Vipère au poing, tableau d’une bourgeoisie en déclin

Vipère au poing, un film de Philippe de Broca

France, 1 heure 40, 2005

Interprétation : Catherine Frot, Jacques Villeret, Jules Sitruck

Synopsis :

   On ne présente plus le roman autobiographique d’’Hervé Bazin, grand classique de la littérature adolescente : éditée pour la première fois en 1948, cette œuvre fut un commencement pour son auteur, sans doute d’un point de vue personnel mais aussi sur le plan littéraire. Le film de Philippe de Broca se veut une adaptation fidèle de l’œuvre de l’écrivain.
    Sur un ton parfois violent mais toujours sincère, un jeune enfant de dix ans raconte les rapports très tendus qu’il a entretenu avec sa mère pendant son adolescence. Dans les années 1920, son frère et lui vivent heureux à la Belle Angerie, un beau château familial. Mais le décès de leur grand mère provoque le retour de leurs parents partis en Indochine. Commence alors une véritable guerre civile entre la mère et ses enfants : à coups de punitions, sanctions, vexations, Paule Rezeau fait régner un climat de terreur qui lui vaut le surnom de Folcoche, contraction de « folle » et de « cochonne »…Le père, surtout attaché à sa tranquillité, s’en tient à une stricte neutralité…Pour le petit Jean, l’heure de la révolte sonne bientôt contre cette marâtre, une façon comme une autre de se construire, en s’opposant.

Vipère au poing
Tableau d’une bourgeoisie en déclin

    Si Vipère au poing est surtout la description des relations haineuses entre une mère et son fils, le film (et le roman dont il est inspiré) est aussi l’évocation féroce d’un milieu bien particulier, celui de la bourgeoisie conservatrice des années 1920, alors en pleine période de doute. Dans le livre mais aussi dans le film, ce monde , avec ses travers et ses préjugés, est décrit sans indulgence…

Une puissance départementale
Jean appartient à la famille Rezeau, grande famille catholique du Craonnais, aux confins du Maine, de l’Anjou et de la Bretagne, en plein cœur de l’Ouest traditionnel. Comme le précise Bazin, cette dynastie locale est célèbre « dans un rayon qui n’est pas celui de la planète mais qui a dépassé celui du département ». Il évoque d’ailleurs avec une certaine férocité la mentalité des habitants de cette région « la plus arriérée de France ». Pour le romancier, ces gens là sont « serfs dans l’âme »…Sur un telle population, la famille Rezeau a pu étendre sa domination depuis plusieurs générations . Dans le livre et dans le film, cette bourgeoisie est présentée comme profondément conservatrice et religieuse : plusieurs membres de la famille Rezeau se sont illustrés au service de la foi, et en particulier René Rezeau, le grand-oncle du narrateur , qui occupe une place importante dans l’édition d’œuvres pieuses et qui est membre de l’Académie française (il apparaît lors de la fête organisée à la belle Angerie par les parents de Jean). La pratique religieuse des Rezeau est ostentatoire et intense : la famille assiste à la messe tous les jours à 5 heures, les parents Rezeau prennent soin de donner un enseignement catholique à leurs enfants et n’engagent que des prêtres comme précepteurs (deux apparaissent dans le film, mais Bazin signale qu’il en y a eu près d’une demie douzaine en tout: les enfants finissent d’ailleurs par leur affubler des numéros ; le rigoriste abbé Traquet est ainsi B VII dans le roman…). Jacques Rezeau ne lit que La Croix, organe très officiel de l’Église catholique en France (ce journal s’est distingué au siècle précédent par un antisémitisme virulent, en particulier à l’époque de l’affaire Dreyfus). On pratique aussi la confession publique familiale, au cours de laquelle les fils Rezeau comparaissent devant leurs parents et l’abbé (on en voit quelques exemples dans la dernière partie du film…). Enfin, on va jusqu’à découper l’image du Christ des pages du journal pour ne pas souiller l’image de Dieu lorsqu’on se rend aux toilettes…
La famille est persuadée d’appartenir à l’élite à la société : Jacques Rezeau entreprend d’expliquer à ses enfants qu’ils font partie de « la bourgeoisie spirituelle », c’est à dire celle de l’esprit, autant dire la plus prestigieuse. Dans le roman, Bazin détaille les idées de son père, en précisant les autres catégories bourgeoises, bien évidemment inférieures au point de vue social : la bourgeoisie des professions libérales, la bourgeoisie financière (à laquelle appartient la famille de Folcoche, les Pluvignec), la bourgeoisie commerçante. Le peuple n’est que brièvement évoqué et décrit comme « un magma d’existences obscures et désagréablement suantes »…
Cette famille adopte quasiment les idées et les préjugés du milieu aristocratique de l’Ancien Régime. Comme l’indique Jacques à sa sœur Thérèse, il n’est pas vraiment concevable qu’il se mette à travailler (comme il est écrit dans le roman d’Hervé Bazin, « le travail salarié n’apparaît pas comme tellement honorable »). En d’autres termes, on a l’impression que gagner sa vie à « la sueur de son front » serait une manière de déroger à son statut social. De même, Monsieur Rezeau n‘envisage pas non plus de vendre les terres reçues en héritage, « des fermes qui sont depuis cent ans dans la famille ». La famille est aussi très attachée à garder ses petits privilèges, qui témoignent de son influence dans la région : en particulier, les Rezeau veulent absolument conserver l’indult, c’est à dire le droit de pouvoir entendre la messe à domicile, y compris le dimanche…Un droit d’autant plus précieux qu’il leur permet de se distinguer des autres grandes familles catholiques du coin…. Les Rezeau sont aussi particulièrement fiers de leur demeure , La Belle Angerie, que Bazin décrit dans son roman, comme « le prototype des faux châteaux chers à la vieille bourgeoisie » : ce pseudo-manoir comporte « nombre de pièces inutiles, proportionnel à celui des hectares sur lesquels s’étend la domination de leurs redevances et de leurs chasses ». Même le goût prononcé de Jacques Rezeau pour la chasse peut être considéré comme une manière de vivre « comme un seigneur», quand les nobles avaient le monopole de cette activité (on peut d’ailleurs remarquer que le seul moment où il tient tête à sa femme se situe au retour d’une fructueuse partie de chasse…). Dans leur « château », les Rezeau mettent un point d’honneur à organiser une fois par an, une grande fête à laquelle sont conviés « le ban et l’arrière-ban de la famille, un défilé de bien pensants sous une pluie battante d’eau bénite» , histoire de rappeler à tous leur influence et même s’ils doivent faire des sacrifices. D’ailleurs, le précepteur ne comprend pas pourquoi les parents Rezeau engagent des dépenses aussi considérables alors que leurs enfants sont si mal habillés…Jean répond hypocritement à l’abbé : « nous ne sommes pas riches, nous devons tenir notre rang au moindre frais »….
Au point de vue politique, ce milieu reste très conservateur et ne s’est rallié qu’avec réticence à la République. Les Rezeau sont fondamentalement hostiles à la Révolution française et aux idées des Philosophes du XVIII°. Dans le livre, Bazin évoque la haine de ces milieux à l’encontre d’Édouard Herriot, important homme politique radical de l’entre deux guerres, qui fut ministre et président du conseil dans plusieurs gouvernements : celui-ci ose contrer l’influence de l’Eglise catholique, notamment dans le domaine de l’éducation. Depuis le début du siècle, Le mouvement qui séduit cette bourgeoisie bien pensante est celui de l’Action française, dont l’idéologie antisémite et antirépublicaine leur convient parfaitement. Mais ce milieu très catholique doit s’incliner, peut-être à contre cœur , quand le Vatican attaque ces idées extrémistes : en 1926, le Pape condamne formellement les thèses de Charles Maurras et interdit même l’année suivante aux fidèles d’adhérer à ce mouvement ou de lire l’Action française…A plusieurs reprises, Jacques témoigne de ses idées conservatrices : il fait allusion à « l’affreux Voltaire », considère que les instituteurs sont des « bolcheviks » D’ailleurs, il n’est visiblement pas question pour les Rezeau de confier leurs enfants à cette école républicaine « d’où l’on a chassé Dieu »…De ce point de vue, les prêtres engagés comme précepteurs par les Rezeau semblent offrir toute garantie : Jean s’amuse lorsqu’il s’aperçoit que son frère écrit Petrograd et non Leningrad sur la carte de la Russie, un changement qui n’est visiblement pas du goût de leur maître…

Un monde en crise…
Mais, malgré son arrogance, ce milieu est alors en crise : comme dans le reste de l’Europe, la bourgeoisie rentière en France n’a plus le même niveau de vie qu’avant-guerre. Ses rentes sont notamment affectées par l’inflation permanente qui se développe pendant et après le conflit. Dans la famille Rezeau, le déclin a sans doute même commencé avant les années 1920. Il est très clair que Jacques a conclu un mariage d’intérêt avec Paule Pluvignec, qui lui apporte une dot de 300 000 francs-or : comme l’écrit Bazin, cette rente permet à Monsieur Rezeau de faire « figure de nabab jusqu’à la dévaluation Poincaré ». De fait, cette grave crise financière des années 1920 touche surtout les classes moyennes, et Jacques avoue à sa sœur que l’argent de sa femme suffit désormais tout juste à les faire vivre… . Ainsi, il est doublement dépendant de son épouse, à la fois psychologiquement et financièrement. Après la mort de la grand-mère, le retour des parents à la Belle Angerie marque le début d’une période d’austérité. Folcoche prend d’emblée plusieurs mesures drastiques d’économie : outre le report de l’installation de l’électricité, on mégote sur tout : plusieurs domestiques sont renvoyés (à la fin du film, la domesticité se réduit à Fine, la servante sourde et muette …), les enfants ne sont pas envoyés au collège des Jésuites, beaucoup trop cher pour le budget familial, les trois garçons se partagent le même costume le soir de la grande fête familiale…On vit en vase clos, loin de toute innovation trop coûteuse…A ce propos, le cinéaste et sa scénariste Olga Vincent ont inventé une séquence qui n’existe pas dans le roman : lors de leur visite à la tante Thérèse, Monsieur Rezeau et ses fils font connaissance d’une dynamique jeune fille américaine très émancipée , et sont initiés aux joies de la nouvelle danse en vogue, le Charleston. Les femmes sont habillées à la mode « garçonne » et affichent un comportement plus décontracté. Une manière de montrer qu’une autre vie existe ailleurs, plus libre et plus moderne, et que la bourgeoisie traditionnelle à laquelle appartiennent les Rezeau est en porte à faux dans son époque…(l’électricité n’est installée à la Belle Angerie que lorsque Jean quitte le domaine…)

Familles bourgeoises, je vous hais…
En tout cas, Jean assez clairement, s’oppose à sa mère aussi sur un plan presque politique. Il s’agit bien de contester les valeurs idéologiques de la famille Rezeau. Par exemple, lors que Brasse-Bouillon et ses frères profanent l’église du domaine de la manière que l’on sait, ils veulent surtout « renier le Dieu de leur mère » (ils étaient beaucoup plus sensibles au Dieu bienveillant de leur grand-mère…). De même, lors de sa fugue à Paris, le jeune Jean lit ostensiblement l’Humanité, journal socialiste bien sûr honni dans sa famille. Bazin écrit dans son roman comment il est passé ainsi de la révolte individuelle à la remise en cause des préjugés de son milieu : « je suis le choix de la révolte (…) Je suis la négation de leurs cris plaintifs à toutes les idées reçues (…), je suis un futur abonné de l’Humanité ».
Cela dit, l’attitude de Jean est parfois ambiguë : lors de sa fugue parisienne, il adopte très naturellement un ton paternaliste lorsqu’il s’adresse à des « gens du peuple » (en l’occurrence un ouvrier dans le métro ou la domestique de ses grands parents, qu’il interpelle familièrement : « mon brave », « ma fille »). Il n’est pas impossible que Jean garde quelque part trace de son éducation bourgeoise…
On peut d’ailleurs penser que le cinéaste éprouve au fond de lui-même une certaine tendresse pour ce monde en pleine crise de confiance…Comme il le dit dans l’entretien qui figure dans ce même dossier, « c’est un contexte que je connais un peu, étant moi-même issu de petite aristocratie (…) Les Rezeau sont représentatifs de cette bourgeoisie du XIX° siècle qui rêvaient de noblesse, ne pensait qu’à acheter une terre, faire ajouter une particule à leur nom, et si possible, caser leur fille à un noble. Fervents catholiques bien sûr et chaque génération tenait à avoir un prêtre dans sa descendance. Je n’ai pas de haine pour ce milieu, contrairement à Bazin. Sa révolte a été très violente, particulièrement envers son grand-oncle, René Bazin, dont il fait un portrait sanglant dans les premières pages du livre. ». Selon Olga Vincent, le réalisateur partage cette indulgence avec le romancier (« ce milieu des Rezeau, (Philippe de Broca) le connaît par cœur et comme Bazin au fond, il a une certaine tendresse pour ces gens là »).

Ainsi, Vipère au poing a aussi une dimension sociale qu’il ne faut pas négliger : même si on peut penser que de Broca atténue la férocité de la plume d’Hervé Bazin, l’évocation est bien là, d’une bourgeoise qui n’est plus si sûre d’elle-même. Et ce sont ses propres enfants qui vont mettre en cause les valeurs auxquelles elle tient tant. En quittant La Belle Angerie, le petit Jean ne quitte pas seulement une mère qu’il déteste : il s’éloigne aussi d’un monde en déclin…

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