Bowling for Columbine : voyage au pays de la violence et de la peur

Bowling for Columbine, un film de Michael Moore

États-Unis, 2 heures, 2002

Synopsis :

   Bowling for Columbine prend comme un point de départ un incident réel, qui a traumatisé l’Amérique : le 20 avril 1999, deux jeunes gens, Eric Harris (18 ans) et Dylan Klebold (17 ans), lourdement armés notamment de fusils et de pistolets-mitrailleurs, tuent douze de leurs camarades, un professeur, puis se suicident : comme d’habitude, avant de commettre un mauvais coup, les deux adolescents avaient été tranquillement jouer dans le bowling de la ville…
Face à cette tragédie, Michael Moore cherche à comprendre comment son pays en est venu à être l’un des plus violents de la planète : violence de l’histoire, violence de la société, violence des médias, violence économique… Sur un ton parfois ironique mais toujours grave , il dresse un état des lieux sans concession, et décrit une Amérique surarmée et paranoïaque. En quelque sorte l’envers de la médaille de «l’Empire du bien »…

Bowling for Columbine : voyage au pays de la violence et de la peur

   Dans ces deux films documentaires précédents, Michael Moore s’était attaqué aux grandes entreprises qui dominent l’économie américaine et licencient sans états d’âme des milliers d’employés, afin d’augmenter leurs profits (la General Motors dans Roger and me, Nike dans the Big One)…Cette fois, le réalisateur américain aborde un autre problème essentiel de son pays : la violence qui imprègne toute la société américaine. Il prend comme point de départ le massacre qui a eu lieu dans le lycée d’une petite ville du Colorado, Littleton (Columbine High School). Le 20 avril 1999, deux élèves, Eric Harris (18 ans) et Dylan Klebold (17 ans), arrivent dans l’établissement un peu après 11 heures, lourdement armés (un fusil à canon scié, un fusil à pompe, un pistolet semi-automatique 9 mm, un fusil semi-automatique 9 mm, ainsi qu’une trentaine de bombes artisanales). Selon un plan préparé à l’avance, ils investissent plusieurs endroits du collège : la cafétéria, une salle de sciences, la bibliothèque. En plus de deux heures, ils tuent douze de leurs condisciples et un professeur, puis se suicident : près de 900 balles ont été tirées par les deux jeunes meurtriers (Moore inclut quelques images de la tuerie, filmées par une caméra vidéo située dans le lycée, alors que la bande-son fait entendre les conversations téléphoniques de la police au cours de la fusillade.). A partir de cette tragédie, Michael Moore tente de comprendre pourquoi deux adolescents, enfants gâtés de la classe moyenne blanche, ont pu en venir à de telles extrémités. A sa manière bien particulière, il dresse ainsi un état des lieux assez terrifiant d’une société américaine gangrenée par la violence.

Une violence omniprésente
Cette violence semble omniprésente et touche l’Amérique dans ses profondeurs : elle a des dimensions historiques, politiques et sociales.

Une violence historique
Michael Moore évoque dans un court dessin animé situé au milieu du film, l’histoire violente des Américains, depuis l’arrivée des premiers pèlerins du May Flower jusqu’à l’époque la plus contemporaine… Et de rappeler les guerres indiennes, la guerre de Sécession, tous les épisodes meurtriers qui ont marqué la courte histoire des États-Unis : Charlton Heston lui-même insiste sur le fait que « l’histoire de notre pays a beaucoup de sang sur les mains »…Mais c’est pour l’association qu’il préside, la National Rifle Association, une manière de justifier le surarmement des Américains… Invoquer le Wild West, la tradition des pionniers qui devaient se défendre dans un environnement hostile, permet au prestigieux acteur d’expliquer que les détenteurs d’armes à feu sont quasiment en état de légitime défense. Or, ce fait est loin d’être avéré. Selon Philippe Jacquin, éminent spécialiste de l’histoire américaine, il y eut certes des violences au cours de la conquête de l’Ouest mais plus limitées qu’on ne le croit. Les villes de bétail (cattle towns) présentées comme des enfers, ont été plus calmes que ne le prétend la légende. Et de raconter la déception des touristes quand ils constatent qu’il n’y a que 28 tombes dans le cimetière de Boot Hill. Par contre, l’historien français met en cause le rôle des journaux de l’époque, avides d’histoires à sensation : «quant aux crimes et violences, on a le sentiment que leur nombre augmente, aussitôt que le tirage baisse»… Les guerres indiennes ont un bilan plus lourd : entre 1789 et 1898, les Indiens ont tué près de 7000 Blancs (les deux-tiers étant des soldats) et ont perdu près de 4000 combattants. Ces chiffres n’ont rien à voir avec la baisse démographique catastrophique de la population amérindienne, entre l’arrivée des premiers blancs sur le continent et la fin du XIX° siècle ( sans doute plusieurs millions d’individus à l’époque de la conquête, moins de 250 000 lors du premier recensement en 1900). De même, les Noirs ont payé un lourd tribut au cours des siècles derniers : juste après la guerre de Sécession, alors que le Ku-Klux-Klan est fondé, les lynchages se multiplient: 2500 sont dénombrés entre 1884 et 1900 dans les 4 états du Sud profond (Géorgie, Alabama, Mississippi, Louisiane).

Une violence politique
Mais cette violence n’est pas seulement historique: elle est aussi politique. Michael Moore s’intéresse ainsi aux groupes paramilitaires qui ne cessent de se former aux Etats-Unis (l’organisation des Patriotes comprendrait 100 000 membres actifs, dont 12 000 au Michigan, 5 millions de sympathisants). Il s’entretient avec des membres de la milice du Michigan, organisation dont sont issus Timothy MacVeigh et Terry Nichols, les auteurs de l’attentat d’Oklahoma City (en 1995, ces deux hommes, militants d’extrême-droite, avaient fait sauter un bâtiment public de la ville, provoquant la mort de 168 personnes). Certes, ces petits bourgeois en treillis militaire, se défendent de toute volonté agressive : ils se présentent comme des «citoyens vigilants» mais «ni racistes, ni terroristes, ni agitateurs». Mais l’entretien qu’accorde James Nichols au cinéaste est pour le moins édifiant. Relâché faute de preuves après l’attentat, l’homme développe des idées qu’on retrouve dans de nombreuses organisations paramilitaires. Il ne cesse de faire référence à la constitution (en particulier au deuxième amendement) et dénigre les forces de l’ordre du gouvernement fédéral («des représentants de la loi, si l’on peut dire»). Surtout, il invoque le droit à se révolter contre le gouvernement, s’il devient tyrannique: «si les gens comprennent qu’ils ont été dépouillés et asservis (…), ils se révolteront. Le sang coulera dans les rues». Ces idées sont celles de toute une mouvance d’extrême-droite, qui s’est développée surtout depuis les années 1980. Ces organisations prônent souvent l’utilisation de la force armée. La grande majorité d’entre elles mettent sur pied des camps d’entraînement où les plus militants apprennent les méthodes de guérilla utiles lorsque la guerre raciale commencera… La plupart d’entre eux se réclament du deuxième amendement de la constitution, qui autorise la formation de milices armées. Dans certains états comme le Washington, l’Oregon, les Dakotas, le Montana, le Kansas, l’Arkansas, l’Idaho, le Missouri, le Texas, des dizaines de camps sur des surfaces importantes (jusqu’à plus de cent hectares) parfois au sein même de bases militaires, accueillent régulièrement des candidats à la lutte «pour la survie». Il est certain que les deux jeunes tueurs de Littleton ont été sensibles à cette idéologie : une lycéenne précise que l’une des victimes a été abattue juste parce qu’elle était noire (Isiah Shoels). Le groupe de lycéens auquel appartenaient Harris et Klebold, la «mafia des longs manteaux» avait déjà manifesté sa fascination pour les idées nazies. Le massacre a lieu le 20 avril, date anniversaire de la naissance de Hitler. Comme MacVeigh et Nichols, certains d’entre eux sont prêts à tous les excès. Dans Bowling for Columbine, James Nichols témoigne même d’un humour qui fait froid dans le dos. Quand Michael Moore lui demande s’il faudrait contrôler la possession des armes nucléaires, le militant s’interroge gravement : « il faudrait quand même limiter (les armes atomiques), il y a des cinglés, il ne sont pas tous enfermés».

Une violence impérialiste
Michael Moore s’attarde aussi sur la violence des États-Unis envers l’extérieur. Il relève ainsi toutes les interventions des troupes américaines ou des agents de la CIA, depuis les années 1950 et la guerre froide jusqu’aux évènements du 11 septembre.. Il ne peut s’empêcher de faire le rapprochement entre la violence des deux adolescents de Littleton et la politique agressive des États-Unis. Par contre, le responsable de Lockheed Martin interrogé dans le film «ne voit pas bien le rapport» : il s’agit pour les États-Unis de se défendre contre des agresseurs. Et de préciser immédiatement que son entreprise a décidé de consacrer 100 000 $ pour le financement d’un programme sur «la gestion de la colère» dans les établissements scolaires.

Une violence médiatique
Michael Moore ne manque pas aussi de relever à quel point la violence est complaisamment étalée à la une des journaux ou dans les émissions de télévision. L’un des témoins qu’il interroge, le professeur Glassner indique «qu’alors que les meurtres ont baissé de 20 %, les reportages à la TV sur les crimes ont augmenté de 600 %!». De fait, dans un contexte de plus en plus concurrentiel, les principaux médias américains se livrent à une course à l’audience implacable. Et dans cette optique, il n’est pas douteux que la violence est un excellent argument de vente (comme l’avoue un journaliste de Los Angeles, «on choisit toujours le flingue») . Quand Michael Moore lui demande pourquoi il ne traite pas de la délinquance financière, le producteur de la célèbre émission Cops répond que «cela n’est pas palpitant». On a même vu dans les années 1980-1990, apparaître des chaînes spécialisées dans les affaires judiciaires (en 1991, est lancée Courtroom television Network qui diffuse des procès réels, en direct ou en différé. Le procès O.J Simpson a été reconstitué en studio par une chaîne privée). Cette dérive médiatique est d’autant plus grave que les reportages sur les crimes ont tendance à stigmatiser toujours les mêmes catégories de population, renforçant encore la paranoïa ambiante : selon le professeur Glassner interrogé dans le film, «l’homme anonyme, urbain, généralement noir, devient le bouc-émissaire de tout le monde»…

Une violence sociale
Enfin, le cinéaste aborde le thème de la violence sociale, à propos d’un autre tragique incident. A Flint, la ville natale de Michael Moore, un petit garçon, Jimi Hugues, tue une de ses camarades de l’école primaire, Kayla Rowlands, âgée de 6 ans (l’enfant avait trouvé une arme dans l’appartement de son oncle). En approfondissant son enquête, le réalisateur prend conscience des conditions très difficiles dans lesquelles vivait la mère du petit garçon. En fait, elle devait suivre un programme «d’aide sociale» , censé la remettre dans le droit chemin. Tous les jours, elle devait faire 3 heures de route aller et retour pour se rendre sur son lieu de travail, dans une ville située à 120 km de son domicile, pour gagner 5,5$ de l’heure. Pour compléter ses revenus, elle avait dû prendre un deuxième emploi dans une chaîne de restaurants… Ainsi, elle ne pouvait voir ses enfants de toute la journée, alors qu’elle travaillait 70 heures par semaine. Sans excuser le geste du petit garçon, Michael Moore montre bien la perversité du système d’aide sociale aux Etats-Unis, passé en quelques années du Welfare de l’époque de Roosevelt au Workfare au temps de Ronald Reagan. Déjà, sous le mandat du président républicain, est voté l’Omnibus Budget Reconcilation Act,qui aboutit à une baisse de 25% des crédits pour l’aide sociale. Pendant la présidence Clinton, le congrès à majorité républicaine fait voter en 1996 le Personal Responsibility and Work Opportunity Act, qui instaure un système plus contraignant : les allocations sont réduites et limitées dans le temps, assorties de conditions souvent draconiennes. Les pouvoirs locaux sont en charge de distribuer les aides sociales et on insiste sur la dimension morale (la famille et le mariage doivent être préservés). Pour percevoir certaines aides, les mères célibataires qui ont moins de 18 ans doivent demeurer chez leurs parents. Cette dureté envers les plus déshérités de la société américaine est d’autant plus choquante que les inégalités sociales n’ont cessé de se creuser dans les deux dernières décennies : en 1979, les 5% des ménages les plus riches gagnait 10 fois plus que les 20% les plus pauvres. En 1999, le rapport est passé à 19 fois plus… En 1980, un patron d’une grande entreprise américaine touchait en moyenne 42 fois le salaire de son ouvrier : en 2000, 691 fois plus… Même si le taux de pauvreté a reculé pendant les années 1990, le phénomène reste massif : 32 millions de personnes sont concernées, et de plus en plus des femmes et des enfants (40% des enfants noirs sont pauvres).

Des causes complexes
Au moment d’avancer une explication, Michael Moore semble hésiter et multiplie les pistes. Le père d’une des victimes du massacre avoue son désarroi: «je ne sais pas» finit-il par lâcher, après avoir envisagé plusieurs hypothèses. Dans une autre séquence, le cinéaste aligne, en très courts extraits des «opinions d’experts» en général conservateurs, qui invoquent pèle-mêle, le laxisme à l’école, la télévision, et même South Park, Marylin Manson et le rock gothique… Michael Moore s’empresse d’aller interroger les personnes incriminées mais reste perplexe. Les auteurs du célèbre feuilleton télévisé disent s’être beaucoup inspirés de Littleton, «cette ville de bouseux débiles», pour créer leurs personnages. Le chanteur de rock estime qu’il est une cible bien pratique : « je suis un symbole de la peur. Je représente ce que tout le monde redoute ». Le cinéaste ne se contente pas non plus de réponses toutes faites. Quand Charlton Heston affirme que l’histoire des États-Unis a été violente, Michael Moore lui fait remarquer que d’autres peuples ont eu, eux aussi, un passé sanglant, comme l’Allemagne, le Japon, le Royaume-Uni, ou la France et que pour autant, ces pays n’ont pas le même taux effrayant d’homicide (lors d’une autre séquence du film, il illustre l’histoire de ces états par quelques images d’archives).

En fait, Michael Moore voit dans toute cette violence l’expression d’une paranoïa, surtout ressentie par la communauté blanche du pays (cf textes de Michael Moore sur la culture de la peur dans ce même dossier). Selon lui, dès les premiers temps, les Américains ont eu peur d’ennemis réels ou potentiels: peur des Indiens, des Noirs, des immigrés clandestins et c’est cette crainte permanente, alimentée par les médias, utilisée par les politiciens, qui est à l’origine de ce désir de se protéger des autres… Dans la société américaine, le modèle intégrateur américain, s’il n’a jamais existé, est en panne : le melting pot a cédé la place au salad bowl (la salade composée ) et les WASP (White Anglo Saxon Protestants) sont sur la défensive. Les rapports entre les communautés se sont détériorées, au point qu’en 1990, le FBI a créé un indice spécial , les «crimes de haine» (hated crimes), qui recensent ce type de délinquance (en 1997, 9861 infractions, 70% contre des personnes,les deux tiers étant des noirs).A l’extérieur, les Etats-Unis ont toujours eu tendance à diaboliser leurs adversaires : on se souvient de la fameuse formule de Ronald Reagan, qui qualifiait le camp soviétique d’ « Empire du mal » ou plus récemment de George W. Bush, désignant Saddam Hussein comme le nouveau Satan. Cette peur de l’Autre pourrait être la clef de la crispation de la société américaine.
Michael Moore trouve au Canada le contre-exemple qui lui semble appuyer ses arguments. Le voisin américain est un pays dont les habitants sont aussi très bien armés, mais où le taux d’homicide est nettement inférieur. La principale raison tient, selon le cinéaste, aux relations pacifiées qui règnent au sein de la société : des habitants si peu craintifs qu’ils ne ferment pas leurs portes à clef (Michael Moore va s’en assurer!), des rapports cordiaux entre les races, un système social qui profite à tous, des quartiers pauvres tout à fait «convenables»…

Une Amérique qui se protège
Dans le climat d’angoisse qui prévaut aux États-Unis, il ne faut pas s’étonner de l’arsenal de mesures protectrices qui n’a cessé de s’étoffer au cours des dernières années. Déjà, l’Amérique est une nation en armes : 200 millions d’armes circulent dans le pays. Les deux tiers des personnes qui détiennent une arme à feu, en ont plusieurs et 12 millions d’armes sont vendues chaque année. 25% des 70 millions des détenteurs d’armes à feu affirment les garder toujours chargées. Cette situation est favorisée par le fait qu’il est assez facile d’acheter une arme, même les plus puissantes: si la législation a été renforcée pour les achats dans les armureries, on peut toujours s’approvisionner dans les «foires aux armes» (guns shows) ou sur Internet (certaines des armes utilisées par Harris et Klebold à Littleton ont été achetées de cette façon). Le prix de ces armes est assez abordable : en 1999, il faut débourser 350 $ pour un pistolet mitrailleur Tec.9, 450 $ pour un fusil d’assaut AK 47 . Michael Moore commence d’ailleurs son film sur ce thème : il obtient un splendide fusil juste en ouvrant un compte dans une banque locale (le cinéaste peut ironiser en remarquant qu’il n’est peut-être pas très prudent de distribuer des armes à feu dans un tel établissement). Un peu plus tard, il s’insurge, avec deux victimes de Littleton, de la vente libre de munitions 9 mm dans les magasins K-Mart (grâce à une pression médiatique, il parvient à faire reculer la direction). Mais ce surarmement ne suffit pas ou plus. Dans tout le pays, les gated communities se sont multipliées, permettant à la classe moyenne blanche de se calfeutrer dans des quartiers réservés, très bien protégés… En 1995, près de 4 millions d’Américains habitent déjà dans ce type d’endroits, surtout en Floride et en Californie et tous les urbanistes estiment que ce nombre va continuer d’augmenter : Disney a prévu de construire en Floride Celebration, la plus grande ville privée des États-Unis (8000 logements pour 20 000 habitants). La répression contre la criminalité a aussi été durcie. Les lois ont été modifiées de telle sorte que la délinquance soit sévèrement punie dès les premiers actes et que les criminels ne bénéficient d’aucune tolérance excessive (c’est le sens de la fameuse règle de base-ball «three strikes and you’re out» c’est à dire « trois fautes et tu es éliminé», que certains ont voulu appliquer sans états d’âme dans le domaine de la délinquance). A New York en 1993, lors du mandat de Rudolph Giuliani, la police a mis en place une politique de répression implacable, traquant les plus petits délits (stratégie dite de «la vitre cassée» : on n’hésite pas à punir les actes les plus anodins, afin de prévenir une criminalité plus importante). Ce durcissement a abouti à une véritable explosion du nombre de détenus : depuis que Bill Clinton a été élu Président, l’effectif des prisonniers a doublé pour atteindre aujourd’hui près de 2 millions de personnes… Selon Loïc Wacquant, professeur à l’université de Berkeley (Californie,) cette tendance n’est pas seulement une réponse à l’insécurité, elle correspond aussi à une peur sociale. Ce grand «renfermement» des «classes dangereuses», comme au XIX° siècle, est la conséquence de la progression de l’idéologie néo-libérale aux États-Unis depuis depuis une vingtaine d’années. On assiste «à la mise en place d’une politique de criminalisation de la misère qui est le complément indispensable de l’imposition du salariat précaire et sous-payé ainsi que le redéploiement des programmes sociaux dans un sens restrictif et punitif». On sait enfin que la peine de mort est appliquée avec sévérité dans nombre d’états américains (38 à ce jour) : deux à trois cent condamnations à mort sont prononcées chaque année (une centaine d’exécutions ont eu lieu en 1999) et plus de 3000 détenus attendent dans les «couloirs de la mort» (au Texas, l’état du gouverneur George W. Bush, 150 personnes ont été exécutées entre 1995 et 2000 et 450 sont en attente). Les autorités du FBI ont même réfléchi aux signes avant-coureurs qui permettraient de déceler les adolescents «tueurs-nés» (cf article dans ce même dossier): à partir de l’étude de 18 cas de massacres survenus en milieu scolaire, ils ont établi une liste de symptômes qui devraient alerter les responsables adultes (cette idée de repérer les criminels potentiels rappelle le scénario du film de Steven Spielberg, Minority Report). Mais, malgré toute cette panoplie répressive, les progrès sont limités (même si le recul de la criminalité est spectaculaire à New York) et la société américaine est encore une des plus violentes au monde.

Vers une prise de conscience?
Depuis quelques années, l’opinion publique américaine varie, au rythme des massacres les plus médiatisés. En général, la population se montre favorable à un contrôle sur les armes à feu à chaque nouvel incident. Ainsi, en juin 1999 (quelques semaines après Littleton), un sondage indique que 73% des personnes interrogées se prononcent en faveur d’une limitation des armements. De nombreuses villes (Chicago, Detroit, Philadelphie, Miami, San Francisco ou Washington) ont porté plainte contre les fabricants d’armes, en les accusant de ne se pas préoccuper de la distribution de leurs produits (en février 1999, 15 fabricants d’armes ont ainsi été condamnés par un jury fédéral de Brooklyn). Plusieurs de ces agglomérations ont mis en place des programmes afin de récupérer les armes en circulation : une certaine somme d’argent est versée à toute personne qui remet ses armes à la police (guns for cash). Le 14 mai 2000, des centaines de milliers de femmes, blanches et noires, défilent à Washington afin d’obtenir des lois beaucoup plus sévères quant à la vente d’armes à feu (Million Mom March). Au cours de ses deux mandats, le président Clinton, sans doute sincèrement ému par ces massacres, a tenté à plusieurs reprises de faire voter des textes limitant la vente et l’utilisation d’armes à feu… Son attitude contraste avec la «timidité» des présidents républicains qui l’ont précédé (Bush père en particulier ne se résout à adopter une législation plus restrictive à propos des armes de guerre que sur l’insistance de sa femme, après la tuerie de Stockton en 1988…). Deux lois sont votées sous l’administration du président démocrate. La loi « Brady Handgun Violence Prevention Act » (1993) exige que les armuriers demandent à leurs clients leur casier judiciaire avant de leur vendre une arme. 250 000 personnes sont ainsi écartées (soit 2% des ventes). De même, le Congrès vote en 1994 le Violent Crime Control and Law Enforcement Act, qui déclare illégale la possession d’armes à feu pour les mineurs de moins de 18 ans. Après le massacre de Littleton, Clinton tente de profiter de l’émotion soulevée par le carnage mais ne réussit à faire voter qu’un modeste amendement par le Congrès.

   En fait, l’opinion est aussi travaillée par les puissants lobbies hostiles à toute limitation des armes à feu. Le plus célèbre et le puissant de ces groupes est bien sûr la National Rifle Association, présidée à partir de 1998 par l’acteur Charlton Heston. Cette association est fondée en 1871, par des vétérans de la guerre civile, notamment pour assurer «la promotion de la sécurité des citoyens». La base fondamentale sur laquelle s’appuie la NRA est le fameux deuxième amendement, notamment invoqué par Charlton Heston lors de son entretien avec Michael Moore. L’acteur estime qu’il s’agit «d’un des droits transmis par les blancs qui ont inventé ce pays». Ce texte voté en 1789, ratifié en 1791, indique : « une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, il ne pourra être porté atteinte au droit du peuple de détenir et de porter des armes». La jurisprudence reste ambiguë car elle précise rarement s’il s’agit d’une autorisation individuelle ou collective… Reste que la NRA s’appuie constamment sur ce texte pour empêcher le vote de toute loi restrictive à l’acquisition et à la détention d’armes (dans de nombreux états, cet amendement est considéré comme un «droit sacré»). L’association s’appuie sur un réseau très dense d’adhérents (autour de 3,5 millions de personnes en 2000) et bénéficie du soutien financier considérable …des fabricants d’armes (Colt, Browning,…). Dans les années 1990, alors que les massacres se multiplient, la NRA semble en perte de vitesse (le nombre d’adhérents aurait baissé : il serait passé de 5,7 millions en 1980 à près de 4 millions en 1995-1997) et doit se défendre de soutenir les tueurs (son principal argument est de dire que ce sont les hommes qui tuent, non les armes…). C’est d’ailleurs à cette époque que Charlton Heston est porté à la tête de l’association, afin de redorer son blason et de mener une campagne médiatique plus active (comme le remarque Michael Moore, la NRA organise systématiquement des réunions dans les villes où ont eu lieu des massacres, comme à Littleton ou à Flint). C’est au cours de ces meetings que l’on peut voir le célèbre acteur brandir un fusil au dessus de sa tête, en s’écriant : «s’ils le veulent, il faudra me passer sur le corps» (Charlton Heston a été reconduit à la tête de l’organisation en 1999 et en 2000).
Mais son pouvoir de nuisance reste redoutable. La NRA dépense des sommes considérables pour soutenir les hommes politiques qui sont favorables à ses idées : les républicains au Congrès auraient ainsi reçu annuellement une somme de 1,5 millions de dollars de l’association et ont bloqué certaines des initiatives de Bill Clinton. Juste après le massacre de Littleton, un texte sur la délinquance juvénile (The Juvenile Crime Bill) est voté par le Sénat en mai 1999 (il prévoyait notamment de contrôler les antécédents judiciaires des acheteurs lors des «foires aux armes» (guns shows). Mais la loi est rejetée dès le mois suivant à la Chambre des Représentants, en majorité républicaine, grâce à l’action des partisans du lobby des armes. Plus récemment, certains attribuent même l’échec d’Al Gore dans certains états lors des dernières élections présidentielles (Arkansas, Virginie, Tennessee) à l’influence de la NRA . L’association n’a caché pas sa joie quand elle a appris la candidature de George W. Bush : «ce sera comme si nous avions un bureau à la Maison Blanche», affirme alors l’un des principaux responsables. Après l’élection du président républicain, un autre dirigeant s’est félicité: «avec la nouvelle équipe, nous allons travailler activement et évincer les bureaucrates anti-armes au cœur du gouvernement fédéral». D’ailleurs, le nouveau ministre de la justice, John Ashcroft, ne tarde pas à montrer quel est son camp : «le texte et l’objectif originel du deuxième amendement garantissent clairement le droit des individus de porter des armes à feu». Une nouvelle loi est en préparation, qui interdirait de porter plainte contre les sociétés responsables de la fabrication et de l’importation d’armes à feu. Aujourd’hui, la plupart des politiciens des États-Unis semble avoir renoncé à toute volonté de contrôle des armes à feu : selon Erich Pratt (Gun owners of America), «il serait politiquement suicidaire de défendre le contrôle des armes».

   Ainsi, quatre ans après le drame de Littleton, on ne peut que partager le pessimisme de Michael Moore à la fin de son film. D’autant que l’actualité récente semble illustrer les propos qu’il tient dans Bowling for Columbine : «le gros avantage d’un peuple terrorisé, c’est que les hommes d’affaires et les hommes politiques peuvent se permettre presque n’importe quoi»…La façon dont l’administration républicaine a utilisé la menace terroriste pour faire adopter le Patriot Act en témoigne: ce texte, voté à une écrasante majorité au Congrès le 25 octobre 2001, restreint de manière conséquente les libertés individuelles auxquelles les Américains se disent si attachés. Il n’est plus vraiment question de limiter l’accès aux armes alors que la psychose des attentats est encore bien présente. La tragédie de Littleton semble bien oubliée…
Reste une interrogation que le cinéma américain retourne dans tous les sens : comment se fait-il que de jeunes adolescents blancs, gâtés par la vie, se livrent à de tels déchaînements de violence? Les derniers films de Gus Van Zant (Elephant) ou de Larry Clark (Ken Park) montrent que le sujet n’est pas clos.

 

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