Un long dimanche de fiançailles, une autre vision de la guerre

Un long dimanche de fiançailles, un film de Jean-Pierre Jeunet

France, 2 heures 14, 2004

Interprétation : Audrey Tautou, Gaspard Ulliel, Jean-Pierre Becker , Clovis Cornillac , Marion Cotillard, Jean-Claude Dreyfus , Ticky Holgado

Synopsis :

    1917, front de la Somme, tranchée dite « Bingo crépuscule » : pendant cette année terrible de la première guerre mondiale, cinq soldats sont condamnés à mort pour mutilation volontaire.
     Le conflit terminé, Mathilde, la fiancée de Manech, l’un des cinq condamnés, se refuse à croire à la disparition de son amant. Malgré son infirmité et avec ténacité, elle part à la recherche de traces de son bien-aimé, avec l’aide d’un détective atypique mais efficace, Germain Pire. Tiré du roman homonyme de Sébastien Japrisot publié avec succès en 1991, le film de Jeunet est une juste évocation des traumatismes qu’a subis la société française, pendant et après le conflit. 

Un long dimanche de fiançailles,
Une autre vision de la guerre

    Le film de Jean-Pierre Jeunet sort sur les écrans à l’automne 2004, alors que l’intérêt pour la première guerre mondiale ne cesse de grandir. Comme nous l’indiquons par ailleurs dans ce même dossier, la guerre de 1914-18 connaît alors un « succès » éditorial, avec la publication de romans comme Les âmes grises de Philippe Claudel et Dans la guerre d’Alice Ferney , la sortie de films comme La chambre des officiers de François Dupeyron, et très récemment Des âmes grises d’Yves Angelo ou de Joyeux Noêl, réalisé par Christian Carion. L’université n’est pas en reste puisque que la Grande Guerre continue à alimenter de nombreux travaux érudits (outre les ouvrages de Stéphane Audouin-Rouzeau, Annette Becker, Frédéric Rousseau, Rémi Cazals, Nicolas Offenstadt, on peut citer les études remarquables du général André Bach à propos des Fusillés pour l’exemple et de L’Armée à l’époque de Dreyfus…). Le cinéaste s’explique sur cet engouement : « j’ai le sentiment que 14-18 est en train de basculer dans le grand noir de la légende historique, comme la guerre de cent ans, et qu’avant l’oubli, les jeunes gens d’aujourd’hui veulent savoir ». Et le public répond à cette abondante production : certains films ou romans ont connu un réel succès « d’audience » et le mémorial de Péronne, ouvert en 1992, accueille près de 80 000 personnes chaque année…

La genèse du projet
Jean-Pierre Jeunet pense au roman de Sébastien Japrisot dès sa sortie en 1994 (il vient de réaliser Delicatessen, sorti en 1991). Originaire de l’est de la France, le réalisateur affirme avoir toujours été intéressé par cette période de l’histoire. Il songe un moment à adapter Les carnets de Louis Barthas, mais renonce car il craint d’offrir au public une vision trop « noire ». Il est par contre séduit par « la fantaisie dans l’horreur », qu’il découvre dans Un long dimanche de fiançailles . Ce mélange des genres plaît à Jean-Pierre Jeunet, qui, dès ses premiers films, s’est distingué par un univers personnel très particulier…Mais comme les droits du livre appartiennent à des producteurs américains, le cinéaste doit remettre son projet à plusieurs reprises : finalement, sa reconnaissance outre-Atlantique lui permet, avec le soutien de la Warner, de mener à bien la réalisation d’Un long dimanche de fiançailles (il a déjà tourné pour Hollywood –Alien, la résurrection– et le succès d’Amélie Poulain n’est pas passé inaperçu aux États-Unis).
Les sources d’inspiration de Jeunet sont multiples. Il dit avoir lu de très nombreux ouvrages sur la guerre (bien sûr les « classiques » du genre, et en particulier Orages d’acier d’Ernst Jünger, La Peur de Gabriel Chevallier, Les carnets de Louis Barthas, Le Feu d’Henri Barbusse) mais il s’est aussi servi de livres de photographies …ou de bandes dessinées (celles de Jacques Tardi bien sûr). Quelques scènes fortes du film viennent directement de ses lectures : le soldat allemand dont la tête est à moitié emportée, est évoqué dans le livre de Chevallier, le Christ qui pend par un bras que l’on voit au début du film figure dans l’album photographique que Jean Pierre Verney consacre au conflit…
Mais Jean-Pierre Jeunet affirme aussi avoir une vision différente de la guerre et il se démarque des cinéastes qui ont déjà abordé le sujet, y compris les plus reconnus. Ainsi, il estime que le film de Raymond Bernard, Les croix de bois, tourné peu de temps après le conflit, « sonne faux ». Il est aussi dérangé par le film de Stanley Kubrick , Les sentiers de la gloire sorti en 1957, qui offre de la guerre un aspect trop « léché » : Kirk Douglas rasé de près, l’uniforme bien repassé, ces poilus trop «américains » pour être honnêtes…Il tente de retrouver une certaine véracité, en se mettant au cœur de la mêlée…Même le choix des couleurs est étudié : ces teintes sépia qui dominent à l’écran correspondent à la volonté du cinéaste : « l’imaginaire français, depuis près de cent ans, est nourri de ces photos bistre d’oncles morts posés sur le buffet près du calendrier des postes »…Les figurants ont été sélectionnés avec soin pour qu’ils n’aient pas des têtes de Parisiens, mais des « figures rurales » (sic), recrutés dans la population locale de la région du Poitou où ont été tournées certaines scènes du film. Sur la question de la violence, Jeunet prend aussi ses distances avec la tendance hyperréaliste de certains films de guerre récents : il préfère suggérer qu’insister, mettre selon son expression, « l’horreur hors-cadre » (de toute façon, il précise qu’il n’a montré « qu’un millionième » des images brutales dont il a eu connaissance…).
A propos des aspects du conflit évoqués par le film de Jeunet, on peut relever que la structure du film, qui reprend en partie celle du roman, fait que les scènes de guerre apparaissent sous forme de flash–back, quand les survivants répondent aux sollicitations de Mathilde (parmi les témoignages les plus importants, ceux de Daniel Esperanza, Célestin Poux, Benoît Notre-Dame…). La vision de la guerre est donc bien une reconstruction, qui vient de la mémoire des combattants, très loin des versions officielles et mensongères de la propagande. Quelques points méritent qu’on s’y attarde, sans prétendre être exhaustif sur la richesse de ce film…

Une zone durement éprouvée
Les évènements rapportés dans le film se déroulent sur le front de la Somme, dans la région entre Combles (l’hôpital où se réfugient Benoît et Manech) et Bouchavesnes (le secteur où se trouve la tranchée Bingo Crépuscule). Cet endroit est la zone où les armées française et britannique s’articulent face aux troupes allemandes (dans le livre, Japrisot explique la zone est d’abord occupée par les Canadiens, commandés par un certain lieutenant Byng…). La période est aussi cruciale : si l’année 1917 est souvent qualifiée « d’année terrible », 1916 est aussi marquée par les violentes attaques allemandes sur Verdun à partir de février et l’offensive franco-britannique dans la zone de la Somme. De fait, la bataille dans cette région a fait rage entre juillet et novembre. Pendant l’été, plus d’une vingtaine de divisions (19 britanniques et 3 françaises à l’origine) se lancent à l’attaque des positions allemandes, avec aussi l’espoir que l’adversaire relâchera sa pression sur la région de Verdun. Les forces alliées progressent effectivement de quelques kilomètres (la zone de Bouchavesnes est prise pendant cette période) mais elles échouent à prendre Bapaume, leur objectif premier. Surtout, les pertes sont considérables : près de 600 000 Allemands, 419 000 Britanniques, 194 000 enfin du côté français…(pour notre pays, les chiffres sont même plus importants que ceux constatés lors des premiers jours de l’offensive Nivelle au Chemin des Dames, quelques semaines plus tard…). Certains officiers français ont conscience de l’épuisement des troupes. Ainsi, le général Fayolle, un officier plutôt « de la race des Pétain, non des Foch » (Pierre Miquel) qui commande la 6ième armée, note que les soldats « étaient dégoûtés de se faire tuer sans succès important, sinon décisifs » ( c’est le seul général que Célestin Poux semble apprécier…).

L’enfer de la Somme
Sur les difficultés éprouvées par les soldats, le film de Jeunet fait preuve d’une réelle efficacité : la dureté des conditions de vie des poilus est bien rendue par les scènes qui se déroulent dans les tranchées. L’aspect lunaire du paysage, notamment du no man’s land entre les deux lignes ennemies, défoncé par l’intensité des bombardements correspond bien aux photographies ou aux films de l’époque. Les soldats pataugent les pieds dans l’eau, dans une boue tenace et omniprésente : leurs uniformes sont devenus informes et d’une couleur brunâtre. Un des soucis essentiels des soldats semble être de se réchauffer (Célestin Poux a enfilé une moumoute épaisse par dessus sa tenue réglementaire, il prend soin de donner des gants de laine au « Bleuet »). Une autre obsession est bien sûr le ravitaillement : de ce point de vue, on comprend l’extrême popularité de Célestin Poux, surnommé « Rab de rab » ou « la terreur des cantines » (Mathilde peut s’en rendre compte dans l’abondant courrier que lui envoient les anciens combattants, qui tous chantent les louanges de ce personnage pittoresque…). En fait, celui-ci incarne un débrouillard « à la française », prêt à toutes les combines afin d’améliorer l’ordinaire de ses compagnons de lutte (tous les cuistots n’avaient pas une aussi bonne réputation, certains étant considérés comme des « planqués » par ceux qui se trouvaient en première ligne). Notamment, on trafique l’état des pertes afin d’augmenter la ration pour ceux qui ont survécu (c’est le cas en particulier après l’assaut au cours duquel le capitaine Favourier succombe). Mais au grand dépit de Célestin et de ses camarades, la soupe est encore une fois arrivée froide…
Sur les combats proprement dits, Jeunet veut aussi innover : il affirme notamment s’être inspiré de la première demi-heure du film de Steven Spielberg, Il faut sauver le soldat Ryan. Le cinéaste plonge le spectateur au « cœur de la mêlée », au milieu des combattants, alors que les balles fusent et les obus éclatent de toute part. Les scènes de bataille sont peu nombreuses mais éprouvantes : l’une d’entre elles au début du film montre une attaque française au cours de laquelle Manech perd la raison, pour avoir reçu « un obus de trop » (il est couvert des restes de son camarade pulvérisé par le bombardement). Un peu plus tard, une séquence évoque l’assaut des soldats français menés par le capitaine Favourier, littéralement hachés à quelques dizaines de mètres des lignes allemandes par le feu des mitrailleuses Maxim. On voit même au dessus des lignes l’intervention de l’aviation . en fait, les premiers appareils utilisés sont encore peu sophistiqués (comme l’explique Célestin Poux à Mathilde, on ne peut pas encore tirer à travers l’hélice…) : l’albatros CIII biplace que l’on voit survoler le no mans’land comprend deux hommes , le pilote et le mitrailleur à l’arrière…

L’état d’esprit des combattants
La brutalité des combats, la dureté de la vie des tranchées, si bien rendues dans le film de Jeunet expliquent l’ambiguïté de l’attitude des poilus. En fait, Un long dimanche de fiançailles présente peu de personnages de patriotes « enragés » : seul le caporal Thouvenel semble être un cocardier intransigeant, qui s’exaspère quand le condamné corse veut se rendre aux Allemands en prétendant ne pas être vraiment français…Un officier comme Favourier n’est pas un « va-t’en guerre ». Quand Esperanza arrive en première ligne avec son cortège de condamnés, il est furieux : il n’apprécie pas du tout que la tranquillité du secteur soit remise en cause par l’initiative du haut commandement : il craint que les Allemands ne prennent mal l’arrivée de ces soldats français près de leurs lignes et ne brisent le « pacte de non-agression » tacite qui semble régner dans cette zone…Par contre, le commandant Lavrouye fait preuve d’un cynisme à toute épreuve : il garde « sous le coude » la grâce que le président Poincaré avait accordé aux cinq condamnés (comme le capitaine Favourier le laisse entendre à Célestin Poux avant de mourir), il exige le silence sur son initiative et fait disparaître toutes les traces de l’expédition de Bingo Crépuscule (il fait tomber le rapport dans son bain, fait comptabiliser les cinq condamnés dans les pertes du régiment…). Mais Jeunet n’exagère pas non plus un sentiment conscient de révolte contre la guerre. Lorsque le syndicaliste Six-sous tente de convaincre les hommes dans les cantonnements , il ne recueille que les sarcasmes des combattants « abrutis par le mauvais vin »…S’il meurt debout en chantant la chanson de Craonne, son geste semble bien désespéré…( la première version de cette fameuse chanson existe dès 1916 sous le nom de Chanson de Lorette : elle est ensuite modifiée avec de nouveaux couplets, notamment après l’échec de l’offensive de Nivelle. Dans le roman, le condamné chante Le temps des cerises…). Célestin Poux semble trouver bien dérisoire l’apostrophe de deux brancardiers qui s’écrient « Vive l’Anarchie ! »…
Mais les soldats sont à bout et ragent de ne pouvoir le faire savoir. Certes, ils peuvent correspondre avec leurs familles (au cours du conflit, ils auraient envoyé 10 milliards de lettres, soit près de 4 millions par jour). Ils doivent aussi ruser avec la censure militaire (des commissions spécialisées ont ainsi « épluché » le courrier pendant toute la guerre) et inventent des codes secrets avec leurs proches (Benoît Notre Dame utilise la technique dite de « l’ascenseur » dans la fameuse lettre qui intrigue tant Mathilde: dans ce système, il ne faut lire que les mots situés en début ou fin de phrase).
Mais la communication est difficile avec ceux de l’arrière, même les mieux disposés à les écouter. Quand il se heurte à l’incompréhension de sa femme lors de ses permissions, Benjamin Gordes se réfugie dans l’alcool comme au front (« là-bas, y a que ça qui nous tienne en l’air »…). Surtout, il conclut avec son épouse et son meilleur ami Bastoche le curieux arrangement que l’on sait : faire en sorte qu’il ait un sixième enfant et qu’il soit donc renvoyé dans ses foyers. De fait, il existe bien une législation spéciale à propos des pères de famille nombreuses , qui évolue au cours du conflit : d’abord ne sont concernés que les pères de neuf enfants (huit si l’on est veuf) !. A partir de 1916, la mesure est élargie à ceux qui en ont six enfants puis à ceux qui en ont quatre au cours de l’année 1917.
Mais la manière la plus spectaculaire d’échapper aux combats est bien sûr celle pratiquée par les cinq condamnés : la mutilation volontaire. Il semble bien que cette pratique soit apparue dès les premiers combats en août 1914 et qu’elle ait pris au dépourvu le haut commandement (elle n’est pas prévue dans le code militaire…). La consigne est d’assimiler les mutilations volontaires à des abandons de poste devant l’ennemi, soit des actes susceptibles d’être puni des peines les plus graves (et notamment la peine de mort). Assez vite, les médecins militaires dressent une typologie des blessures douteuses (en particulier celles qui affectent la main gauche, le pied…) et classent les « simulateurs » selon leur degré de conscience (conscients, inconscients, complets, …). Selon Vincent Suard qui a étudié la justice militaire au début du conflit, 12% des 290 condamnations à mort prononcées entre août 1914 et octobre 1916 concernent des mutilations volontaires….D’autres méthodes utilisées par les combattants font leur apparition par la suite, comme les piqûres de pétrole ou les injections d’acide picrique…Mais la justice militaire semble assez vite désemparée : après quelques « bavures », l’opinion publique et certains politiques remettent en cause la fiabilité des expertises médicales, sur lesquelles s’appuient presque toujours les tribunaux militaires. Au total, on peut estimer ces mutilations volontaires à quelques centaines sur l’ensemble des quatre années de guerre, et leur nombre aurait nettement diminué à partir de 1915.

La brutalité de la répression militaire
Pour expliquer cette baisse, sans doute faut-il invoquer la brutalité des autorités militaires contre ce qu’ils considèrent comme des actes extrêmement graves…On en sait maintenant un peu plus sur l’action de répression du haut commandement, grâce aux travaux pionniers de Guy Pedroncini à propos des mutineries de 1917 et aux études plus récentes de Nicolas Offenstadt et du général André Bach sur les « fusillés pour l’exemple ». L’idée essentielle qui ressort de ces ouvrages est que la justice militaire s‘est montrée particulièrement sévère au début du conflit : sur 600 exécutions, 430 ont lieu entre septembre 1914 et décembre 1915 (de ce point de vue, le mois le plus meurtrier de la guerre a été octobre 1914 avec 67 exécutions). Comme l’explique André Bach, le haut commandement est très sensible sur ce point et redoute par dessus tout une débandade généralisée : les conseil de guerre spéciaux mis en place au début de la guerre utilisent des procédures très simplifiées : pas d’instruction, un nombre restreint de juges, pas de recours possible ..C’est à partir de 1915 qu’on peut noter une évolution, sans doute sous la pression des hommes politiques (le député de centre-gauche Paul Meunier intervient vigoureusement à ce sujet). Le droit des accusés est sensiblement renforcé (en particulier, ils peuvent choisir leur défenseur en toute indépendance). Désormais, le président de la république peut exercer son droit de grâce quand un soldat est susceptible d’être fusillé et le recours en révision est rétabli en 1916 en cas de condamnation à mort. Certes, il existe aussi des exécutions sommaires , encouragées et en tout cas couvertes par le haut commandement, surtout au début du conflit (Joffre affirme : « nous devons être impitoyables avec les fuyards »). Par contre, la scène imaginée par Sébastien Japrisot semble assez improbable. Il se serait inspiré d’un passage des Cahiers secrets de la Grande Guerre du général Fayolle , qui évoque de manière elliptique une affaire semblable, à la date du 25 janvier 1915 : « Des 40 soldats d’une unité voisine qui se sont mutilés à une main avec un coup de fusil, Pétain voulait en faire fusiller 25. Aujourd’hui, il recule. Il donne l’ordre de les jeter de l’autre côté du parapet aux tranchées les plus rapprochées de l’ennemi. Ils y passeront la nuit. Il n’a pas dit si on les laisserait mourir de faim. Caractère, énergie ! Où finit le caractère et ou commence la férocité, la sauvagerie !… ». Mais le général André Bach doute qu’une affaire de ce type ait pu se dérouler à la fin de l’année 1916…D’autant que le haut commandement tient à ce que ces exécutions aient un caractère d’exemplarité : les condamnés sont en général fusillés par un peloton de leur propre unité, alors que les hommes sont rassemblés en carré : le verdict est lu, les dernières volontés des condamnés sont recueillies…Dans le roman, l’avocat Rouvière donne l’explication suivante : ce sont les chefs d’unité sur le front (en l’occurrence Lavrouye, surnommé « La Trouille » par ses hommes…) qui auraient pris sur eux de procéder ainsi, en gardant sous le coude la grâce présidentielle pendant deux jours…Même si l’intrigue inventée par le romancier est sujette à caution, on peut affirmer que sur l’ensemble de la guerre, le haut commandement a effectivement prouvé son intransigeance envers les défaillances réelles ou supposées des combattants.
Enfin, la survie presque miraculeuse de Benoît Notre-Dame et de Manech est difficile à croire mais pas impossible. En témoigne l’aventure assez extraordinaire qu’a vécu le caporal Vincent Moulia. Combattant valeureux au cours de la guerre (blessé à Charleroi et à Verdun, il sauve un capitaine en 1915 et capture huit officiers allemands en 1917 !), il participe à la mutinerie de son régiment au cours de la même année. Il est condamné à mort avec quatre de ses camarades, mais réussit à s’échapper avant son exécution en se cachant sous une trappe…Après de nombreuses péripéties, il rejoint Dax, son pays d’origine puis passe en Espagne, avec sa compagne Berthe (il est amnistié dans les années 1930). En bref, une histoire qui rappelle celle du paysan de la Dordogne, qui se cache dans sa ferme « au bout du monde »…

   Au terme de cette rapide évocation du film de Jeunet et de la manière dont il a abordé le conflit, on peut estimer que le cinéaste a plutôt réussi son objectif. Certains critiques ont parlé des aventures « d’Amélie dans les tranchées » à propos d’Un long dimanche de fiançailles pour en souligner le caractère superficiel. Reste que les scènes évoquant la guerre sont fortes et crédibles : le cinéaste, peut-être sans le vouloir, alimente le débat qui a opposé les historiens du conflit, à propos du moral des soldats pendant la guerre. Les poilus ont-ils tenu à cause des contraintes qu’ils subissaient ou par conviction intime ? On sait que les spécialistes travaillant au mémorial de Péronne (Audoin-Rouzeau, A. Becker) mettent en avant la « haine de l’adversaire » ressentie par les poilus, leur « consentement patriotique ». A l’inverse, d’autres chercheurs comme Frédéric Rousseau, insistent sur le poids des autorités militaires, et relativisent au contraire leur motivations nationalistes (l’auteur de La guerre censurée parle du « très improbable sentiment national »). Un long dimanche de fiançailles, comme d’autres films récents , permet en tout cas d’alimenter la réflexion sur un problème essentiel, qui n’est pas encore résolu. Sur ce point, Jeunet a réalisé une œuvre utile, en donnant « sa » vision de la guerre…

 voir aussi la première guerre mondiale à l’écran

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE :
Sur le roman et le film :
Sébastien Japrisot, Un long dimanche de fiançailles, Folioplus classiques, édition 2004
Jean Pierre Jeunet, Guillaume Laurent, Un long dimanche de fiançailles, album souvenir, Les Arènes, 2004

Sur la guerre :
-Guy Pedroncini, Les mutineries de 1917, PUF, 1967
-Nicolas Offenstadt, Les fusillés de la Grande guerre et la mémoire collective 1914-1999, Odile Jacob, 1999
-André Bach, Fusillés pour l’exemple 1914-1915, Taillandier 2005
-Frédéric Rousseau, La guerre censurée : une histoire des combattants européens de 14-18, Seuil, 1999
-Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18, retrouver la Guerre, Gallimard, 2000
-Antoine Prost, Jay Winter, Penser la grande Guerre, Points Seuil, 2004

 

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