Frozen River ou l’envers du rêve américain

Frozen River, un film de Courtney Hunt

États-Unis, 1h 37, 2009

Inteprétation : Melissa Leo, Misty Upham, Charlie McDermott, Mark Boone Junior, Michael O’Keefe, Jay Klaitz, Bernie Littlewolf
Dylan Carusona

Synopsis :

Massena, une petite ville américaine dans l’état de New York, à la frontière avec le Canada. Ray peut enfin offrir à sa famille la maison de ses rêves et bientôt quitter leur mobil-home décati. Mais quand son mari Troy, joueur invétéré, disparaît avec leurs économies, elle se retrouve seule avec ses deux fils, TJ et Ricky, sans plus aucune ressource.
Alors qu’elle essaie de retrouver la trace de son mari, elle rencontre Lila, jeune mère célibataire d’origine Mohawk, qui lui propose un moyen de gagner rapidement de l’argent : faire passer illégalement aux États-Unis des immigrés clandestins, à travers la rivière gelée du Saint Laurent, située dans la Réserve indienne.
Comme elle a cruellement besoin d’argent juste avant Noël, Ray accepte de faire équipe avec Lila. Mais, les risques sont élevés : la police surveille les voitures suspectes , la glace est peu épaisse et peut céder à tout instant

Frozen River
ou l’envers du rêve américain

   Le film Frozen River est sorti en 2009, à une période intéressante : le cinéma américain semble à nouveau s’intéresser à ses pauvres…En fait, depuis les débuts du cinéma américain, les réalisateurs outre-atlantique ont toujours évoqué les laissés pour compte : de nombreux films, aux différentes époques du XX°, ont évoqué ces miséreux qui souvent ont « pris pour la route » à la recherche d’une vie meilleure : deux exemples célèbres sont Les Raisons de la Colère de John Ford dans les années de 1940 et l’Épouvantail de Jerry Schatzberg dans les années 1970 pour ne citer que deux œuvres reconnues en leur temps. La sortie du film de Courtney Hunt est emblématique du retour de ce thème dans le cinéma américain, à la fin de l’ère Bush, alors que la pauvreté progresse sensiblement dans le pays le plus riche du monde (les personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté ont augmenté de 5,4 millions entre 2000 et 2004, : ils se montent à 37 millions d’individus et représentent 12,3 % de la population totale).
En fait, plusieurs films réalisés récemment abordent aussi ce thème des laissés pour compte : ainsi, le Wrestler de Darren Aronofsky (2008) , avec Mickey Rourke comme interprète principal, raconte l’histoire d’un catcheur qui essaie de remonter sur le ring, en d’autres termes « un loser incarné par un acteur has been » (Télérama). Des femmes réalisatrices ont aussi tourné de beaux portraits de personnages féminins : Sherrybaby de Laurie Collyer sorti en 2006 ou plus récemment Wendy et Lucy de Kelly Reichardt (2008). Dans le premier film cité, Sherry est une toxicomane qui sort de prison et qui fait tout pour récupérer sa fille : selon Jean François Rauger, « le film décrit une Amérique déglinguée, fonctionnant sur le spectre de structures familiales déstabilisées ou disloquées par l’abandon, la faillite ou la veulerie des pères ». De même, Wendy et Lucy évoque l’histoire d’une jeune femme seule en route pour l’Alaska, mais qui tombe en panne dans une petite ville de l’Oregon : pratiquement sans ressources, elle perd sa chienne et la recherche partout.. « Le visage de Wendy exprime la volonté éperdue de résister à la dureté de la vie »…Wendy et Lucy filme, sans y toucher, la panne sèche de l’Amérique » (Jacques Mandelbaum).
On l’aura compris, ces jeunes réalisatrices ne sont pas vraiment intégrées au système hollywoodien (en général, leurs œuvres ont été connues grâce au célèbre festival du cinéma indépendant de Sundance). Courney Hunt elle-même a éprouvé les pires difficultés à monter son projet : elle réalise d’abord un court-métrage sur le sujet de Frozen River mais mais a eu beaucoup de mal à trouver un financement pour en faire un long métrage. Les studios auxquels elle s’adresse voulaient qu’elle change le scénario et même les actrices (Melissa Leo n’est sans doute pas une vedette assez « glamour » pour Hollywood…). Mais finalement, l’acharnement de Courtney Hunt paye : son film obtient le grand prix du Festival de Sundance en 2008 et le soutien un peu maladroit de Quentin Tarantino (ce dernier parle « d’une merveilleuse description de la pauvreté » -sic- et du « thriller le plus excitant de l’année »…),

Dans le monde glacial des laissés pour compte…
Toute l’action se déroule dans les paysages glacés du nord de l’état de New York, dans la petite ville de Massena toute proche de la frontière du Canada (« la ville de la quatrième côte », comme il écrit sur le panneau à l’entrée de l’agglomération…). Les conditions climatiques y sont particulièrement difficiles au cours de l’hiver (lors d’une séquence du film, le présentateur météo égrène sa litanie de mauvaises nouvelles : des chutes de neige entre 20 et 30 cm, des vents soufflant jusqu’à 70 km/h, une baisse des températures jusqu’à moins 34 degré…).
Dans ce cadre oppressant, le film présente « trois visages de la marginalité » ( Thomas Sotinel). D’abord, Ray elle-même, une femme sans âge et au visage déjà marqué par les épreuves…Elle a été abandonnée par son mari Troy, qui est dévoré par le goût du jeu et qui est parti avec l’agent mis de côté pour acheter une nouvelle maison. Elle doit s’occuper de ses deux enfants, encore à l’école, TJ un adolescent de 15 ans et Ricky, beaucoup plus jeune. Elle occupe un travail de vendeuse dans un magasin, où elle n’est employée qu’à temps partiel. Elle est obligée de tout acheter à crédit : la télévision, la nouvelle maison dans laquelle elle espère emménager…Elle est constamment sous la menace des employés ou des huissiers chargés de percevoir les règlements et qui ne lui font aucun cadeau…En ce sens, le film est une vision prémonitoire assez juste de ce qui va arriver lors de la crise des subprimes : comme l’écrit Thomas Sotinel, « on peut y déchiffrer le mécanisme de ces crédits toxiques accordés à des gens dont les banquiers savaient qu’ils n’étaient pas solvables ». Ray est par ailleurs très économe et elle est obligée de tout compter au cent près : l’essence qu’elle met dans son réservoir, l’argent qu’elle remet à TJ pour leurs repas à l’école…
Face à cette situation difficile, qui la classe dans la catégorie des « working poors », Ray se bat avec détermination. D’abord, il semble bien qu’elle ait elle-même chassé son mari, car « il jouait l’argent de la bouffe », au point même de lui tirer une balle dans le pied. Elle revendique auprès de son employeur Matt pour qu’il lui donne enfin un travail à plein temps, comme il le lui avait promis depuis deux ans (en fait, son patron estime qu’elle n’est pas assez « motivée » : il semble bien qu’il préfère l’autre employée Pat , nettement plus avenante même si elle arrive régulièrement en retard). Elle est aussi sensible au sort de ses deux garçons : elle refuse absolument que TJ quitte l’école pour travailler : elle souhaite qu’il poursuive ses études et qu’il s’occupe de son petit frère. Elle défend même l’image de son mari fugueur ( « c’est un bon père quand il ne joue pas » )mais son fils aîné n’est pas convaincu : « il nous dépouille et s’enfuit juste avant Noël ». Elle se décarcasse aussi pour que Ricky reçoive à Noël le circuit de voitures de ses rêves. Enfin, elle bascule dans l’illégalité quand elle est vraiment acculée en se livrant au trafic d’immigrés clandestins de part et d’autre e la frontière.
Pour se faire, Ray décide de participer aux activités auxquelles se livre Lila, jeune indienne Mohawk de la réserve. Celle-ci présente un visage constamment renfrogné car elle vit aussi une situation très difficile. Elle a perdu son mari et la garde de son enfant, « enlevé » par sa belle- mère dès qu’elle est sortie de l’hôpital. Elle est logée dans la caravane de son beau-frère, perdue au fond des bois. Elle a de plus de graves problèmes de vision, qui la rendent incapable d’assumer certaines tâches (comme caissière dans un magasin ou standardiste…). Pour survivre, elle s’adonne à différents trafics, de part et d’autre de la frontière, avec l’aide d’un réseau de passeurs : elle fait passer d’abord des cigarettes puis des immigrés clandestins. Elle semble d’ailleurs considérer que ce n’est vraiment pas un trafic. Pour elle, il n’y pas vraiment de frontière car tout le territoire, des deux côtés du Saint-Laurent, appartient aux Mohawks. : « c’est du libre échange entre nations », précise-t-elle à Ray. … Lila dépose l’argent ainsi récolté devant la maison de sa belle-mère, pour l’éducation de son bébé.
Enfin, les derniers marginaux, et sans doute les plus déclassés, sont bien sûr les immigrés clandestins qui passent par le Canada pour rejoindre le territoire des États-Unis. Pour une fois, le cinéma américain ne traite pas des flux migratoires du sud des États-Unis : de fait, le sujet a été plus abondamment traité ; du film d’Hebert Biberman , Le Sel de la terre, tourné en 1953 en passant par Lone Star de John Sayles (1996) ou Bread and Roses de Ken Loach (2000), jusqu’au long métrage de Tommy Lee Jones ,Trois enterrements, réalisé en 2005. Dans le film de Courtney Hunt, ces clandestins sont d’origine asiatique (Chinois ou Pakistanais) et ils ont accompli un très long périple : ils sont en plus durement exploités par leurs futurs employeurs, comme Lila l’explique à sa « complice » : le coût du passage est exorbitant et les malheureux sont obligés de travailler de longues années pour rembourser le prix de leur passage. Ray est d’ailleurs stupéfaite de constater leur acharnement à venir aux États-Unis : elle est bien placée pour savoir que le « rêve américain » n’est qu’une illusion… Quand Lila lui explique l’exploitation auxquels se livrent les « esclavagistes », Ray ne peut s’empêcher de s’exclamer : « putain, je rêve! ».

Les laissés pour compte de la société américaine :de la défiance à la solidarité
Mais Courtney Hunt veut aussi montrer que la solidarité entre ces déclassés ne va pas de soi, même s’ils ont les mêmes ennemis…Au début du film, Ray et Lila s’affrontent durement : elles ne se ménagent pas et éprouvent l’une envers l’autre, de solides préjugés. Ainsi, Ray tire un coup de feu dans la caravane de la jeune Indienne quand elle vient récupérer la voiture de son mari et lui confisque l’argent qu’elles ont gagné ensemble, après s’être battue avec elle. Elle ne se montre pas très tolérante à l’égard des Mohawks : elle estime par exemple que « c’est nul de ne pas fêter Noël » alors que cela fait tellement plaisir aux enfants…TJ, son fils aîné, semble d’ailleurs partager le même sentiment : il parle ainsi « d’aller casser du Mohawk » quand il apprend les déboires de sa mère.
De même, Lila est très hésitante au début du film à prendre Ray comme partenaire dans son trafic : « je bosse rarement avec des Blancs », lui précise-t-elle. Elle n’a pas la même conception de la légalité. Elle la traite aussi durement au début de leur relation : elle suggère méchamment que son mari est peut-être parti avec une femme plus jeune et plus jolie qu’elle… Ray est aussi peu sensible au sort des clandestins qu’elle transporte : pour elle, il s’agit de gagner de l’argent rapidement et rien d’autre. Elle devient même franchement paranoïaque quand elle apprend lors d’un voyage au Canada, que les deux personnes qu’elle doit prendre en charge, sont originaires du Pakistan. Victime sans doute du climat de peur aux États-Unis après le 11 septembre, elle les soupçonne clairement d’être des terroristes. C’est pour cela qu’elle jette leur sac « suspect » sur la rivière gelée (en fait, elle apprendra par la suite qu’il contenait l’enfant des deux Pakistanais).
Mais progressivement, les deux femmes vont se rapprocher. Ray en particulier se rend compte de la sincérité de l’amour maternel de sa partenaire : alors que Lila voit son fils avec sa belle-mère dans un restaurant, Ray peut ressentir la douleur qu’éprouve la jeune Indienne. Et petit à petit, elles vont échanger quelques confidences à propos de leurs familles respectives. Ray s’indigne quand Lila lui raconte que son fils lui a été enlevé par sa belle-mère mais celle-ci répond que ces affaires ne regardent pas la justice et se règlent à l’intérieur de la tribu. Les deux femmes subissent le même choc lorsqu’elles s’aperçoivent que le sac qu’elles ont jeté sur la rivière gelée contenait un enfant :elles font immédiatement demi-tour : elles éprouvent le même soulagement lorsqu’il revient à la vie. A la fin du film, alors que la police est à leurs trousses, les deux femmes sont prêtes à se sacrifier l’une pour l’autre. Ray hésite un peu et s’apprête à rentrer chez elle, mais, prise de remords, elle finit par se rendre aux autorités: elle se rend compte qu’elle risque nettement moins que la jeune indienne : elle est blanche, sans casier judiciaire, avec deux garçons à charge…elle ne devrait faire que quelques mois en prison…Elle prend conscience qu’elle s’est beaucoup rapprochée de Lila : quand le policier qui l’arrête lui demande à qui elle va confier ses enfants, elle peut lui affirmer qu’elle les laisse « à une amie »…
Certes, on peut estimer que les héroïnes du film ont des rêves bien petit-bourgeois : Ray tient avant tout à sa maison future (sur son lit, elle regarde sans cesse la brochure qui vante les mérites de son futur logement…Live a dream, comme il est écrit sur la couverture). Lila veut surtout récupérer la garde son enfant…Mais leur combativité est exemplaire : dans cette « lutte pour la vie », elles restent humaines et en plus, découvrent une solidarité qui les rend plus fortes.

    Ainsi, Frozen River est un beau portrait de femmes, au pluriel…Ces deux paumées, Ray et Lila, ont su trouver dans leur amitié et leur complicité la force d’affronter une vie difficile. Comme l’écrit le critique de Positif, Courtney Hunt a réalisé « un film de genre solidaire et féministe , sans tomber dans les pièges du naturalisme ». On peut d’ailleurs constater que certains cinéastes européens ont aussi été «inspirés» par la crise et ceux qu’elle a laissés sur le bord du chemin : des films comme It’s a free world de Ken Loach (2008), Welcome de Philippe Lioret (2008) ou Fish Tank de Andra Arnold (2009) sont de vraies réussites. Comme Frozen River, deux de ces films traitent aussi du problème particulier des clandestins, dont les migrations se sont développées avec la mondialisation. Une manière de montrer que le cinéma est capable d’aborder des sujets sociaux, avec de réelles qualités artistiques et sans tomber dans la mièvrerie…

 

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