Ken Loach et la Révolution permanente

Ken Loach et la Révolution permanente

(cet article a été rédigé pour le dossier Bread and Roses)

    Comme on le sait, Ken Loach est devenu l’exemple incarné, en Angleterre et en Europe, du cinéaste engagé, au point d’être considéré, comme il le dit lui-même, comme « le travailleur social du cinéma britannique ».
Dès ses débuts en tant que réalisateur, il dénonce les injustices de la société britannique. En 1966, il réalise pour la télévision, Cathy Come Home, qui traite d’un sujet voisin de celui évoqué dans Ladybird : des parents misérables, à qui l’on retire le droit de s’occuper de leurs enfants. L’impact est considérable : le scandale est repris dans la presse, des députés interviennent au Parlement pour modifier la législation…Pendant les années Thatcher, le cinéaste engagé connaît une certaine traversée du désert, alors que ses films déplaisent (Looks and Smiles en 1991) ou que ses projets sont refusés (l’un sur la fermeture d’une usine à Manchester, l’autre qui dénonce la bureaucratie syndicale…). Ce n’est qu’au début des années 1990 qui peut à nouveau aborder ses thèmes de prédilection : les laissés pour compte du libéralisme thatcherien (Riff-Raff en 1991, Raining Stones en 1993, Ladybird en 1994, My Name Is Joe en 1998). Ses films sont de vigoureux plaidoyers contre le traitement infligé par la société britannique aux nouveaux pauvres (new poors). Pêle-mêle, sont dénoncés les patrons cyniques, les Conservateurs arrogants, les Travaillistes impuissants, les services sociaux inefficaces et inhumains, les malfrats usuriers, les petits chefs…Pour Ken Loach qui se situe à l’extrème-gauche du Labour, il s’agit bien de montrer la réalité de l’exploitation : « je ne montre pas seulement la surface de la société mais aussi les structures qui la composent. La fiction, la dramatisation de l’histoire, c’est l’aspect visible de l’iceberg, la politique en est la partie immergée ».
Mais le cinéaste semble sceptique à propos des chances d’une véritable (r)évolution dans son propre pays… Ses héros populaires sont chaleureux, sympathiques, débrouillards et pratiquent volontiers la stratégie de « l’expropriation révolutionnaire » : les deux compères de Raining Stones « confisquent » à peu près n’importe quoi, des moutons égarés dans la lande au gazon du golf des Conservateurs…Joe laisse piller un magasin de sport pour équiper les footballeurs qu’il entraîne. Mais ces révoltes, bien compréhensibles selon le réalisateur, restent des actes isolés et individuels, non des mouvements collectifs. Ken Loach semble presque reconnaître la victoire de ses adversaires : « Thatcher avait un vrai sens de la lutte des classes, une marxiste inversée. Elle était convaincue que le capitalisme ne pouvait être sauvé qu’en écrasant la classe ouvrière ». D’autant que le cinéaste ne se fait guère d’illusion sur l’action du parti Travailliste : « la gauche soutient le Labour comme la corde soutient le pendu. Les socialistes ne prennent pas le pouvoir, ils l’abandonnent ».

   Aussi, Ken Loach a depuis quelque temps élargi son champ de vision pour s’intéresser aux mouvements révolutionnaires dans d’autres époques et d’autres espaces. Land and Freedom (1995) relate l’engagement d’un jeune Anglais dans la guerre d’Espagne ; Carla’s Song (1996) raconte l’histoire d’une jeune militante sandiniste et de son ami écossais au Nicaragua. Enfin, Bread and Roses évoque la lutte d’employés latinos d’une société de nettoyage contre leurs patrons en Californie. On notera que ces trois films mettent en scène des personnages hispaniques, comme si l’espoir révolutionnaire était plus facile à vivre sous d’autres latitudes. Dans Land and Freedom, Loach souligne la justesse du combat anti-fasciste mais s’indigne aussi de liquidation de la Révolution espagnole par les Staliniens (il évoque en particulier la dure guerre civile en Catalogne entre miliciens du POUM et les armées républicaines contrôlées par les Soviétiques…). Lors d’une séquence très didactique, il met bien en scène les conflits entre révolutionnaires à propos de la stratégie à adopter pour la collectivisation des terres…Dans Carla’s Song, le réalisateur anglais ne s’embarrasse pas de nuances pour dénoncer les Contras du Nicaragua et leurs alliés américains. Cet engagement lui sera reproché mais le cinéaste s’en explique à travers le personnage de Bradley, ancien membre de la CIA, écœuré par les méthodes de ses anciens patrons et qui a rejoint les Sandinistes : il se livre au cours du film à un vibrant plaidoyer tiers-mondiste que Ken Loach pourrait sans doute reprendre à son compte : « leurs richesses (du peuple du Nicaragua) sont aspirées vers le Nord et ici les gens ont dit Non ! Ils ont dit Non ! Ils ont rompu avec l’histoire. Ils ont rêvé et se sont battus pour que ça change(…) Ils sont devenus une menace parce qu’ils donnent le bon exemple. Que se passera-t-il si 300 millions de personnes commencent à dire Non ? Que se passera-t-il si le Brésil dit Non ? Si le Pérou dit Non ? Si le Mexique dit Non ? » On n’est pas loin des théories de Che Guevara à propos de la multiplication des foyers révolutionnaires. Dans Bread and Roses, la lutte syndicale est aussi clairement rattachée à toute une tradition de lutte. Lors que les grévistes sont arrêtés par la police américaine, ils déclinent ainsi leur identité : Emiliano Zapata, Pancho Villa…Et de s’amuser de l’ignorance de leurs gardiens…Les personnages « occidentaux » du cinéaste anglais n’ont pas le même engagement militant et ne font que passer dans les luttes. David quitte l’Espagne, déçu par l’ampleur des luttes intestines. George s’apprête à repartir du Nicaragua alors que Carla a retrouvé son ami torturé. Quant à Sam Shapiro, le quasi-fonctionnaire syndicaliste de Bread and Roses , il est sans doute sur le point d’aller animer d’autres combats, après la réussite de l’action entreprise avec les femmes de ménage..
Dans ces films, on peut aussi relever que les personnages qui incarnent le mieux l’esprit de révolte sont des femmes : Blanca dans Land and Freedom, Carla dans Carla’s Song, Maya dans Bread and Roses…Elles sont souvent l’élément moteur, qui montre la « juste voie ». Dans le film sur la guerre d’Espagne, Blanca est bien plus lucide que David sur les enjeux des combats internes au camp républicain. Et quand elle est tuée lors d’un accrochage entre la milice du POUM et l’armée régulière, « avec elle, meurt une certaine idée de la liberté » (Philippe Pillard). Outre leur engagement révolutionnaire, ces femmes doivent aussi lutter dans des sociétés dominées par le machisme. Elles affirment toujours leur liberté sexuelle quant au choix de leurs partenaires (Blanca qui séduit David dans Land and Freedom, Maya qui charme Sam malgré les attentions de Ruben). Le double combat des personnages féminins de ses films ne pouvait que séduire Ken Loach

   Ainsi, le cinéaste anglais reste fidèle à ses engagements, même si certains critiques lui reprochent la manière trop didactique de ses démonstrations (on a parfois parlé de « réalisme socialiste »…de façon bien excessive !). Peut-être est ce un combat d’arrière garde, mais à l’heure de la mondialisation triomphante, on peut être sensible à « la petite musique » de Ken Loach, qui sait nous rappeler , que malgré certaines prédictions, l’Histoire (des luttes) n’est pas finie…

 

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