Juno, une autre vision de la famille américaine

Juno, un film de Jason Reitman

États-Unis, 1 h 31, 2007

Interprétation : Ellen Page, Michael Certa, Jennifer Gardner, Jason Bateman, Allisson Janney, J. K Simmons, Olivia Thirlby

Synopsis :

Âgée de 16 ans, Juno MacGuff se retrouve enceinte de son petit ami et camarade de classe, Paulie Bleeker. Malgré le soutien de ses parents, la jeune fille ne se sent pas prête pour une maternité. Après avoir envisagé l’avortement, elle part à la recherche de parents adoptifs pour son futur enfant, aidée par sa meilleure amie Leah. C’est ainsi qu’elle rencontre un couple fortuné et infertile, Vanessa et Mark Loring. Mais les choses ne sont pas aussi simples que cela…

Juno, une autre vision de la famille américaine

Dans la production cinématographique américaine récente, l’image de l’adolescent de la classe moyenne blanche oscille entre deux visions extrêmes : soit l’adolescent obsédé sexuel de la saga des American Pie, soit le jeune potentiellement criminel des films de Larry Clark ou de Gus Van Sant…
Dans la première série de films, les jeunes Américains apparaissent comme surtout préoccupés par la perte de leur virginité et dotés d’une libido exigeante…Ce schéma de base donne bien sûr lieu à des scènes scabreuses et graveleuses (les ébats du jeune héros diffusés sur Internet ou l’utilisation d’une tarte traditionnelle à des usages qui le sont moins…). Dans les trois films de la série, les parents se montrent compréhensifs (une des mères d’un jeune de la bande n’hésite pas à payer de sa personne…) et même un peu pesants (le père de Jim, héros principal de la série, a une fâcheuse tendance à intervenir au mauvais moment). La « morale » de ces films est sommaire : le sexe est indispensable mais c’est quand même mieux lorsqu’on est épris…On peut associer à ce corpus ce qu’Antoine de Baecque analyse dans son dernier ouvrage, L’histoire caméra, les Very Bad Films (les très mauvais films), dénommés ainsi par les adolescents américains : un des plus emblématiques de la série est Mary à tout prix des frères Farrelly, avec Ben Stiller et Cameron Diaz, sorti en 1998…On peut signaler aussi le film de Peter Berg, Very Bad Things, une version trash des American Pie. Leurs scénarios ( si l’on peut dire…) se déroulent souvent aux marges de l’adolescence et en tout état de cause, le comportement des personnages principaux les rattache clairement à un âge primitif…Pour le critique, tous ces films sont bien sûr ont des aspects vulgaires, laids, grotesques, scatologiques…mais surtout, ils sont « des satires au vitriol du mode de vie américain »…
Les films de Larry Clark (Kids, Bully, Ken Park) ou de Gus Van Zant (Elephant, Paranoïd Park…) sont d’une autre envergure mais présentent une vision tout aussi décourageante la jeunesse américaine. Les adolescents pratiquent une sexualité débridée (dans Ken Park, la jeune latino est loin d’être une jeune fille innocente, comme son père semble le supposer).
Mais surtout ils apparaissent comme très violents, même s’ils le sont parfois involontairement (Alex dans Paranoïd Park) : cette violence est souvent futile et gratuite (dans Bully, la victime est massacrée par ses copains pour avoir quitté brutalement une ex-petite amie…). Et que dire des deux personnages d’Elephant, inspirés des adolescents tueurs de Columbine, qui tirent à vue sur leurs camarades d’école avant de se suicider…Surtout tous ces adolescents semblent sans repères moraux ou familiaux : ils sont le plus souvent laissés à eux-mêmes, avec des parents absents ou fantomatiques… Dans tous ces films, le modèle familial américain est mis à mal. Son effondrement semble à l’origine de bien des dérives adolescentes, jusqu’au meurtre parfois. Dans Ken Park, trois jeunes sur les quatre protagonistes ont des parents qui n’assument pas leur rôle (une belle collection de pères frustrés, alcooliques, intégristes, incestueux…). Elephant de Gus Van Zant présente les personnages de deux adolescents meurtriers, Eric et Alex, qui semblent livrés à eux-mêmes, sans référence familiale. Ils n’ont aucun échange avec leurs parents, qui n’apparaissent même pas à l’écran. Alex, le « héros » du dernier film de Gus Van Sant, Paranoid Park, ne parvient pas à communiquer avec son père pour partager un secret trop lourd pour lui. Dans Thirteen, le film de Catherine Hardwicke, la mère Mélanie, interprétée par Holly Hunter, a bien du mal à reprendre en mains sa fille Tracy qui donne tous les signes d’une grave dérive : il faut dire que sa propre vie n’est pas non plus exemplaire…

    Dans ce contexte cinématographique , Juno, le film de Jason Reitman se démarque assez nettement. Par certains cotés, Juno est une jeune fille de son temps et de son milieu. Comme les jeunes déjà vus dans d’autres films, elle est préoccupée par sa virginité : elle s’exaspère d’ailleurs du langage codé des adultes qui parlent d’adolescents « sexuellement actifs » mais, pour franchir le pas, elle choisit son partenaire avec soin…Elle est aussi intéressée par la musique rock et les films d’horreur, des goûts pas franchement originaux dans sa tranche d’âge…Quand elle est confrontée à son « problème », elle a d’abord du mal à y croire, refaisant trois fois le test de grossesse. Elle renonce à se faire avorter après s’être rendue à la clinique, mais pas pour des raisons morales…Elle est franchement écœurée par l’ambiance pesante qui règne dans l’établissement (l’hôtesse d’accueil lui demande de répondre à tout le questionnaire, y compris aux questions les plus indiscrètes…et lui propose des préservatifs parfumés avec un air entendu). Juno n’est pas convaincue par les arguments pro-life de sa camarade Su Chin mais s’effraie quand celle-ci lui affirme que le bébé a déjà des ongles…

Illusions perdues
Cette grossesse imprévue oblige la jeune fille à se poser des questions qui ne l’avaient pas encore vraiment effleurées. En tout état de cause, comme elle le dit à ses parents, elle ne se sent pas « prêtre à être mère » et elle le redit quelques temps après, aux futurs parents adoptifs qu’elle a choisis : « je suis lycéenne, je ne suis pas prête… » . Son intention clairement affichée est d’ailleurs de laisser son enfant sans chercher à maintenir un lien qui serait superficiel : comme elle le dit à Mark et Vanessa, avec une certaine verve : « je ne veux ni photos ni compte-rendu. Je préfère la méthode à l’ancienne. Je mets le bébé dans un panier et je vous l’envoie comme Moise…Comme quand c’était plus rapide et plus crade ! ».
Cela ne l’empêche pas de choisir avec soin la future famille de son enfant : Juno explique à sa copine Leah qu’elle ne veut pas de famille trop saine, de gens trop « cadrés » : elle refuse ainsi une annonce : « couple éduqué et aisé, enfant pour compléter chaleureuse famille de cinq. Dédommagement prévu. Aidez nous à fermer le cercle de l’amour ». Avec bon sens, Juno remarque que « cela fait secte : ils ont déjà trois enfants, sales pervers ! »…la jeune fille veut des parents moins coincés , du genre « graphiste, la trentaine, avec amie asiatique, cool, sapé fashion, jouant de la basse ». Aussi est-elle sûre d’avoir le fait le bon choix en préférant Mark et Vanessa Loring : « ils étaient beaux, même en noir et blanc »…Elle est renforcée dans son intention quand elle découvre l’intérêt de Mark pour la musique et les films d’horreur, même si elle se dispute avec lui sur la période de l’apogée du rock…

   Finalement, Juno va progressivement comprendre que ce couple est presque trop lisse et trop parfait (les photos de Vanessa et Mark tout de blanc vêtus sont accrochées un peu partout dans leur maison, illustrant jusqu’à la caricature l’idéologie new age des années 1970-1980). De plus, la jeune femme témoigne d’une volonté presque excessive de « posséder » un enfant. Elle prépare l’arrivée du nouveau né, avec un soin méticuleux et presque obsessionnel…Comme elle le dit à son mari, « on est prêts. On a lu des livres, on a suivi des cours, la chambre est prête… ». Elle aménage la pièce où sera installé l’enfant pour préparer la « nidification ». Lorsqu’elle croise Juno enceinte dans la galerie commerciale, elle se montre très inquiète quand le bébé ne « la reconnaît pas » (c’est à dire qu’il ne bouge pas…) : elle est par contre enchantée quand elle sent ses mouvements.. Cette attitude démonstrative peut d’abord sembler à Juno presque ridicule , alors qu’elle même ne ressent aucune émotion particulière, y compris lorsque apparaissent les images de l’embryon au cours de l’échographie. Mais Mark semble beaucoup plus hésitant : dès le premier entretien avec Juno et son père, il se montre ironique quand on l’interroge sur son désir de paternité : « et comment ! Tout le monde veut être père, entraîner l’équipe de foot, aider au projet de technologie »…En fait, il semble beaucoup plus préoccupé de flirter gentiment avec Juno et surtout de pouvoir se consacrer entièrement à sa carrière musicale…Il considère que ce désir d’enfant chez Vanessa correspond à sa volonté de sauver leur couple, mais que cela ne suffira pas…Il finit par avouer, à sa femme et à Juno : « je ne suis pas prêt à être père »…Vanessa tente de bien de le rasséréner : « une femme devient mère quand elle est enceinte, l’homme devient père quand il voit le bébé »…Rien n’y fait et elle renonce devant les prétentions de son mari : « si je dois attendre que tu sois Kurt Corbain, je ne serai jamais mère »…Devant cette situation, Juno est hésitante mais de plus en plus lucide : quand Mark estime qu’elle trop jeune pour comprendre ce qui se passe, elle lui rétorque brutalement : « j’ai seize ans et je sais reconnaître les connards »…Finalement, elle comprend toute la sincérité de Vanessa et que c’est elle, la personne la plus responsable du couple…Aussi, elle peut lui laisser son enfant en toute confiance…

Le soutien familial
Dans cette prise de conscience , Juno peut compter sur son milieu familial. Sa mère est loin d’elle et a des rapports ambigus avec sa fille (elle lui envoie un cactus ( !) chaque année à la Saint Valentin…). Bren, sa belle-mère, ne la ménage pas non plus : elle la traite de sotte ou d’idiote et lui explique les sacrifices qu’elle a du consentir pour vivre avec elle (en l’occurrence, ne pas avoir de chien à la maison…). D’un autre coté, elle est sans doute assez fière de sa belle-fille : quand Juno leur apprend la solution qu’elle a finalement choisie (« tu es un petit viking »…), elle est satisfaite que quelqu’un puisse recevoir « le don de Jésus dans cette situation merdique »…De son coté, Juno apprécie aussi très certainement la colère de Bren lorsqu’elles se rendent ensemble pour réaliser une échographie. Sa belle-mère remet vertement l’infirmière à sa place, lorsque celle-ci se permet de donner des leçons de morale inopportunes (elle parle de « l’environnement toxique des adolescents »…).
Surtout, Juno sait qu’elle peut compter sur le soutien indéfectible de son père. Lorsqu’elle informe ses parents de sa grossesse, celui-ci semble presque rassuré : « je pensais qu’elle avait été virée ou arrêtée pour drogue ou conduite en état d’ivresse »…Il l’accompagne lors de la première visite de Juno chez Vanessa et Mark (il « se méfie des tarés en manque de bébés »). Il s’en veut de ne pas l’avoir mieux compris (« c’est de ma faute », dit-il, quand Juno avoue son problème…). Lors d’une grande discussion à la fin du film et que nous reproduisons dans ce dossier, Juno avoue à son père qu’elle est bien désemparée devant l’évolution de la situation : « j’ai réglé des problèmes qui dépassent ma maturité ».Et quand elle l’interroge sur ce qui fait sa solidité d’un couple, il n’ergote pas et répond sans détours, d’autant qu’il ne peut se présenter comme un père parfait (« je n’ai pas le meilleur casier du monde », avoue-t-il). Pour lui, l’essentiel de trouver quelqu’un capable d’aimer et de supporter l’autre en toutes circonstances…Juno se rend compte alors qu’elle a sans doute trouvé cette « perle rare »…Son père, ironique, lui dit qu’elle a en face d’elle… !
Cet apprentissage de la vie lui est alors bien utile, pour éclaircir ses relations avec son partenaire d’un soir…Car au début du film, autant Bleeker semble passionnément attaché à Juno, autant elle se montre distante et parfois même franchement désagréable avec lui! Lorsqu’elle lui apprend qu’elle est enceinte, il semble aussi désemparé qu’elle mais le montre bien davantage…Juno semble exaspérée par l’attitude hésitante du jeune homme : elle l’est encore plus quand Bleeker lui dit qu’il va se rendre au bal de fin d’année avec Katrina, une autre camarade de classe. Elle lui en veut clairement de son indifférence apparente et elle le lui fait payer par des vannes plutôt acides (elle fait l’amour avec lui parce qu’elle s’ennuyait…). Aussi, il se braque et l’envoie balader (« comme si j’allais me marier avec toi ! Tu serais la femme la plus méchante du monde »…). Mais après avoir vu l’évolution du couple –modèle formé par Mark et Vanessa, après les discussions avec son père, Juno finit par relativiser et apprécier l’amour sincère que Bleeker lui porte : il sera là lorsqu’elle accouchera, même si ce n’est pas l’enfant qu’ils élèveront…Comme le dit Juno, « il est le fromage râpé sur mes pâtes : je sais que les gens doivent s’aimer avant de se reproduire : la normalité, c’est pas notre truc ! ».

Un film « politiquement correct » ?
Finalement, ll n’est pas certain que Juno ait une morale aussi marginale qu’elle le croit…Cette philosophie de la vie de couple a des airs de déjà vu et même de « politiquement correct » : certains aux Etats-Unis ont approuvé le choix que Juno fait au début du film en refusant l’avortement…les militants pro-life, à l’instar de la belle-mère de la jeune fille, ont dû apprécier que ce « don de Jésus » ne soit pas perdu…Au bout du compte, elle incarne même une certaine image de la normalité : elle garde son enfant, elle fait plaisir à une femme qui désire un bébé et qui présente toutes les garanties possibles, elle découvre qu’elle est amoureuse de son partenaire d’occasion…Il ne manque plus que le mariage pour que le happy end soit complet…

   Cela dit, on doit aussi reconnaître que Juno est un film décalé par rapport à la production actuelle : on est loin des jeunes américains libidineux ou criminels de certaines œuvres vues récemment. Un peu comme dans Little Miss Sunshine, l’image que le film de Reitman donne de la famille et des adolescents américains est quand même rassurante ou réconfortante, dans une société américaine en plein doute…Encore un signe des temps, pourront dire certains.

 

La famille et les adolescents dans le cinéma américain récent : quelques exemples :
La saga American Pie :
American Pie 1 , Paul Weitz, Chris Weitz (1999)
American Pie 2, James B. Rogers (2000)
American Pie 3 : marions-les ! Jesse Dylan (2003)
Les films de Gus Van Zant
Elephant (2003)
Paranoid Park (2007)

Les films de Larry Clark
Kids (1995)
Bully (2001)
Ken Park (2003)
Wassup up rockers (2006)

Very Bad Things, Peter Berg (1999)
Thirteen, Catherine Hardwicke (2003)
Little Miss Sunshine, Jonathan Dayton, Valerie Favis ( 2006)

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