas en faire un drame). Alors que les « films d’ados » sont à la mode (en1973, énorme succès d’American Graffiti de George Lucas), Barry Levinson se lance tardivement dans la mise en scène, en réalisant en 1982 un film semi-autobiographique, Diner, avec des acteurs prometteurs comme Mickey Rourke ou Ellen Barkin (c’est l’ histoire de quelques adolescents prolongés de Baltimore, qui ont du mal à grandir dans l’Amérique des années 50…). Levinson reprendra cette inspiration personnelle dans Les filous (Tin Men), tourné en 1987. Il a également en projet une chronique familiale très autobiographique à propos de l’histoire d’émigrés polonais entre1918 et 1960, et qui devrait s’intituler The Family

Une carrière conforme
La réussite de Diner lance sa carrière hollywoodienne qui se déroule de manière bien conformiste, ponctuée de plusieurs succès commerciaux (surtout Good Morning Vietnam et Rain Man) et de récompenses officielles (en 7 ans, il réalise 6 films et… obtient 8 nominations aux Oscars : il reçoit l’Oscar du meilleur réalisateur en 1988 pour Rain Man). Il y eut quelques échecs : Les filous ne reçoit l’audience méritée, Sleepers, qui traite de la pédophilie dans les maisons de redressement, obtient au succès honorable grâce à son casting ; Sleepers (1997), qui est l’adaptation d’un roman de Michael Crighton, est une déception. Levinson exerce aussi une activité de producteur (parmi les plus notables, Donnie Brasco de Mike Newell, surtout The Second Civil War de Joe Dante, qui traite un sujet proche de celui des Hommes d’influence, mais sur un ton plus grinçant…).

Un savoir-faire hollywoodien
De ce parcours inégal, on peut d’abord retenir l’éclectisme du cinéaste. Il a déjà exercé toutes les professions du cinéma : il ne s’est pas contenté de mettre en scène, mais il a été aussi acteur, scénariste, producteur…Autant dire qu’il maîtrise les différents aspects professionnels de la machine hollywoodienne. Levinson a aussi abordé des genres très divers : il commence avec un film autobiographique mais s’intéresse à d’autres thèmes : l’aventure (Le secret de la pyramide), la guerre (Good Morning Vietnam), le thriller torride (Harcèlement), la science-fiction (Sphère)…Il sait trouver les sujets susceptibles de plaire au public, mais souvent avec un léger décalage : comme nous l’avons déjà dit, son premier film fait partie d’un genre en vogue dans les années 1970-1980, Good Morning est un faux film de guerre, Rain Man, un faux road movie…Harcèlement est un film malin (racoleur ?) qui exploite la sensualité des deux acteurs vedettes, Michael Douglas et Demi Moore…A ce propos, Levinson sait toujours s’assurer d’une distribution d’acteurs prestigieux, qui permet d’espérer un bon succès commercial. La liste est impressionnante : Richard Dreyfuss, Al Pacino, Robin Williams, Robert de Niro, Dustin Hoffman et plus récemment Sharon Stone. De façon curieuse pour un ex-scénariste, il avoue d’ailleurs plus se reposer sur ses personnages que sur les scénarios qu’il développe…

 The Levinson Touch
Mais, Levinson n’est pas seulement un habile « faiseur » : il est aussi intéressant d’évoquer sa manière de traiter des sujets à la mode, en prenant des risques calculés. Ainsi, Good Morning n ‘est pas le nième film sur cette « sale guerre »…Comme l’explique le réalisateur, il a aimé « le fait que l’on parle de ces évènements, par un autre point de vue que celui des champs de bataille ou des bas quartiers de Saigon ». Ce film (lui) « permettait de faire comprendre que ce qu’on appelait l’ennemi était d’abord composé d’individus ». Et de fait, c’est à l’époque un des seuls films américains qui représentent des personnages vietnamiens sans tomber dans le cliché et la caricature. De même, le sujet de Rain Man détonne dans la production hollywoodienne de l’époque. « Au diable les trains, les hélicoptères, la mafia, le FBI, les carambolages, tous ces ingrédients que nous injectons dans les films parce que nous avons peur de faire des films sur les individus eux-mêmes », déclare le cinéaste au moment de la sorite du film. Certes, le personnage d’autiste interprété par Dustin Hoffman, est très « présentable ». Reste que le thème était difficile à traiter et que le cinéaste montre une réelle sensibilité…
Levinson fait preuve du même instinct en réalisant Des hommes d’influence avant…l’affaire Lewinsky. D’ailleurs, quand il entend parler du Monicagate, le réalisateur est estomaqué : « j’étais abasourdi ! Halluciné ! J’ai pensé qu’on aurait dû pousser le bouchon encore plus loin, puisque la réalité nous avait déjà dépassés. C’était même un peu jubilatoire, parce que cette histoire vraie a rendu mon film encore plus crédible. C’est allé bien plus loin que j’avais pu l’imaginer ». En fait, le cinéaste s’est inspiré du roman de Larry Beinhart, American Hero, qui évoque surtout la guerre du Golfe, idée qui n’est pas reprise dans le scénario. Levinson raconte : « ce qui me titillait, c’était de montrer avec quelle facilité on peut manipuler les médias. Durant la guerre du Golfe, les seules informations qui parvenaient étaient des images vidéo que je suis capable de faire(…). Dans le fond, ils peuvent nous faire croire ce qu’ils veulent ». Le réalisateur revendique la fonction critique de son film : « je n’épargne ni Hollywood, ni Washington, où l’on crée un « emballage » pour les hommes politiques qui sont vendus comme des produits. C’est dangereux ». Grâce à l’actualité politique du moment, ce « petit » film (il a coûté 1,5 million $ alors que le même cinéaste à la même époque tourne Sphère pour 85 millions…) bénéficie d’une promotion involontaire mais exceptionnelle, qui permet un certain succès…
Certains comme Michel Cieutat estime que le cinéaste a un style bien personnel (The Levinson Touch) et parle de « la fascination du vide » qui parcoure son œuvre. Le critique de Positif remarque que « les protagonistes de ses films sont pratiquement tous frappés du syndrome de la vacuité existentielle. Ses personnages ne rencontrent que déboires et frustrations ». Le producteur hollywoodien incarné par Dustin Hoffman dans Des hommes d’influence est bien à ranger dans cette catégorie : il ne supporte plus le monde virtuel dans lequel il vit et qu’il a contribué à créer mais il va le payer cher…Comme l’écrit Cieutat, la solution au « piège du pessimisme » est la dérision : « (Levinson) est de ceux qui savent que l’Amérique n’est plus ce qu’elle était et qu’il vaut mieux rire de ce nouvel état de chose plutôt que d’en pleurer ». Le réalisateur « voulait faire un film drôle, mais aussi terrifiant dans ce qu’il suggère » : le coup est plutôt réussi…

Georges Meliès, un pionnier des premiers temps du cinéma

(cet article a été rédigé pour le dossier sur le film Hugo Cabret)

   Comme on le sait, Martin Scorcese est un cinéphile averti, très au fait de l’histoire du cinéma depuis ses débuts. Il a élaboré un ouvrage fort intéressant à propos de l’histoire du cinéma américain (A Personal Journey with Martin Scorsese through American Movies), qui a fait l’objet d’un film de montage en 1995. Par la suite, il a aussi réalisé un documentaire sur le cinéma italien qu’il a admiré (My Voyage in italy en 1999. De plus, Scorcese a déjà consacré un film de fiction à l’industrie du cinéma : il s’agit d’Aviator, réalisé en 2004 ,avec comme interprète principal Leonardo di Caprio, qui raconte la vie d’un personnage hors du commun, Howard Hugues, à la fois milliardaire, producteur, réalisateur et personnalité incontournable du Hollywood des années 1930 et 1940…
Dans le film présenté dans ce dossier, Scorcese s’intéresse aux premiers temps du cinéma et rend hommage aux pionniers du septième art : on y trouve des extraits du Great Train Robbery, d’Edwin Porter (1903), d‘Intolérance de David Ward Griffith (1916), de bien d’autres encore et bien sûr du Le Voyage dans la Lune, de Georges Méliès. Il n’est pas vraiment étonnant que le cinéaste américain se soit intéressé au très fameux célèbre réalisateur français, tant la vie et la carrière de celui-ci semble se confondre avec la naissance du septième art : Méliès est ainsi un des premiers spectateurs dès 1895 des projections cinématographiques des frères Lumière au grand Café à Paris (Antoine, le père des deux frères, lui aurait déclaré que « cette invention n’avait aucun avenir commercial»). Le déclin de sa carrière dans les années 1910 correspond aux premiers pas prometteurs du cinéma américain (Edwin Porter, D.W Griffith, Thomas Ince).

Un pionnier du cinéma
En tout cas, dès que l’invention des frères Lumière est connue, Georges Méliès est enthousiasmé et il tente de l’acquérir : devant leur refus , il invente sa propre caméra, le Kinetograph et se lance dans l’aventure. Comme l’écrit Georges Sadoul, on peut le considérer comme l’un des premiers cinéastes à part entière : il impose, avec ses films narratifs, l’idée d’une mise en scène, avec un scénario, des acteurs, des costumes, des décors (au même moment, les frères Lumière préfèrent envoyer leurs opérateurs, comme Eugène Promio ou Félix Mesguich, aux quatre coins du monde pour en rapporter des « choses vues », et si possible exotiques… : Mesguich par exemple filme le couronnement du tsar Nicolas II ainsi que l’écrasement de la révolte du « dimanche sanglant » en 1905).
Assez vite, Méliès comprend tout l’intérêt d’avoir un lieu unique pour filmer ses scénarios et il fait construire dans sa propriété de Montreuil en 1897 ce qui fut sans doute le premier studio de cinéma : l’endroit est assez vaste (17 m de long sur 6m de large, 6 m de hauteur) pour y abriter les décors et les machineries du cinéaste et il est recouvert d’une verrière dépolie qui permet d’utiliser la lumière du jour, seulement entre 11 et 15 heures ! (par la suite, Méliès agrandit le studio en 1906). En 1902, il créé sa propre société de production, la Starfilm.
C’est dans cet endroit que Méliès va réaliser tous ses films : en quantité, l’œuvre est déjà impressionnante : certainement plus de 500 films, de 1896 à 1912 , avec une année particulièrement productive en 1900, pendant laquelle il tourne près de 90 films. Certes, une bonne partie de cette production sont de très court-métrages (certains inférieurs à une minute) mais les plus longs durent près de 40 minutes.
Sur la forme, Méliès est aussi un créateur : il a été très influencé par toutes les techniques qu’il a apprises au théâtre, et notamment les numéros d’illusionnistes auxquels il a participé. Très jeune, il est initié à la prestidigitation à Londres et il rachète le théâtre Robert Houdin sur les grands Boulevards en 1888, dans lequel il présente des spectacles de magiciens jusqu’en 1910 (c’est d’ailleurs dans cette salle que sont projetées ses œuvres cinématographiques). Il est aussi fasciné par tous les trucages mécaniques ainsi que par les automates…Il recycle tous ces « trucs » comme il les qualifiait lui-même, dans ses mises en scène cinématographiques : mécanisme de substitution, maquettes, …Il enrichit sa palette en employant des procédés spécifiquement photographiques ou cinématographiques : tournage à travers un aquarium, surimpressions, expositions multiples, caches. Certes, Georges Méliès ignore les mouvements de caméra et les changements d’échelles de plans (alors que certains sont déjà connus et utilisés) : la caméra-spectateur cadre les acteurs en entier mais les numéros sont réglés avec un grand soin et les décors sont souvent animés par tout un jeu de machines. En tout cas, ses premières réalisations témoignent de son goût pour l’illusion : Escamotage d’une dame (1896), Un homme de têtes (1898). Mais Méliès ne s’est pas cantonné à ces « trucs » d’illusionniste. Au cours de sa carrière, il a abordé des genres très différents : par exemple, les actualités reconstituées sur des thèmes contemporains : en 1899, le cinéaste tourne ainsi L’Affaire Dreyfus, avec un grand souci d’authenticité et une optique nettement dreyfusarde (13 films sont ainsi réalisés pour une durée totale d’un quart d’heure) . Il réalise aussi Le couronnement d’Édouard VII en 1902, dans son studio de Montreuil avec un figurant local pour interpréter le monarque britannique, quelque temps avant l’événement lui-même ! La même année, il tente même de reconstituer l’éruption du volcan de la Martinique …Il est sans doute aussi un précurseur de la publicité au cinéma (les apéritifs Picon, le bock Orblic, la moutarde Bornibus…). Enfin, il s’essaie avec bonheur aux féeries, en adaptant souvent des livres ou des fables célèbres (Cendrillon, le royaume des fées, les mille et une nuits...) et même aux films de science-fiction, dans lesquels il peut laisser libre cours à son imagination débordante dans la confection des décors et des costumes (Le Voyage dans la Lune, Voyage à travers l’impossible…). Alors qu’il est à l’apogée de sa carrière, il réalise en 1902 son œuvre majeure, Le Voyage dans La lune...Il s’inspire à la fois des écrits de Jules Verne (il lui reprend l’idée de la bande de savants loufoques, la fusée-obus, le canon géant pointé vers la lune) et de l’ouvrage d’HG Wells, Les premiers hommes dans la lune publié en 1895 (la séquence de la tempête de neige, la descente dans un cratère lunaire, le combat contre les Sélénites). Le film, qui est « colorisé » à la main et dure près d’un quart d’heure, comporte 30 tableaux avec des décors somptueux et une mise en scène soigneusement réglée . Le succès est réel, y compris aux États-Unis où Méliès est pillé sans vergogne, car le sujet n’est pas protégé : il décide alors de créer à New York une succursale de sa société Starfilm, confiée à son frère. En France même, Pathé produit en 1908 Excursion dans la Lune, version à peine transposée du film de Méliès, confiée au cinéaste catalan, Segundo de Chomὁn.

La domination du cinéma français
Les succès de Georges Méliès correspondent à une période d’avant guerre pendant laquelle le cinéma français domine la scène mondiale. Dès 1905, les frères Lumière avaient cessé de produire des films, mais ils sont rapidement relayés par deux sociétés de production amenées à jouer un rôle déterminant dans le secteur, Pathé et Gaumont, symbolisées par le coq et la marguerite. Elles dominent alors largement la production française et pratiquent rapidement une forme de concentration verticale, contrôlant toute la chaîne de fabrication, de production, et de distribution des films (outre les laboratoires de pellicule, elles produisent des films, les distribuent, construisent des salles…).
Charles Pathé fonde sa société en 1896 et se lance dans la production cinématographique à partir de 1899 (il emploie notamment Ferdinand Zecca puis découvre les talents comiques de Max Linder). Il fait construire des studios à Vincennes en 1905 et une salle de cinéma à Paris, l’Omnia-Pathé. Il est le premier à avoir compris l’intérêt de procéder à la location plutôt qu’à la vente des films qu’il produit : c’est le système qui va dès lors dominer dans le secteur. Cette nouvelle façon de procéder plus rentable, oblige cependant les sociétés de production à assurer une offre plus conséquente et donc augmenter le nombre de réalisations de films, alors que le réseau des salles fixes s’étend (auparavant, les films étaient souvent diffusés dans des fêtes foraines). Léon Gaumont crée sa société en 1895 : à partir de 1900, il se lance également dans la production de films (il fait travailler la première femme réalisatrice de l’histoire du cinéma, Alice Guy, puis Louis Feuillade…) : il fait aussi édifier des studios à Belleville et à Nice, construire des salles de cinéma (en particulier le Gaumont-Palace, édifié en 1911, qui va jusqu’à compter 6000 places et devenir la plus grande salle de cinéma du monde). Gaumont fait aussi des essais de cinéma parlant et colorisé. Enfin, ces deux compagnies ont aussi développé un réseau de distribution dans la plupart des pays européens (Angleterre, Allemagne, Italie, Russie) et aux États-Unis. Ainsi, dans les années 1910, le cinéma français occupe bien une position dominante au niveau mondial : en 1913, sur 2754 films réalisés dans le monde, 882 ont été produits en France, 643 en Italie, 576 aux États-Unis, 308 en Allemagne, 268 en Grande-Bretagne…
C’est aussi en France que le cinéma est vraiment pris au sérieux et, en traitant de sujets graves, a la prétention d’être considéré comme un art à part entière et non comme un simple divertissement: par exemple, c’est la firme Pathé qui se lance à partir de 1905 dans le film d’art : une des réalisations les plus célèbres de l’époque est L’assassinat du duc de Guise , un film de 15 minutes en couleurs, avec une musique de Camille Saint-Saens : par la suite, plusieurs films dans le même veine sont réalisés comme Élisabeth, reine d’Angleterre et La dame aux camélias avec l’actrice Sarah Bernhardt en 1912 : certains sont inspirés d’œuvres littéraires comme L’Assommoir (1909)et Les Misérables (1913), films tournés par Albert Capellani …C’est aussi en France qu’apparaît pour la première fois la fameuse expression de Ricciotti Canudo à propos du cinéma qu’il qualifie comme étant le septième art…Les premières revues de cinéma, comme le Film, dirigé par Louis Delluc, sont aussi publiées en France dans les années 1910.

les difficultés de Méliès
Mais les succès du cinéma français à cette époque marque aussi le début des problèmes de Méliès. Il doit affronter une concurrence redoutable, à la fois en France et à l’étranger. Dans son propre pays, l’offre cinématographique se diversifie , comme nous l’avons déjà écrit: Ferdinand Zecca réalise Histoire d’un crime en 1901 qui présente le premier retour en arrière du cinéma, Alice Guy tourne une Vie du Christ en 1906 avec près de 300 figurants, Max Linder affine son personnage de dandy dans le genre comique à partir de 1910 ; plus tard, Louis Feuillade s’illustre dans des séries comme Fantomas, Les Vampires ou Judex…Autant de films qui marquent le public et les réalisations de Méliès ont dû sembler bien fades aux yeux de spectateurs désormais habitués à être surpris…
Mais la concurrence vient aussi des cinémas étrangers, qui montrent alors une belle vitalité. En Angleterre, Robert William Paul et les cinéastes de Brighton inventent un nouveau langage cinématographique, en utilisant notamment toute l’échelle des plans, du gros plan au plan moyen. En Italie, les réalisateurs s’inspirent de leur histoire nationale pour inventer un genre amené à un grand succès populaire, le péplum : sont ainsi réalisés Quo Vadis, de Enrico Guazzoni (1912), Les derniers jours de Pompéi du même réalisateur (1913), et surtout le monument Cabiria de Giovanni Pastrone en 1914 (3heures!), avec des décors impressionnants et le personnage du géant Maciste.
Enfin, aux États-Unis, le cinéma prend une dimension particulière, alors que les Zukor , Fox et autres frères Warner commencent à mettre en place leurs réseaux de salles.
Edwin Porter initie un genre à la fois national et universel, le western, avec son film The great Train Robbery  (Le vol du rapide) en 1903. Surtout, D.W Griffith, qui réalise entre 400 et 500 films de 1908 à 1913 pour la compagnie Biograph, s’impose comme un inventeur (ou diffuseur) de formes nouvelles au cinéma : le montage parallèle, l’alternance des gros plans et des plans généraux, les ouvertures à l’iris ou au noir, un jeu d’acteurs dégagé des influences du théâtre (en particulier Lilian Gish et Mary Pickford). Il aborde quasiment tous les genres (western, comédies) mais son domaine de prédilection reste l’histoire avec ses deux films les plus célèbres : Naissance d’une nation (1914) et Intolérance (1916).
Ainsi, dans un tel contexte, Georges Méliès ne semble plus avoir tout à fait sa place : en 1912, il réalise encore quelques films financés par Charles Pathé (Cendrillon, La conquête du pôle…) mais le cœur n’y est plus. Sa filiale américaine périclite car ses productions ne trouvent plus de clientèle outre-atlantique…
Le conflit mondial l’amène à transformer son studio de Montreuil en théâtre aux armées alors que sa salle sur les grands boulevards est fermée pendant les hostilités. Après guerre en 1923, Méliès doit vendre son studio aux enchères, le théâtre Robert Houdin est fermé, les négatifs de ses films vendus au kilo…Le cinéaste retrouve et épouse Jeahnne d’Alcy, une de ses anciennes actrices. Ils tiennent une boutique de jouets et de confiserie dans le hall de la gare Montparnasse.
Quelques années plus tard, Méliès est retrouvé par deux cinéphiles passionnés (notamment Jean Placide Mauclair, fondateur du studio 28), qui organisent un gala en son honneur à la salle Pleyel en 1929 (8 de ses films sont aussi retrouvés et projetés). Par la suite, les signes de reconnaissance se multiplient : d’illustres visiteurs venus d’Hollywood, comme Adolphe Zukor ou Walt Disney, tiennent à le rencontrer. Parrainé par Louis Lumière, il reçoit la Légion d’honneur en 1931, lors d’un banquet qui réunit 800 convives. Henri Langlois, qui fonde la Cinémathèque en 1936, organise des projections en son honneur et tente de retrouver les films perdus , avec l’aide de la petite-fille du cinéaste, Madeleine. Méliès caresse même l’idée d’un film en collaboration avec Jacques Prévert et Paul Grimault, sur un scénario intitulé Le métro fantôme…Mais le projet n’aboutira pas et le vieux réalisateur termine ses jours aux côtés de sa femme, dans le château d’Orly, résidence gérée par la mutuelle du cinéma.
Même si la fin de sa carrière a été difficile, il n’en reste pas moins que Georges Méliès a joué un rôle très important, alors que le cinéma fait ses premiers pas. Son enthousiasme sans faille pour cette nouvelle forme d’art, son inventivité à la fois sur la forme et le fond, sa capacité à s’organiser, tout cela en fait un des acteurs essentiels des premiers temps du cinéma, à qui Scorcese rend un hommage émouvant : le cinéaste américain sait reconnaître, avec une belle humilité, tout ce qu’il doit à ceux qui ont été les pionniers de son art.

MARTIN SCORCESE PARLE DE MELIES… »

   « En tant que cinéaste, j’ai le sentiment que l’on doit tout à Georges Méliès. Et quand je revois ces premiers films, je suis ému, ils m’inspirent, non seulement parce que cent ans après leur création, ils font toujours naître ce frisson lié à l’innovation et à la découverte, mais aussi parce qu’ils font partie des premiers et des plus puissants témoignages de cette forme d’art que j’ai tant aimée et à laquelle j’ai consacré la majeure partie de mon existence (…) Méliès est incroyable parce qu’il a exploré et inventé la plus grande partie des techniques que nous utilisons aujourd’hui. Les films fantastiques et les films de science-fiction des années 30, 40, 50, les créations de Ray Harryhausen , et plus près de nous celles des Lucas, Spielberg, James Cameron descendent de Georges Méliès. Tout était déjà dans le travail de ce précurseur. Il accomplissait ce que nous faisons aujourd’hui avec des ordinateurs, des fonds verts et du numérique, lui n’avait que sa caméra et son studio ».

Martin Scorcese avec les interprètes de son film :
Ben Kinsley (Georges Méliès) et Chlöe Grace Moretz (Isabelle)

François Truffaut, sa vie, son oeuvre….

   En 1932, naissance de François Truffaut : sa mère est Janine de Montferrand mais son père est inconnu. Il est placé en nourrice. L’année suivante, sa mère épouse Roland Truffaut, qui reconnaît l’enfant…En 1942, le couple récupère François, qui a été élevé par sa grand-mère et s’installe à Paris. Après avoir obtenu son certificat d’études, le jeune homme prend une chambre avec son ami Robert Lachenay : ils animent un ciné-club et Truffaut rencontre André Bazin, un critique de cinéma alors influent. En 1948, le père de Truffaut le place dans un centre d’observation de mineurs délinquants, car son fils est accusé de vols et criblé de dettes. François reste plusieurs mois dans ce centre entre janviers et mars 1949. Par déception amoureuse, François s’engage dans l’armée en 1950. Mais il déserte à plusieurs reprises et fait une tentative de suicide. Il est finalement réformé en 1952.
François Truffaut publie ses premiers articles dans les Cahiers du cinéma (un article fait beaucoup de bruit : Une certaine tendance du cinéma français paru en 1954, car il est considéré comme le texte fondateur de la Nouvelle Vague). Il est embauché comme assistant par Roberto Rosellini en 1955 et épouse Madeleine Morgentsen, fille d’un important producteur. Truffaut tourne son premier court-métrage en 1957 Les Mistons et surtout son premier long-métrage Les 400 coups en 1959, film qui obtient le prix de la mise en scène au festival de Cannes.
Dans les années suivantes , il poursuit sa carrière de cinéaste, avec des succès variables : Tirez sur le pianiste (1960), Jules et Jim (1961), Antoine et Colette (1962), la Peau douce (1964)…Il écrit aussi un livre célèbre d’entretiens avec Alfred Hitchcock, Le cinéma selon Hitchcock paru en 1966. Pendant cette époque, Truffaut s’engage dans la vie publique : il signe le manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie en 1960 et prend la défense d’Henri Langlois, directeur de la cinémathèque qui doit être destitué par le ministère de la culture. Au printemps 1968, avec ses amis Louis Malle, Jean Luc Godard, et Claude Chabrol, il s’oppose à la tenue du festival de Cannes. Cette même année, grâce à l’enquête d’une agence de détectives privés, il retrouve la trace de son véritable père, dentiste installé à Belfort, d’origine juive. Mais il renonce à le rencontrer.
Truffaut continue sa carrière de réalisateur avec La peau douce (1964), Farenheit 451 (1966), La Mariée était en noir (1968) . Baisers volés, qui reprend le personnage d’Antoine Doinel (1968), obtient un succès populaire critique. Les films suivants sont La Sirène du Mississipi (1969), L’Enfant sauvage et Domicile conjugal , où le personnage de Doinel réapparaît (1970) , Les deux Anglaises et le continent (1971), Une belle fille comme moi (1972). Toujours en 1972, il réalise La Nuit américaine,qui reçoit l’Oscar du meilleur film étranger, et rompt brutalement avec Jean-Luc Godard. Par, la suite, il tourne Histoire d’Adèle H. (1975), L’argent de poche (1976), L’homme qui aimait les femmes (1977), La Chambre verte (1978), L’Amour en fuite (1978), qui clôt le cycle Antoine Doinel. Son film Le Dernier métro, sorti en 1980, connait un grand succès populaire et critique et obtient 10 Césars en 1981. Il tourne encore La femme d’à côté (1981) et Vivement Dimanche (1983), avec comme interprète principale Fanny Ardant, devenue sa compagne à la ville : il meurt le 21 octobre 1984.

QUELQUES TEXTES DE OU SUR FRANCOIS TRUFFAUT
Une certaine tendance du cinéma français
(article de François Truffaut, Cahiers du cinéma n°31, mars 1954)
«Si le Cinéma Français existe par une centaine de films chaque année, il est bien entendu que dix ou douze seulement méritent de retenir l’attention des critiques et des cinéphiles, l’attention donc de ces Cahiers. Ces dix ou douze films constituent ce que l’on a joliment appelé la Tradition de la Qualité, ils forcent par leur ambition l’admiration de la presse étrangère, défendent deux fois l’an les couleurs de la France à Cannes et à Venise où, depuis 1946, ils raflent assez régulièrement médailles, lions d’or et grands prix (…)
Il n’y a guère que sept ou huit scénaristes à travailler régulièrement pour le cinéma français. Chacun de ces scénaristes n’a qu’une histoire à raconter et comme chacun n’aspire qu’au succès des « deux grands » (Aurenche et Bost), il n’est pas exagéré de dire que les cent et quelques films français réalisés chaque année racontent la même histoire : il s’agit toujours d’une victime, en général un cocu. (Ce cocu serait le seul personnage sympathique du film s’il n’était toujours infiniment grotesque: Blier-Vilbert, etc.). La rouerie de ses proches et la haine que se vouent entre eux les membres de sa famille, amène le « héros » à sa perte; l’injustice de la vie, et, en couleur locale, la méchanceté du monde (les curés, les concierges, les voisins, les passants, les riches, les pauvres, les soldats, etc.). (…)
Il est toujours bon de conclure, ça fait plaisir à tout le monde. Il est remarquable que les  » grands  » metteurs en scène et les  » grands  » scénaristes ont tous fait longtemps des petits films et que le talent qu’ils y mettaient ne suffisait pas à ce qu’on les distinguât des autres (ceux qui n’y mettaient pas de talent). Il est remarquable aussi que tous sont venus à la qualité en même temps, comme on se refile une bonne adresse. (…)
Certes, il me faut le reconnaître, bien de la passion et même du parti pris présidèrent à l’examen délibérément pessimiste que j’ai entrepris d’une certaine tendance du cinéma français. On m’affirme que cette fameuse école du réalisme psychologique « devait exister pour que puissent exister à leur tour Le Journal d’un curé de campagne, Le Carrosse d’or, Orphée, Casque d’or, Les Vacances de Monsieur Hulot. Mais nos auteurs qui voulaient éduquer le public doivent comprendre que peut-être ils l’ont dévié des voies primaires pour l’engager sur celles, plus subtiles, de la psychologie, ils l’on fait passer dans cette classe de sixième chère à Jouhandeau mais il ne faut pas faire redoubler une classe indéfiniment ! »

Le credo de Truffaut-Ferrand dans La Nuit américaine
Le metteur en scène s’adresse à son jeune acteur Alphonse (Jean-Pierre Léaud) , qui est déprimé et veut arrêter le tournage, car il a des déboires sentimentaux.
«Je sais, il y a la vie privée…mais la vie privée elle est boiteuse pour tout le monde. Les films sont plus harmonieux que la vie, Alphonse. Il n’y a pas d’embouteillage dans les films, il n’y a pas de temps morts. Les films avancent comme des trains, tu comprends, des trains dans la nuit. Les gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est fait pour être heureux dans notre travail de cinéma».

La rupture Jean-Luc Godard/François Truffaut :
échange de lettres au moment de la sortie de La Nuit américaine
JLG à FT :
«J’ai vu hier La Nuit américaine. Probablement personne ne te traitera de menteur, aussi je le fais. Ce n’est pas plus une injure que fasciste, c’est une critique et c’est l’absence de critique où nous laissent de tels films, ceux de Chabrol, Ferreri, Delannoy, Renoir,…dont je me plains . Tu dis sont de grands trains dans la nuit, mais qui prend le train, dans quelle classe? Menteur, car le plan de toi et de Jacqueline Bisset (principale actrice du film, avec qui Truffaut entretenait une liaison à l’époque) l’autre soir au restaurant n’est pas dans ton film, et on se demande pourquoi le metteur en scène est le seul à ne pas baiser dans La nuit américaine ».

FT à JLG
«Je me contrefous de ce que tu penses de La Nuit américaine, ce que je trouve lamentable de ta part c’est d’aller voir, encore aujourd’hui, des films comme celui-là, des films dont tu connais à l’avance le contenu qui ne correspond ni à ton idée du cinéma ni à ton idée de la vie. (…) Tu as toujours eu, cet art de te faire passer pour une victime, comme Michel Drach, comme Cayatte, comme Boisset, victimes de Pompidou, de Marcellin, de la censure , des distributeurs à ciseaux, alors que tu te débrouilles toujours très bien pour faire ce que tu veux, quand tu veux, comme tu veux et surtout préserver l’image pure et dure que tu veux entretenir (…) L’idée que les hommes sont égaux est théorique chez toi, elle n’est pas ressentie. Il te faut jouer un rôle et que ce rôle soit prestigieux. Toi c’est le côté Ursula Andress, 4 minutes d’apparition, le temps de se laisser déclencher les flashes, les deux trois phrases bien surprenantes et disparition, retour au mystère avantageux. Comportement de merde, de merde sur un socle ».

Truffaut vu par Depardieu :
«Il y a autour de toi une légende tenace. On évoque ton angélisme, ton bongarçonisme. La saga Doinel sans doute. J’en vois partout des Doinel aujourd’hui. Les hommes se doinelisent, rabâchent leur nom devant leur glace : Antoine Doinel, Antoine Doinel…
Là , je sens que tu te marres. Un vrai rire de voyou. C’est ce que tu es, d’abord un voyou. Je le sais bien, moi. Comme on dit malgré les honneurs et le temps, on ne peut pas changer les rayures du zèbre. Voyou, pas loubard. Un loubard, c’est lourd. Toi tu es ce voyou noble qui regarde le monde avec un angle de 360° et plus. Un voyou aérien, allègre, acéré (…) Comme tous les voyous, tu étais diplomate. Je t’ai connu aussi diplomate dans la vie. Tu étais devenu intouchable dans la presse, dans les médias. Tu étais devenu une véritable institution, toi qui fus un jeune critique pourfendeur de réputations établies».

Les deux Truffaut, selon Serge Daney (à propos de La Femme d’à côté, 30 septembre 1981)
« Il y a deux Truffaut, Un Truffaut-Jekyll et un Truffaut-Hyde, qui depuis plus de vingt ans, font mine de s’ignorer. L’un respectable et l’autre louche. L’autre rangé l’autre dérangeant. (…) Le Truffaut-Jekyll plaît aux familles. Il les rassure : il y a toute série de film signés François Truffaut, qui ne sont rien moins que la tentative, plus ou moins réussies de recomposer des familles (…).
Le Truffaut-Hyde est tout le contraire. Asocial, solitaire, passionné à froid, fétichiste. Il a tout pour faire peur aux familles car il les ignore absolument. Il y a ainsi toute une série de films signés François Truffaut centrés sur des couples bizarres et stériles, dégageant un fort parfum de cadavre ou d’encens. Des couples composés d’un homme et d’une effigie : femme vivante ou morte, image de femme, défilés de femmes…les films de cette série furent toujours des semi-échecs commerciaux et la maison Truffaut, soucieuse de son image de marque, fit en sore que la branche Hyde ne sorte pas trop souvent ».

La place de Truffaut dans le cinéma vu par Serge Daney, (Libération, octobre 1984)
«Il est encore difficile de «situer» Truffaut dans l’histoire du cinéma. Peut-être parce qu’on est en droit de penser qu’il a perpétué l’art de ses maîtres mais il est probable qu’il est, à l’aune du cinéma français actuel, un maître. Petit ou grand, il est trop tôt pour le savoir. Dans le double paradoxe d’un faux révolté qui devient une figure légitime et d’un homme fait pour durer qui meurt beaucoup trop tôt, il y a sans doute quelque chose que nous ne voyons pas encore et que l’avenir éclairera.
Truffaut est à coup sûr, avec quelqu’un comme Chabrol ou Godard, l’un des derniers artisans du cinéma français. Et les films qui «resteront» ont toutes les chances d’être ceux où cet artisanat respirait le plus librement.
Plaisir de faire du cinéma comme on exerce un métier, le plus beau des métiers, en s’obligeant à penser positivement, et en respectant la loi du spectacle. Quitte à regarder vers le passé et ne rencontrer ses propres fantômes qu’une fois de temps à autre. »

TRUFFAUT PAR CYCLES…

Le cycle autobiographique
-les quatre cent coups
-La nuit américaine
-L’homme qui aimait les femmes
Le cycle Doinel
-les quatre cent coups
-Antoine et Colette (court métrage)
-Baisers volés
-Domicile conjugal
-L’amour en fuite
Le cycle littéraire
Romans
-Jules et Jim (Henri-Pierre Roché)
-Farenheit 451 (Ray Bradbury)
-Les deux Anglaises et le continent
(Henri-Pierre Roché)

Littérature policière

Tirez sur le pianiste (David Goodis)
La mariée était en noir (William Irish)
La sirène du Mississipi (William Irish)
Une belle fille comme moi (Henry Farrel)
Vivement Dimanche (Charles Williams)

Le cycle enfance
-Les quatre cent coups
-l’Enfant sauvage
-L’argent de poche

Le cycle film historique
-Jules et Jim
-l’Enfant sauvage
-Histoire d’Adèle H.
-Le dernier métro

Bertrand Tavernier et l’Histoire

 Bertrand Tavernier et l’Histoire

(cet article a été rédigé pour le dossier sur La vie et rien d’autre)

Bertrand Tavernier a toujours clairement indiqué son goût pour l’Histoire. Il dit s’être initié très jeune au roman historique (Balzac, Zola, Hugo, Dumas, etc.) et s’être intéressé plus tard aux mémoires, chroniques, journaux de personnages de différentes époques, autrement dit à la « matière brute » de l’historien.
La filmographie de Tavernier témoigne de son intérêt . On peut citer au moins cinq œuvres dont le sujet est historique : Que la fête commence (1974), Le juge et l’assassin (1975), La passion Béatrice (1987), La vie et rien d’autre, La Guerre sans nom (1991). Même dans ses autres longs métrages, il ne laisse jamais ses personnages sans références historiques. Comme son maître, John Ford, il semble répugner à cadrer « serrer » et préfère cadrer « large » : « J’ai besoin de savoir ce qu’il y a autour des personnages, ce qui les conditionne, ce qui les fait vivre ». Ainsi, Coup de torchon n’est-il pas seulement l’adaptation réussie de « 1275 âmes« , de Jim Thompson, c’est aussi une description grinçante de la société coloniale de l’Afrique, entre les deux guerres.

Tavernier appartient aussi à une génération de réalisateurs que l’Histoire a passionnée et inspirée (René Allio, Franck Cassenti, Jean-Louis Comolli…). Il fait ses premiers pas de cinéaste (L’horloger de St-Paul, en 1973) à une époque où le film historique est en plein essor. Dans les années 1970, le genre est abondamment représenté : des Camisards de René Allio en 1971, à L’ombre rouge, de Jean-Louis Comolli en 1981, en passant par bien d’autres films : Stavisky, d’Alain Resnais (1974), Lacombe Lucien de Louis Malle (1974), Les guichets du Louvre de Michel Mitrani (1974), Souvenirs d’en France d’André Téchiné (1975), Section spéciale de Costa-Gavras (1975), Moi, Pierre Rivière de René Allio (1976), Monsieur Klein de Joseph Losey (1976), sans compter les œuvres réalisées par Tavernier lui-même.
Ces cinéastes ont bien sûr des visions différentes de l’Histoire, mais la même démarche initiale. D’abord, ils veulent rompre avec les cinémas « historiques » qui les ont précédés ou qui les suivent : ils rejettent le film à costumes, anecdotique et centré sur un grand personnage (par exemple, Si Versailles m’était compté de Sacha Guitry, ou Austerlitz d’Abel Gance) et aussi le genre comique-troupier (La Grande vadrouille de Gérard Oury, ou pire encore, la série de la Septième compagnie). Les plus convaincus d’entre eux (Allio, Cassenti, Comolli) sont aussi sensibles aux thèmes développés par les historiens de « la Nouvelle Histoire », qui commencent alors à se faire connaître (les plus éminents représentants de cette école sont reçus sur le plateau d’Apostrophes, de Bernard Pivot, en février 1979). Cette nouvelle approche de l’Histoire leur paraît féconde, notamment pour renouveler le genre du film historique : l’intérêt de la Nouvelle Histoire pour les mentalités, pour les oubliés de l’Histoire, pour une approche plus sociale, tout cela séduit ces réalisateurs. Certains y voient même l’occasion de mettre en pratique leurs convictions politiques (la plupart sont de sensibilité soixante-huitarde, avec toute l’ambiguïté que ce terme recouvre…). Franck Cassenti affirme ainsi que, « comme Georges Duby, l’Histoire qui l’intéresse c’est l’Histoire sociale, et que cette Histoire est toute l’Histoire » .
Bertrand Tavernier participe pleinement à ce renouveau du film historique, comme en témoignent plusieurs aspects de son œuvre. Ainsi, comme les autres cinéastes de son époque, il refuse les héros officiels, les grandes figures obligées de l’Histoire. Par le choix de ses personnages, il montre une attirance pour les seconds couteaux, les héros plus anonymes : le magistrat et le vagabond « fou de dieu », le seigneur crève-la-faim, le commandant pacifiste… Il n’hésite pas à faire intervenir les masses, les foules anonymes qui reprennent l’Histoire à leur compte : Que la fête commence se termine par une révolte paysanne, et Le juge et l’assassin par une grève ouvrière. Même quand Tavernier choisit un « grand » comme personnage principal, il prend un quasi-inconnu du grand public, maltraité par le cinéma, mais aussi par l’historiographie. Il s’agit bien sûr du Régent, Philippe d’Orléans, héros de Que la fête commence. Tavernier le décrit comme un homme moderne, par son désir de réforme, mais aussi par son mal de vivre..
Par le choix des périodes qu’il traite, le réalisateur montre aussi son goût pour les périodes de transition, où un monde finit, alors que le suivant n’est pas encore commencé. D’une certaine manière, comme les représentants de la Nouvelle Histoire, il évite la chronologie des grands événements imposés par l’Histoire officielle. Il nous décrit ainsi les lendemains du règne du Grand Roi, la dureté des luttes sociales dans la France de la Belle Époque, l’Afrique coloniale dans les années 1930, la France de la Guerre de cent ans… En somme, des avant ou des après-guerres, des moments où l’histoire a un goût souvent amer.

Comme d’autres cinéastes des années 1970, Tavernier veut aussi dépoussiérer le film historique, aller contre une représentation costumée du passé. Il explique ainsi sa démarche: « Je voulais casser le côté antiquaire, le côté musée. Trop souvent, les metteurs en scène font jouer les comédiens avec notre décalage culturel. Ils les font s’extasier devant les tableaux. Or, à l’époque, on passait devant une toile de Watteau sans s’arrêter : j’ai même appris que les gens jouaient aux fléchettes sur les tableaux »… Pour la préparation de ses films, Tavernier fait ainsi preuve d’une grande rigueur dans la recherche documentaire. Jean Cosmos, scénariste de La vie et rien d’autre, affirme qu’avec « des cinéastes comme Bertrand Tavernier, certains acquis de la Nouvelle Histoire ont été assimilés ». Le recours aux sources brutes et aux ouvrages de référence les plus sérieux devient la règle. Tavernier consulte les travaux de Le Goff et Duby pour réaliser La passion Béatrice et ceux de Pierre Goubert pour La fille de d’Artagnan (en particulier, la séquence où le jeune roi reçoit sa dernière leçon de Mazarin). Cosmos a raconté les difficultés que Tavernier et lui-même avaient rencontrées pour trouver les renseignements sur les disparus de la guerre de 1914-18, et finalement, le véritable travail de recherche qu’ils avaient dû effectuer (un ancien combattant témoin, René Vincent, a d’ailleurs été sollicité tout au long du tournage). D’autres cinéastes adoptent la même démarche : ainsi, Allio consulte-t-il l’historien J.P. Peter pour Moi, Pierre Rivière et Médecin des lumières ; ainsi Comolli utilise-t-il les écrits de l’Italien Rossi pour évoquer une communauté socialiste au Brésil dans La Cécilia. Bertrand Tavernier met un point d’honneur à soigner la reconstitution du cadre historique, « en l’état des connaissances », sans enjoliver la réalité. A propos de La fille de d’Artagnan » il explique : « Je me suis dit qu’une rue de Paris de l’époque devait ressembler à une rue de New Delhi aujourd’hui : nous avons donc mis 200 personnes dans un décor très étroit, très boueux ». Dans La passion Béatrice, il nous présente un Moyen-Age « vu de l’intérieur », comme l’a écrit Jean-Luc Douin. Dans les scènes domestiques, il ne manque rien : la façon de manger, de se coucher, de prendre un bain, jusqu’au peigne en os authentique qui traîne négligemment sur la table de Béatrice… Mais dans ce film ambitieux, Tavernier cherche aussi à nous représenter la mentalité des gens de l’époque, la « religiosité frémissante du temps » (la poupée qu’on confie à une apprentie sorcière, la recluse enfermée dans sa cabane, les orties qu’on se frotte sur la langue en pénitence, etc.), la conception médiévale de la femme (« les garces n’ont pas d’âme »). Le cinéaste affirme souvent qu’il veut s’immerger dans les époques qu’il évoque. Il précise ainsi ses intentions à propos de Que la fête commence : « Je voulais qu’on oublie que les personnages étaient en costume, que l’on se sente proche d’eux, aussi proche que s’ils étaient en complet veston ». Selon la formule de Jean Rochefort, « faire comme si la caméra avait été inventée en 1778 ».

Là où Tavernier rejoint également les cinéastes de sa génération (mais se distingue des historiens de la Nouvelle Histoire…), c’est dans sa volonté d’affirmer ses engagements. Il se plaît à citer Brecht : « La pluie tombe de haut en bas et tu es mon ennemi de classe ». L’opinion de Tavernier est toujours clairement lisible, visible sur l’écran. Les séquences finales de Que la fête commence et du Juge et l’assassin ne laissent aucun doute sur les convictions du réalisateur (ces épilogues ont d’ailleurs indisposé certains critiques ou historiens, comme Leroy-Ladurie, qui parle de « chromo soviétique » à propos de la fin du Juge).
De toute façon, il est impossible, selon Tavernier, d’évoquer l’Histoire sans qu’il y ait retour sur le présent : « Je ne vois pas comment on peut traiter l’Histoire sans la relier à notre sensibilité actuelle » (cette lucidité a dû ravir Marc Ferro…). Il ne se prive pas de souligner les analogies plus ou moins évidentes entre les périodes qu’il traite et la situation contemporaine. Parlant de Que la fête commence, Tavernier précise que « ces traits sociaux et culturels apparaissent étrangement contemporains, sans que nous ayons besoin de les actualiser : l’inflation, la colonisation, le régionalisme breton »… Le discours critique contre la bourgeoisie du Juge, en plein triomphe du libéralisme giscardien, n’a pas échappé aux critiques de l’époque. Même La passion Béatrice, dans sa façon d’évoquer la religion au Moyen-Age, a intéressé les journalistes américains, qui y ont retrouvé certains comportements de leurs compatriotes.
D’ailleurs, Tavernier n’aime pas seulement l’Histoire au passé, mais, si l’on peut dire, « l’Histoire qui se fait », et ses films ont souvent traité des sujets d’actualité : les rapports parents-adolescents dans L’horloger de Saint-Paul, la déprime des enseignants dans Une semaine de vacances, l’affairisme immobilier dans Les enfants gâtés, ou plus récemment, le problème de la drogue et de sa répression dans L 627 (depuis, Tavernier a tourné actuellement L’appât, qui raconte l’histoire de trois jeunes délinquants).

Mais Tavernier a une vision quelque peu différente des cinéastes les plus engagés dans la Nouvelle Histoire (on pense en particulier à René Allio, dont la démarche semble d’une implacable rigueur). Ainsi, il n’a jamais caché son goût pour le genre « films de cape et d’épée », à la Ricardo Freda (auquel il rend constamment hommage : La passion Béatrice lui est dédié et Freda est l’auteur du projet initial de La fille de d’Artagnan). Tavernier semble notamment être obsédé par la crainte de « faire ennuyeux », « didactique » : il affirme ainsi à Jean-Luc Douin dans Télérama qu’il veut « parvenir à ce que les gens ne voient pas ses films comme des cours d’Histoire ». Son rêve semble être de réussir la synthèse entre la rigueur historique et la distraction populaire (La fille de d’Artagnan pourrait être le modèle de cette tentative). D’où son goût pour les détails piquants, amusants, qui vont retenir l’attention du public. Que la fête commence, surtout, multiplie les clins d’œil : le médecin nommé Chirac, les autonomistes bretons qui barrent les routes en déversant des pommes, le ton libertin des dialogues… De même, si Tavernier, on l’a dit, refuse de porter à l’écran les grands personnages de l’Histoire, il ne suit pas jusqu’au bout la démarche d’un Allio ou d’un Comolli, qui mettent en scène le peuple comme un « héros collectif » de leurs films (les paysans protestants dans Les camisards, d’Allio, la communauté socialiste dans La Cécilia, de Comolli). Tavernier, lui, s’arrête à mi-chemin ; il prend un personnage anonyme, mais n’en prend qu’un, approfondit son caractère et le fait interpréter par un acteur à forte carrure (il s’agit souvent de Philippe Noiret). Il ne prend pas le risque qu’évoquait ainsi René Allio : « Si vous décidez de ne pas passer par un héros central, il ne peut pas y avoir de vedette, donc il faut un autre financement (que les circuits habituels). On peut facilement représenter les classes dominantes, il est beaucoup plus difficile de représenter les classes populaires ».
Cette démarche de Tavernier lui a d’ailleurs été reprochée, surtout pour le film Que la fête commence. Frédéric Vitoux regrette ce goût pour « l’anecdote racoleuse », même si elle est authentique : « Les gens qui font pipi dans les seaux, à Versailles, on se dit que c’est le détail piquant auquel personne n’avait pensé, mais en même temps, le propos historique est distrait par un tel détail ». De même, le personnage de Pontcallec est tellement tourné en ridicule qu’il est difficile de prendre au sérieux cette révolte de la petite noblesse bretonne. En fait, ce mal-être nobiliaire correspond bien à une réalité et s’est traduit à la fin du XVlllè siècle par la fameuse « réaction seigneuriale ». Toujours à propos de ce film, certains reprochent à Tavernier la pauvreté du discours historique. Manfred Engelbergt, dans « Les Cahiers de la cinémathèque« , estime que la scène finale est « plaquée » artificiellement, que cette révolte « tombe du ciel », alors que le peuple a été peu présent dans le reste du film. Et de conclure que cette approche est typique des hésitations idéologiques de la génération d’après 1968, d’une « intelligentsia bourgeoise, prise dans une crise de modernisation mal comprise, entendue comme une révolution » (ce genre de critique renvoie à celle adressée par François Dosse à la Nouvelle Histoire, dans son livre « L’Histoire en miettes »).
De fait, Bertrand Tavernier semble avoir évolué dans sa manière de réaliser des films historiques. Si les premières œuvres sacrifient encore à quelques tics racoleurs, le réalisateur a largement épuré son style dans les films suivants, en particulier La passion Béatrice et La vie et rien d’autre (sans parler de son film d’entretiens sur la guerre d’Algérie, réalisé avec Patrick Rotman, qui échappe à tout reproche de démagogie par sa rigueur, sa sobriété, et même sa longueur…).
La vision de l’Histoire de Tavernier est stimulante : par le choix de ses personnages, il donne la parole aux gens réputés sans histoire » ; par son engagement et même ses a priori, il reprend à son compte l’idée de Michelet : « Pour traiter de l’Histoire, il faut désapprendre le respect ». Non pour céder à un révisionnisme à la mode, mais pour amener le public « à douter d’une version officielle de l’Histoire », et ainsi, « à le faire douter de la réalité contemporaine : il faut donc tirer des leçons du passé pour comprendre le présent ». Même s’il s’en défend, Tavernier fait ainsi un « cinéma de professeur », ce qui n’est pas si honteux…

Cette analyse, rédigée en 1994, ne prend pas en compte certains films plus récents de Tavernier, comme Capitaine Conan.

Roman Polanski, cinéaste de l’absurde

Roman Polanski, cinéaste de l’absurde

Roman Polanski est né à Paris en 1933, de parents polonais. Mais sa famille retourne en Pologne avant le début de la seconde guerre mondiale. A Varsovie puis à Cracovie, l’enfant subit alors les persécutions qui frappent la communauté juive du pays. La mère est emmenée en 1941 (elle ne reviendra pas) et son père déporté à Mathausen en 1943. Lui-même est hébergé clandestinement dans des familles catholiques de Cracovie. Après le conflit, alors que son père et sa soeur sont rentrés des camps, le jeune Roman suit les cours de l’école des Arts de Cracovie puis de l’école nationale de cinéma de Lodz. Dès son adolescence, il commence une -modeste- carrière d’acteur dans plusieurs films polonais de l’époque (dont La fille a parlé, d’Andrzej Wajda). Quand il est encore étudiant, il réalise plusieurs courts-métrages (notamment Deux hommes et une armoire), qui sont primés dans certains festivals internationaux. Son premier long métrage, Le couteau dans l’eau réalisé en 1962, obtient le Prix de la critique du festival de Venise et le fait connaître dans les milieux du cinéma.
Dès lors, il entame une carrière internationale, qui le mène en Angleterre, aux États-Unis, en Italie et en France. Les deux films qu’il réalise sur le territoire britannique (Répulsion, Cul de sac) sont encore marqués par son goût pour l’absurde et sa nature pessimiste, déjà apparents dans ses réalisations polonaises (ils marquent aussi le début de sa collaboration avec le scénariste Gérard Brach). Il tourne ensuite Le bal des vampires, une parodie de film d’épouvante, avant d’être sollicité par Hollywood pour réaliser le film Rosemary’s baby, qui connaît un grand succès, critique et public. Mais, la vie de Roman Polanski connaît un tour tragique : sa femme Sharon Tate est assassinée en août 1969 dans leur résidence californienne. Certains médias américains estiment que le climat angoissé des films de Polanski ne sont pas étrangers au drame… Le cinéaste poursuit sa carrière américaine, en réalisant Macbeth puis un excellent film policier, Chinatown, avec Jack Nicholson dans le rôle principal.
Le réalisateur se rend ensuite en Europe pour tourner des films plus personnels, où il peut mettre en images ses angoisses et ses fantasmes : Quoi? est une comédie surréaliste et débridée. Le Locataire, réalisé en France d’après une nouvelle de Roland Topor, est l’histoire cauchemardesque d’un personnage traqué par les voisins de son immeuble. A la suite d’une affaire trouble survenue aux États-Unis (il est accusé de viol à l’encontre d’une mineure), Polanski vient s’installer à Paris et prend la nationalité française. Il réalise alors Tess avec Nastassia Kinski, qui connaît un succès certain (plusieurs Oscars, le César du meilleur film et de la meilleure mise en scène). Par la suite, le cinéaste a encore tourné 5 films , dans lesquels il démontre à la fois son professionnalisme et son goût pour les histoires étranges ou fantastiques. D’une certaine façon, Le pianiste est plutôt un retour aux sources de son enfance, en un temps où l’absurdité du monde est à son comble.
Il faut pas oublier que Roman Polanski a aussi mené une carrière de metteur en scène d’opéras et d’opérettes (Lulu d’Alban Berg, Rigoletto de Verdi, Les contes d’Hoffman d’Offenbach…), de metteur en scène de théâtre (notamment Amadeus, de Peter Schaffer) et d’acteur, soit dans ses propres films ou dans ceux des autres (Une pure formalité de Giuseppe Tornatore, Une grosse fatigue de Michel Blanc, Zemsta d’Andrzej Wajda).

Filmographie de Roman Polanski :
Le couteau dans l’eau (1962)
Répulsion (1965)
Cul-de-sac (1966)
Le bal des vampires  (1967)
Rosemary’s baby (1968)
Macbeth (1971)
Quoi? (1972)
Chinatown (1974)
Le locataire (1976)
Tess (1979)
-Pirates (1986)
-Frantic (1988)
-Lunes de fiel (1992)
La jeune fille et la mort (1994)
-La neuvième porte (1999)
-Le Pianiste (2002)

L’univers « décalé » de Jean-Pierre Jeunet : du kitsch au réalisme poétique

L’univers « décalé » de Jean-Pierre Jeunet
Du kitsch au réalisme poétique

   Né en 1953, Jean-Pierre Jeunet commence sa carrière de cinéaste presque confidentiellement : avec son complice Marc Caro, il réalise plusieurs vidéo-clips ou courts métrages surtout connus de quelques cercles d’initiés (en particulier Le Bunker de la dernière rafale, film nourri de la culture expressionniste punk des années 1980, recréant un monde d’objets, de décors et de personnages étranges…) . Leur premier long-métrage Delicatessen sorti en 1991 connaît un certain succès critique : cette œuvre , qui raconte les aventures d’un clown amoureux de la fille d’un boucher sanguinaire , se distingue par le soin accordé aux décors (une maison aux multiples recoins), aux couleurs, aux personnages souvent extravagants…le film obtient quatre récompenses aux Césars de 1992 (dont celui de la première œuvre). Après le relatif échec de La cité des enfants perdus tourné en 1994, Jeunet continue seul sa carrière de cinéaste…à Hollywood, pour y réaliser une nouvelle version de la série des Alien (Alien, la résurrection, avec Sigourney Weaver et Winona Ryder…), sortie en 1997. De retour en France, le réalisateur rencontre un immense succès, national et international, avec la sortie du film Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, interprété par Audrey Tautou (un million de spectateurs dès sa première semaine, 8 millions sur l’année 2001 soit le plus gros succès de l’époque). Le long-métrage, qui fédère un public très large, est considéré alors comme un véritable phénomène de société (Jacques Chirac se le fait projeter à l’Élysée) et il obtient 4 Césars (meilleur réalisateur, meilleur film, meilleure musique, meilleur décor) . Il est également nominé à 5 reprises pour les Oscars en 2002. Enfin, Jean-Pierre Jeunet adapte le roman de Sébastien Japrisot Un long dimanche de fiançailles, qui provoque à sa sortie en 2004 de nombreuses polémiques « annexes » (la véritable nationalité du film, produit par la Warner, le « racisme anti-corse » …). Ce dernier film obtient 5 récompenses aux Césars 2005 et un important succès populaire (4 millions de spectateurs six mois après sa sortie)…
Mais si l’audience des films de Jean-Pierre Jeunet est incontestable, par contre la critique est plus partagée sur la qualité de son œuvre. Surtout à propos du Fabuleux destin d’Amélie Poulain, certains ont dénoncé l’aspect « publicitaire » de son style cinématographique, ont regretté une nostalgie complaisante et démagogique. Le critique de Libération, Philippe Lançon écrit en juin 2001 : « Amélie Poulain braille à tout bout de camp/contre-champ, c’était mieux avant ! Et alors qu’une œuvre se doit affronter le présent, voire le proche futur, Jeunet dirige son regard en arrière toute. » Dans la même veine, Baptiste Roux dans Positif (n°487, septembre 2001) commente : « le triomphe d’Amélie donne à voir l’image d’une France encore peu préparée à la mondialisation (…) soulageant ses craintes en se livrant impunément à l’ivresse de la régression infantile, bénéfique si elle sait demeurer raisonnable ». Un long dimanche a aussi subi des attaques du même genre, par exemple de Pascal Mérigeau qui estime qu’il s’agit d’un « cinéma de clichés », qui se laisse aller à l’esthétique publicitaire
Mais d’autres n’ont pas hésité à considérer que le cinéma de Jeunet est dans la filiation de l’école du réalisme poétique. Cet héritage est d’ailleurs revendiqué par le réalisateur lui-même qui ne cesse de citer les « Grands Anciens » des années 1930 (notamment Marcel Carné, Julien Duvivier). Et de fait, certains aspects de ses films renvoient au style de cette époque : le goût des dialogues ciselés et humoristiques (Guillaume Laurant, scénariste et dialoguiste du cinéaste fait explicitement référence à Jacques Prévert), l’attention aux décors reconstitués (et en particulier plusieurs quartiers de Paris), le travail sur les couleurs (une manière de retrouver la magie des films noir et blanc), l’importance accordée aux personnages secondaires (dès le début, les films de Jeunet sont envahis d’une foule de « trognes » pittoresques : Dominique Pinon, Jean-Claude Dreyfus, Ticky Holgado, Rufus, Jamel Debbouze, Albert Dupontel…). En fait, comme Jeunet le dit lui même, il « ne peut pas supporter l’idée de reproduire le quotidien sans le décaler », ce qui est une assez bonne définition du réalisme poétique ( selon Vincent Pinel, « un mode de représentation qui emprunte des éléments à la réalité pour s’en éloigner délibérément »). En tout cas, le cinéaste a trouvé sa place dans le cinéma populaire, en créant un univers et un style qui ne laissent pas indifférents.

 

Le petit monde de Ken Loach

Le petit monde de Ken Loach

(cet article a été rédigé pour le dossier sur le film La part des anges)

   Depuis les débuts de sa carrière de réalisateur, Ken Loach n’a jamais caché son engagement politique et son empathie pour les « petites gens » (il est membre d’une organisation d’extrême-gauche, RESPECT) : plus d’une douzaine de films sont consacrés à la description des milieux populaires du Royaume-Uni :de Family Life en 1971 jusqu’à It’s a free world en 2007, en passant par Looks and Smiles (1981), Riff Raff (1991), Raining stones (1993), Ladybird (1994), My name is Joe (1998), The Navigators (2001), Sweet sixteen (2002), Looking for Eric (2009), La part des Anges (2012)…
Il n’est d’ailleurs pas le seul cinéaste anglais à s’intéresser à ce monde ouvrier , malmené au cours des années Thatcher : ainsi, dans les années 1990, des films comme Les Virtuoses de Mark Herman, The Full Monty de Peter Cattaneo, ou The Snapper et The Van de Stephen Frears témoignent de la sensibilité particulière des réalisateurs britanniques aux problèmes sociaux (beaucoup d’entre eux ont d’ailleurs fait leurs armes en tournant des documentaires, souvent pour la télévision).

Une peinture des classes populaires
Les personnages que nous présente Ken Loach dans ses films ont un profil socio-professionnel bien marqué : ce sont tous des membres des classes populaires, plus ou moins bien intégrés dans la société : un ouvrier du bâtiment dans Riff Raff, des cheminots dans The Navigators, un conducteur de tramway dans Carla’s Song mais aussi une longue théorie de travailleurs précaires, abonnés à l’aide sociale ou en chômage de très longue durée : ce sont Bob et Tommy dans Raining stones, Joe dans My name is Joe, Liam dans Sweet sixteen. Éric le postier dans Looking for Eric, Robbie dans La part des anges. Loach a d’ailleurs pris soin de confier les rôles principaux à des acteurs qui avaient connu une vie professionnelle en dehors du cinéma (Robert Carlyle, qui joue dans plusieurs films du cinéaste, a été peintre en bâtiment et tapissier, Ricky Tomlison était plâtrier…).
On peut relever que la géographie des films de Ken Loach correspond très exactement aux grandes zones industrielles traditionnelles du Royaume-Uni : la région de Sheffield est le cadre de huit longs métrages , celle de Manchester de 5 et celle de Glasgow de 5 également, avec La part des anges…Ce sont justement ces régions qui ont fait les frais de la politique de Margaret Thatcher dans les années 1980, qui applique un libéralisme dogmatique et qui ne craint pas les dégâts sociaux que cela peut causer dans certaines de ces zones : Ken Loach a réalisé deux documentaires reconnus sur les mouvements sociaux qu’ont provoqués la politique de la « dame de fer » : Which side are you on? sur les mineurs du Yorkshire en 1995 et The Fliskering Flame sur les dockers de Liverpool en 1995…Ainsi, au travers des films de Ken Loach, on a un panorama assez complet des régions et secteurs en crise à la suite des mesures libérales des gouvernements conservateurs : les docks de Liverpool, les chantiers navals de la Clyde, les chemins de fer britanniques…
Outre les problèmes de chômage et de précarité, les personnages de Ken Loach ont souvent de graves soucis privés, souvent liés à leur situation sociale : Joe dans My name is Joe s’est réfugié dans l’alcoolisme et a du mal à stabiliser sa relation avec Sarah, l’assistante sociale….Liam dans Sweet sixteen aimerait bien que sa famille soit rassemblée à nouveau (sa mère est en prison), la Maggie de Ladybird doit batailler contre les administrations pour tenter de récupérer ses quatre enfants. D’ailleurs, les femmes souvent les « hommes forts «  des films de Ken Loach : Carla, Sarah, Maggie…
Quant à La part des Anges, la petite bande de Robbie est un bel échantillon de laissés pour compte de la société, à commencer par Robbie lui-même, toujours empêtré dans des histoires de bagarre, et qui ne parvient pas à trouver d’emploi, car son aspect laisse deviner son caractère violent : ses amis ne sont pas beaucoup mieux lotis: Mo, qui vole tout ce qu’elle peut (y compris un perroquet!), Rhino qui vandalise les monuments publics, Albert buveur invétéré…

Les voies détournées de la lutte des classes
la classe ouvrière ne va pas au paradis, mais elle se débrouille…

   Face à toutes ces difficultés, les personnages de Loach se défendent comme ils peuvent, d’autant que les institutions politiques et sociales ne leur sont pas d’un grand secours…Les syndicats ou les partis sont généralement présentés comme peu efficaces et même parfois corrompus.
Dans les derniers films que Loach a réalisés, on peut même penser qu’il est devenu plus pessimiste sur la capacité de résistance de ces milieux populaires en Angleterre: ainsi, Liam dans Sweet sixteen ne parvient pas vraiment à ses fins et se heurte à l’ingratitude bornée de sa mère : les cheminots de The Navigators semblent accepter la libéralisation en marche dans leur profession : ils sont désarmés lorsqu’on leur assène : « le marché dicte sa loi ». A la fin du film, leur esprit de solidarité baisse d’un ton et chacun s’en va de son côté. Le personnage d’Angie dans It’s a free world est aussi ambigu :cette jeune femme trentenaire, licenciée pour avoir refusé de subir les mains baladeuses de son employeur, semble être à la fois une victime mais aussi un bourreau : pour parvenir à ses fins (élever au mieux son enfant), elle est prête à utiliser des moyens discutables, en l’occurrence d’exploiter durement la main d’œuvre clandestine venue d’Europe de l’Est. Le personnage est ainsi contradictoire et suscite une sympathie mitigée. Par contre, si Loach est désabusé quant à la possibilités de résistance sur le sol britannique, il reste fasciné par les combats menés en d’autres temps, dans d’autres pays et dans d’autres continents : la guerre d’Espagne dans Land and freedom (1995), les luttes au Nicaragua dans Carla’s song (1996), les grèves des femmes de ménage mexicaines en Californie dans Bread and roses (2000)…

   Mais dans le Royaume-Uni d’aujourd’hui, que reste-t-il donc aux ouvriers britanniques, de plus en désemparés face à la mondialisation et au triomphe de l’individualisme petit-bourgeois ?
D’abord, ils pratiquent une forme d’humour, parfois brute mais qui leur permet de tenir (le cinéaste parle de « humour of survival », l’humour de survie) et il est bien évident qu’ils n’ont pas la langue dans la poche : ainsi , dans The Navigators, une séance hilarante voit le contremaître ânonner péniblement les nouvelles règles imposées par la compagnie privée, alors que les cheminots ne cessent de lui lancer vanne sur vanne…Selon Francis Roussselet, « derrière ce rire, il y a toujours une volonté de vengeance sociale, même si elle semble dérisoire ».
Ils peuvent aussi s’appuyer sur leurs réseaux de solidarité, soit familiale soit amicale…Les films de Loach sont peuplés de potes, de copains, de bandes , de couples d’amis qui se réconfortent et se soutiennent dans les moments difficiles s’organisent (le groupe de maçons dans Riff Raff, Joe et ses copains footballeurs dans My name is Joe, Bob et Tommy dans Raining stones, …) En fin de compte, les personnages du cinéaste sont aussi parfois tentés par la délinquance, à des degrés divers : ainsi, les deux compères de Raining stones dérobent , avec bien des difficultés, des moutons en pleine campagne, et même des morceaux de gazon du club des conservateurs du coin (!). Liam, dans Sweet Sixteen, se livre au trafic de drogue, afin de préparer la sortie de prison de sa mère : il est bien clair pour le cinéaste anglais trouve toutes les excuses à ses personnages…Dans Looking for Eric, c’est grâce à ses amis supporters (et au soutien discret de son idole) qu’Éric réussit à rétablir la situation : ses copains affublés d’un masque de Cantona réussissent à intimider le caïd local et la vie privée du postier prend une tournure nettement plus favorable…

   Comme nous l’avons dit, dans son dernier film, La part des anges, Loach dénonce encore une fois la misère du sous-prolétariat britannique, ici en Écosse , souvent réduit à traîner ou à aller de petits boulots en petits boulots. Le cinéaste britannique parvient à rendre très sympathique cette bande d’ éclopés de la vie : pour le réalisateur marxiste, ce sont plus des victimes du système que des coupables, les délits qu’ils ont commis ne relèvent pas de la grande criminalité . Toute la séquence d’ouverture du film présente quelques cas typiques de délits liés à la pauvreté : en particulier, le tribunal doit juger une femme qui a -soit disant- « triché » en occupant un emploi alors qu’elle continue à percevoir des allocations, qu’on peut supposer infimes… Pour Ken Loach et son scénariste Paul Laverty, la petite arnaque montée par Robbie et ses amis doit sembler bien anodine par rapport aux méfaits du capitalisme financier anglo-saxon…A la limite, on peut voir ce film comme une métaphore sur la redistribution des richesses : comme il est écrit dans le dossier que Les Grignoux consacre au film, la part prélevée par Robbie et ses amis sur le fût de whisky peut être assimilé à une espèce de…taxe Tobin ! : « (Ce prélèvement) est si minime qu’il est imperceptible : il se fait sur un bien qui a une valeur considérable (la valeur du fût de whisky est de 1,1 millions de £, soit 1,5 million d’euros) : il profite aux personnes les moins favorisées de la société »…La part des anges, en quelque sorte…Encore une fois, l’humour n’est pas absent dans ce film : on rit des maladresses d’ Albert inculte et maladroit mais aussi capable d’astuce (c’est lui qui a l’idée de se déguiser avec le costume traditionnel écossais…pour passer inaperçu). Et comme dans ses films précédents, Loach insiste aussi sur l’importance de l’entraide pour les plus démunis : les déshérités peuvent s’en sortir par la solidarité du groupe…

A une époque de plus en plus individualiste, Ken Loach estime que les déshérités n’ont pas beaucoup de voies de sortie : dans ces derniers films, il traite d’ailleurs la lutte des classes sur un ton plus léger, presque de comédie (La part des Anges fait d’ailleurs penser aux comédies sociales des cinéastes italiens des années 50-60, comme Il Bidone de Federico Fellini, Le pigeon de Mario Minicelli ou L’argent de la vieille de Luigi Comencini ). Pour le réalisateur engagé, il n’est plus vraiment question de « grand soir » mais il s’agit plutôt de s’opposer au système par des actions sans doute délictueuses mais bien ciblées contre les nantis de la société.
Certes, on peut estimer que ses personnages en sont réduits à des solutions minimalistes : dans La part des Anges, le happy end consiste simplement en ce que Robbie retrouve Leonie et son fils, une solution plutôt individualiste donc. Mais ce vieux rebelle de Ken Loach doit sûrement penser, en son for intérieur, que la lutte continue ainsi, même si elle se poursuit par des voies détournées …

Bibliographie :
-Francis Rousselet, Ken Loach, un rebelle, Cerf, 2002
-Erika Thomas, Ken Loach, cinéma et société, l’Harmattan, 2009
La part des Anges, dossier les Grignoux

 

Ken Loach et la Révolution permanente

Ken Loach et la Révolution permanente

(cet article a été rédigé pour le dossier Bread and Roses)

    Comme on le sait, Ken Loach est devenu l’exemple incarné, en Angleterre et en Europe, du cinéaste engagé, au point d’être considéré, comme il le dit lui-même, comme « le travailleur social du cinéma britannique ».
Dès ses débuts en tant que réalisateur, il dénonce les injustices de la société britannique. En 1966, il réalise pour la télévision, Cathy Come Home, qui traite d’un sujet voisin de celui évoqué dans Ladybird : des parents misérables, à qui l’on retire le droit de s’occuper de leurs enfants. L’impact est considérable : le scandale est repris dans la presse, des députés interviennent au Parlement pour modifier la législation…Pendant les années Thatcher, le cinéaste engagé connaît une certaine traversée du désert, alors que ses films déplaisent (Looks and Smiles en 1991) ou que ses projets sont refusés (l’un sur la fermeture d’une usine à Manchester, l’autre qui dénonce la bureaucratie syndicale…). Ce n’est qu’au début des années 1990 qui peut à nouveau aborder ses thèmes de prédilection : les laissés pour compte du libéralisme thatcherien (Riff-Raff en 1991, Raining Stones en 1993, Ladybird en 1994, My Name Is Joe en 1998). Ses films sont de vigoureux plaidoyers contre le traitement infligé par la société britannique aux nouveaux pauvres (new poors). Pêle-mêle, sont dénoncés les patrons cyniques, les Conservateurs arrogants, les Travaillistes impuissants, les services sociaux inefficaces et inhumains, les malfrats usuriers, les petits chefs…Pour Ken Loach qui se situe à l’extrème-gauche du Labour, il s’agit bien de montrer la réalité de l’exploitation : « je ne montre pas seulement la surface de la société mais aussi les structures qui la composent. La fiction, la dramatisation de l’histoire, c’est l’aspect visible de l’iceberg, la politique en est la partie immergée ».
Mais le cinéaste semble sceptique à propos des chances d’une véritable (r)évolution dans son propre pays… Ses héros populaires sont chaleureux, sympathiques, débrouillards et pratiquent volontiers la stratégie de « l’expropriation révolutionnaire » : les deux compères de Raining Stones « confisquent » à peu près n’importe quoi, des moutons égarés dans la lande au gazon du golf des Conservateurs…Joe laisse piller un magasin de sport pour équiper les footballeurs qu’il entraîne. Mais ces révoltes, bien compréhensibles selon le réalisateur, restent des actes isolés et individuels, non des mouvements collectifs. Ken Loach semble presque reconnaître la victoire de ses adversaires : « Thatcher avait un vrai sens de la lutte des classes, une marxiste inversée. Elle était convaincue que le capitalisme ne pouvait être sauvé qu’en écrasant la classe ouvrière ». D’autant que le cinéaste ne se fait guère d’illusion sur l’action du parti Travailliste : « la gauche soutient le Labour comme la corde soutient le pendu. Les socialistes ne prennent pas le pouvoir, ils l’abandonnent ».

   Aussi, Ken Loach a depuis quelque temps élargi son champ de vision pour s’intéresser aux mouvements révolutionnaires dans d’autres époques et d’autres espaces. Land and Freedom (1995) relate l’engagement d’un jeune Anglais dans la guerre d’Espagne ; Carla’s Song (1996) raconte l’histoire d’une jeune militante sandiniste et de son ami écossais au Nicaragua. Enfin, Bread and Roses évoque la lutte d’employés latinos d’une société de nettoyage contre leurs patrons en Californie. On notera que ces trois films mettent en scène des personnages hispaniques, comme si l’espoir révolutionnaire était plus facile à vivre sous d’autres latitudes. Dans Land and Freedom, Loach souligne la justesse du combat anti-fasciste mais s’indigne aussi de liquidation de la Révolution espagnole par les Staliniens (il évoque en particulier la dure guerre civile en Catalogne entre miliciens du POUM et les armées républicaines contrôlées par les Soviétiques…). Lors d’une séquence très didactique, il met bien en scène les conflits entre révolutionnaires à propos de la stratégie à adopter pour la collectivisation des terres…Dans Carla’s Song, le réalisateur anglais ne s’embarrasse pas de nuances pour dénoncer les Contras du Nicaragua et leurs alliés américains. Cet engagement lui sera reproché mais le cinéaste s’en explique à travers le personnage de Bradley, ancien membre de la CIA, écœuré par les méthodes de ses anciens patrons et qui a rejoint les Sandinistes : il se livre au cours du film à un vibrant plaidoyer tiers-mondiste que Ken Loach pourrait sans doute reprendre à son compte : « leurs richesses (du peuple du Nicaragua) sont aspirées vers le Nord et ici les gens ont dit Non ! Ils ont dit Non ! Ils ont rompu avec l’histoire. Ils ont rêvé et se sont battus pour que ça change(…) Ils sont devenus une menace parce qu’ils donnent le bon exemple. Que se passera-t-il si 300 millions de personnes commencent à dire Non ? Que se passera-t-il si le Brésil dit Non ? Si le Pérou dit Non ? Si le Mexique dit Non ? » On n’est pas loin des théories de Che Guevara à propos de la multiplication des foyers révolutionnaires. Dans Bread and Roses, la lutte syndicale est aussi clairement rattachée à toute une tradition de lutte. Lors que les grévistes sont arrêtés par la police américaine, ils déclinent ainsi leur identité : Emiliano Zapata, Pancho Villa…Et de s’amuser de l’ignorance de leurs gardiens…Les personnages « occidentaux » du cinéaste anglais n’ont pas le même engagement militant et ne font que passer dans les luttes. David quitte l’Espagne, déçu par l’ampleur des luttes intestines. George s’apprête à repartir du Nicaragua alors que Carla a retrouvé son ami torturé. Quant à Sam Shapiro, le quasi-fonctionnaire syndicaliste de Bread and Roses , il est sans doute sur le point d’aller animer d’autres combats, après la réussite de l’action entreprise avec les femmes de ménage..
Dans ces films, on peut aussi relever que les personnages qui incarnent le mieux l’esprit de révolte sont des femmes : Blanca dans Land and Freedom, Carla dans Carla’s Song, Maya dans Bread and Roses…Elles sont souvent l’élément moteur, qui montre la « juste voie ». Dans le film sur la guerre d’Espagne, Blanca est bien plus lucide que David sur les enjeux des combats internes au camp républicain. Et quand elle est tuée lors d’un accrochage entre la milice du POUM et l’armée régulière, « avec elle, meurt une certaine idée de la liberté » (Philippe Pillard). Outre leur engagement révolutionnaire, ces femmes doivent aussi lutter dans des sociétés dominées par le machisme. Elles affirment toujours leur liberté sexuelle quant au choix de leurs partenaires (Blanca qui séduit David dans Land and Freedom, Maya qui charme Sam malgré les attentions de Ruben). Le double combat des personnages féminins de ses films ne pouvait que séduire Ken Loach

   Ainsi, le cinéaste anglais reste fidèle à ses engagements, même si certains critiques lui reprochent la manière trop didactique de ses démonstrations (on a parfois parlé de « réalisme socialiste »…de façon bien excessive !). Peut-être est ce un combat d’arrière garde, mais à l’heure de la mondialisation triomphante, on peut être sensible à « la petite musique » de Ken Loach, qui sait nous rappeler , que malgré certaines prédictions, l’Histoire (des luttes) n’est pas finie…

 

Gérard Jugnot : un cinéaste pour le peuple

Gérard Jugnot : un cinéaste pour le peuple

   Quand Gérard Jugnot entame sa carrière dans le monde du spectacle, son itinéraire semble bien balisé. Né en 1951 à Paris, il rencontre au lycée Pasteur de Neuilly, Thierry Lhermitte, Christian Clavier et Michel Blanc…Il les suit dans l’aventure du café-théatre du Splendid au début des années 1970…Il apprend les ficelles du métier et commence à être repéré par les directeurs de casting, qui trouvent facilement des seconds rôles pour cet acteur au physique si typé : il va incarner, à longueur de films, le Français moyen, ronchon, patriotard, pas très futé, parfois émouvant…Il participe aux premiers pas de la bande du Splendid dans le cinéma : la série des Bronzés en 1978 et 1979, l’adaptation cinématographique de leur pièce Le Père Noël est une ordure (1982) …Déjà, il est impliqué dans l’écriture du scénario de plusieurs films…A ce stade, on aurait pu craindre une carrière formatée de « comique français », à la Christian Clavier…Heureusement, Jugnot montre vite, en s’émancipant de la troupe du Splendid, qu’il est capable de faire mieux que certaines comédies « franchouillardes» dans lesquelles il s’est illustré. Déjà, en 1987, il montre ses talents d’acteur en interprétant le partenaire de Jean Rochefort dans le film de Patrice Leconte, Tandem…. A cette occasion, Jugnot prouve qu’il est aussi capable d’émouvoir, qu’il a un registre plus large que celui qu’on lui a attribué un peu rapidement ( la liste des films auquel il a participé est impressionnante, pour le meilleur et pour le pire …).
Surtout, avant Michel Blanc et Josiane Balasko, il passe à la mise en scène, en réalisant Pinot, simple flic en 1984…A ce jour, Jugnot a tourné 8 longs métrages (et notamment, Une époque formidable (1991), Casque bleu (1994), Meilleur espoir féminin (2000), sans parler de Monsieur Batignole (2002)…). Dès ses premiers pas, il veut s’inscrire clairement dans la lignée des cinéastes qui produisent des œuvres de qualité mais pour le grand public…Et les noms des réalisateurs qu’il admire sont éloquents : Chaplin, Keaton, Tati…Des auteurs de comédie mais qui ont aussi essayé de faire réfléchir les spectateurs…D’emblée, il marque son attachement pour des personnages communs mais qui s’élèvent au dessus de leur condition. Jugnot résume : il veut « prendre un pauvre con et en faire un héros ». Conscient que son physique lui interdit certains rôles (« je ne peux pas jouer des James Bond »), il interprète le plus souvent lui-même ces personnages de « Français d’en bas » : flic de base dans Pinot, cadre au chômage dans Une époque formidable, coiffeur de province dans Meilleur espoir féminin, charcutier dans Monsieur Batignole. Le souci de Jugnot est de situer ces archétypes dans une situation historique ou sociologique particulière et d’étudier leur comportement : selon lui, « ce qui est intéressant, c’est de prendre un personnage dans un contexte donné et de l’amener à l’héroïsme de façon assez laborieuse »…Quand il est en réussite, le cinéaste peut faire mouche : Une époque formidable est un excellent témoignage sur la société française des années 1970, touchée de plein fouet par la crise économique…Comme l’écrit le critique des Cahiers du Cinéma, ce film est « une comédie à tendance grave sur la déglingue, la dérive, la déprime, où les lieux, les personnages pèsent leur poids de réalité ». Jugnot montre son aptitude à capter « quelque chose de l’air du temps ». Casque bleu, réalisé ensuite, aurait pu être une pochade du genre Les bronzés dans la guerre de Yougoslavie , mais là encore Jugnot réussit à jouer sur deux registres : il montre « comment on peut se retrouver héros, ou lâche, ou les deux à la fois, en maillot de bain, au milieu de cadavres en sang » (Première). Dans les meilleurs moments, cette tonalité douce-amère rappelle un peu celle des comédies italiennes des années 1950-1960…Presque toujours, Jugnot sait trouver une approche un peu décalée, sans audace excessive, mais qui donne à ses films un ton personnel…Parfois grinçant, souvent émouvant, le cinéaste semble alors atteindre son ambition : faire un cinéma populaire qui fait réfléchir…Pour Monsieur Batignole, il cite en exemple Benigni, l’auteur de La vie est belle, et dit vouloir adopter la même démarche : « la compréhension du monde par le rire et l’émotion », un objectif tout à fait estimable…