Bob Roberts, ou la politique à l’américaine

Bob Roberts, un film de Tim Robbins

États-Unis, 1h 43, 1992

interprétation : Tim Robbins,  Giancarlo Esposito,  Ray  Wise,  Gore Vidal,  Alan Rickman

Synopsis :

1990. Le chanteur de Country Bob Roberts (Tim Robbins ), self-made man millionnaire, se porte candidat au Sénat, dans l’Etat de Pennsylvanie..Il se prononce, au travers de ses chansons, en faveur d’un retour aux valeurs détruites par le laxisme des années 1960 : il est l’un des porte-parole de cette Nouvelle Droite apparue lors de la première Présidence de Ronald Reagan : il en appelle ainsi aux idéaux fondamentaux de l’Amérique conservatrice: la famille, la religion et fonde une organisation chargée de lutter contre la drogue (  » Broken Dove » )…Avec l’aide de ses conseillers, Chet Mac Gregor ( Ray Wise ) et Lukas Hart III ( Alan Rickman ), Roberts mène une campagne électorale impitoyable contre son adversaire démocrate, le sénateur sortant Brickley Paiste ( Gore Vidal ), dans une ambiance typique de ces années 1990, alors que tous les coups bas sont permis (accusations diffamatoires, insultes,manipulations des médias)…
Alors que les sondages indiquent que l’écart avec le sénateur Paiste diminue, Bob Roberts est mis en cause par un journaliste indépendant Bugs Raplin ( Giancarlo Esposito ), qui l’accuse d’être impliqué dans un scandale financier lié à un trafic de drogue…Les chances de l’emporter pour le candidat-chanteur semblent compromises, à moins d’un évènement imprévu..

 

Bob Roberts, ou la  politique à l’américaine
En réalisant Bob Roberts, Tim Robbins a délibérément choisi le ton de la satire pour dépeindre le monde politique et médiatique des États-Unis. Mais comme le dit le cinéaste lui-même, la réalité a souvent fini par rejoindre la fiction qu’il avait imaginée . Deux aspects méritent d’être évoqués : le déroulement d’une campagne électorale américaine et l’émergence depuis les années 1980 d’une Droite extrême de plus en plus influente…

Une nouvelle génération d’hommes politiques
D’abord , le personnage imaginé par Tim Robbins est typique de la nouvelle génération de politiciens américains nés après la seconde guerre mondiale ( dans le film, Bob Roberts est censé naître en 1955 )…Ces baby-boomers partent à la conquête du pouvoir dans les années 1980…Roberts aurait très bien pu appartenir à la cohorte des 73 freshmen ( nouveaux élus) menés par Newt Gingrich et qui ont pris d’assaut le Congrès en novembre 1994 ( ces parlementaires s’étaient engagés à appliquer le « Contrat avec l’Amérique », de tonalité franchement réactionnaire ). Alors que pour la première fois le Parti Républicain détient la majorité dans les deux Assemblées du Congrès, il engage une partie de bras de fer avec le pouvoir exécutif , notamment pendant l’année 1996 à propos du vote du budget ( Clinton utilisera son droit de veto à plusieurs reprises et la situation sera parfois bloquée…)…Cette nouvelle génération a une culture politique différente de celle qui l’a précédée, surtout marquée par les années de la grande Dépression et la Seconde Guerre Mondiale ( c’est le cas de personnalités comme Lyndon B. Johnson, Richard Nixon et même dans une moindre mesure de John Fitzerald Kennedy…). Elle a vécu son adolescence et sa jeunesse dans un contexte différent, celui de la Guerre Froide et de la guerre du Vietnam, pour le meilleur et pour le pire ( dans le film, la mère de Bob Roberts est présentée comme une peacenick c’est à dire une militante de la paix et l’enfant est élevé dans une sorte de communauté hippie). Ce conflit de générations s ‘est d’ailleurs incarné lors de l’élection présidentielle de 1996, entre Bob Dole le vétéran de la Deuxième Guerre Mondiale et Bill Clinton, de « la génération Vietnam »…Mais ces « jeunes loups » ont eu du mal à faire leur trou, car le système parlementaire américain donne un avantage considérable aux sortants. Certains parlementaires semblent d’ailleurs presque indéracinables ( ce fut le cas de plusieurs dirigeants, souvent démocrates sudistes, comme Sam Rayburn, LB Johnson, ou Mike Mansfield…) : un sénateur exerce en moyenne 2,5 à 3 mandats…Les élus profitent de leur situation acquise, en obtenant des subventions pour l’état qu’ils représentent ( pork barrel = tirelire des fonds gouvernementaux ) ou des faveurs individuelles pour leurs électeurs ( caseworks ). Aussi, les nouveaux venus doivent-ils consacrer toute leur énergie à se faire connaître, notamment en menant « une politique de terrain » ( grass roots politics ). Bob Roberts et son équipe, qui affrontent un sénateur démocrate solidement implanté, sillonnent les routes de Pennsylvanie dans leurs bus ultra-sophistiqué et multiplient les apparitions publiques…

Le coût des campagnes électorales
Le film de Tim Robbins est une bonne évocation d’une campagne électorale « à l’américaine ». Le montage très serré de courtes séquences donne une impression de frénésie qui correspond bien à l’intensité d’une élection aux États-Unis : les réunions où les supporters affichent leur passion, avec leurs banderoles, leurs badges et leurs calicots, les émissions télévisées où le candidat ne manque pas d’apparaître, même les concerts où le chanteur exprime ses idées en chansons,…Le film est aussi rythmé par l’annonce des sondages en faveur de l’un ou l’autre candidat, jusqu’au résultat final…Mais Bob Roberts évoque aussi d’autres aspects intéressants. Ainsi, les campagnes électorales aux États-Unis nécessitent des fonds de plus en plus considérables, pour des raisons que nous évoquerons plus loin : en 1976, un sénateur dépensait en moyenne 595 000 $ pour obtenir son siège et près de 2,5 millions en 1990 ( les sommes vont jusqu’à 5 millions en Floride, 9 millions en Californie…). Certes, surtout depuis le scandale du Watergate , des lois ont été votées qui imposent des règles plus contraignantes ( cf article sur le Sénat des États-Unis ). Mais les dépenses ne sont pas plafonnées, au nom de la liberté individuelle…Aussi, les candidats passent une bonne partie de leur temps à rassembler des fonds ( fund raising ). Actuellement, l’essentiel vient des contributions individuelles ( plus de 50% du total ) : mais l’argent est aussi fourni de plus en plus par les Comités d’action politique ( Political Action Committees = Pacs ). Ces organismes sont de nature très diverse : syndicats, groupes professionnels , grandes sociétés ( General Electric, ATT, Philip Morris, ou des mouvements défendant une cause particulière ( par exemple les associations anti- avortement…). Au total, l’aide financière de ces Pacs représentait déjà 28% des sommes dépensées aux élections sénatoriales de 1986..Un tel système avantage bien sûr les politiciens aisés, qui peuvent investir leur fortune personnelle : les exemples récents de Ross Perot et de Steve Forbes en sont l’illustration. Le premier cité, candidat aux élections présidentielles de 1992 et de 1996 possède une des plus grosses fortunes des États-Unis ( près de 3 milliards de dollars ) et a dépensé plusieurs dizaines de millions de dollars lors de sa première campagne ( il a obtenu 19% des voix, soit le meilleur score jamais atteint par un candidat indépendant ). Cette prime aux plus riches est aussi sensible au Congrès : en 1982, 35 sénateurs ( sur 100 ) sont des milliardaires…Et si la dynastie des Kennedy a régné si longtemps sur l’État du Massachusets, elle le doit en partie à la fortune familiale…Dans le film, Bob Roberts est aussi présenté comme un homme très riche ( un journaliste précise même qu’il « pèse » 40 millions de dollars…), un businessman avisé qui a même su profiter du krach d’octobre 1987…

Une affaire de professionnels
Cette inflation des dépenses électorales est due notamment à la professionnalisation croissante de la vie politique aux États-Unis . Surtout depuis les années 1960, les politiciens américains ont recours à des cabinets spécialisés dans le marketing politique, qui ont proliféré dans les années 1980 ( en 1988, on comptait près de
5 000 cabinets, qui interviennent même dans des élections locales, le seuil de rentabilité étant fixé à 5 000 électeurs…). L’idée essentielle est d’appliquer à la politique les méthodes de la publicité, avec toutes les conséquences qu’on peut imaginer ( dans son livre The Selling of The PresidentComment on vend un président-, Joe Mac Ginnis décrit l’application de ces théories lors de la campagne de Richard Nixon en 1968 ). Ces consultants politiques, chargés de la conception et de l’organisation des stratégies politiques des candidats, ont pris une place grandissante : ils sont à la fois cause et conséquence des changements dans la vie politique aux États-Unis ( selon la formule « le marché crée le produit, le produit crée le marché » ) . Ils sont en particulier responsables du coût toujours plus important des campagnes électorales ( un cabinet se fait payer au moins 25 000 $ pour enquêter sur l’adversaire qu’on veut battre : en 1994, les candidats au Congrès ont dépensé près de 16 millions $ pour ce genre d’opérations…). Dans Bob Roberts, le candidat est effectivement assisté de toute une équipe : des conseillers financiers pour ses affaires privées, des hommes chargés de sa sécurité, et aussi plusieurs personnes qui s’occupent de sa campagne électorale ( son ami Lukas Hart III et surtout Chet Mac Gregor ). Ce « staff » a des activités multiples : organiser les réunions, préparer les passages du candidat à la télévision, concevoir et réaliser les spots télévisés qui vont mettre en valeur leur « homme » ou au contraire « démolir » l’adversaire, analyser les sondages afin de modifier éventuellement la stratégie…

La gestion des signes
Les candidats et leurs consultants sont notamment sensibles à ce que Jean-Pierre Lassale appelle « la gestion des signes ». Tout est fait pour que l’homme politique apparaisse le plus souvent possible dans les médias audiovisuels qui ont une importance décisive dans le choix des électeurs ( aux États-Unis, 99% des foyers ont au moins un poste de télévision, 55% plus d’un récepteur : les Américains regardent ce média en moyenne 3 heures par jour et accordent en général leur confiance aux informations diffusées….) Or, selon les consultants politiques, le candidat qui passe à la télévision, doit mettre en avant ses qualités d’homme et non son programme . Comme l’écrivait un des conseillers de Richard Nixon, « ceux de la TV génération sont émotifs, non structurés, directs et spontanés (…) La raison repousse le téléspectateur, elle l’agresse (…) L’impression peut le motiver, sans requérir d’effort de pensée. Les émotions sont plus faciles à provoquer ». Aussi, les messages doivent-ils être simples, brefs et soigneusement préparés ( les fameuses « petites phrases » – sound bites aux États-Unis-, qui vont être reprises au journal télévisé…). On peut d’ailleurs considérer que les médias se sont parfaitement prêtés au jeu : leurs compte-rendus sont souvent superficiels et ils ne dédaignent pas le sensationnel : comme le déplore l’ancien journaliste du Washington Post, Carl Bernstein,  » nous couvrons la campagne ( électorale ) comme si c’était une course de chevaux, et les candidats des personnages de roman-photo »….La traditionnelle insolence de la presse américaine semble être un lointain souvenir…Ainsi, dans le film de Tim Robbins, Bob Roberts ne manque pas une occasion de se montrer à la télévision, même dans des situations qui ne lui sont pas à priori favorables mais dont il sait tirer avantage. Quand il est interrogé par une journaliste plutôt incisive, il réplique en l’accusant d’être communiste…Lorsqu’il est invité dans une émission de variétés Cutting Live, il impose son programme de chansons « engagées »…A plusieurs reprises, Bob Roberts et son équipe montrent leur savoir-faire : le spot télévisé en faveur du candidat est réduit à l’essentiel et insiste sur sa personnalité (  » For a new day, Vote Bob » )..Lors du face à face avec le sénateur Paiste, le débat d’idées est inexistant mais Bob Roberts en profite pour glisser quelques formules qui doivent faire mouche ( il déclare ainsi : « je défendrai les valeurs de l’homme de la rue à Washington », phrase d’une tonalité très populiste…). Son adversaire démocrate regrette d’ailleurs qui l’émission se soit réduite à une « séance-photo »…

La publicité négative
Le film de Tim Robbins évoque aussi une pratique particulière du débat politique aux États-Unis et qui n’existe pas en France, en tout cas pas sous cette forme : il s’agit de la « publicité négative » télévisuelle, très utilisée par les politiciens américains. Un des premiers exemples de ce procédé est le fameux spot « Daisy« , que les Démocrates avaient conçu en 1964 contre le Républicain Barry Goldwater : pour montrer les risques qu’entrainerait l’élection de ce candidat plutôt belliciste, on voyait une petite fille effeuillant une marguerite ( Daisy), pendant qu’une voix égrenait le compte à rebours précédent une explosion nucléaire… En 1988, la campagne de Michael Dukakis est déstabilisée par un spot télévisé qui le rendait responsable de la libération d’un dangereux criminel ( Alors qu’il était gouverneur du Massachusetts, le candidat démocrate avait autorisé une permission pour un délinquant noir, Willie Horton, accusé d’avoir violé une femme blanche…cf la transcription de ce spot célèbre). Une illustration de ces pratiques est donnée dans Bob Roberts : alors qu’un téléphone sonne sans arrêt, une voix-off accuse le sénateur Paiste de « vouloir aider les chômeurs paresseux, de se voter une augmentation à lui-même » et conclut  » Pendant qu’il dort, nous vivons son cauchemar ; réveillez-vous, Votez Bob ». Cette surveillance des élus est d’ailleurs un procédé courant des organisations d’extrème-droite : celles-ci relèvent les votes des parlementaires sur les sujets sensibles ( l’avortement, la religion.. ), pour décider s’ils méritent d’être soutenus ou combattus ( morality rating record ).

Les coups bas
Mais le débat politique aux États-Unis prend parfois un aspect plus déplaisant encore. Les hommes politiques n’hésitent pas à fouiller dans la vie privée de leurs adversaires, et à étaler sur la place publique, ce qui pourrait les mettre en difficulté…Cette attitude correspond d’abord au vieux fonds puritain de ce pays majoritairement protestant . Il y règne, selon l’expression de Lucien Romier, un  » collectivisme moral » et les Américains sont persuadés qu’un candidat qui postule à une charge publique, doit se montrer irréprochable dans sa vie privée. Ils sont attentifs à la corruption mais aussi à toute « déviance » par rapport à la norme ( la drogue, l’alcoolisme, l’homosexualité, l’infidélité,…). Par le passé, plusieurs hommes politiques ont eu à souffrir de cette « vigilance ». La carrière de Ted Kennedy a été sérieusement compromise par la fameuse affaire de Chappaquidick Bay en 1969 ( sa jeune secrétaire avait été tuée dans un accident de la route, alors que le sénateur était au volant…). En 1987, le sénateur démocrate du Colorado Gary Hart, sérieux candidat à l’investiture de son parti, doit renoncer quand la presse révèle sa liaison avec une actrice. Lors de la campagne présidentielle de 1992, la fidélité conjugale de Bill Clinton est mise en doute par des journaux à scandale…Actuellement, les politiciens américains engagent des spécialistes des « coups pourris » ( dirty tricks ), noblement désignés sous le nom d' »oppositions researchers » ( en abrégé, opps ), chargés des enquêtes qui vont compromettre le concurrent…Nul doute qu’ils ont été mis à contribution pour impliquer le couple présidentiel dans l’affaire Whitewater ( en 1992, le parti démocrate avait dépensé 30 000$ pour enquêter sur la vie privée de George Bush et de son fils…). Ces informations , souvent douteuses, sont parfois reprises par la presse dite « sérieuse ». En 1992, le magazine Time publie des reportages sur « L’enfance oubliée de Bill Clinton », alors qu’US News consacre 6 pages à « La vie cachée de Bill Clinton »…Le film Bob Roberts fait allusion à ce genre de procédé : l’adversaire du candidat chanteur est ainsi accusé d’entretenir une liaison avec sa jeune secrétaire, comme semble le montrer une photo prise à son insu ( par la suite, le sénateur Paiste se justifie en affirmant que l’image était truquée et que la jeune fille était une amie de sa petite-fille… Mais le mal est fait comme l’indiquent très vite les sondages…).
Enfin, le film nous présente un homme politique qui monte de toutes pièces un attentat contre lui même, afin de se donner une image de martyr et de l’emporter sur son rival. Certes , les attentats politiques ne sont pas rares aux États-Unis, et la la longue série de politiciens blessés ou tués en témoigne. Parmi les plus connus, on peut citer John Fitzerald Kennedy en novembre 1963, son frère Bob Kennedy en juin 1968, George Wallace paralysé à la suite d’une agression en 1972, le président Ronald Reagan blessé en mars 1981…Mais il ne semble pas qu’un candidat ait été aussi loin que le suggère Tim Robbins : le cinéaste a sans doute poussé la caricature un peu loin pour les besoins de sa démonstration…

Bob Roberts, apôtre de la Nouvelle Droite
Un autre intérêt du film au point de vue politique est d’attirer l’attention sur un courant politique, qui a pris une influence certaine depuis les années 1980, celui de la Nouvelle Droite. A plusieurs reprises au cours du film, Bob Roberts est qualifié d’épithètes qui le rattache à cette tendance :  » le Rebelle Conservateur », « le martyr de la Nouvelle Droite », le  » Yuppie fasciste »…

Une idéologie revancharde et réactionnaire
La Nouvelle Droite n’est pas un parti structuré, mais plutôt « un enchevêtrement de mouvements, de groupuscules, tous orientés vers la défense des causes conservatrices » ( Mokhtar Ben Barka ). On y trouve des groupes de réflexion ( think tanks ), comme la Heritage Foundation créée en 1974 et qui a élaboré une partie du programme de Ronald Reagan ; des Pacs, comme le National Conservative Political Action Committee ; et enfin des groupes défendant une seule cause ( single issue groups ), comme la célèbre National Rifle Association, la coalition pro-life, ou des associations de parents ( People of America responding to Educational needs in Today’s Society = PARENTS ). Tous ces mouvements apparaissent à la fin des années 1970 et au début des années 1980 ( l’inventeur de la Nouvelle Droite, Richard Viguerie crée son organisation en 1974, Jerry Falwell fonde la Moral Majority en 1979 ) et sont bien sûr « dopés » par la victoire de « leur » candidat Ronald Reagan aux élections présidentielles de 1980…
Si tous ces groupes peuvent parfois s’opposer, ils s’accordent pour défendre une idéologie fondamentalement conservatrice et même réactionnaire. Il flotte souvent comme un parfum de revanche dans les discours des dirigeants de la Nouvelle Droite. Selon eux, les années 1960-1970 ont été une période noire pour les États-Unis : ils dénoncent violemment la contre-culture , les mouvements contre la guerre du Vietnam, le laxisme, la mollesse devant l’ennemi communiste…Comme l’écrit Nicole Bernheim à propos de l’élection de Reagan, « les Américains qui avaient rongé leur frein devant l’avènement des hippies, les manifestations pacifistes, les émeutes noires,  » la société permissive » des années 1970, se sentirent vengés, soulagés ». Ces idées se retrouvent dans le film de Tim Robbins, quand Bob Roberts s’indigne : « les années 1960 sont une tache sur notre histoire. Jamais l’illégalité et l’immoralité n’ont été aussi répandues » et de prophétiser dans une de ses chansons  » The times are changing back ».

   Cette idée d’une Amérique en déclin est essentielle, car ces mouvements de la Nouvelle Droite sont imprégnés de fondamentalisme religieux : pour eux, le peuple américain s’est détourné de Dieu et du coup subit tous les fléaux . Pat Robertson, le célèbre télé-évangeliste fulmine ainsi « contre les assassins d’enfants, les lobbies qui réclament la légalisation des mariages homosexuels, et les adversaires de la morale chrétienne ». Ce retour aux valeurs chrétiennes est à leurs yeux primordial : ils réclament l’interdiction de l’avortement ( ils souhaitent le vote d’un amendement à la Constitution en ce sens ), des unions entre personnes de même sexe. Une de leurs cibles privilégiées est « l’école sans Dieu » : ils demandent notamment la prière quotidienne dans les établissements scolaires et l’enseignement du créationnisme, à égalité avec l’évolutionnisme. Bob Roberts ainsi prône le retour à la religion : dans ses chansons, il dénonce ces enseignants « qui ne veulent pas de prière dans leurs écoles » et déplore que « le Monde se détourne de Dieu »…

  Les idéologues de la Nouvelle Droite sont aussi d’accord pour estimer que le capitalisme libéral est le meilleur des systèmes économiques. Certes, ce credo est partagé par la quasi-totalité de la classe politique aux États-Unis mais sans doute pas sous cette forme extrémiste. D’abord, ils croient à la réussite individuelle, au mythe du « self made man », dont la réussite témoigne de l’élection divine…Après la jeunesse altruiste des années 1960-1970, apparait la « génération du moi » ( the me generation ), beaucoup plus préoccupée par son enrichissement personnel. Bob Roberts est bien l’un de ces Yuppies ( Young Urban Professionnals ) de l’époque Reagan , qui profitent de l’âge d’or de la spéculation à Wall Street. Le chanteur lors d’un concert avoue :  » je voulais être riche » et il est présenté par un journaliste comme « le potentiel du rêve américain »…Les dirigeants de la Nouvelle Droite ont aussi repris à leur compte les théories des économistes libéraux à propos de l’État ( F. Von Hayek, Milton Friedman et l’école de Chicago ). Ils sont partisans de « l’économie de l’offre » ( supply side economy ) et veulent supprimer tout ce qui pourrait gêner le fonctionnement « naturel » du marché. En particulier, ils veulent une réduction drastique des charges fédérales, et en conséquence la suppression des programmes sociaux ( certains évoquent un « anti New Deal conservateur » )…Cette idée s’accompagne souvent d’un discours moralisateur : « le premier principe est que, pour s’en sortir, les pauvres ne doivent pas seulement travailler, mais ils doivent travailler plus dur que ceux qui appartiennent aux classes supérieures. Toutes les générations précédentes ont fait de tels efforts » ( Georges Gilder, Richesse et Pauvreté ). Selon la formule de Kurt Vonnegut, « est pauvre celui qui n’a pas su devenir riche » et donc ne mérite pas qu’on s’intéresse à lui. Ces idées se retrouvent aussi dans le discours de Bob Roberts qui veut réduire les programmes sociaux et accuse son rival de vouloir les augmenter ( le sénateur Paiste incarne un Démocrate de « la vieille école », partisan d’une intervention de l’État pour prendre en charge les plus pauvres, dans les traditions des « grands » présidents de son parti : Roosevelt, Kennedy, Johnson et sa « Grande Société » ). De même, le candidat chanteur évoque « les chômeurs professionnels », tous ces miséreux « qui n’arrêtent pas de se plaindre encore et encore », une antienne beaucoup entendue pendant la Présidence Reagan…
A propos du racisme, les représentants de la Nouvelle Droite se distinguent par leur discrétion : on peut relever qu’aucun dirigeant conservateur n’appartient à une minorité, et que certains d’entre eux comme Pat Robertson ont parfois fait des déclarations antisémites. Surtout, les réductions des programmes sociaux vont affecter les groupes les plus défavorisés, qui se trouvent être les Noirs ou les Hispaniques…Même remarque pour la remise en cause de l' »affirmative action », qui est censée compenser les handicaps des minorités…L’attitude de Bob Roberts est aussi ambiguë : certes, un de ses assistants est Noir ( germanophone de surcroît…) et le chanteur est un moment accompagné par un chœur de gospel…Mais sa sollicitude s’arrête là : le seul Afro-américain présent dans son équipe semble surtout servir d’alibi : il est d’ailleurs violemment pris à partie par la journaliste noire de la télévision, qui lui reproche « de laisser sa peau au vestiaire »…

   Enfin, la Nouvelle Droite affiche un patriotisme intransigeant : notamment, elle veut conserver la position dominante des États-Unis dans le monde et elle est littéralement obsédée par la lutte contre le communisme. La Défense est d’ailleurs le seul domaine où les Conservateurs admettent l’engagement de l’État. Comme le dit John T. Dolan, « nous voulons rétablir la supériorité militaire absolue des États-Unis. Si vous êtes contre l’accroissement des dépenses militaires, vous n’avez pas une position conservatrice. C’est une attitude fondamentale ». Plusieurs organisations de la Nouvelle Droite ont d’ailleurs joué un rôle actif dans la lutte contre les mouvements de gauche en Amérique Latine : elles utilisent souvent de pseudo-associations humanitaires pour financer des réseaux paramilitaires privés ( Pat Robertson a ainsi aidé les Contras au Nicaragua, en lutte contre le gouvernement sandiniste dans les années 1980 ) . Dans le film Bob Roberts, ces activités sont évoquées dans plusieurs séquences . Lukas Hart III, ami et financier du candidat, est montré en train d’être auditionné par une Commission du Congrès qui enquête sur sa fondation Broken Dove, et ses agissements au Nicaragua. Les parlementaires s’interrogent sur la réalité de cette aide humanitaire, alors qu’on a retrouvé des armes et des traces de drogue dans l’un des avions de l’organisation abattu par les Sandinistes. Cette affaire rappelle évidemment celle de l’Irangate, qui a défrayé la chronique aux États-Unis pendant le second mandat de Ronald Reagan. En novembre 1986, on apprend que le Président a autorisé des ventes d’armes à l’Iran, afin d’obtenir la libération d’otages américains au Liban. L’argent récupéré aurait servi à acheter des armes pour les Contras au Nicaragua. Toute cette opération aurait été montée par la CIA mais à l’insu du Congrès ( en fait, l’amendement Boland voté en 1984 interdisait justement tout soutien des Etats-Unis à ces mouvements ). Après une enquête menée par une Commission parlementaire en 1987, des poursuites sont engagées contre des responsables du Conseil National de Sécurité, notamment l’amiral Poindexter et le fameux lieutenant-colonel Oliver North. Ce dernier se montre particulièrement arrogant devant les Sénateurs, mais « couvre » le Président Reagan, mis hors de cause. Episcopalien fondamentaliste et ancien agent de la CIA, il a bien pu servir de modèle au personnage de Lukas Hart III qui, dans le film, s’indigne que « le Congrès freine la sauvegarde de la démocratie en Amérique centrale ». Bob Roberts a aussi l’occasion de manifester son nationalisme à propos de l’engagement des États-Unis contre l’Irak, quelques mois avant le déclenchement de la guerre du Golfe. A plusieurs reprises, il apporte son soutien au Président Bush et reproche à son concurrent démocrate son manque d’ardeur patriotique. Le sénateur Paiste, qui exprime sans doute les convictions du réalisateur, estime que Sadam Hussein est un bouc-émissaire bien commode, un nouvel « être immonde » après Fidel Castro, le dictateur panaméen Noriega ou le dirigeant lybien Kadhafi, qui correspond bien à l’image de « l’homme que vous aimerez haïr  » ( the man you love to hate ). Dans son entretien au Monde, Tim Robbins souligne surtout la manipulation de l’opinion américaine par Bush et les médias. Comme il est rappelé à la fin du film, la population devient favorable à une intervention militaire en novembre 1990 alors qu’elle y était hostile quelques semaines plus tôt…

L’influence de la Nouvelle Droite
Ce courant politique dispose de moyens financiers considérables, et en particulier de l’appui d’hommes d’affaires très riches ( Heritage Fondation bénéficie du soutien du brasseur milliardaire Joseph Coors et du groupe de presse Reader’s Digest…)…En plus, les stratèges conservateurs ont parfaitement intégré les technologies les plus modernes de la communication et savent les utiliser au services de leurs idées ( ainsi les réseaux câblés de télévision, le « direct mail » c’est à dire le courrier personnalisé géré par ordinateur, qui permet de collecter des fonds ou de mener des campagnes politiques…). A propos de cette alliance entre idées réactionnaires et techniques de pointe, Serge Halimi parle du « mariage entre Internet et la chaise électrique »…Plusieurs personnalités de la Nouvelle Droite sont à la tête d’empires multimédias, comme Richard Viguerie, Jerry Fallwell, ou encore Pat Robertson. Ce dernier présente tous les jours un talk-show sur une chaine spécialisée ( Christian Broadcasting Network ) suivi par 2 millions d’auditeurs, dirige un centre d’Enseignement supérieur ( Regent University ), un hôtel pour conférences ( the Founders Inn ) et un centre d’expédition du courrier ( Mail Room ) : au total, son groupe réalise un chiffre d’affaires d’un demi-milliard de $, et Pat Robertson lui-même a un revenu d’un demi-million de dollars annuels. Bob Roberts est lui aussi un homme polyvalent : il est à la fois un chanteur de country à succès, et un homme d’affaires avisé ( l’équipement électronique de son bus lui permet de spéculer sur toutes les places boursières du globe…) . Avec son ami Lukas Hart III, il anime également une fondation Broken Dove, chargée de venir en aide aux drogués…

Un bilan nuancé
Il est difficile de faire un bilan exact de l’action de la Nouvelle Droite. R. Reagan ,qui avait repris une partie de ses idées, n’a pu obtenir le soutien du Congrès et les résultats législatifs ont été « décevants »..Certes, les programmes sociaux ont été réduits, mais le déficit budgétaire est resté considérable et les impôts ont même augmenté pendant sa Présidence. Quant à son successeur George Bush, il a été jugé trop modéré par les plus radicaux ( Pat Robertson l’a même qualifié « d’Antéchrist »…). Au niveau local, les organisations de la Nouvelle Droite ont marqué des points : plusieurs États, surtout dans le Sud et l’Ouest, ont obligé les écoles à enseigner le créationnisme, ont adopté des lois restrictives à propos de l’avortement ou des délinquants récidivistes…Mais, pour l’instant, ces législations ont souvent été remises en cause par la Cour suprême…Plusieurs dirigeants conservateurs ont subi des échecs quand ils se sont présentés « à visage découvert » : Pat Robertson aux élections primaires du Parti Républicain en 1988, Pat Buchanan à celles de 1992 et de 1996…David Duke, ancien membre du Klan et candidat au poste de gouverneur de Louisiane, est battu en 1991.
Mais malgré ces revers, la Nouvelle Droite conserve une forte influence, alors que l’audience des deux grands partis traditionnels est en recul. Les  » victimes » de la classe moyenne blanche ( the angry white male ) ont tendance à chercher refuge dans les valeurs traditionnelles et on ne compte plus les mouvements prônant le retour à la famille et à la religion ( ainsi les Promise Keepers – les Fidèles de la Parole donnée- qui s’engagent à respecter le pacte conjugal et qui comptaient plus de 250 000 membres en 1994…). Comme l’écrit Mokhtar Ben Barka,  » la Nouvelle Droite banalise l’inacceptable, rend crédible l’incroyable, accroit la peur dans les esprits modérés (…) Au minimum, elle répand le doute (…) Bien implantée dans le paysage politique américain, elle n’est pas prête à disparaitre. Elle répond à de vieilles angoisses et de vieux rêves ». Son influence est sensible au Parti Républicain : sous la houlette de Newt Gingrich, le Grand Old Party a élaboré en 1994 un « Contrat pour l’Amérique » qui reprend plusieurs de ses idées ( sur la réduction des programmes sociaux, la législation anti-avortement…). Lors de la Convention du Parti à San Diego en août 1996, la plate-forme du candidat Bob Dole a été inspirée par les idéologues de la Christian Coalition et notamment par Ralph Reed, discret représentant de Pat Robertson. Certes, l’électorat centriste et surtout les femmes, reste peu sensible aux thèmes les plus extrémistes. Reste que le centre de gravité de la vie politique aux États-Unis s’est nettement déplacé vers la droite de l’échiquier. Le ralliement de Bill Clinton à certaines idées de ses adversaires Républicains en témoigne ( notamment à propos du démantèlement du Welfare State ). Enfin, aux marges de la Nouvelle Droite, gravitent des groupes fanatisés, qui n’hésitent pas à utiliser la violence pour défendre leurs idées. Pour mémoire, on peut mentionner la trentaine d’attentats commis par des commandos anti-IVG et qui ont provoqué la mort de plusieurs personnes travaillant dans des cliniques pratiquant l’avortement. Ou encore l’activisme des milices privées prêtes à tout pour défier l’État fédéral ( ces groupes sont sans doute à l’origine de l’attentat d’Oklahoma City en avril 1995 qui a fait 167 morts, et peut-être de l’explosion d’une bombe meurtrière aux J.O d’Atlanta en juillet 1996 ).

Ainsi, le film de Tim Robbins informe sur des problèmes bien réels de la vie politique aux Etats-Unis, sur la forme et le fond : la dérive préoccupante du débat politique et l’apparition d’une Nouvelle Droite d’autant plus dangereuse qu’elle maitrise parfaitement les techniques de communication…En ce sens, Bob Roberts est un film utile…

 

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