Do the right thing : une journée particulière à Brooklyn

Do the right thing, un film de Spike Lee

États-Unis, 1 heure 59, 1989

Interprétation : Spike Lee, Danny Aiello, Ossie Davis, Rubie Dee, John Turturo, Giancarlo Esposito

Synopsis :

   Do the right thing : pour Sal,  cela consiste à ouvrir chaque matin sa fameuse Pizzeria et à vendre un maximum de ces spécialités économiques mais hautement bourratives qui font sa gloire depuis vingt ans : pour Mookie, le livreur de Sal, c’est vivre au jour le jour et en faire le moins possible. Pour Da Mayor, un brave et débonnaire poivrot, c’est échanger des considérations philosophiques avec son voisinage. Pour Mother Sister, c’est commérer à en perdre haleine au milieu d’une cour de fidèles. Pour Mister Senior Love Daddy, le DJ de la station WE-LOVE, c’est programmer des airs sympas qui font danser les jolies minettes de Bedford-Stuveysant. Pour Radio Raheem, c’est inonder le quartier de musiques tonitruantes ; pour l’activiste Buggin’ out, c’est éveiller la conscience politique de ses frères noirs. C’est faire monter d’un degré la température déjà torride New York et qui ne cesse de grimper au fils des heures…

    Dans Do the right thing, Spike Lee rend compte de la vie des habitants du quartier de Brooklyn, le temps d’une journée particulièrement chaude de l’année, dans tous les sens du terme…

Une galerie de portraits
Le cinéaste présente d’abord une galerie de portraits représentative de cette mosaïque de communautés qu’est devenue la population new-yorkaise. Spike Lee brosse le portrait de plusieurs personnages de la communauté noire, dont les opinions reflètent bien l’éclatement idéologique évoqué par ailleurs . Le « Maire » est l’image du Noir prêt au compromis, peut-être parce qu’il en a trop vu. Smiley est comme la mémoire des luttes passées : il porte toujours sur lui des photos de Martin Luther King et de Malcom X, mais son bégaiement rend son message ambigu, à la fois tragique et dérisoire. Buggin’ out est l’archétype de l’activiste, défenseur vigilant de l’orgueil de la race noire. Radio Raheem incarne l’amateur de Rap, mais dans sa version radicale, genre « Public Ennemy »  : il parle peu mais s’impose par la puissance de son « ghetto blaster » (littéralement « souffleur de ghetto », énorme radio-cassette qu’il trimballe partout à bout de bras). Mook est un personnage moins typé, mais plus représentatif de la majorité de la communauté. Comme le dit Spike Lee, il est « un peu paresseux », pas très engagé, mais tout de même sensible au discours afro-centriste : lors de sa discussion avec Pino, il lui affirme que « les Noirs ont créé la civilisation », allusion aux thèses de cette tendance. Dans le même ordre d’idées, le DJ Mister Senor Love Daddy se lance dans l’énumération de tous les grands musiciens noirs du siècle, véritable hommage à leur contribution à la musique américaine. Tous les genres possibles sont évoqués : le blues (Muddy Waters), le negro spiritual (Mahalia Jackson), le jazz (de Count Basie aux frères Marsalis, en passant par John Coltrane, etc.) les variétés (Stevie Wonder), le rap (Chuck D.) le reggae (Bob Marley)… Cette reconnaissance de la valeur de la musique noire américaine est une idée chère à Spike Lee, dont le père est musicien de jazz, et dont le film suivant a justement porté sur ce sujet (Mo better blues). Les groupes de jeunes Noires (Ella, Ahmad…) qui passent leurs journées à bavarder sur le perron des maisons semblent être là pour nous rappeler l’importance du chômage qui frappe cette tranche d’âge… Les femmes noirs (Jade, Mother-Sister…) ont aussi une place particulière, ce qui correspond bien à une réalité : dans la grande majorité des cas, elles sont devenues les vrais « chefs de famille » dans la communauté », alors que les pères sont soit absents, soit défaillants (Mook se fait remettre à sa place par Tina sur ce sujet).
Les autres minorités sont aussi présentes, même si elles occupent moins de place. Ainsi, Tina, l’amie de Mook, et un groupe de jeunes hommes, représentent la communauté portoricaine ; le couple de Coréens qui a repris l’épicerie et qui maîtrise encore mal l’anglais symbolise les immigrés asiatiques de fraîche date… Les Blancs sont peu nombreux et surtout incarnés par Sal et ses deux fils Pino et Vito, italo-américains et fiers de l’être : les autres Blancs ne font que passer sur l’écran, pour en être assez vite expulsés…

Les 3 unités
Pour décrire les rapports entre ces différents personnages, Spike Lee choisit de resserrer son scénario en respectant la règle des trois unités, de lieu, de temps et d’action.
Presque tout le film se déroule dans un décor unique : un carrefour de « Bed-Stuy » c’est à dire « Bedfort-stuyvesant« . Ce quartier se situe dans Brooklyn, un des trois grands ghettos de New-York et ses ghettos) : avec Harlem, le plus important, et le Bronx, ces trois secteurs regroupent 800 000 personnes. Comme Harlem, ces quartiers ont autrefois été résidentiels (jusqu’aux années 1920), et se composaient de petites maisons bourgeoises : mais, une fois les classes moyennes parties vers les banlieues et remplacées par une population beaucoup plus misérable, ces logements n’ont plus été entretenus… L’action du film se concentre à ce carrefour, autour duquel se trouvent la pizzeria de Sal, l’épicerie des Coréens, une grande fresque murale, le mur rouge devant lequel trois Noirs bavardent à longueur de journée. Dans les rues adjacentes, sont situés les logements de Mook, Tina, Mother-sister, et la situation de Radio WE-LOVE. Ce quartier est bien délimité aussi dans les têtes : les habitants du ghetto ont du mal à s’en éloigner et leurs pas les ramènent toujours à ce même carrefour. Ils acceptent mal les intrus, surtout quand ils sont blancs…L’homme qui passe en voiture ou celui qui a souillé les « Nike » de Buggin’out, et qui ose s’installer dans CE quartier, sur CE côté de la rue… De même, la population du ghetto ne supporte pas non plus les interventions des forces de l’ordre : quand le policier demande aux gens de rentrer chez eux, lors de l’émeute finale, Mook rétorque que ; justement, « ils sont chez eux »…
L’action est aussi concentrée sur une seule journée, une de ces très chaudes journées d’été comme en connaît New-York (près de 38° dans le film) : le film commence et se termine par la voix du DJ à la radio, qui réveille les habitants du quartier en leur annonçant la météo du jour. Apparemment, une journée qui va ressembler à toutes les autres… L’intrigue du film tourne autour de la pizzeria de Sal, et surtout de son « Mur de la gloire  » (« Wall of fame« ) où sont affichées les photos de célébrités italo-américaines (Joe di Maggio, Frank Sinatra, Al Pacino, Robert de Niro…). Dès le matin, Buggin’out s’indigne de l’absence de « frères » noirs (il réclame des portraits de MalcomX, Nelson Mandela, Michael Jordan,…) sur le mur, en faisant remarquer à Sal qu’il vit surtout de LEUR clientèle… Expulsé sans trop de ménagement de la pizzeria, il va passer sa journée à ruminer sa vengeance et à organiser le boycott du restaurant de Sal, avec d’ailleurs un succès mitigé : ce n’est qu’à la fin de la journée qu’il rallie à sa cause Smiley et Radio Rahem, qui ont -eux aussi- un compte à régler…
Mais le rythme de l’action est d’abord assez lent, comme anesthésié par la chaleur suffocante qui règne (de nombreuses scènes sont destinées « à faire transpirer le spectateur »). Cette ambiance est trompeuse : les prises de bec sont incessantes entre les personnages, le ton montre très rapidement : tout le long de la journée, les petits incidents et les disputes se multiplient. Et se réduisent souvent à des insultes, les plus vulgaires possibles (seuls le « Maire » et le DJ essaient de « calmer le jeu », et de faire retomber la tension qu’ils sentent monter irrésistiblement).

La fin du « Melting-pot »
L’histoire racontée par Spike Lee est sans doute bien banale dans les ghettos. Mais surtout, elle lui permet d’exposer sa vision des rapports entre communautés. Les liens entre Noirs et Portoricains sont rapidement évoqués : certes, des conflits existent (Radio Raheem s’oppose aux Portoricains, par radio-cassettes interposées ; Mook s’énerve quand sa « belle-mère » parle espagnol…) Mais une alliance de fait existe : lors de la bagarre finale, Noirs et Latinos se retrouvent pour piller ensemble la pizzeria de Sal et faire front devant la police. Les rapports entre Coréens et Noirs sont ambigus. ML s’exaspère devant la réussite commerciale Coréens mais Sweet Dick Willis lui rappelle qu’ils sont eux aussi des immigrés « descendus de leurs bateaux ». Lors de l’émeute, l’épicier coréen provoque la stupéfaction de ses assaillants en affirmant « qu’il est noir » (« Me Black »), afin qu’ils comprennent qu’ils sont tous du même côté… Cette description est sans doute trop optimiste : sans même parler des émeutes de Los Angeles de 1992, les Noirs ont mené des campagnes de boycott contre les commerces coréens tout au long des années 1980. Mais le sujet qui intéresse surtout Spike Lee est celui des rapports entre Noirs et Blancs, surtout représentés par la famille de Sal. Pino est le personnage raciste le plus typé et ses invectives contre les Noirs sont constantes (« ce sont des animaux »…) Mook n’a pas de mal à mettre le doigt sur ses contradictions, quand Pino « justifie » péniblement son admiration pour Magic Johnson ou Eddie Murphy… Les deux autres membres de la famille semblent plus ouverts. Vito, le fils cadet se lie d’amitié avec Mook mais c’est surtout le personnage de Sal qui est le plus approfondi. Au début du film, il est présenté comme un « libéral » : il affirme « qu’il n’a jamais eu d’ennuis avec ces gens-là », « qu’ils ont grandi avec ses pizzas et en est fier ». Il multiplie les petits gestes, envers le « Maire » ou Smiley. Son attitude à l’égard de Mook est paternelle et il le sermonne comme le ferait un père : il n’est pas non plus insensible aux charmes de Jade… Mais, « sa vraie nature » se relève brutalement à la fin du film, quand il s’emporte contre Radio Raheem en le traitant de « nigger » . Cet antagonisme Noirs contre Blancs prend un sens particulier, du fait que ces derniers sont des Italo-américains : c’est à dire une minorité tout aussi mal accueillie que les Noirs, quand elle est « descendue du bateau » au début du XX°. Mais, à la différence des Noirs, ces Italo-américains estiment avoir réussi leur intégration, comme en témoigne le « Mur de la Gloire » de Sal… En ce sens, c’est encore une provocation car il semble rappeler aux Noirs, leur incapacité à réussir dans la société américaine (dans son  livre Le destin des immigrés, Emmanuel Todd estime qu’aux États-Unis, l’intégration des minorités s’est faite « sur le dos » des Noirs).
Ainsi, Spike Lee ne laisse aucun espoir quant à la réalité du « melting-pot » : dans une séquence étonnante, les représentants des différentes communautés déversent une litanie d’insultes racistes contre une autre minorité… Tableau bien pessimiste, qui trouve son aboutissement logique dans la scène finale : l’émeute est comme la libération de toutes les tensions accumulées pendant la journée, elle est annoncée par toute une série d’incidents mineurs en apparence, mais qui, selon Spike Lee, est significative pour un habitant du ghetto. La violence s’aggrave après l’arrivée des forces de police, qui interviennent avec leur brutalité habituelle. La colère des Noirs est d’autant plus forte que cette répression s’abat toujours du même côté et qu’elle est parfois le fait de policiers noirs. L’émeute ne dure pas très longtemps, et une fois la colère retombée, tout semble reprendre comme avant , sans qu’aucun problème de fond ne soit même abordé : le maire de New-York veut créer une commission d’enquête, mais comme le dit Mister Senor Love Daddy, les autres journées de l’été pourraient aussi être chaudes.
A propos de ce film, Spike Lee s’est vu reprocher d’avoir fait un tableau incomplet et même complaisant de la vie dans les ghettos. Ainsi, l’aspect « propret » des rues de Brooklyn tel qu’il apparaît dans le film, ne correspond pas aux images « ordinaires » des quartiers noirs. De même, aucune allusion n’est faite à la drogue, qui est pourtant un des problèmes essentiels des ghettos (le crack en particulier, très bon marché, est devenu la drogue des plus pauvres : il fait l’objet d’un trafic très rentable et il est notamment consommé parmi les Noirs). Spike Lee se défend vigoureusement et il affirme avoir voulu resserrer son propos, pour éviter que l’attention du spectateur ne soit détournée. Il a consciemment refusé toute « noirceur exotique » et considère que la drogue est un problème trop important pour être traité « à la légère » (II a promis d’y consacrer tout un film, pas encore tourné à ce jour).
De même, Spike Lee évite d’évoquer les rapports entre Noirs et Juifs, sujet pourtant sensible à Brooklyn. Les liens entre les deux communautés sont devenus franchement détestables (les Juifs du quartier sont des orthodoxes et les dirigeants noirs, comme Jackson ou Farrakhan affiche des options pro­ palestiniennes, quand ils ne font pas des déclarations antisémites) . Cet antagonisme a d’ailleurs dégénéré en août 1991 : 4 jours d’émeute ont opposé Juifs et Noirs dans le quartier de Crown Heights à la suite de plusieurs incidents. En tout cas, ce sujet a dû paraître trop délicat à Spike Lee pour qu’il s’y risque, en plus en pleine année électorale (en 1989, les élections primaires démocrates pour la mairie de New-York voient s’affronter le noir David Dinkins et l’ancien maire Ed Koch, fils d’immigrés juifs polonais).
Si Spike Lee s’interdit de donner des leçons, il n’est pas neutre non plus et s’engage sur plusieurs points. D’abord, le film Do the right thing signifie sèchement que l’intégration des Noirs n’est pas possible à l’heure actuelle et même qu’elle n’est peut-être pas souhaitable. Spike Lee a expliqué par exemple qu’il n’avait pas voulu « d’heureux dénouement » (une réconciliation Sal-Mook…), qui aurait été, selon lui, « parfaitement absurde » vu la situation des Noirs aujourd’hui aux États-Unis. Pour lui, ils doivent impérativement se forger une identité culturelle et assumer leur « négritude » (dans le film, Buggin’ out recommande à Mook de « rester Noir »). La communauté d’ailleurs apprécie peu ceux qui seraient tentés de « trahir  » (on peut comprendre comme cela les remontrances que Mook adresse à sa sœur Jade, accusée de ne pas résister suffisamment aux avances de Sal).
Le film exprime aussi le sentiment diffus que les Noirs doivent « se prendre en mains en finir avec « le statut de victime ». Quand ML déplore la réussite insolente des épiciers coréens, Sweet Dick Willie lui rétorque : « avec vous les nègres, c’est toujours le même refrain ». Dans un entretien, Spike Lee explique « qu’on pourrait commencer par monter nos propres épiceries au lieu de râler contre les Coréens ». Peu de temps après, Ahmad est furieux contre le « maire » qui s’apitoie sur son sort : « c’est toi qui t’es mis dans cette situation : je respecte ceux qui se respectent »…
Dans son film, Spike Lee indique aussi clairement que pour lui, la violence des Noirs est compréhensible et même légitime quand les Blancs sont agressifs (il reprend complètement à son compte l’opinion de Malcom X sur ce sujet …) Comme il l’a expliqué, c’est l’atitude de Mook qui lui semble « politiquement correcte ». Sa prise de conscience est longue à venir, mais en jetant une poubelle dans la vitrine de la pizzeria, il fait « la chose juste » (« do the right thing« ) : la violence du geste est totalement justifiée par la mort inutile et injuste de Radio Raheem, comme Mook essaye de l’expliquer à Sal au lendemain de l’émeute. Finalement, une pizzeria dévastée (mais les assurances paieront) contre un jeune noir tué, on ne peut même pas dire que la balance est égale…
En tout cas, le cinéaste donne une dimension politique à son film. Dans la dernière séquence, Mister Senor Daddy pousse ses auditeurs noirs à s’inscrire sur les listes électorales, « car les élections municipales sont pour bientôt ». Quelques mois après la sortie de Do the right thing, David Dinkins est le premier Noir élu maire de New-York en novembre 1989 (il recueille les voix de la communauté mais aussi 30 % du vote blanc).
Le film de Spike Lee est aussi un constat sur l’état d’esprit de la communauté noire aujourd’hui : il montre l’effondrement du rêve de l’intégration, les difficultés qu’éprouvent les Noirs à se situer dans la société américaine. Que ce soit un cinéaste Noir qui ait réalisé Do the right thing peut déconcerter, parfois même agacer à cause de certains partis-pris : il donne au message du film une force singulière…

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