Georges Meliès, un pionnier des premiers temps du cinéma

(cet article a été rédigé pour le dossier sur le film Hugo Cabret)

   Comme on le sait, Martin Scorcese est un cinéphile averti, très au fait de l’histoire du cinéma depuis ses débuts. Il a élaboré un ouvrage fort intéressant à propos de l’histoire du cinéma américain (A Personal Journey with Martin Scorsese through American Movies), qui a fait l’objet d’un film de montage en 1995. Par la suite, il a aussi réalisé un documentaire sur le cinéma italien qu’il a admiré (My Voyage in italy en 1999. De plus, Scorcese a déjà consacré un film de fiction à l’industrie du cinéma : il s’agit d’Aviator, réalisé en 2004 ,avec comme interprète principal Leonardo di Caprio, qui raconte la vie d’un personnage hors du commun, Howard Hugues, à la fois milliardaire, producteur, réalisateur et personnalité incontournable du Hollywood des années 1930 et 1940…
Dans le film présenté dans ce dossier, Scorcese s’intéresse aux premiers temps du cinéma et rend hommage aux pionniers du septième art : on y trouve des extraits du Great Train Robbery, d’Edwin Porter (1903), d‘Intolérance de David Ward Griffith (1916), de bien d’autres encore et bien sûr du Le Voyage dans la Lune, de Georges Méliès. Il n’est pas vraiment étonnant que le cinéaste américain se soit intéressé au très fameux célèbre réalisateur français, tant la vie et la carrière de celui-ci semble se confondre avec la naissance du septième art : Méliès est ainsi un des premiers spectateurs dès 1895 des projections cinématographiques des frères Lumière au grand Café à Paris (Antoine, le père des deux frères, lui aurait déclaré que « cette invention n’avait aucun avenir commercial»). Le déclin de sa carrière dans les années 1910 correspond aux premiers pas prometteurs du cinéma américain (Edwin Porter, D.W Griffith, Thomas Ince).

Un pionnier du cinéma
En tout cas, dès que l’invention des frères Lumière est connue, Georges Méliès est enthousiasmé et il tente de l’acquérir : devant leur refus , il invente sa propre caméra, le Kinetograph et se lance dans l’aventure. Comme l’écrit Georges Sadoul, on peut le considérer comme l’un des premiers cinéastes à part entière : il impose, avec ses films narratifs, l’idée d’une mise en scène, avec un scénario, des acteurs, des costumes, des décors (au même moment, les frères Lumière préfèrent envoyer leurs opérateurs, comme Eugène Promio ou Félix Mesguich, aux quatre coins du monde pour en rapporter des « choses vues », et si possible exotiques… : Mesguich par exemple filme le couronnement du tsar Nicolas II ainsi que l’écrasement de la révolte du « dimanche sanglant » en 1905).
Assez vite, Méliès comprend tout l’intérêt d’avoir un lieu unique pour filmer ses scénarios et il fait construire dans sa propriété de Montreuil en 1897 ce qui fut sans doute le premier studio de cinéma : l’endroit est assez vaste (17 m de long sur 6m de large, 6 m de hauteur) pour y abriter les décors et les machineries du cinéaste et il est recouvert d’une verrière dépolie qui permet d’utiliser la lumière du jour, seulement entre 11 et 15 heures ! (par la suite, Méliès agrandit le studio en 1906). En 1902, il créé sa propre société de production, la Starfilm.
C’est dans cet endroit que Méliès va réaliser tous ses films : en quantité, l’œuvre est déjà impressionnante : certainement plus de 500 films, de 1896 à 1912 , avec une année particulièrement productive en 1900, pendant laquelle il tourne près de 90 films. Certes, une bonne partie de cette production sont de très court-métrages (certains inférieurs à une minute) mais les plus longs durent près de 40 minutes.
Sur la forme, Méliès est aussi un créateur : il a été très influencé par toutes les techniques qu’il a apprises au théâtre, et notamment les numéros d’illusionnistes auxquels il a participé. Très jeune, il est initié à la prestidigitation à Londres et il rachète le théâtre Robert Houdin sur les grands Boulevards en 1888, dans lequel il présente des spectacles de magiciens jusqu’en 1910 (c’est d’ailleurs dans cette salle que sont projetées ses œuvres cinématographiques). Il est aussi fasciné par tous les trucages mécaniques ainsi que par les automates…Il recycle tous ces « trucs » comme il les qualifiait lui-même, dans ses mises en scène cinématographiques : mécanisme de substitution, maquettes, …Il enrichit sa palette en employant des procédés spécifiquement photographiques ou cinématographiques : tournage à travers un aquarium, surimpressions, expositions multiples, caches. Certes, Georges Méliès ignore les mouvements de caméra et les changements d’échelles de plans (alors que certains sont déjà connus et utilisés) : la caméra-spectateur cadre les acteurs en entier mais les numéros sont réglés avec un grand soin et les décors sont souvent animés par tout un jeu de machines. En tout cas, ses premières réalisations témoignent de son goût pour l’illusion : Escamotage d’une dame (1896), Un homme de têtes (1898). Mais Méliès ne s’est pas cantonné à ces « trucs » d’illusionniste. Au cours de sa carrière, il a abordé des genres très différents : par exemple, les actualités reconstituées sur des thèmes contemporains : en 1899, le cinéaste tourne ainsi L’Affaire Dreyfus, avec un grand souci d’authenticité et une optique nettement dreyfusarde (13 films sont ainsi réalisés pour une durée totale d’un quart d’heure) . Il réalise aussi Le couronnement d’Édouard VII en 1902, dans son studio de Montreuil avec un figurant local pour interpréter le monarque britannique, quelque temps avant l’événement lui-même ! La même année, il tente même de reconstituer l’éruption du volcan de la Martinique …Il est sans doute aussi un précurseur de la publicité au cinéma (les apéritifs Picon, le bock Orblic, la moutarde Bornibus…). Enfin, il s’essaie avec bonheur aux féeries, en adaptant souvent des livres ou des fables célèbres (Cendrillon, le royaume des fées, les mille et une nuits...) et même aux films de science-fiction, dans lesquels il peut laisser libre cours à son imagination débordante dans la confection des décors et des costumes (Le Voyage dans la Lune, Voyage à travers l’impossible…). Alors qu’il est à l’apogée de sa carrière, il réalise en 1902 son œuvre majeure, Le Voyage dans La lune...Il s’inspire à la fois des écrits de Jules Verne (il lui reprend l’idée de la bande de savants loufoques, la fusée-obus, le canon géant pointé vers la lune) et de l’ouvrage d’HG Wells, Les premiers hommes dans la lune publié en 1895 (la séquence de la tempête de neige, la descente dans un cratère lunaire, le combat contre les Sélénites). Le film, qui est « colorisé » à la main et dure près d’un quart d’heure, comporte 30 tableaux avec des décors somptueux et une mise en scène soigneusement réglée . Le succès est réel, y compris aux États-Unis où Méliès est pillé sans vergogne, car le sujet n’est pas protégé : il décide alors de créer à New York une succursale de sa société Starfilm, confiée à son frère. En France même, Pathé produit en 1908 Excursion dans la Lune, version à peine transposée du film de Méliès, confiée au cinéaste catalan, Segundo de Chomὁn.

La domination du cinéma français
Les succès de Georges Méliès correspondent à une période d’avant guerre pendant laquelle le cinéma français domine la scène mondiale. Dès 1905, les frères Lumière avaient cessé de produire des films, mais ils sont rapidement relayés par deux sociétés de production amenées à jouer un rôle déterminant dans le secteur, Pathé et Gaumont, symbolisées par le coq et la marguerite. Elles dominent alors largement la production française et pratiquent rapidement une forme de concentration verticale, contrôlant toute la chaîne de fabrication, de production, et de distribution des films (outre les laboratoires de pellicule, elles produisent des films, les distribuent, construisent des salles…).
Charles Pathé fonde sa société en 1896 et se lance dans la production cinématographique à partir de 1899 (il emploie notamment Ferdinand Zecca puis découvre les talents comiques de Max Linder). Il fait construire des studios à Vincennes en 1905 et une salle de cinéma à Paris, l’Omnia-Pathé. Il est le premier à avoir compris l’intérêt de procéder à la location plutôt qu’à la vente des films qu’il produit : c’est le système qui va dès lors dominer dans le secteur. Cette nouvelle façon de procéder plus rentable, oblige cependant les sociétés de production à assurer une offre plus conséquente et donc augmenter le nombre de réalisations de films, alors que le réseau des salles fixes s’étend (auparavant, les films étaient souvent diffusés dans des fêtes foraines). Léon Gaumont crée sa société en 1895 : à partir de 1900, il se lance également dans la production de films (il fait travailler la première femme réalisatrice de l’histoire du cinéma, Alice Guy, puis Louis Feuillade…) : il fait aussi édifier des studios à Belleville et à Nice, construire des salles de cinéma (en particulier le Gaumont-Palace, édifié en 1911, qui va jusqu’à compter 6000 places et devenir la plus grande salle de cinéma du monde). Gaumont fait aussi des essais de cinéma parlant et colorisé. Enfin, ces deux compagnies ont aussi développé un réseau de distribution dans la plupart des pays européens (Angleterre, Allemagne, Italie, Russie) et aux États-Unis. Ainsi, dans les années 1910, le cinéma français occupe bien une position dominante au niveau mondial : en 1913, sur 2754 films réalisés dans le monde, 882 ont été produits en France, 643 en Italie, 576 aux États-Unis, 308 en Allemagne, 268 en Grande-Bretagne…
C’est aussi en France que le cinéma est vraiment pris au sérieux et, en traitant de sujets graves, a la prétention d’être considéré comme un art à part entière et non comme un simple divertissement: par exemple, c’est la firme Pathé qui se lance à partir de 1905 dans le film d’art : une des réalisations les plus célèbres de l’époque est L’assassinat du duc de Guise , un film de 15 minutes en couleurs, avec une musique de Camille Saint-Saens : par la suite, plusieurs films dans le même veine sont réalisés comme Élisabeth, reine d’Angleterre et La dame aux camélias avec l’actrice Sarah Bernhardt en 1912 : certains sont inspirés d’œuvres littéraires comme L’Assommoir (1909)et Les Misérables (1913), films tournés par Albert Capellani …C’est aussi en France qu’apparaît pour la première fois la fameuse expression de Ricciotti Canudo à propos du cinéma qu’il qualifie comme étant le septième art…Les premières revues de cinéma, comme le Film, dirigé par Louis Delluc, sont aussi publiées en France dans les années 1910.

les difficultés de Méliès
Mais les succès du cinéma français à cette époque marque aussi le début des problèmes de Méliès. Il doit affronter une concurrence redoutable, à la fois en France et à l’étranger. Dans son propre pays, l’offre cinématographique se diversifie , comme nous l’avons déjà écrit: Ferdinand Zecca réalise Histoire d’un crime en 1901 qui présente le premier retour en arrière du cinéma, Alice Guy tourne une Vie du Christ en 1906 avec près de 300 figurants, Max Linder affine son personnage de dandy dans le genre comique à partir de 1910 ; plus tard, Louis Feuillade s’illustre dans des séries comme Fantomas, Les Vampires ou Judex…Autant de films qui marquent le public et les réalisations de Méliès ont dû sembler bien fades aux yeux de spectateurs désormais habitués à être surpris…
Mais la concurrence vient aussi des cinémas étrangers, qui montrent alors une belle vitalité. En Angleterre, Robert William Paul et les cinéastes de Brighton inventent un nouveau langage cinématographique, en utilisant notamment toute l’échelle des plans, du gros plan au plan moyen. En Italie, les réalisateurs s’inspirent de leur histoire nationale pour inventer un genre amené à un grand succès populaire, le péplum : sont ainsi réalisés Quo Vadis, de Enrico Guazzoni (1912), Les derniers jours de Pompéi du même réalisateur (1913), et surtout le monument Cabiria de Giovanni Pastrone en 1914 (3heures!), avec des décors impressionnants et le personnage du géant Maciste.
Enfin, aux États-Unis, le cinéma prend une dimension particulière, alors que les Zukor , Fox et autres frères Warner commencent à mettre en place leurs réseaux de salles.
Edwin Porter initie un genre à la fois national et universel, le western, avec son film The great Train Robbery  (Le vol du rapide) en 1903. Surtout, D.W Griffith, qui réalise entre 400 et 500 films de 1908 à 1913 pour la compagnie Biograph, s’impose comme un inventeur (ou diffuseur) de formes nouvelles au cinéma : le montage parallèle, l’alternance des gros plans et des plans généraux, les ouvertures à l’iris ou au noir, un jeu d’acteurs dégagé des influences du théâtre (en particulier Lilian Gish et Mary Pickford). Il aborde quasiment tous les genres (western, comédies) mais son domaine de prédilection reste l’histoire avec ses deux films les plus célèbres : Naissance d’une nation (1914) et Intolérance (1916).
Ainsi, dans un tel contexte, Georges Méliès ne semble plus avoir tout à fait sa place : en 1912, il réalise encore quelques films financés par Charles Pathé (Cendrillon, La conquête du pôle…) mais le cœur n’y est plus. Sa filiale américaine périclite car ses productions ne trouvent plus de clientèle outre-atlantique…
Le conflit mondial l’amène à transformer son studio de Montreuil en théâtre aux armées alors que sa salle sur les grands boulevards est fermée pendant les hostilités. Après guerre en 1923, Méliès doit vendre son studio aux enchères, le théâtre Robert Houdin est fermé, les négatifs de ses films vendus au kilo…Le cinéaste retrouve et épouse Jeahnne d’Alcy, une de ses anciennes actrices. Ils tiennent une boutique de jouets et de confiserie dans le hall de la gare Montparnasse.
Quelques années plus tard, Méliès est retrouvé par deux cinéphiles passionnés (notamment Jean Placide Mauclair, fondateur du studio 28), qui organisent un gala en son honneur à la salle Pleyel en 1929 (8 de ses films sont aussi retrouvés et projetés). Par la suite, les signes de reconnaissance se multiplient : d’illustres visiteurs venus d’Hollywood, comme Adolphe Zukor ou Walt Disney, tiennent à le rencontrer. Parrainé par Louis Lumière, il reçoit la Légion d’honneur en 1931, lors d’un banquet qui réunit 800 convives. Henri Langlois, qui fonde la Cinémathèque en 1936, organise des projections en son honneur et tente de retrouver les films perdus , avec l’aide de la petite-fille du cinéaste, Madeleine. Méliès caresse même l’idée d’un film en collaboration avec Jacques Prévert et Paul Grimault, sur un scénario intitulé Le métro fantôme…Mais le projet n’aboutira pas et le vieux réalisateur termine ses jours aux côtés de sa femme, dans le château d’Orly, résidence gérée par la mutuelle du cinéma.
Même si la fin de sa carrière a été difficile, il n’en reste pas moins que Georges Méliès a joué un rôle très important, alors que le cinéma fait ses premiers pas. Son enthousiasme sans faille pour cette nouvelle forme d’art, son inventivité à la fois sur la forme et le fond, sa capacité à s’organiser, tout cela en fait un des acteurs essentiels des premiers temps du cinéma, à qui Scorcese rend un hommage émouvant : le cinéaste américain sait reconnaître, avec une belle humilité, tout ce qu’il doit à ceux qui ont été les pionniers de son art.

MARTIN SCORCESE PARLE DE MELIES… »

   « En tant que cinéaste, j’ai le sentiment que l’on doit tout à Georges Méliès. Et quand je revois ces premiers films, je suis ému, ils m’inspirent, non seulement parce que cent ans après leur création, ils font toujours naître ce frisson lié à l’innovation et à la découverte, mais aussi parce qu’ils font partie des premiers et des plus puissants témoignages de cette forme d’art que j’ai tant aimée et à laquelle j’ai consacré la majeure partie de mon existence (…) Méliès est incroyable parce qu’il a exploré et inventé la plus grande partie des techniques que nous utilisons aujourd’hui. Les films fantastiques et les films de science-fiction des années 30, 40, 50, les créations de Ray Harryhausen , et plus près de nous celles des Lucas, Spielberg, James Cameron descendent de Georges Méliès. Tout était déjà dans le travail de ce précurseur. Il accomplissait ce que nous faisons aujourd’hui avec des ordinateurs, des fonds verts et du numérique, lui n’avait que sa caméra et son studio ».

Martin Scorcese avec les interprètes de son film :
Ben Kinsley (Georges Méliès) et Chlöe Grace Moretz (Isabelle)

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