Le colonel Chabert et la société de son temps

Le colonel Chabert, un film de Yves Angelo

France, 1 h 50, 1993

Interprétation : Gérard Depardieu, Fanny Ardant, Fabrice Lucini, André Dussolier

Synopsis :

Paris, février 1817, trois ans après la Chute de l’Empire, l’avoué Derville reçoit la visite d’un vieillard misérablement vêtu. Il assure être Le Colonel Chabert, passé pour mort, à la bataille d’Eylau en 1807. Il avait alors contribué à la victoire en conduisant une charge de cavalerie devenue célèbre. Le vieil homme raconte comment, se réveillant dans un fossé entre des cadavres, il a survécu à ses blessures. Il revient dix ans après et souhaite réclamer son titre, faire valoir ses droits et revivre avec sa femme. Celle-ci, durant son absence, s’est mariée avec Le Comte Ferraud…

Le colonel Chabert et la société de son temps

   Le roman de Balzac et le film d’Yves Angelo se déroulent dans une période particulière de l’histoire de France, un « temps mort » du XIX° siècle, à savoir la Seconde Restauration. Or la compréhension de cette époque est essentielle pour saisir l’arrière plan politique et social de l’intrigue…(le cinéaste et son dialoguiste ont été ainsi amenés à introduire une séquence au début du film, lorsque le comte Ferraud discute avec ses amis ultras, pour exposer le contexte politique…)
En décrivant la société française juste après les bouleversements de la Révolution et de l’Empire , Balzac, et le cinéaste à sa suite, montrent bien toutes les ambiguïtés de cette période charnière et la corruption morale qui règne alors dans l’élite de la société (Lénine, parait-il, appréciait le talent du romancier, pour sa peinture de la décadence des classes dirigeantes…).

La seconde Restauration
L’action du colonel Chabert se déroule donc en 1817 , c’est à dire pendant la seconde Restauration. Louis XVIII, le frère de Louis XVI, rentré d’exil en 1814, avait dû quitter le pays à nouveau pendant les Cent jours, alors que Napoléon 1er revenait au pouvoir..Il revient définitivement en 1815 après la défaite de l’Empereur à Waterloo, avec l’aide des ministres Talleyrand et Fouché . Mais ce ministère ne dure pas, tant les deux hommes sont marqués par leurs liens avec le pouvoir napoléonien (selon la célèbre formule de Chateaubriant, « le vice appuyé sur le bras du crime »). Aux élections d’août 1815, les électeurs envoient une large majorité de candidats royalistes à l’Assemblée (les 9/10 des députés!) : c’est « la chambre introuvable », selon les propres termes du Roi. Mais en 1816, le parti ultra connaît une forte baisse et l’instabilité politique règne jusqu’à la fin du règne de Louis XVIII.
Le frère de Louis XVI , qui est resté en exil en Angleterre jusqu’en 1814, est bien sûr marqué par l’idée de rétablir une forme de société d’ancien régime : la continuité temporelle de la monarchie est restaurée et le temps de la république et de l’empire est annulé : les actes officiels sont datés à partir de la dix-neuvième année de règne (c’est à dire de la mort de Louis XVII en 1795), comme si les évènements survenus entre temps n’avaient jamais existé…Les premiers temps de la seconde Restauration se déroulent dans une atmosphère pesante, de répression et de réaction : la « terreur blanche » en Languedoc et en Provence, l’exécution de certains généraux bonapartistes comme le maréchal Ney, « l’épuration » des fonctionnaires jugés peu fiables (6000 condamnés politiques, au moins un quart des personnels renvoyés).
Mais le roi reste prudent et prend vite conscience qu’un retour radical au système précédent est impossible (comme il l’écrit, « mon système se fonde sur cette maxime qu’il ne faut pas être le roi de deux peuples ». Il accepte la charte de 1814, fortement inspirée par Talleyrand ,et qui entérine certains acquis essentiels de la Révolution : le régime adopté est une monarchie constitutionnelle, avec un suffrage censitaire et un pouvoir législatif exercé par deux chambres (chambres des députés et chambres des Pairs). Le suffrage censitaire est progressivement élargi au cours du règne et quelques lois « libérales » sont adoptées, comme celle sur la conscription de Gouvion Saint Cyr en 1817, qui permet la constitution d’une armée nationale, au grand dam des « ultras »… Surtout, il n’est pas vraiment question de rendre les « biens nationaux » vendus au cours de la Révolution : Louis XVIII ne compte pas revenir au système féodal d’avant 1789 : dans la charte de 1814, il est écrit expressément : « la noblesse ancienne reprend ses titres, la nouvelle conserve les siens. Le Roi fait des nobles à volonté mais il ne leur accorde que des rangs et des honneurs sans aucune exception des charges et des devoirs de la société ».Le gouvernement Villèle propose quand même l’indemnisation des nobles émigrés sous la forme d’une rente versée aux « victimes » (le fameux « milliard des émigrés » ).

La chambre des Pairs
Une des innovations du nouveau régime est la création de la chambre des Pairs dès 1814 par la Charte constitutionnelle. Elle est clairement inspirée de la Chambre des Lords qui existe en Grande Bretagne, où ont séjourné nombre de nobles émigrés. Dans l’esprit de Louis XVIII, cette chambre doit être en harmonie avec la monarchie restaurée et représenter une classe sociale, l’aristocratie. Aussi, les membres devaient être nobles ou le devenir en entrant dans cette instance. Selon plusieurs ordonnances, la chambre des Pairs est composée de membres « de droit » (les Princes du sang) et des membres choisis par le Roi, qui doivent se constituer un majorat (c’est à dire des biens immobiliers ou de rentes qui produisent un revenu fixé en fonction du titre de noblesse). Le titre est aussi héréditaire (« la dignité de pair est et demeure héréditaire, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture »). C’est dans cette institution que le comte Ferraud cherche à rentrer à tout prix : devenir pair serait pour lui l’aboutissement de sa réussite sociale…Mais son mariage avec la veuve Chabert pose quelques problèmes…

« Les vieux débris de la Grande Armée »
    Le colonel Chabert est aussi une évocation des vieux soldats de l’Empereur, encore très nombreux sous la Restauration et surnommés de manière peu élégante, « les vieux débris de la Grande Armée » (sans doute près d’un million est rentré dans ses foyers). Le colonel Chabert, le personnage principal, est évidement un exemple type, peut-être inspiré par des officiers de l’Empereur qui ont réellement existé (selon le dictionnaire Napoléon, la vie de certains officiers supérieurs de l’armée impériale ont pu nourrir l’imagination du romancier comme le colonel Chabert -1764-1851-, qui s’engage dans l’armée dès 1792 : il devient chasseur à cheval en 1805 et participe à plusieurs batailles de l’Empire comme la campagne de Russie en 1812). La plupart végètent dans des conditions misérables car les revenus alloués par l’état sont faibles. En particulier, 20 000 officiers et sous-officiers de l’armée impériale ont été mis en disponibilité et ne touchent qu’une partie de leur solde (ils sont surnommés les « demi-soldes ») : ceux qui ont participé aux Cent Jours ne touchent aucun revenu…. A part le colonel Chabert, Balzac s’est aussi inspiré de ces vieux combattants dans d’autres romans, comme Le Médecin de campagne, en créant les personnages de Goguelat et Gondrin. Dans le roman et le film, Chabert et ses compagnons d’armes (son ordonnance Boutin) vivent dans un dénuement certain : l’avoué Derville est atterré de découvrir les conditions de logement de son protégé, qui dort dans un taudis malodorant. Ces anciens soldats doivent tout à la Révolution et à l’Empire : dans le roman de Balzac, Chabert, enfant trouvé, doit sa gloire et sa fortune à son activité militaire au service de Napoléon Bonaparte : il est déjà à ses côtés lors de la campagne d’Égypte et se fait remarquer par son courage lors de la bataille d’Eylau..
Au cours des opérations auxquelles il participe, et à l’instar des officiers de la Grande Armée, il en profite pour arrondir sa fortune : il avoue d’ailleurs quelques pillages à Derville quand il évoque les objets d’art qu’il a rapportés lors de ses campagnes à l’étranger…Son titre nobiliaire lui a été concédé par l’Empereur lui-même (sous l’Empire, il est le comte Chabert).

La noblesse impériale
De fait, Napoléon 1er a aussi tenté de faire émerger une élite de privilégiés, dont il fera la fortune et qui lui sera toute dévouée. A cet effet, il met en place d’abord la Légion d’honneur en 1802 , et surtout la Noblesse impériale en 1808. Le système nobiliaire voulu par l’Empereur est rationnel et hiérarchisé (il comprend 4 niveaux de noblesse : prince, duc, comte, baron. Au total, près de 3300 titres seront décernés au cours de l’Empire). Il devait récompenser les personnes les plus dévouées à l’Empire, et en particulier les militaires qui se sont distingués sur le champ de bataille (plus de 60 % des titres seront accordés à des membres de l’armée). Napoléon 1er espère aussi rallier à lui une partie de l’ancienne noblesse…Comme on le sait, Chabert permet aussi à sa femme de connaître une ascension sociale fulgurante : il a d’abord connu Rose Chapotel dans une maison de passe du Palais-Royal : aussi, il accepte mal son air condescendant lorsqu’elle fait mine de ne pas le reconnaître..

Des aristocrates revanchards…
Le roman de Balzac et le film de Yves Angelo permettent aussi d’évoquer une autre catégorie sociale, surtout incarnée par le comte Ferraud., la noblesse d’Ancien Régime. Dans le livre , Ferraud est présenté comme le fils d’un conseiller au Parlement de Paris (c’est à dire la noblesse de Robe), qui émigre pendant la Terreur et qui doit abandonner tous ses biens (« s’il sauva sa tête, il perdit sa fortune »). Il revient à l’époque du consulat mais reste fidèle à Louis XVIII : dans le roman, Balzac écrit : « il appartenait à cette partie du Faubourg Saint Germain qui résista noblement aux séductions de Napoléon »…De fait, une partie de la noblesse revient sous l’Empire (en 1802, une amnistie est prononcée envers « tout individu prévenu d’émigration »). Mais les biens nationaux ne sont pas rendus et les aristocrates ont perdu à peu près la moitié de leurs propriétés foncières. Aussi, ils n’acceptent le régime impérial qu’à contrecœur : comme le dit le vicomte de Ségur, « Napoléon, c’est qu’un homme que personne n’aime mais que tout e monde préfère (…) Quel malheur qu’il ne soit pas légitime! » . L’Empereur utilise la séduction et l’intimidation (l’exécution du duc d’Enghein en 1804) : mais les ralliements sont peu nombreux ( Mme de Bouillé, de la Rochefoucauld, Ségur..). Les mariages dans la noblesse d’ancien régime son fortement endogamiques : les alliances mixtes , comme celle du comte Ferraud et de la veuve Chabert dans le roman, sont rares (Fouché, régicide et haut dignitaire du régime impérial, épouse Ernestine de Castellane). Par contre, certains nobles d’ancien régime continuent une opposition feutrée à l’Empereur : « on acceptait honneurs et argent mais on continuait à fronder », avoue le baron de Fremilly…
En tout cas, à l’époque de la Restauration, certains sont tentés par une attitude revancharde : dans le film, les amis ultras de Ferraud comme Chamblin, témoignent d’une hargne certaine à l’égard de Napoléon, à qui ils attribuent des qualificatifs peu amènes : « l’usurpateur », « le petit caporal », l’ogre »…Ils font aussi clairement comprendre à leur ami que son mariage avec la veuve Chabert risque de l’empêcher d’accéder à la Pairie : cette alliance leur semble contre-nature tant cette femme est marquée par son histoire. Comme ils l’expliquent au comte, « il s’agit de ce qu’elle représente, son passé, cette fortune acquise sous l’Empire… ». Ils montrent tout leur mépris envers ces parvenus qui ne doivent leur place qu’à leur lien avec l’usurpateur (« elle dansait avec des maréchaux qui ciraient nos bottes »). Aussi, ils suggèrent fortement à Ferraud de répudier son épouse et de s’allier à une héritière d’une grande famille au blason irréprochable, comme celle du baron de Courcelles qui a justement trois filles…Ferraud, qui ne néglige rien pour assouvir son ambition (il multiplie les rencontres avec les personnes qui pourraient lui être utiles), est embarrassé…Ainsi, en rentrant en France, le colonel Chabert se retrouve dans des luttes de pouvoir en qui le dépassent : on comprend que ce spectacle le dégoûte et l’amène à se retirer du monde, laissant à Derville le rôle du justicier.

  En tout cas, la description que Balzac (et le film) font de la société en France à l’époque de la Restauration est sans concession : les valeurs de loyauté et de courage sont peu de choses devant la brutalité des ambitions et il n’est pas sûr que la morale l’emporte., même si Rose Chapotel sera sans doute punie pour ses intrigues. Le film est donc bien fidèle à l’œuvre littéraire, en évoquant aussi la dimension historique du roman de Balzac : outre la qualité des dialogues et de l’interprétation, on peut estimer l’adaptation réussie aussi de ce point de vue.

 

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