Le petit monde de Ken Loach

Le petit monde de Ken Loach

(cet article a été rédigé pour le dossier sur le film La part des anges)

   Depuis les débuts de sa carrière de réalisateur, Ken Loach n’a jamais caché son engagement politique et son empathie pour les « petites gens » (il est membre d’une organisation d’extrême-gauche, RESPECT) : plus d’une douzaine de films sont consacrés à la description des milieux populaires du Royaume-Uni :de Family Life en 1971 jusqu’à It’s a free world en 2007, en passant par Looks and Smiles (1981), Riff Raff (1991), Raining stones (1993), Ladybird (1994), My name is Joe (1998), The Navigators (2001), Sweet sixteen (2002), Looking for Eric (2009), La part des Anges (2012)…
Il n’est d’ailleurs pas le seul cinéaste anglais à s’intéresser à ce monde ouvrier , malmené au cours des années Thatcher : ainsi, dans les années 1990, des films comme Les Virtuoses de Mark Herman, The Full Monty de Peter Cattaneo, ou The Snapper et The Van de Stephen Frears témoignent de la sensibilité particulière des réalisateurs britanniques aux problèmes sociaux (beaucoup d’entre eux ont d’ailleurs fait leurs armes en tournant des documentaires, souvent pour la télévision).

Une peinture des classes populaires
Les personnages que nous présente Ken Loach dans ses films ont un profil socio-professionnel bien marqué : ce sont tous des membres des classes populaires, plus ou moins bien intégrés dans la société : un ouvrier du bâtiment dans Riff Raff, des cheminots dans The Navigators, un conducteur de tramway dans Carla’s Song mais aussi une longue théorie de travailleurs précaires, abonnés à l’aide sociale ou en chômage de très longue durée : ce sont Bob et Tommy dans Raining stones, Joe dans My name is Joe, Liam dans Sweet sixteen. Éric le postier dans Looking for Eric, Robbie dans La part des anges. Loach a d’ailleurs pris soin de confier les rôles principaux à des acteurs qui avaient connu une vie professionnelle en dehors du cinéma (Robert Carlyle, qui joue dans plusieurs films du cinéaste, a été peintre en bâtiment et tapissier, Ricky Tomlison était plâtrier…).
On peut relever que la géographie des films de Ken Loach correspond très exactement aux grandes zones industrielles traditionnelles du Royaume-Uni : la région de Sheffield est le cadre de huit longs métrages , celle de Manchester de 5 et celle de Glasgow de 5 également, avec La part des anges…Ce sont justement ces régions qui ont fait les frais de la politique de Margaret Thatcher dans les années 1980, qui applique un libéralisme dogmatique et qui ne craint pas les dégâts sociaux que cela peut causer dans certaines de ces zones : Ken Loach a réalisé deux documentaires reconnus sur les mouvements sociaux qu’ont provoqués la politique de la « dame de fer » : Which side are you on? sur les mineurs du Yorkshire en 1995 et The Fliskering Flame sur les dockers de Liverpool en 1995…Ainsi, au travers des films de Ken Loach, on a un panorama assez complet des régions et secteurs en crise à la suite des mesures libérales des gouvernements conservateurs : les docks de Liverpool, les chantiers navals de la Clyde, les chemins de fer britanniques…
Outre les problèmes de chômage et de précarité, les personnages de Ken Loach ont souvent de graves soucis privés, souvent liés à leur situation sociale : Joe dans My name is Joe s’est réfugié dans l’alcoolisme et a du mal à stabiliser sa relation avec Sarah, l’assistante sociale….Liam dans Sweet sixteen aimerait bien que sa famille soit rassemblée à nouveau (sa mère est en prison), la Maggie de Ladybird doit batailler contre les administrations pour tenter de récupérer ses quatre enfants. D’ailleurs, les femmes souvent les « hommes forts «  des films de Ken Loach : Carla, Sarah, Maggie…
Quant à La part des Anges, la petite bande de Robbie est un bel échantillon de laissés pour compte de la société, à commencer par Robbie lui-même, toujours empêtré dans des histoires de bagarre, et qui ne parvient pas à trouver d’emploi, car son aspect laisse deviner son caractère violent : ses amis ne sont pas beaucoup mieux lotis: Mo, qui vole tout ce qu’elle peut (y compris un perroquet!), Rhino qui vandalise les monuments publics, Albert buveur invétéré…

Les voies détournées de la lutte des classes
la classe ouvrière ne va pas au paradis, mais elle se débrouille…

   Face à toutes ces difficultés, les personnages de Loach se défendent comme ils peuvent, d’autant que les institutions politiques et sociales ne leur sont pas d’un grand secours…Les syndicats ou les partis sont généralement présentés comme peu efficaces et même parfois corrompus.
Dans les derniers films que Loach a réalisés, on peut même penser qu’il est devenu plus pessimiste sur la capacité de résistance de ces milieux populaires en Angleterre: ainsi, Liam dans Sweet sixteen ne parvient pas vraiment à ses fins et se heurte à l’ingratitude bornée de sa mère : les cheminots de The Navigators semblent accepter la libéralisation en marche dans leur profession : ils sont désarmés lorsqu’on leur assène : « le marché dicte sa loi ». A la fin du film, leur esprit de solidarité baisse d’un ton et chacun s’en va de son côté. Le personnage d’Angie dans It’s a free world est aussi ambigu :cette jeune femme trentenaire, licenciée pour avoir refusé de subir les mains baladeuses de son employeur, semble être à la fois une victime mais aussi un bourreau : pour parvenir à ses fins (élever au mieux son enfant), elle est prête à utiliser des moyens discutables, en l’occurrence d’exploiter durement la main d’œuvre clandestine venue d’Europe de l’Est. Le personnage est ainsi contradictoire et suscite une sympathie mitigée. Par contre, si Loach est désabusé quant à la possibilités de résistance sur le sol britannique, il reste fasciné par les combats menés en d’autres temps, dans d’autres pays et dans d’autres continents : la guerre d’Espagne dans Land and freedom (1995), les luttes au Nicaragua dans Carla’s song (1996), les grèves des femmes de ménage mexicaines en Californie dans Bread and roses (2000)…

   Mais dans le Royaume-Uni d’aujourd’hui, que reste-t-il donc aux ouvriers britanniques, de plus en désemparés face à la mondialisation et au triomphe de l’individualisme petit-bourgeois ?
D’abord, ils pratiquent une forme d’humour, parfois brute mais qui leur permet de tenir (le cinéaste parle de « humour of survival », l’humour de survie) et il est bien évident qu’ils n’ont pas la langue dans la poche : ainsi , dans The Navigators, une séance hilarante voit le contremaître ânonner péniblement les nouvelles règles imposées par la compagnie privée, alors que les cheminots ne cessent de lui lancer vanne sur vanne…Selon Francis Roussselet, « derrière ce rire, il y a toujours une volonté de vengeance sociale, même si elle semble dérisoire ».
Ils peuvent aussi s’appuyer sur leurs réseaux de solidarité, soit familiale soit amicale…Les films de Loach sont peuplés de potes, de copains, de bandes , de couples d’amis qui se réconfortent et se soutiennent dans les moments difficiles s’organisent (le groupe de maçons dans Riff Raff, Joe et ses copains footballeurs dans My name is Joe, Bob et Tommy dans Raining stones, …) En fin de compte, les personnages du cinéaste sont aussi parfois tentés par la délinquance, à des degrés divers : ainsi, les deux compères de Raining stones dérobent , avec bien des difficultés, des moutons en pleine campagne, et même des morceaux de gazon du club des conservateurs du coin (!). Liam, dans Sweet Sixteen, se livre au trafic de drogue, afin de préparer la sortie de prison de sa mère : il est bien clair pour le cinéaste anglais trouve toutes les excuses à ses personnages…Dans Looking for Eric, c’est grâce à ses amis supporters (et au soutien discret de son idole) qu’Éric réussit à rétablir la situation : ses copains affublés d’un masque de Cantona réussissent à intimider le caïd local et la vie privée du postier prend une tournure nettement plus favorable…

   Comme nous l’avons dit, dans son dernier film, La part des anges, Loach dénonce encore une fois la misère du sous-prolétariat britannique, ici en Écosse , souvent réduit à traîner ou à aller de petits boulots en petits boulots. Le cinéaste britannique parvient à rendre très sympathique cette bande d’ éclopés de la vie : pour le réalisateur marxiste, ce sont plus des victimes du système que des coupables, les délits qu’ils ont commis ne relèvent pas de la grande criminalité . Toute la séquence d’ouverture du film présente quelques cas typiques de délits liés à la pauvreté : en particulier, le tribunal doit juger une femme qui a -soit disant- « triché » en occupant un emploi alors qu’elle continue à percevoir des allocations, qu’on peut supposer infimes… Pour Ken Loach et son scénariste Paul Laverty, la petite arnaque montée par Robbie et ses amis doit sembler bien anodine par rapport aux méfaits du capitalisme financier anglo-saxon…A la limite, on peut voir ce film comme une métaphore sur la redistribution des richesses : comme il est écrit dans le dossier que Les Grignoux consacre au film, la part prélevée par Robbie et ses amis sur le fût de whisky peut être assimilé à une espèce de…taxe Tobin ! : « (Ce prélèvement) est si minime qu’il est imperceptible : il se fait sur un bien qui a une valeur considérable (la valeur du fût de whisky est de 1,1 millions de £, soit 1,5 million d’euros) : il profite aux personnes les moins favorisées de la société »…La part des anges, en quelque sorte…Encore une fois, l’humour n’est pas absent dans ce film : on rit des maladresses d’ Albert inculte et maladroit mais aussi capable d’astuce (c’est lui qui a l’idée de se déguiser avec le costume traditionnel écossais…pour passer inaperçu). Et comme dans ses films précédents, Loach insiste aussi sur l’importance de l’entraide pour les plus démunis : les déshérités peuvent s’en sortir par la solidarité du groupe…

A une époque de plus en plus individualiste, Ken Loach estime que les déshérités n’ont pas beaucoup de voies de sortie : dans ces derniers films, il traite d’ailleurs la lutte des classes sur un ton plus léger, presque de comédie (La part des Anges fait d’ailleurs penser aux comédies sociales des cinéastes italiens des années 50-60, comme Il Bidone de Federico Fellini, Le pigeon de Mario Minicelli ou L’argent de la vieille de Luigi Comencini ). Pour le réalisateur engagé, il n’est plus vraiment question de « grand soir » mais il s’agit plutôt de s’opposer au système par des actions sans doute délictueuses mais bien ciblées contre les nantis de la société.
Certes, on peut estimer que ses personnages en sont réduits à des solutions minimalistes : dans La part des Anges, le happy end consiste simplement en ce que Robbie retrouve Leonie et son fils, une solution plutôt individualiste donc. Mais ce vieux rebelle de Ken Loach doit sûrement penser, en son for intérieur, que la lutte continue ainsi, même si elle se poursuit par des voies détournées …

Bibliographie :
-Francis Rousselet, Ken Loach, un rebelle, Cerf, 2002
-Erika Thomas, Ken Loach, cinéma et société, l’Harmattan, 2009
La part des Anges, dossier les Grignoux

 

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