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Des histoires parallèles : John Ford et le western

Des histoires parallèles  : John Ford et le western

(article rédigé pour le dossier My Darling Clementine)

   Avec quelque coquetterie, John Ford aimait se présenter comme « l’homme qui fait des westerns »…Cette fausse modestie ne doit pas faire oublier qu’il est aussi l’auteur de quelques chefs d’œuvre comme Le Mouchard (1935), Vers sa Destinée (1938), Les Raisins de la Colère (1940), Qu’elle était verte ma vallée (1941) ou L’Homme tranquille (1952) ….Reste que son œuvre est indissociable du western, tant sa contribution à son histoire et à son succès est essentielle…Christian Gonzalez estime que le réalisateur a du tourner une soixantaine de westerns ( y compris les courts métrages de l’époque du muet), soit un tiers de son œuvre. A partir de l’avènement du parlant, John Ford met en scène pas moins d’une quinzaine de films marquants qui relèvent de ce genre , parmi lesquels on peut citer La Chevauchée fantastique (1938), La Poursuite infernale (1946), Massacre à Fort Apache (1948), La Charge héroïque (1949), L’Homme qui tua Liberty Valance (1961) et Les Cheyennes (1964)…

Au temps des pionniers
L’histoire du western semble se confondre avec celle de John Ford. Comme on le sait, le genre apparaît dès le début de l’industrie du cinéma (Le Vol du Rapide d’Edwin S.Porter est tourné en 1903), au moment même où s’achève la Conquête de l’Ouest : de nombreux témoins sont encore vivants et certains comme Wyatt Earp servent de conseillers « historiques » : d’anciens cow-boys et même certains chefs indiens sont employés comme figurants …
Le genre connait assez vite un grand succès populaire et la production de westerns est considérable (100 à 200 films par an, entre 15 et 30% du total). Alors que les studios ont déménagé en Californie à partir des années 1910, ces films sont tournés en décor naturel, dans les régions sauvages des Rocheuses ou les déserts proches de Los Angeles…Les scénarios sont alors réduits à l’essentiel : ils comportent de nombreuses scènes d’action souvent acrobatiques et des scènes comiques (il y a toujours un personnage burlesque qui est là pour faire rire : John Ford et Howard Hawks reprendront le procédé bien plus tard…). Ces courts métrages sont tournés à la chaine par des firmes spécialisées comme l’Universal (à l’époque, un film est bouclé en une semaine : les scènes sont filmées du lundi au mercredi, le jeudi et le vendredi sont consacrés au montage et le scénario du court métrage suivant est mis au point le samedi…).
John Ford a participé à cette époque des pionniers du western. Alors qu’il est employé dans une usine de chaussures, il rejoint à 18 ans son frère Francis qui travaille déjà dans les studios d’Universal. Il occupe alors tous les postes imaginables sur un plateau de cinéma (c’est à ce moment qu’il rencontre Wyatt Earp) : il est accessoiriste, acteur, scénariste, assistant-réalisateur… Un peu par hasard, il se retrouve chargé de la mise en scène par Carl Laemmle, un des dirigeants de la firme…Il se fait alors la main des genres assez différents mais semble déjà spécialisé dans le western (en particulier, la série des « Cheyenne Harry », interprétée par son ami Harry Carey). Ses premiers longs métrages confirment son savoir-faire ( Le Cheval de fer en 1924, Les Trois sublimes Canailles en 1926) et en font une valeur sûre de la profession. Ce jeune homme de 29 ans fait preuve d’une maitrise impressionnante : pour Le Cheval de Fer, il mobilise dans le désert du Nevada 3 000 cheminots, 1 000 Chinois, 800 Indiens Pawnees, Sioux et Cheyennes …Le film dure 2 h.40 soit le plus long tourné depuis les débuts du cinéma…

L’âge classique
Dans les années 1930, le western a d’abord un peu de mal à s’adapter à l’avènement du parlant : il y a d’abord une période de flottement car l’enregistrement en plein air pose des problèmes techniques délicats (le silence doit être absolu et la caméra placée dans un caisson capitonné). Mais une fois que ces procédés sont maitrisés, les réalisateurs en profitent pour présenter des personnages plus étoffés et des scénarios plus sophistiqués…L’âge d’or du western commence véritablement et ne s’achèvera qu’au début des années 1950. C’est surtout l’époque où les codes du genre se mettent en place : l’action se déroule dans un cadre spatio-temporel bien défini, l’Ouest des États-Unis dans la seconde moitié du XIX° siècle et tous les aspects historiques sont abordés : l’épopée des pionniers, les guerres indiennes, la guerre de Sécession, les luttes entre fermiers et éleveurs, les figures légendaires…Sur ce point, John Ford est sans doute l’un des cinéastes américains dont la filmographie est la plus exhaustive : pour mémoire, on peut ainsi citer Le Convoi des braves (1950) à propos des colons Mormons en route vers l’Ouest, la trilogie sur la cavalerie américaine engagée contre les tribus indiennes (Massacre à Fort Apache en 1948, La Charge héroïque en 1949, Rio Grande en 1950), Les deux Cavaliers (1959) à propos de la guerre de Sécession, La Poursuite infernale qui évoque l’histoire de Wyatt Earp , réalisé en 1946…De même, le western a ses propres paysages : les étendues désertiques et sauvages (the wilderness) ou les villes de l’Ouest avec leurs rues boueuses et leur vie trépidante..Là encore, John Ford fait preuve d’une belle continuité : il tourne au moins 7 films dans la même région ( y compris La Poursuite infernale), et dont l’horizon est familier aux amateurs de western: il s’agit bien sûr de la Monument Valley au centre des plateaux du Colorado, entre l’Arizona et l’Utah…Les personnages sont aussi des archétypes: il y a le justicier, le hors la loi, la femme (soit la prostituée au grand cœur, soit la jeune fille fraiche et innocente), l’Indien alors fourbe et sauvage…La narration prend souvent la forme du récit épique: le héros, solitaire et toujours en mouvement, traverse de nombreuses épreuves dont il finit par triompher ( un peu à la manière des histoires de chevalerie du Moyen-Age, en particulier Lancelot partant à la quête du Graal). Le duel final devient une scène incontournable des westerns.Là encore, certains films de John Ford, comme La Poursuite infernale, illustrent parfaitement ce schéma narratif. Pour Joseph Mac Bride et Michael Willmington, « c’est un monde pour l’enfant que présente La Poursuite infernale : le noble chevalier arrive en ville, résiste à la tentation de la douteuse séductrice, triomphe du dragon et s’en va accompagné de l’amour de la virginale héroïne… » Même si le réalisateur l’a déploré par la suite, la fin du film est exemplaire : Wyatt Earp s’éloigne au loin, alors que la caméra s’attarde sur Clémentine qui va s’installer à Tombstone…
Le western connait un succès qu’il ne dépassera plus : les films du genre représentent au moins 10% de la production totale entre 1940 et 1950, et jusqu’à 24% en 1946. Il se conjugue alors sous toutes les formes: films de série Z, de série B, productions prestigieuses, westerns musicaux ( comme ceux de Gene Autry et Roy Rogers), voire même westerns burlesques ( comme le célèbre Chercheurs d’Or des Marx Brothers en 1940). Les réalisateurs les plus chevronnés s’y essaient (Fritz Lang, Howard Hawks, King Vidor…) et certains deviennent presque des spécialistes, à l’instar du maitre John Ford ( par exemple Raoul Walsh qui réalise La Piste des Géants en 1930, La Charge fantastique en 1942, La Vallée de la Peur en 1947, La Rivière d’argent en 1948 ou encore William A. Wellman qui tourne L’étrange incident-1943-, Buffalo Bill-1944-, La Vallée abandonnée-1948-…). Ces œuvres de qualité respectent les lois du genre : ainsi, La Chevauchée fantastique peut être défini comme le western « qui contient tous les autres ». Toutes les figures de style imposées s’y retrouvent : une savoureuse galerie de portraits avec Ringo Kid le voyou sympathique (John Wayne), Hatfield le joueur longiligne (John Carradine), Doc Boone le médecin ivrogne mais dévoué (Thomas Mitchell), Lucy Mallory la prostituée au grand cœur (Louise Platt)…Aucune scène « classique » ne manque : l’attaque de la diligence par les Indiens, l’intervention in extremis de la cavalerie américaine, et bien sûr le duel final…Mais ce qui fait l’intérêt des films de ces grands maitres, c’est que ces réalisateurs savent jouer avec les codes du western pour les détourner et exprimer leur propre thématique…Ils savent déjà se décaler par rapport à la norme : le »Bon » Wyatt Earp dans La Poursuite infernale est de tout de noir vêtu, ce qui est en général la marque distinctive du « Méchant » ; le fameux duel de La Chevauchée fantastique est traité de façon elliptique…Ces cinéastes ont aussi à cœur d’approfondir leurs personnages et de leur donner une épaisseur psychologique…De ce point de vue, John Ford a été servi par des interprètes exceptionnels. Ainsi Henri Fonda, que le réalisateur a déjà dirigé dans Vers sa Destinée et Les Raisins de la Colère et qu’il recrute à nouveau pour incarner le marshal de Tombstone. John Ford apprécie le style de l’acteur, qui s’accorde parfaitement au sien. Winston Miller, le scénariste du film, décrit ainsi la façon dont le réalisateur a filmé l’acteur : « Ford aimait rester sur un personnage, comme dans cette scène du bar où la caméra reste sur Fonda. C’était un des rares acteurs avec qui on pouvait se le permettre. Même s’il avait un visage hiératique, le spectateur savait qu’il était en train de réfléchir. Ford aimait la démarche de Fonda (…) Il aurait pu regarder Fonda marcher tout au long d’une rue….. » John Ford sait aussi utiliser la personnalité plus compacte de John Wayne, avec qui il entretiendra de vrais rapports d’amitié. Le réalisateur, si attaché aux « petites gens », ne néglige jamais les rôles dits secondaires : ses films sont peuplés d’acteurs aux « tronches » singulières ou pittoresques (parmi les têtes qu’il a le plus employées, on peut mentionner celles de Ward Bond, Alan Hale, Walter Brennan, Victor Mac Laglen, Thomas Mitchell, John Carradine et d’un certain Francis Ford, son propre frère…). Ces réalisateurs de l’âge d’or soignent aussi leur travail, en se faisant assister par d’excellents techniciens ( les directeurs de la photographie en particulier sont reconnus : Gregg Toland plus tard recruté par Orson Welles, Arthur Miller, Joe MacDonald…) et leur apport n’est pas négligeable : « le noir et le blanc contrasté de Joe Mac Donald contribue à faire de My Darling Clementine un western crépusculaire : un film d’intérieur aux rares instants d’aération eux aussi admirables » (Noel Simsolo). Ces cinéastes ont des personnalités assez fortes pour imprimer leur marque sur un genre aussi normalisé que le western..Bertrand Tavernier remarque que My Darling Clementine est « un film où la thématique de l’enracinement, du défrichage prime l’action dramatique proprement dite ». Cette valorisation de l’esprit pionnier ne pouvait mieux tomber : en ces années de crise, les Américains doutaient d’eux-mêmes et ce rappel des valeurs traditionnelles était bienvenu…

Le temps des remises en cause
Après la seconde guerre mondiale, le western doit s’adapter aux temps nouveaux. A la fin des années 1950, l’irruption de la télévision fait disparaitre la production de série B et la filmographie décline rapidement (130 westerns en 1950, 28 en 1960). Mais surtout, alors que l’Amérique vit l’époque du Maccarthysme, certains cinéastes, surtout des nouvelles générations, se posent des questions sur le passé des États-Unis ( et accessoirement, comment il a été traité par le cinéma hollywoodien…). Dès les années 1940, quelques films s’écartent des sentiers battus (JL Rieupeyrout les qualifie de « surwesterns »…) : L’étrange incident de Willam A.Wellman relate l’histoire d’un lynchage plutôt odieux, Le Banni d’Howard Hugues raconte un curieux triangle amoureux, entre deux hommes, Billy the Kid et Pat Garrett, et…un cheval ! dans les années 1950, la remise en cause est plus générale : les personnages, autrefois monolithiques, sont plus fragiles et leurs motivations plus ambiguës (voir le film d’Arthur Penn, Le Gaucher en 1958). La question des Indiens est reprise avec plus de compréhension et de sympathie (La Flèche brisée de Delmer Daves sorti en 1950 est couramment présenté comme le premier western pro-indien…). John Ford participe à sa manière à ce mouvement, et sa production de westerns est particulièrement abondante en ces années-là ( une bonne dizaine, de La Charge héroïque en 1949 aux Cheyennes en 1964). Le réalisateur commence à porter un regard plus critique sur les figures légendaires de l’Ouest : le personnage du Lieutenant-Colonel Thursday interprété par Henri Fonda dans Le Massacre de Fort-Apache, est inspiré par la personnalité controversée du général Custer. Même si le ton reste modéré, la description de cet officier cassant et méprisant envers les Indiens marque une évolution ( d’autant qu’il est opposé au capitaine York, soldat humaniste incarné par John Wayne). dans la scène entre Thursday et Cochise, c’est bien le chef Indien qui montre le plus de dignité…John Ford revient même sur le cas de Wyatt Earp et de Doc Holliday qui font une apparition rapide mais truculente dans Les Cheyennes, sous les traits de James Stewart et d’Arthur Kennedy. C’est d’ailleurs sur la question indienne que le réalisateur procède à la révision la plus significative . John Ford, très lié aux tribus Navajos qui peuplent la Monument Valley, réalise plusieurs films qui rendent justice aux Indiens. Dans La Prisonnière du désert, John Wayne incarne un personnage complexe, muré dans ses préjugés racistes mais qui finit par douter même de sa haine, et ne va pas au bout de sa vengeance. John Ford avoue à propos de son dernier western, Les Cheyennes : « je voulais le faire depuis longtemps. j’ai tué plus d’Indiens que Custer, Beecher, et Chivington réunis (…) J’ai voulu montrer ici le point de vue des Indiens pour une fois ». On mesure le chemin parcouru depuis La Poursuite infernale. Sans être raciste, le film de 1946 ne donnait pas le beau rôle aux minorités : Wyatt Earp chassait l’Indien Charlie à coups de botte dans le derrière et priait Chihuahua de « retourner dans sa réserve ». On peut apprécier que « Ford fasse ses adieux au genre westernien en dénonçant le génocide indien » (Patrick Brion). Enfin, dans L’Homme qui tua Liberty Valance, le vieux John Ford amorce même une réflexion brillante sur la légende de l’Ouest, qui pourrait presque apparaître comme une autocritique…Mais le réalisateur s’en sort une nouvelle fois, en prenant franchement partie pour le mythe fondateur plutôt que pour la réalité trop prosaïque. Son film est « une flamboyante déclaration d’amour en même temps qu’un adieu à la mythologie du western et de l’Amérique » (Thierry Jousse).

Le western ne se conçoit donc pas sans l’œuvre de John Ford. Déjà présent au temps des pionniers du genre, le réalisateur de La Chevauchée fantastique contribue à son apogée entre 1930 et 1950, et ne craint pas de se remettre en cause après guerre, alors que les codes du western classique sont contestés…Tavernier a écrit que Ford était « l’un des seuls cinéastes américains à avoir bâti une œuvre à la mesure de l’Amérique » : on peut ajouter qu’il a trouvé dans le western, le genre le plus adéquat à son talent et, faut-il le dire, le plus américain…

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE :
-Jean-Louis Rieupeyrout, La grande aventure du western (1894-1964), Ramsay Poche Cinéma, 1987
-Peter Bogdanovitch, John Ford, Edilig, 1978
John Ford, Cahiers du Cinéma, 1990
-Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier, 50 ans de cinéma américain, Nathan, 1991
-Patrick Brion, Le Western, La Martinière, 1992
-Christian Viviani, Le Western, Henri Veyrier, 1982
-John Ford, La Poursuite infernale, Avant-scène Cinéma, 1985, n°337
-Jean-Louis Leutrat, Le Western : quand la légende devient réalité, Découvertes Gallimard, 1995
-Christain Gonzales, Le Western, Presses Universitaires de france, Que sais-je?, n°1760, 1979