Trois enterrements : Quand l’Ouest cherche ses valeurs…

Trois enterrements, un film de Tommy Lee Jones

États-Unis, 2 heures, 2005

Interprétation : Tommy Lee Jones , Barry Pepper, Julio Cédillo
Dwight Oakam, January Jones , Melissa Leo, Vanessa Bauche
Mel Rodriguez, Levon Helm

Synopsis :

Le corps de Melquiades Estrada est retrouvé en plein désert, où il a été rapidement enterré après son assassinat. Les autorités locales, sans chercher à trouver les raisons de ce crime, ont précipitamment fait enterrer Melquiades au cimetière public.
Pete Perkins, contremaître dans la région et meilleur ami de Melquiades, va lui-même mener l’enquête et découvrir le meurtrier. Seul garant d’une réelle humanité dans cette étrange région du Texas, il va obliger l’assassin à emmener son ami vers son Eldorado natal, le Mexique, lui offrant son plus beau voyage, celui de son troisième enterrement…

Trois enterrements :
Quand l’Ouest cherche ses valeurs…

   Le film de Tommy Lee Jones est étonnant à plus d’un titre : il était difficile d’imaginer que l’acteur, si performant au box-office (du Fugitif à Men in black), réalise une œuvre aussi personnelle. Son regard sur l’Ouest est profondément original et lucide quant à l’état moral de la société texane contemporaine. Et de fait, Tommy Lee Jones a vraiment tenu à parler de ce qu’il connaît : « c’est mon pays, c’est ce que je comprends le mieux » (l’acteur a vécu dans le sud du Texas depuis son enfance, non loin de San Antonio, et il possède un ranch de plusieurs milliers d’hectares dans la région).

Un monde bi-culturel…
Comme il le dit lui-même, Tommy Lee Jones vit dans une société bi-culturelle , qu’il a voulu décrire dans son film : « l’idée a été de faire un film qui était quelque part une étude sur les contrastes sociaux entre la rive Nord et la rive sud de la rivière, comment les choses sont les mêmes et sont différentes, ce que sont les éléments sociaux, moraux, émotionnels, éducatifs qui créent un passeport entre les communautés des deux côtés ». Pour développer cette approche multiple, le réalisateur américain a demandé à un auteur mexicain de rédiger le scénario, Guillermo Arriaga, qui avait déjà travaillé pour les films Amours chiennes et 21 grammes. Le premier jet a d’ailleurs été écrit en espagnol puis traduit pour Tommy Lee Jones (par trois personnes différentes !). Les intertitres du film sont d’ailleurs rédigés dans les deux langues…
Le cinéaste insiste sur l’osmose qui existe entre les populations qui vivent des deux côtés de la frontière : «  mêmes vêtements, même histoire, même nourriture, même langue, même économie, tout est semblable »…De fait, les deux rives se ressemblent : les paysages sont les mêmes des deux côtés du Rio Grande et le film offre quelques magnifiques panoramas de vastes étendues de collines sèches, de déserts, de falaises abruptes ( Tommy Lee Jones avoue bien volontiers s’être inspiré de séquences équivalentes entraperçues dans les films de Ford et d’autres réalisateurs de westerns…). L’élevage y est pratiqué de la même manière (Mel dans le film n’a pas de mal à trouver du travail car il exerçait le même métier au Mexique…). Surtout, la pratique de l’espagnol est courante au Texas (Pete semble bien le maîtriser et ne s’adresse que dans cette langue à son ami Melquiades). Le vieil aveugle , croisé par Pete et Mike, s’avoue sensible au charme de l’espagnol, qu’il ne comprend pourtant pas…De même, dans les localités mexicaines proches de la frontière, les habitants répondent facilement en anglais à Pete qui recherche le village natal de son ami (comme lui dit une jeune fille, « on a tous travaillé de l’autre côté »..).

Une Amérique vide de sens…
Mais si les deux mondes ont des points communs, le milieu des gringos semble avoir perdu , en tout cas en bonne partie, ses références morales. Tommy Lee Jones et son scénariste Guillermo Arriaga dressent une galerie de portrait d’Américains moyens assez terrifiante…Le shérif Belmont semble impuissant dans beaucoup de domaines. Il se montre incapable de satisfaire Rachel, et ne veut surtout pas d’histoire à propos de la mort d’un simple clandestin sans famille. Gomez, qui commande les gardes frontières, n’est pas plus acharné à découvrir le coupable (d’autant qu’il le sait assez rapidement et qu’il craint que cet incident ait des conséquences pour la réputation de son service…). Rachel a une vie sentimentale et sexuelle plutôt complexe : elle multiplie les liaisons (vénales ?), avec Belmont, Pete mais elle n’est pas décidée à quitter son mari…Surtout le couple Lou-Ann/Mike semble l’incarnation même de la middle-class américaine : ils sont d’anciennes vedettes de leur lycée de Cincinnati mais leur mode de vie est particulièrement médiocre. Leurs revenus sont trop modestes pour qu’ils puissent acquérir la maison de leurs rêves. Lou-Ann ne pense qu’à se rendre dans des grandes surfaces (elle évoque avec nostalgie la beauté de Cincinnati en automne, « plein de centres commerciaux »…). Elle rechigne à fraterniser avec des voisins peu aimables et s’abrutit à regarder des feuilletons télévisés en attendant le retour de son mari…Quant à Mike, il semble être un éternel insatisfait de bien des façons. Sa vie de couple se réduit à des rapports brutaux devant la télévision, debout sur le comptoir de la cuisine et il se  console avec des revues pornographiques…Il est violent et se fait reprendre par le capitaine Gomez quand il frappe brutalement des clandestins qu’il pourchasse…Le film insiste d’ailleurs sur le lien entre ses pulsions sexuelles et sa propension à tirer sur tout ce qui bouge…
Dans cet univers médiocre, la relation entre Pete et Mel est une bouffée d’oxygène…L’Américain apprécie les qualités du jeune Mexicain : sa modestie (quand il se présente, il dit simplement : « soy un vaquero, no màs »), sa compétence, sa fidélité à la famille…Au cours d’une séquence en flash back, il montre à son ami gringo des photos de sa charmante femme Evelia, de ses deux filles et de son petit garçon, qu’il n’a pas vus depuis cinq ans. Mel offre même son propre cheval à Pete en gage d’amitié, un témoignage d’affection qui compte dans ce milieu d’éleveurs…Dans l’autre sens, Pete essaie de distraire son ami mexicain de sa vie monacale en l’entraînant dans une virée avec Rachel et Lou-Ann.. Le jeune Mexicain est assez proche de son ami américain pour lui demander un service très personnel. Mel n’a pas envie d’être enterré aux États-Unis. Il fait promettre à Pete de ramener son corps au Mexique : « si je meurs ici, ramène-moi à ma famille et enterre moi dans mon village. Je ne veux pas être enterré de ce côté, sous les panneaux de pub »…Et il trace, à l’intention de son ami, un itinéraire très précis pour qu’il puisse retrouver le hameau de Jimenez dont il est originaire…

Sur l’autre rive
Aussi, lorsque Pete se rend compte que les autorités américaines ne feront rien pour rendre justice à son ami assassiné, il veut la rendre lui-même, à sa manière, c’est à dire celle des hommes de l’Ouest. Il enlève Mike, l’auteur du meurtre et l’oblige à ramener avec lui le corps au Mexique, dans le village natal du jeune mexicain. Commence alors pour le jeune policier, un véritable « chemin de croix » : entravé et bousculé par Pete, il doit déterrer le corps puis subir toutes sortes d’épreuves…Il est ainsi obligé de dormir auprès du cadavre en décomposition : après avoir essayé de s’enfuir, il est mordu par un serpent et soigné par une clandestine qu’il avait arrêté quelques temps auparavant…Celle-ci le frappe violemment quand il est remis sur pied…Au terme du voyage, il enterre le corps de Melquiades dans un village abandonné, mais semble enfin pris d’un vrai remords : il s’effondre en s’excusant devant Dieu et en demandant pardon au Mexicain…On peut d’ailleurs remarquer que cette évolution est inattendue : Lou-Ann, sa propre épouse, estime que Mike « est irrécupérable » et elle décide de retourner à Cincinnati (la phrase en anglais est plus précise : « this son of a bitch is beyond redemption »…). Cette attitude qui semble sincère est en tout cas appréciée par Pete, qui lui laisse la vie sauve et lui accorde son pardon : il ajoute même  : « tu peux garder le cheval, fils », autant dire que la boucle est bouclée. Et il s’éloigne tel un cow-boy solitaire, avec la satisfaction d’une mission accomplie…

Une ambiguïté quand même…
Mais cette histoire très linéaire et somme toute classique de rédemption et de pardon se complique car Tommy Lee Jones et son scénariste prennent plaisir à brouiller les pistes. En effet, il semble bien que Mel se soit inventé une famille et un village d’origine : dans la région où Pete et Mike débarquent avec le cadavre, personne ne connaît le jeune Mexicain : si la jeune femme dont Mel détenait une photo existe bien, elle s’appelle en réalité Rosa et elle est mariée avec un autre homme. Mel s’est donc crée un Eldorado imaginaire, avec une famille idéale habitant une vallée qui est « un des plus beaux endroits du monde »…Mais au fond, peu importe pour Pete : le village est sûrement là puisque son ami lui en parlé : il suffit de le voir au bon endroit…(on pense à la fameuse réplique du film de John Ford, « dans l’Ouest, quand la légende devient un fait, c’est la légende qu’il faut imprimer »…). Ce qui est clair, c’est que c’est au sud du Rio Grande que l’Ouest va retrouver son âme et ses valeurs perdues. Certes, le chemin est inhabituel : le passeur mexicain est tout étonné d’avoir à faire traverser le fleuve dans ce sens…Mais, comme l’écrit Pascal Sennequier dans la revue Positif, « le Mexique est encore empreint de cette dimension sacrée qui a déserté le sol américain, rappelant à chacun qu’on ne possède jamais rien en ce bas monde ». Ainsi, une société entièrement basée sur la propriété des biens matériels devient vide de sens. Comme le souligne le critique, les Etats Unis se résument à quelques images superficielles : celles des femmes nues des magazines pornos, celles des shérifs avec le costume et le chapeau de cow-boy, …Les Américains s’accrochent à quelques formules toutes faites glanées dans les séries TV : « il y aura toujours un Red River Valley pour nous »…

   Pour Tommy Lee Jones, il n’est pas question de juger mais de constater cette érosion des valeurs, à un moment où les États-Unis sont en proie au doute…Avec modestie et une efficacité certaine, Trois enterrements pose des questions importantes à la société américaine.

 

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