Les représentations de l’Arabe dans le cinéma français : des « salopards » aux beurs…

(cet article a été rédigé pour le dossier du film L’Esquive)

   En réalisant L’esquive, Adellatif Kechiche propose une image presque idyllique de la jeunesse immigrée : des beurs et des beurettes d’aujourd’hui interprétant une pièce du répertoire classique, sous la houlette d’une enseignante dévouée et passionnée… Cette vision pourrait apparaître presque comme un cliché, trop républicaine pour être vraie. Elle traduit en tout cas une nette évolution de la représentation de l’immigré arabe dans le cinéma français, depuis les années 1930 jusqu’à nos jours. Comme l’a relevé Michel Cadé (L’histoire de France au cinéma), le cinéma hexagonal s’est surtout intéressé à la figure de l’immigré en période de crise, à savoir pendant l’entre-deux guerres et lors des années 1970 (ces deux époques ont des points communs : crise sociale et économique, montée de l’extrême droite, poussée de fièvre xénophobe). Mais l’image de l’Arabe à l’écran a quand même beaucoup évolué, ne serait-ce que parce que certains cinéastes eux-mêmes issus de l’immigration, se sont intéressés au sujet au cours des dernières années (et Kechiche est bien sûr l’un d’entre eux)…

Les années 30 : « une xénophobie permanente »
A cette époque, la représentation de tout ce qui est étranger, dans le sens le plus large, est clairement liée aux angoisses du temps. Comme on le sait maintenant, les idées de la Révolution nationale ont précédé de plusieurs années, l’installation du régime du maréchal Pétain en 1940 (cf notamment L’opinion publique sous Vichy, de Pierre Laborie ou Les années souterraines (1937-1947) de Daniel Lindenberg). Dans le cinéma, François Garçon (De Blum à Pétain) et Jean Pierre Bertin Maghit (Le cinéma sous l’Occupation) ont confirmé la validité de cette thèse. Le premier auteur parle « d’une xénophobie permanente » dans les films des années 1930, même-peut-être surtout- dans les productions les plus anodines.
Il existe ainsi un cinéma antisémite « populaire », qui, sur un ton soit-disant humoristique, débite tous les poncifs du discours contre les Juifs (par exemple dans la série Levy et Cie). Ces Messieurs de la Santé, de Pierre Colombier (1934) évoque clairement les scandales financiers de l’entre deux guerres, et notamment celui de Stavisky (dans le film, le personnage de Schwartz, usurier juif venu d’Europe centrale est particulièrement repoussant). Plus généralement, le cinéma français affiche une méfiance vigilante envers les étrangers, surtout ceux venus s’installer en France. Même dans Les disparus de Saint Agil de Christian-Jacque (1938), l’obsession xénophobe de M. Donnadieu semble correspondre à un sentiment profond (« les étrangers, je ne les aime pas », « les étrangers, c’est la guerre ») : certes, ce personnage paranoïaque est ridiculisé et « l’étranger » par excellence, incarné par Erich Von Stroheim, est finalement innocenté: reste que le malaise demeure. Dans certains films de Sacha Guitry (En remontant les Champs Elysées de 1938, Ils étaient neuf célibataires en 1939), les répliques des personnages sont sans ambiguïté : « nous avons toujours eu en France la fâcheuse tendance d’accueillir chez nous les étrangers qui ne nous étaient pas absolument nécessaires». Un vendeur de journaux pousse ce cri du cœur : « on va quand même pas se laisser envahir »…
Dans un tel contexte, on imagine bien que le traitement des personnages maghrébins ne va pas faire exception, d’autant qu’à l’époque les Arabes ne sont pas encore des immigrés mais des sujets de l’Empire. En fait, le cinéma colonial prend soin d’éviter de donner trop de consistance aux personnages indigènes, qui pourraient exprimer un malaise (en fait, l’époque est alors troublée en Afrique du Nord, comme en témoignent la révolte dans le Rif marocain ou le mouvement de Messali Hadj, L’Etoile nord-africaine : les tournages des films tournés au Maghreb doivent obtenir l’autorisation des autorités coloniales). A l’inverse de l’Européen conquérant, les Arabes ne sont représentés que par « quelques djellabas fantomatiques ». Sylvie Dallet relève que le cinéma colonial de l’époque met en scène avant tout « un espace dans lequel l’indigène, filmé comme un animal, se déplace mystérieusement et que le colon découvre avec précaution ». Les personnages indigènes sont peu crédibles : Annabella en improbable bédouine dans La Bandera, ou l’antipathique inspecteur Slimane dans Pépé le Moko, interprété par Lucas Ledoux. L’Afrique du nord semble le refuge des garçons perdus, des criminels en fuite (Jean Gabin dans Pépé le Moko ou La Bandera réalisés par Julien Duvivier, Pierre-Richard Wilms dans Le Grand Jeu de Jacques Feyder) : la rédemption passe souvent par le combat contre les « salopards », c’est à dire les indigènes en révolte contre le colonialisme français…

Le temps du silence
Des années 1950 aux années 1970, la filmographie sur le sujet se réduit sensiblement, alors même que les flux migratoires venant du Maghreb ou du Sud de l’Europe prennent de l’ampleur. Cette situation paradoxale peut s’expliquer par le climat d’optimisme qui règne à l’époque des « trente Glorieuses » : la France, en pleine expansion économique, peut se permettre d’accueillir et parfois même d’intégrer les travailleurs migrants. Elle a de toute façon besoin de main d’oeuvre, alors que la génération du baby-boom n’est pas encore en âge de travailler. Les immigrés ne posent pas de réels problèmes et de toute façon, on est convaincu qu’ils repartiront bientôt dans leurs pays d’origine. Et puis la guerre d’Algérie qui s’achève en 1962, créé un climat particulier : comme l’a bien montré Benjamin Stora (La Gangrène et l’oubli en 1992, Imaginaires de guerre en 1997), les rapports avec l’Algérie sont très marqués par le conflit qui s’est terminé dans une incompréhension réciproque et une souffrance indicible : le «travail de deuil » a eu du mal à démarrer et le cinéma français a bien sûr souffert de ce malaise persistant, quand il a fallu aborder franchement la question de la représentation des personnages arabes.
Malgré tout, quelques films, parfois militants et souvent généreux, s’intéressent à ces immigrés encore si discrets. En 1970, Michel Drach réalise Élise ou la vraie vie, tirée du roman de Claire Etcherelli. Le film raconte l’histoire d’amour difficile entre une Française, Elise, interprétée par Marie-José Nat et d’Areski, membre du FLN (Mohamed Chouikh). Le réalisateur évoque notamment l’incompréhension entre les deux communautés, leur intolérance réciproque (Michel Drach avance même qu’à l’occasion, la classe ouvrière peut se montrer raciste, idée alors peu politiquement correcte). Pour sa part, Yves Boisset réalise en 1975 Dupont Lajoie, au temps du giscardisme triomphant, alors que les premières mesures sont adoptées pour restreindre l’immigration(en même temps qu’est instituée l’aide au retour). Le cinéaste, avec son efficacité habituelle, dénonce violemment le racisme sournois du petit-bourgeois franchouillard, incarné par Jean Carmet. Il va jusqu’à justifier une sorte de légitime défense des immigrés contre les agressions racistes dont ils sont victimes ( à la fin du film, l’immigré injustement mise en cause par Carmet, vient se faire justice lui-même). Certes, la caricature est sans nuances mais à sa sortie, le film de Boisset a été salué pour son courage, à une époque où le cinéma français se risquait rarement à aborder des sujets aussi sensibles.

Le retour de l’étranger
La situation change au cours de la décennie suivante, alors que la crise économique commence à produire ces premiers effets, en particulier sur l’emploi et que la législation sur l’immigration est de plus en plus restrictive. L’immigré fait une rentrée discrète mais réelle dans le cinéma français des années 1980, comme si on était bien obligé de prendre conscience de son existence.
D’abord, l’immigré-et en particulier l’Arabe- est cantonné à un rôle secondaire : il sort de l’ombre et cette ombre est plutôt menaçante. Les films policiers en particulier ne manquent pas de personnages maghrébins qui opèrent dans les bas-fonds des grandes cités. La Balance de Bob Swain (1982), Le grand Frère de Francis Girod (1982), Tchao Pantin de Claude Berri (1983), Les Ripoux de Claude Zidi (1984), Police de Maurice Pialat (1985), Ripoux contre Ripoux (1990). Dans ces films, les immigrés le plus souvent arabes sont des délinquants, des voyous, des trafiquants de drogue. La bonne volonté de ces cinéastes n’est en général pas en cause (dans Le Grand Frère, Girod prend soin aussi de présenter des personnages maghrébins sympathiques, dignes d’amitié et même d’amour) et ils peuvent toujours invoquer « la réalité des faits et des chiffres » (il y a des délinquants arabes). Reste que « le choix de l’immigré n’est pas innocent, quand il s’agit de mettre en scène des personnages négatifs » (Michel Cadé). Comme le raconte Saïd Taghmaoui, l’un des interprètes de La Haine, « quand j’étais petit, dans les films, les Arabes étaient soit voleurs, soit dealers, jamais de héros qui nous ressemblait ». cette représentation de l’immigré présente le risque de conforter le sophisme du racisme primaire : il y a des délinquants immigrés donc tous les immigrés sont délinquants. On retrouve ce type de problème lorsqu’un cinéaste comme Gérard Blain veut dénoncer l’intolérance d’une famille musulmane : dans Pierre et Djemila (1987), il raconte l’amour impossible entre un jeune Français et une adolescente algérienne. Les responsabilités sont clairement établies (le frère de Djemila fait respecter l’honneur de sa famille en tuant Pierre) et les différences culturelles semblent insurmontables. Certes, une telle situation peut advenir mais en quoi est-elle exemplaire du comportement de toute une communauté?
L’immigré fait aussi son entrée dans un genre cinématographique plus souriant, la comédie, et en particulier dans les films réalisés par les héritiers du café-théâtre, comme Michel Blanc ou Josiane Balasko. Ces cinéastes, souvent inspirés par un antiracisme bon enfant (c’est à cette époque que l’organisation SOS Racisme lance la campagne « Touche pas à mon pote ») présente des personnages immigrés plutôt sympathiques et charmeurs (Isaak de Bankolé dans Black Mic Mac de Thomas Gilou ou Les Keufs de Josiane Balasko, Smaïn dans L’œil au beurre noir de Serge Meynard). Leur origine peut être un handicap (Smain a bien du mal à obtenir un logement…) mais il est aussi un stimulant pour s’intégrer dans la société française. Mais cette image de l’immigré est encore réductrice. Quelques personnages « black » de films récents évoquent irrésistiblement le « bon nègre » des publicités Banania, toujours souriant et enjoué. Certains cinéastes ont tenté de nuancer leur approche, en présentant une image plus équilibrée. Dans La Haine de Mathieu Kassowitz (1995) ou Raï de Thomas Gilou (1995), les personnages immigrés sont certes de petits délinquants, mais ils ne sont pas les seuls. Les jeunes défavorisés, « français de souche » partagent leur mode de vie : dans le film de Jean-Claude Brisseau, De bruit et de fureur tourné en, 1987, « les ethnies sont totalement mêlées dans la vie de tous les jours comme dans la délinquance » (Michel Cadé).

Le regard de l’intérieur
Depuis les années 1980, des cinéastes ont apporté un regard bien particulier sur le sujet : ce sont ceux issus directement de l’immigration, qu’ils soient de le première ou de la deuxième génération. Ils réalisent des films largement inspirés de leur propre expérience (Medhi Charef, Mahmoud Zemmouri, Merzak Allaouache dans un premier temps, Karem Dridi, Malik Chibane, Adellatif Kechiche, Yamina Benguigui, Bourelm Guerdjou, Rabah Mauer-Zaïbeche ou Chad Chenouga plus récemment…). On peut rajouter à cette liste non exhaustive des cinéastes comme Christohpe Ruggia (Le Gone du Chaâba) ou Philippe Faucon (Samia), qui se sont inspirés de l’histoire d’immigrés de la deuxième génération pour écrire leurs scénarios (le roman autobiographique d’Azouz Begag pour le premier, et le récit de Soraya Nini « Ils disent que suis une beurette »).
Ainsi, Medhi Charef, qui réalise Le thé au harem d’Archimède en 1984, est arrivé en France très jeune et a vécu de longues années dans les cités de Nanterre et de Gennevilliers, qu’il évoque dans son film. Malik Chibane dans Hexagone (1992) décrit l’ambiance qu’il a bien connu dans son adolescence à Goussainville, dans une banlieue proche de Paris. Dans Wesh Wesh, Rabah Ameur-Zaïmeche s’est clairement inspiré de la vie dans la cité des Bosquets à Montfermeil où il a grandi (il a d’ailleurs impliqué sa famille et ses copains dans le tournage…). La plupart de ces cinéastes ont eu du mal à monter leurs projets car leurs sujets rebutaient les producteurs. Medhi Charef a longtemps travaillé en usine avant d’écrire son histoire et de la porter à l’écran (il a été fortement encouragé par Costa-Gavras et sa femme, productrice du film). Mahmoud Zemmouri, qui fait des études de cinéma, doit attendre plusieurs années avant de tourner son premier long-métrage. Malik Chibane patiente six ans avant de réaliser Hexagone (le film est interprété par des acteurs non professionnels et le CNC lui a refusé l’avance sur recettes).
Ces films ont d’abord le souci de rendre compte de la vie quotidienne des immigrés, telle qu’on la voyait peu dans le cinéma français jusque là . Un critique écrit à propos de Douce France, le film de Malik Chibane, « les personnages se révèlent le mieux au moment où ils ne font rien qui soit en rapport avec l’intrigue, dans leurs gestes les plus anodins, les moments « vides » de leur existence ». Dans Hexagone déjà, Chibane excelle à évoquer ces « petits riens » du vécu des immigrés, mal connu du public français. Il se livre à une explication très pédagogique de la fête du Mouton (même idée dans Le Gone du Chaâba, inspiré par le roman Azouz Begag, quand Christophe Ruggia évoque la circoncision du jeune héros). La plupart de ces réalisateurs ne manquent pas de rappeler quelques dures réalités à propos du sort des immigrés en France depuis les années 1960. Plusieurs de ces films évoquent bien la difficile intégration des premiers immigrés algériens venus à la fin des Trente Glorieuses (Vivre au Paradis se déroule dans le bidonville de Nanterre et fait allusion à la répression de la célèbre manifestation du 17 octobre 1961 à Paris : Inch Allah Dimanche raconte les difficultés qu’éprouve Zouina, tout juste débarquée d’Algérie, et qui vient rejoindre son mari avec ses deux enfants dans une petite ville de Picardie. Plus récemment, Rabah Ameur-Zaïbeche évoque dans Wesh Wesh le problème de la double peine (le héros de son film est condamné à cinq ans de prison et à l’expulsion vers l’Algérie). Cette difficulté à vivre et parfois à survivre est aussi présente dans les deux films d’Abdellatif Kechiche. Dans La Faute à Voltaire, le personnage principal , Jallel, est toujours vulnérable. Le film « s’ouvre et se ferme sur la stricte brutalité du réel telle que peut l’éprouver un émigré maghrébin le jour de son arrivée sur le territoire français puis lors de l’expiration de son autorisation de séjour » (Jacques Mandelbaum, Le Monde). Même dans L’esquive, qui semble souvent se situer « ailleurs », une séquence rappelle brutalement la réalité de la vie : Lydia et ses amis sont interpellés sans ménagement par une patrouille de policiers… Ces cinéastes se défendent d’en rajouter. Medhi Chraef explique à propos du Thé au harem : « je n’ai pas voulu faire un drame social et misérabiliste, j’ai préféré une chronique allègre plutôt qu’un film accusateur conçu pour choquer le spectateur (…) Les immigrés, quand ils rentrent chez eux, ce n’est pas pour comploter contre les Français. Ils vivent comme tout le monde ». Cette idée est reprise par Karem Dridi, quand il parle de son film Bye Bye : « j’ai voulu décrire une famille arabe en allant plus loin que la sympathie, pour que n’importe quel spectateur puisse s’identifier à cette famille ».
Ces réalisateurs évoquent aussi les solidarités inter-ethniques qui existent dans les cités : souvent, le héros maghrébin est flanqué d’un alter-ego « 100% français ». Le personnage principal de Thé au harem, Madjid, est inséparable de Pat, jeune Français d’origine modeste. Dans Bye Bye, Ismael fraternise avec Jacky, son collègue de travail, Moussa et Jean-Luc sont associés dans Douce France. Dans le premier film de Kechiche, Jallel qui débarque dans un foyer pour hommes, est vite adopté par une bande de paumés chaleureux et solidaires. Michel Cadé peut ainsi écrire « qu’au cinéma, du moins, la banlieue est facteur d’intégration (…) C’est dans la délinquance partagée avec les Français de souche que l’immigré s’agrège à la communauté qui le reçoit ». Et en tout cas à l’écran, les couples « mixtes » ne sont pas rares… Sans doute, ce cinéma est-il un peu trop optimiste quand il décrit une intégration en marche. Reste que les enquêtes de certains historiens ou démographes comme Emmanuel Todd ou Michèle Tribalat ont tendance à conforter l’image d’une communauté immigrée plus ouverte qu’on le suppose souvent (en tout cas, cette vision s’oppose clairement à celle des cinéastes afro-américains, comme Spike Lee, qui concluent pour les États-Unis à l’impossibilité irréductible du melting pot).
La plupart des films tournés par ces cinéastes présente aussi des modèles familiaux à la dérive. Les personnages féminins et en particulier les mères sont valorisés alors que la démission des pères est souvent évoquée (ceux qu’on appelle les souffri, parce qu’ils n’arrêtent pas de répéter « qu’ils ont beaucoup souffert »…). Malika, dans Le Thé au harem est presque une sainte : dévouée, travailleuse, généreuse… Le père de Madjid est presque inexistant, gravement diminué par un accident du travail. Dans le film de Karem Dridi, Bye Bye, la tante d’Ismaël porte la famille à bout de bras : elle fait travailler ses filles et fume en cachette pour faire semblant de respecter la tradition religieuse…. D’ailleurs, en général, les hommes mûrs ont rarement le beau rôle. Dans Bye Bye, l’oncle tente de faire preuve d’autorité et le père d’Ismaël et de Mouloud n’est qu’une voix lointaine qui sermonne en vain ses fils par téléphone. La figure maternelle, très présente, est même parfois envahissante. Dans Le Thé à la menthe, Hamoud, petit frimeur de Belleville est bien embarrassé quand sa mère débarque du bled pour le remettre dans le droit chemin.
Mais ces figures féminines ont aussi évolué depuis les années 1980. Abbas Fahdel écrivait en 1990 à propos des premiers films de réalisateurs issus de l’immigration : « une pudeur, typiquement arabe, semble empêcher ces cinéastes d’évoquer la femme autrement que sous les traits de la mère (…) Le cinéma beur n’a pas encore donné à la question de l’émancipation de la femme immigrée la place qu’elle mérite ». De fait, il semble bien qu’il ait été entendu par les metteurs en scène qui ont travaillé depuis cette époque. Ainsi, dans les films qui se déroulent dans les années 1960-1970 (Vivre au Paradis, Inch Allah Dimanche), les réalisateurs montrent bien la situation en porte à faux de ces femmes arabes, coincées entre tradition et désir d’émancipation (Nora dans le premier et Zouina dans le second). Face au désarroi de leurs femmes, leurs époux se réfugient souvent dans le mutisme ou la violence domestique. Dans un film plus récent comme Samia, c’est le grand frère Yacine qui reprend à son compte l’autorité masculine sur sa mère et ses sœurs. Et il le fait avec d’autant plus de hargne qu’il est lui-même constamment humilié et rejeté par la société française. Dans les films les plus récents, ce sont bien les jeunes filles maghrébines qui « font bouger les choses » : dans les couples, ce sont souvent elles qui font les premiers pas et mettent les hommes devant leurs responsabilités (Nacera dans Hexagone, Yasmine dans Bye Bye, Samia ). Elles sont les plus intéressées à s’émanciper des traditions alors que les garçons sont souvent empêtrés dans leurs contradictions (ils ne sont pas sûrs de vouloir assumer le rôle que leur assigne leur « culture » mais ils n’en refusent pas toujours les avantages…). Certains d’entre eux comptent d’ailleurs sur leurs compagnes pour s’en sortir (Slimane conclut à la fin d’Hexagone, reprenant la phrase du poète : « la femme est l’avenir de l’homme »). Sur ce plan, L’esquive est comme un modèle : ce sont les filles, Lydia, Frida, Nanou qui mènent le bal, s’affirment, s’emportent… Krimo s’enferme dans ses inhibitions : son ami Fathi tente d’assumer, avec quelle maladresse, le rôle de l’homme qui rétablit de l’ordre dans tout ce mic-mac sentimental mais ses initiatives sont vaines… Isabelle Reigner dans Le Monde relève : « ce film, peuplé de filles solaires qui marchent comme John Wayne, se réunissent sur un banc comme un gang en conseil de guerre, pourrait être vu comme un manifeste féministe ». Certes, cette émancipation supposée des jeunes filles issues de l’immigration peut sembler irréaliste à certains, au vu de certaines évolutions récentes dans les banlieues. Reste qu’on retrouve bien dans ces films, les idées défendues par des organisations comme « Ni putes ni soumises ». Au bout du compte, on sent bien que les structures familiales de ces communautés ont été mises à rude épreuve au contact de la société française, qui fascine et rejette à la fois. En tout cas, le retour au pays est rarement envisagé sérieusement (voir les réactions de Mouloud dans Bye Bye quand son père lui intime l’ordre de revenir au bled) et la France a toujours le même pouvoir d’attraction pour ceux qui vivent de l’autre côté de la Méditerranée : Saïd, le héros de Bab El Oued City, le film de Merzak Allouache, ne rêve que de s’embarquer pour Marseille.
Certes, le cinéma « vu de l’intérieur » a aussi ses limites : il est souvent difficile de réussir en même temps l’évocation convaincante du milieu immigré et une fiction bien ficelée qui fasse vivre des personnages et qui ne se réduise pas à un documentaire sociologique. Medhi Charef s’est vu reprocher une certaine ambiguïté à propos du Thé au harem : « cette hésitation entre deux registres (réalité/romanesque) est le défaut le plus grave du film : on ne veut pas parler de racisme mais il est présent à chaque plan. A force de ne pas choisir entre la prédominance des souvenirs, l’aspect vécu, le message politique, Medhi Charef avec les meilleures intentions du monde, réussit à faire un film qui met le spectateur mal à l’aise parce qu’on ne sait pas exactement sur on quoi on joue » (Jacqueline Nacache). De même, certains critiques ont estimé que Chibane avait raté son deuxième film Douce France : ils lui reprochent le « décalage entre le sujet choisi (la vie d’immigrés de plusieurs générations) et son traitement irréaliste. Contre toute attente, la banlieue devient le cadre d’un conte de fées qui n’arriverait jamais à s’imposer». On peut d’ailleurs remarquer que ces cinéastes éprouvent des difficultés à sortir de la veine autobiographique (Medhi Charef francise son personnage de Miss Mona, prostitué et travesti, alors que le modèle était l’un de ses amis arabes : le rôle est interprété par Jean Carmet). On peut aussi estimer que ces cinéastes ne se sont pas encore attaqués à certains sujets sensibles, comme la montée de l’intégrisme (et en particulier la situation faite aux femmes), l’antisémitisme qui renaîtrait dans certains milieux. Bref une certaine timidité quand il s’agit d’aborder des problèmes qui font aujourd’hui débat. Mais il est sans doute malvenu de de faire la leçon à ces jeunes réalisateurs alors que le cinéma français a pris tant de temps à s’intéresser « au passé qui ne passe pas » (outre Vichy, on pourrait d’ailleurs évoquer la façon dont les cinéastes ont parlé de la guerre d’Algérie dans notre pays).
D’autant que certains de ces films récents ont réussi justement à être autre chose que du «ciné-beur». Comme l’écrivait encore Abbas Fahdel il y a une dizaine d’années, «l’idéal serait un cinéma qui ne renvoie pas les beurs à leur différence mais qui les montre en tant qu’individus et non pas en tant que communauté». Et il semble bien que ce pari soit en passe d’être tenu. Bye Bye par exemple est salué par la critique comme une réussite : le film de Karem Dridi réussit à conjuguer plusieurs registres, « commencé comme une chronique réaliste et quotidienne, le film est traversé par un souffle romanesque de plus en plus insistant » (Stéphane Bouquet). Beaucoup ont aussi apprécié les qualités du précédent film de Kechiche, La Faute à Voltaire, qui réussit à faire du rôle interprété par Sami Bouajila un vrai personnage, complexe et qui évolue. Selon Jacques Mandelbaum, le réalisateur a fait du clandestin Jallel, « un héros de plein droit en territoire cinématographique français». Quant à L’esquive, Kechiche explique bien ce qu’il a voulu faire : « j’essaie de regarder les individus au delà de leur sexe, de leur race ». Et pour lui, le moyen privilégié est cette langue si particulière qui «démystifie d’une certaine manière les idées de race, de condition sociale, de sexe, de rapport de force de tout genre». On n’est bien sûr pas obligé d’être entièrement d’accord avec les déclarations du cinéaste : reste qu’en sortant du film, et sans en oublier certains enjeux sociaux ou politiques, on est bien persuadé d’avoir assisté à une comédie, quelque soit l’origine de ses interprètes. En cela, on peut penser que l’immigré est en train de trouver sa place dans le cinéma français : ni stéréotype négatif, ni figure emblématique, il est devenu un personnage à part entière (il est d’ailleurs encourageant de constater que des acteurs maghrébins comme Roschdy Zem ou Sami Bouajila, se voient enfin proposer des rôles qui les changent de leurs personnages stéréotypés d’ « arabes de cinéma »…).

   Ainsi, depuis les années 1980, le cinéma français s’est à nouveau intéressé au personnage de l’immigré, et en particulier de l’Arabe. Sa représentation un moment a été ambiguë, car il était souvent associé à la délinquance. Mais les jeunes cinéastes en particulier ceux d’origine maghrébine, ont apporté une vision plus exacte et nuancée des communautés immigrées. Les personnages de leurs films sont plus étoffés, leurs descriptions de la vie quotidienne souvent très réussies. Alors que les réalisateurs américains et italiens par exemple avaient déjà abordé ce thème, le cinéma français est en train de combler son retard. Des cinéastes xénophobes des années 1930 aux réalisateurs immigrés de la deuxième génération, on peut mesurer le chemin parcouru et saluer la vitalité de ce cinéma (cf filmographie en annexe). En ces temps d’intolérance, les films de Dridi, Chibane, Kechiche et quelques autres ont des vertus pédagogiques que les productions d’avant guerre n’avaient sûrement pas…

 

FILMOGRAPHIE SÉLECTIVE :
Les années trente
Le grand Jeu, Jacques Feyder, 1934, 120 mn
avec Pierre-Richard Wilms, Marie Bell, Françoise Rosay, Charles Vanel
La Bandera, Julien Duvivier , 1935, 100 mn
avec Jean Gabin, Robert Le Vigan, Annabella
Pépé le Moko, Julien Duvivier, 1937, 93 mn
avec Jean Gabin, Mireille Balin…

L’antiracisme des années 1970
Élise ou la vraie vie, Michel Drach, 1969, 104 mn
avec Marie-José Nat, Mohamed Chouikh
Dupont Lajoie, Yves Boisset, 1974, 99 mn
avec Jean Carmet, Isabelle Huppert…
L’œil au beurre noir, Serge Meynard, 1987, 90 mn
avec Samïn, Pascal Legitimus, Julie Jezéquel

Le cinéma des réalisateurs issus de l’immigration
Prends 10 000 balles et casse-toi, Mahmoud Zemmouri, 1981, 90 mn
avec Fawzi, Yves Neff
Le Thé au harem d’Archimède, Medhi Charef, 1984, 110 mn
avec Kader Boukhanef, Remi Martin
Bâton rouge, Rachid Bouchared, 1985, 90 mn
avec Jacques Penot, Pierre-Loup Rajot
Hexagone, Malik Chibane, 1993, 85 mn
avec Jalil Naciri, Farid Abdedou
Bye-Bye, Karem Dridi, 1995, 105 mn
avec Sami Bouajila, Philippe Ambrosini
Raï, Thomas Gilou, 1994, 89 mn
avec Tabtah Cash, Samy Naceri
Douce France, Malik Chibane, 1995, 100 mn
avec Hakim Saheaoui, Fréderic Diefenthal
Salut Cousin, Merzak Allouache, 1996, 98 mn
avec Gad Elmaleh, Mess Hattou
Le Gone du Chaâba, Christophe Ruggia, 1998, 96 mn
avec Bouzid Negnoug, Mohamed Fellag
Vivre au paradis, Bourlem Guerdjou, 1999, 95 mn
avec Roschdi Zem, Fadila Belkebla
La faute à Voltaire, Abedllatif Kechiche, 2001, 130 mn
avec Sami Bouajila, Aure Atika, Elodie Bouchez, Brunot Lochet
Inch Allah Dimanche, Yasmine Benguigui, 2001, 108 mn
avec Fejria Deliba, Zinedine Soualem
Samia, Philippe Faucon, 2001, 73 mn
avec Lynda Benahouda, Mohamed Chaouch
17 rue Bleue, Chad Chenouga, 2001, 95 mn
avec Lysiane Meis, Abdel Halis
Wesh Wesh, Rabah Ameur-Zaïmeche, 2002
avec Rabah Ameur-Zaïmeche

Bibliographie :
-Cinémas de l’émigration 3, dossier réuni par Christian Bosseno, Cinémaction n°24, 1983
Cinémas métis, de Hollywood aux films beurs, Cinémaction n°56, 1990
La marginalité à l’écran, Cinémaction n°91, 1999
-6° festival international du film d’Histoire de Pessac : Les émigrants, 1995
L’immigration et l’opinion en France sous la V° république, Yvan Gastaut, Seuil, 2000

Dossiers pédagogiques
Bye-Bye (dossier Les Grignoux)
Bye-Bye (dossier RCA)
Le Gone du Chaâba (dossier Les Grignoux)
-Le Gone du Chaâba (dossier RCA)
-Salut Cousin (dossier Les Grignoux)
-Salut Cousin (Avant scène n° 457)

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