Au nom du Père : les Conlon, père et fils

Au nom du Père (In the name of the Father),

un film de Jim Sheridan

Grande-Bretagne, 2h 13, 1994

Interprétation : Daniel Day-Lewis,  Emma Thompson
Pete Postlethwaite, John Lynch

Synopsis :

    1974 : une bombe explose dans un pub de Guilford, petite ville anglaise au sud de Londres, alors que l’IRA a lancé une campagne d’attentats pour faire pression sur le gouvernement britannique à propos de l’Irlande du Nord…Un jeune délinquant originaire de Belfast, Gerry Conlon et son ami Paul Hill sont arrêtés par la police anglaise. Les deux jeunes gens sont interrogés sans relâche par les enquêteurs et finissent par avouer tout ce qu’on leur demande…Plusieurs membres de la famille de Gerry, dont sa tante Annie et son père Giuseppe, sont à leur tour arrêtés pour complicité…Tous sont condamnés à de lourdes peines de prison, alors que l’instruction semble avoir été pour le moins bâclée…L’intervention d’une jeune avocate Gareth Pierce semble ramener un peu d’espoir pour faire éclater la vérité….

Les Conlon, père et fils

   En réalisant Au Nom du père, Jim Sheridan a bien sûr voulu évoquer le conflit d’Irlande du Nord et le destin malheureux des Catholiques de l’Ulster (il revient encore sur ce sujet dans son dernier film, The Boxer interprété par Daniel Day-Lewis). Mais c’est aussi l’occasion pour lui d’aborder un thème qui lui tient à cœur, les rapports entre père et fils, qui ont déjà inspiré certains de ces films antérieurs (The Field, My Left Foot). Ces relations servent de trame à la construction dramatique du film. Pour rendre le scénario plus efficace, Jim Sheridan a été amené à concentrer l’action. Ainsi, contrairement à ce qu’on voit dans Au Nom du père, le procès des 4 de Guilford ne s’est pas déroulé en même temps que celui de leurs présumés complices (dont Giuseppe Conlon) : de même, le père et le fils n’ont jamais partagé la même cellule. Si l’Histoire constitue un arrière-plan omniprésent, ce sont bien les liens entre Gerry et Giuseppe Conlon qui sont au centre du récit….

« Gerry, homme-enfant »
Dès le début du film, Gerry, le personnage principal, apparaît comme immature, « à peine adulte, plutôt un homme-enfant, léger et irresponsable » (Agnès Peck, Positif). Dans les premières scènes qui se déroulent à Belfast, il n’est qu’un petit délinquant sans cervelle, qui déclenche une émeute par son attitude provocatrice envers les troupes anglaises. Il se met également à dos les responsables de l’IRA, exaspérés par son comportement : les militants nationalistes craignent en effet, qu’à cause de ses provocations, l’armée anglaise ne découvre leurs caches d’armes. Aussi, ils s’apprêtent à le punir quand son père intervient « in extremis ». Par la suite, Gerry est encore présenté comme faible de caractère, sinon faible d’esprit…Quand il débarque avec son copain Paul Hill dans le « swinging London » des années 1970, le jeune Irlandais semble surtout fasciné par la liberté qui règne dans la capitale britannique. Il apprécie particulièrement l’accueil chaleureux qu’il reçoit dans la communauté hippie, surtout des jeunes filles… Cette vie « facile » est d’autant plus attrayante que Gerry vient d’une famille plutôt rigoriste en ce qui concerne la morale…Il continue à vivre d’expédients, au jour le jour, en ne prenant rien au sérieux…Quand il visite l’appartement de la prostituée, il s’amuse avec les accessoires érotiques et dépense très vite l’argent qu’il a trouvé, pour s’acheter une tenue voyante…Gerry n’est d’ailleurs pas un « vrai dur » et même plutôt un « bon gars » : il donne gentiment de ses nouvelles à sa famille et ne lui réclame même pas d’argent, au désespoir de son ami Paul. Il donne le peu d’argent qui lui reste au clochard Charlie Burke, qui semble en avoir besoin plus que lui…Même quand Gerry est accusé puis jugé pour l’attentat de Guilford , il semble avoir du mal à prendre cela au sérieux…Alors que le procès s’ouvre, il glousse avec ses amis quand la Cour pénètre dans le tribunal et se fait rappeler à l’ordre par son père. Plus tard, les jeunes gens s’amuser à tresser des nattes avec les perruques de leurs avocats et Giuseppe semble accablé de leur attitude infantile. A l’annonce du verdict, les jeunes accusés sont complètement abasourdis par la sévérité des peines, comme s’ils prenaient enfin conscience de la gravité de leur situation. La première réaction de Gerry est tout de suite excessive et il ne parvient pas à surmonter sa détresse profonde. Malgré les exhortations de son père, il refuse de lutter pour faire reconnaitre son innocence et préfère se réfugier dans un désespoir commode. Il est bien décidé à profiter de la vie, même en prison et fraternise avec ses codétenus qui lui font découvrir les délices du puzzle au LSD….

Giuseppe, une force morale…
Le père de Gerry est au contraire présenté comme une force qui ne faiblit pas, dont les convictions sont solidement ancrées. Comme le dit Jim Sheridan, « Giuseppe est un personnage non-violent, presque conservateur. C’est le centre moral de mon film ». Le chef de la famille Conlon est d’abord profondément attaché à ses proches, et en particulier à sa femme Sarah…Comme il le raconte à son fils sur les quais de Belfast, il n’a pas hésité à se jeter à l’eau du bateau qui l’emmenait loin de l’Irlande, pour retrouver celle qu’il aimait et qui allait devenir son épouse. Dans son livre autobiographique, Gerry Conlon précise que ce geste était audacieux, car son père était censé rejoindre l’armée anglaise et qu’il risquait donc d’être accusé de désertion (cf extraits en anglais du livre de Gerry Conlon)…Pour Giuseppe, la seule cause qui vaille la peine d’être défendu, c’est son propre foyer. Alors qu’il est détenu en prison et qu’il sent la fin approcher, le vieil homme manifeste encore tout son attachement à sa femme, quand il se remémore avec émotion leurs promenades dans Belfast ou quand il s’inquiète de son sort après sa disparition…
Le père de Gerry est aussi toujours présent auprès de ses enfants, et notamment pour le plus turbulent d’entre eux, son fils…Il est là pour empêcher l’IRA d’infliger une punition au jeune homme, il n’hésite pas à le rejoindre en Angleterre pour le soutenir quand il apprend qu’il va être jugé (il a un moment de doute, mais se reprend vite après avoir discuté avec Sarah…). C’est aussi un homme de conviction ,très attaché à sa religion et à ses principes moraux. Quand Gerry l’appelle de Londres, Giuseppe ne manque pas de demander à son fils « s’il va bien à la messe ». Pendant le procès, il est choqué que le jeune homme ait menti à propos du cambriolage dans l’appartement de la prostituée. Il lui pardonne cependant car Gerry se « confesse » devant le tribunal : faute avouée, à moitié pardonnée…Même quand son fils , sous l’emprise de la drogue, se moque de lui alors qu’il récite ses prières, Giuseppe reste imperturbable… Surtout, il ne transige pas sur ses convictions. Quand le responsable de l’IRA vient lui dire qu’il est l’auteur de l’attentat et lui propose son aide, Giuseppe refuse abruptement. Il n’est pas question d’accepter le soutien de quelqu’un qui tue des « enfants de Dieu » (cf la transcription de cette séquence dans le dossier : Explications en tous genres)…Autant dire que Giuseppe Conlon a une force de caractère à l’opposé de la personnalité de son fils….

La statue du Commandeur
Aussi, on ne s’étonnera pas que les rapports entre le fils et le père aient été d’abord conflictuels. Au début du film, Gerry semble écrasé et souvent exaspéré par la personnalité de son père. Quand Giuseppe le tire des mains de l’IRA, il subit , l’air boudeur, « l’engueulade » de son père…Dans son livre, Gerry explique d’ailleurs que son adolescence a été très perturbée par les absences de son père, souvent malade…Comme il est raconté dans le film, Giuseppe a contracté une maladie pulmonaire après avoir travaillé sur les docks de Belfast dans des conditions épouvantables… Alors que Gerry a une dizaine d’années, son père et ses deux soeurs font de longs séjours à l’hôpital pour se faire soigner . Cette absence du père est d’autant plus cruelle que Giuseppe « idôlatrait » son fils, et que celui-ci avait besoin de cette adoration paternelle. Par la suite, Giuseppe est encore amené à « corriger » son ainé presque comme un enfant : il le reprend quand Gerry fait l’imbécile pendant le procès, il le calme d’une gifle quand son fils l’abreuve de reproches lors de la première rencontre en prison…
Dans toute la première partie du film, Gerry s’oppose à son père et rejette le modèle paternel. Ainsi, il s’énerve du conformisme de Giuseppe, de « ses petites phrases toutes faites » qu’il énonçait en toutes occasions (par exemple, quand son père sur les quais de Belfast lui dit de « vivre sa vie »…). Il ne supporte plus la statue du Commandeur qu’incarne son père. Quand il le retrouve en prison après leurs condamnations, il laisse exploser son amertume et lui reproche violemment de n’être là que « lorsqu’il fait quelque chose de mal et jamais quand il fait quelque chose de bien » : il lui en veut de son moralisme intransigeant : les épisodes les plus anciens resurgissent et apparemment les plaies ne sont pas complètement cicatrisées (Giuseppe n’avait pas félicité son fils pour une victoire au football obtenue dans des conditions douteuses…). Même l’attitude combative de Giuseppe, qui veut obtenir un jugement en appel, est comme un reproche adressé à son fils qui s’enferme dans la résignation…Gerry s’indigne aussi de la « lâcheté » de son père, face à la situation faite aux Catholiques en Irlande du Nord. Lors de la scène déjà mentionnée entre Giuseppe et Joe MacAndrew, il s’énerve contre l’aveuglement politique de son père : il lui reproche notamment de ne s’être jamais révolté contre son sort, alors que tous ses malheurs étaient le fait des Protestants (en Ulster, les travaux les plus pénibles et les plus dangereux étaient « réservés » aux Catholiques…). Cette prise de conscience apparaît après le procès : comme il le dit à son père, « il vaut mieux être coupable, au moins on est respecté »…La haine de ses codétenus anglais contre les Irlandais le renforce dans sa conviction (il affiche même le portrait du Che dans sa cellule). Mais, surtout Joe MacAndrew lui sert évidemment de père de substitution : il a l’immense mérite, aux yeux de Gerry, d’offrir une alternative au modèle paternel. MacAndrew est sûr de lui (il ne cesse de répéter : « nous sommes en guerre »…), il sait se faire respecter et n’hésite pas à utiliser la force (à la première insulte des prisonniers anglais, il déclenche immédiatemment une bagarre, il se sert de ses « relations terroristes » pour intimider les plus teigneux…).
Ce moment du film constitue sans doute l’apogée du conflit entre Gerry et son père. Le jeune homme peut ainsi « régler ses comptes » avec Giuseppe sur un plan politique…Et quand Joe MacAndrew organise une mutinerie dans la prison pour protester contre les conditions d’incarcération, Gerry est à ses côtés pour le seconder…

Au nom du père et du fils…
Mais l’attitude de Gerry envers son père est trop agressive pour être sincère. En fait, dès le début du film, les les deux hommes sont plus proches qu’il n’y paraît, même s’ils « communiquent mal » : ainsi, quand Gerry raconte à Gareth Pierce son départ de Belfast, il regrette de n’avoir pas su trouver les mots justes pour dire adieu à Giuseppe. En bon fils, il ne manque pas, une fois arrivé à Londres, de donner de ses nouvelles…Ce qui fait « craquer » Gerry lors de son interrogatoire, c’est qu’un des policiers menace de tuer son père…Il ne supporte pas la vision de Giuseppe dénudé pour être épouillé quand il entre en prison… Un incident fait aussi réfléchir le jeune Irlandais. Joe MacAndrew, qui s’est pris de haine pour l’un des gardiens, profite d’une projection de cinéma pour le brûler vif. Gerry est horrifié de la cruauté gratuite du militant de l’IRA et prend conscience que son père avait vu juste à son propos. Aussi, son attitude évolue du tout au tout. Il propose à son père de l’aider dans sa campagne pour obtenir leur libération, il décide de coopérer avec l’avocate Gareth Pierce, alors qu’auparavant il se tenait à distance…En particulier, il lui raconte toute leur histoire sur des bandes audio (ce sont d’ailleurs ces cassettes enregistrées par Gerry Conlon qu’on entend en voix-off dans différentes séquences du film…). Cette « confession » s’apparente à une auto-thérapie,comme si le jeune homme saisissait l’occasion pour faire le point. Entre le père et le fils, les rôles sont presque inversés. L’état de santé de Giuseppe ne cesse de se dégrader et même sa force de caractère est amoindrie : quand sa femme lui apprend que leur fille se promène avec un collier de chien autour du cou, il semble résigné…Aussi, c’est Gerry qui prend en charge son père, l’oblige à suivre son traitement, lui remonte le moral quand le vieil homme lui avoue ses angoisses. L’un et l’autre en viennent à évoquer les souvenirs qui les rapprochent, comme les promenades main dans la main, l’incident avec l’inhalateur. Gerry se dit même prêt à s’occuper de la personne la plus chère au coeur de Giuseppe, Sarah. Si celui-ci hésite encore (« tu n’as pas la maturité nécessaire »), la confiance est revenue entre le père et le fils.
Même après la mort de Giuseppe, Gerry tient le cap pour être fidèle à sa mémoire. Il s’implique davantage encore dans la campagne obtenir la révision de leurs condamnations, harcèle son avocate, ne se laisse pas aller, même au plan physique (il fait de la musculation dans sa cellule). On connaît la suite et l’issue triomphale du procès en appel. Gerry Conlon dit son bonheur d’avoir gagné « au nom de son père et de la vérité » (in the name of my father and of the truth...). L’homme-enfant est devenu adulte et s’est réconcilié avec son père, même au delà de la mort.

Des lectures multiples
Les rapports entre le père et le fils peuvent donner lieu à de nombreuses lectures. Certains insistent sur l’aspect religieux de l’itinéraire de Gerry Conlon. Le titre est d’ailleurs volontairement ambigu et permet plusieurs interprétations : Au nom du père peut s’entendre au sens psychologique mais aussi ,bien sûr, au sens chrétien (au nom du Père...). Cette confusion des genres n’est pas un hasard et certaines scènes abondent en détails signifiants. Par exemple, quand Gerry est interrogé brutalement par les policiers, les bras écartés à l’horizontale, la chemise ouverte sur une croix bien en évidence sur sa poitrine… Ainsi, le jeune homme connaît-il les errances et les souffrances, avant de retrouver son père (et son Père?…) et d’atteindre la rédemption.
Jim Sheridan a aussi précisé que l’histoire des Conlon peut être comprise comme une métaphore à propos de l’Irlande. Dans un entretien avec Michel Ciment, il explique que Giuseppe « (lui) est apparu comme la figure du père qu'(il) cherchait, doux et sincère. En général, c’est la femme qui représente l’Irlande et elle est souffrante. Dans ce cas, c’est l’homme ». Le cinéaste a d’ailleurs pris clairement parti à propos du problème irlandais. Pour lui, la responsabilité des violences est partagée : il récuse ainsi la thèse de Ken Loach dans Hidden Agenda, qui évoque une conspiration des Conservateurs. Sheridan est aussi fondamentalement hostile à la violence telle que la pratique l’IRA. En ce sens, Giuseppe Conlon est bien son porte-parole : « il représente toutes les victimes innocentes, coincées entre les autorités et l’IRA. Il me fallait laver son nom » (Jim Sheridan). Dans Au nom du père, le personnage du militant de l’IRA est rien moins que sympathique et quand Gerry se rend compte que cette violence gratuite ne mène à rien, il se rallie à la position de son père : rien n’est possible par la force (le cinéaste développe à nouveau cette idée dans son dernier film, The Boxer, et aborde le problème du fanatisme de certains terroristes qui ne peuvent s’habituer à la paix…).

    Ainsi, Au nom du père est un film riche de sens. Ce qui fait sa force, c’est de décrire des destins individuels imbriqués dans un drame collectif. L’Histoire tragique de l’Irlande du Nord est bien représentée par le destin des Conlon et leur histoire prend toute sa dimension dans le drame irlandais.

 

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