L’univers « décalé » de Jean-Pierre Jeunet : du kitsch au réalisme poétique

L’univers « décalé » de Jean-Pierre Jeunet
Du kitsch au réalisme poétique

   Né en 1953, Jean-Pierre Jeunet commence sa carrière de cinéaste presque confidentiellement : avec son complice Marc Caro, il réalise plusieurs vidéo-clips ou courts métrages surtout connus de quelques cercles d’initiés (en particulier Le Bunker de la dernière rafale, film nourri de la culture expressionniste punk des années 1980, recréant un monde d’objets, de décors et de personnages étranges…) . Leur premier long-métrage Delicatessen sorti en 1991 connaît un certain succès critique : cette œuvre , qui raconte les aventures d’un clown amoureux de la fille d’un boucher sanguinaire , se distingue par le soin accordé aux décors (une maison aux multiples recoins), aux couleurs, aux personnages souvent extravagants…le film obtient quatre récompenses aux Césars de 1992 (dont celui de la première œuvre). Après le relatif échec de La cité des enfants perdus tourné en 1994, Jeunet continue seul sa carrière de cinéaste…à Hollywood, pour y réaliser une nouvelle version de la série des Alien (Alien, la résurrection, avec Sigourney Weaver et Winona Ryder…), sortie en 1997. De retour en France, le réalisateur rencontre un immense succès, national et international, avec la sortie du film Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, interprété par Audrey Tautou (un million de spectateurs dès sa première semaine, 8 millions sur l’année 2001 soit le plus gros succès de l’époque). Le long-métrage, qui fédère un public très large, est considéré alors comme un véritable phénomène de société (Jacques Chirac se le fait projeter à l’Élysée) et il obtient 4 Césars (meilleur réalisateur, meilleur film, meilleure musique, meilleur décor) . Il est également nominé à 5 reprises pour les Oscars en 2002. Enfin, Jean-Pierre Jeunet adapte le roman de Sébastien Japrisot Un long dimanche de fiançailles, qui provoque à sa sortie en 2004 de nombreuses polémiques « annexes » (la véritable nationalité du film, produit par la Warner, le « racisme anti-corse » …). Ce dernier film obtient 5 récompenses aux Césars 2005 et un important succès populaire (4 millions de spectateurs six mois après sa sortie)…
Mais si l’audience des films de Jean-Pierre Jeunet est incontestable, par contre la critique est plus partagée sur la qualité de son œuvre. Surtout à propos du Fabuleux destin d’Amélie Poulain, certains ont dénoncé l’aspect « publicitaire » de son style cinématographique, ont regretté une nostalgie complaisante et démagogique. Le critique de Libération, Philippe Lançon écrit en juin 2001 : « Amélie Poulain braille à tout bout de camp/contre-champ, c’était mieux avant ! Et alors qu’une œuvre se doit affronter le présent, voire le proche futur, Jeunet dirige son regard en arrière toute. » Dans la même veine, Baptiste Roux dans Positif (n°487, septembre 2001) commente : « le triomphe d’Amélie donne à voir l’image d’une France encore peu préparée à la mondialisation (…) soulageant ses craintes en se livrant impunément à l’ivresse de la régression infantile, bénéfique si elle sait demeurer raisonnable ». Un long dimanche a aussi subi des attaques du même genre, par exemple de Pascal Mérigeau qui estime qu’il s’agit d’un « cinéma de clichés », qui se laisse aller à l’esthétique publicitaire
Mais d’autres n’ont pas hésité à considérer que le cinéma de Jeunet est dans la filiation de l’école du réalisme poétique. Cet héritage est d’ailleurs revendiqué par le réalisateur lui-même qui ne cesse de citer les « Grands Anciens » des années 1930 (notamment Marcel Carné, Julien Duvivier). Et de fait, certains aspects de ses films renvoient au style de cette époque : le goût des dialogues ciselés et humoristiques (Guillaume Laurant, scénariste et dialoguiste du cinéaste fait explicitement référence à Jacques Prévert), l’attention aux décors reconstitués (et en particulier plusieurs quartiers de Paris), le travail sur les couleurs (une manière de retrouver la magie des films noir et blanc), l’importance accordée aux personnages secondaires (dès le début, les films de Jeunet sont envahis d’une foule de « trognes » pittoresques : Dominique Pinon, Jean-Claude Dreyfus, Ticky Holgado, Rufus, Jamel Debbouze, Albert Dupontel…). En fait, comme Jeunet le dit lui même, il « ne peut pas supporter l’idée de reproduire le quotidien sans le décaler », ce qui est une assez bonne définition du réalisme poétique ( selon Vincent Pinel, « un mode de représentation qui emprunte des éléments à la réalité pour s’en éloigner délibérément »). En tout cas, le cinéaste a trouvé sa place dans le cinéma populaire, en créant un univers et un style qui ne laissent pas indifférents.

 

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