De l’intérêt du cinéma pour enseigner l’histoire…

Le film, un document historique à plusieurs titres
Depuis les années 1970, l’Histoire semble avoir enfin pris en compte sérieusement le cinéma, qu’il soit fictionnel ou documentaire. Les travaux pionniers de Marc Ferro ou de Pierre Sorlin ont fait comprendre à la communauté des historiens tout l’intérêt du septième art pour étudier l’histoire contemporaine. En particulier, les films constituent une source documentaire importante quand il s’agit de s’interroger sur les mentalités collectives d’une époque (l’étude de Ferro sur Tchapaiev comme emblématique de l’idéologie stalinienne, les travaux de François Garçon sur le cinéma français des années 1930, qui montrent l’imprégnation des idées antisémites et antiparlementaires dans la société française, les recherches de Sylvie Lindeperg sur la représentation des camps dans les actualités cinématographiques de l’immédiate après-guerre…) Cette dimension historique des films d’une période donnée est soulignée par Antoine de Baecque, qui cite ainsi le philosophe Walter Benjamin : « le cinéma recueille et conserve dans l’image l’œuvre d’une époque, et dans l’époque le cours entier de l’histoire » : de Baecque a présenté l’état de ses recherches dans ce sens dans son livre L’Histoire-Caméra, publié en 2008.  Et l’on pourrait citer de nombreux auteurs qui ont étudié des phénomènes historiques à travers l’analyse du corpus filmique de la période considérée (Laurent Veray pour la première guerre mondiale, Benjamin Stora pour la guerre d’Algérie…). Dans le cinéma le plus contemporain, on peut estimer que certains films sont de bons indicateurs de l’opinion de leur propre pays, et en particulier dans les régimes dictatoriaux ou autoritaires. En URSS, La petite Vera, de Valeri Pitchoul, sorti en 1988, donne une image pour le moins dérangeante de la société soviétique, au moment même où Gorbatchev entame ses tentatives de réformes. Toujours en Russie, le dernier film d’Andreï Zviaguintsev, Léviathan, est une description cruelle de la société russe sous Poutine (au cas où l’on ne comprendrait pas, le maire, personnage corrompu et brutal, est cadré sous le portrait du maitre de Kremlin…) On peut s’étonner d’ailleurs que ce film ait été en partie financé par le ministère de la culture : pour le ministre, il s’agit ‘ » un film talentueux mais qui ne lui plaisait pas « …Il devrait cependant représenter la Russie pour les Oscars du meilleur film étranger. En Chine, les films de Jia Zhang Ke, très appréciés en Occident et souvent récompensés, comme The World (2004), Still Life (2006), A Touch of Sin (2013),  peuvent se lire comme des critiques plus ou moins explicites des transformations récentes du pays, vers un capitalisme de plus en plus implacable. Enfin, le célèbre film d’Asghar Farhadi, La séparation sorti en 2011, comporte des scènes qu’on peut interpréter comme une critique du régime islamiste : notamment quand l’héroïne Simin fait part de son désir de quitter le pays, le juge semble étonné qu’elle veuille s’éloigner d’un pays dirigé selon les préceptes de « la vraie religion ». Mais reste le problème de la projection de tous ces films critiques dans leurs propres pays : la diffusion est souvent très difficile, confidentielle, voire interdite (il semble que cela soit le cas pour certains films de Jia Zhang Ke…).

Les films, des métaphores de leur temps
Il est aussi possible de considérer certains films comme des métaphores sur leur époque. On a pu ainsi relever qu’au moment de la guerre froide, certains westerns comme High noon ou Johnny Guitar, constituent en fait des dénonciations de l’hystérie antirouge de l’époque Mac Carthy . Ce dernier film, réalisé par Nicholas Ray, cinéaste plutôt libéral, est interprété par des acteurs «engagés » : Ward Bond, nettement marqué à droite et Sterling Hayden, homme de gauche qui «a donné des noms» à la Commission des activités anti-américaines…Les films de science-fiction de cette période, très nombreux, évoquent souvent des envahisseurs détenteurs d’armes de destruction terrifiantes, venus attaquer la civilisation occidentale (c’est à dire américaine). Le célèbre film de Wajda, Danton, réalisé à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française, peut s’interpréter comme une dénonciation du régime communiste qui existe alors en Pologne (le cinéaste est adhérent du syndicat Solidarnosc, en lutte avec le pouvoir). Dans les années 1960 aux États-Unis, certains longs métrages comme Little big man ou Soldier blue sont des critiques du comportement de l’armée américaine au XIX° siècle, alors que celle-ci est engagée au Vietnam. Ces quelques exemples montrent bien qu’un film, comme toute œuvre d’art d’ailleurs, peut s’interpréter à différents niveaux et peut être une source d’information précieuse sur l’époque qui l’a vu naître. Un cas emblématique est celui de La Grande Illusion de Jean Renoir : le film connaît un vrai succès populaire à sa sortie en 1937, tant son message pacifiste semble être en phase avec l’opinion publique de cette époque. Par contre, sa diffusion après guerre est peu appréciée par un public qui ne comprend pas qu’on lui présente des « bons Allemands », alors que les sentiments germanophobes de la population sont exacerbés.

Quel crédit accorder aux films «historiques »?
Plus délicat est le problème que pose le cinéma «historique», c’est à dire qui évoque une période passée, en procédant à une reconstitution. Si les péplums italiens et américains, les films d’aventures hollywoodiens ont un charme certain, ils ne présentent pas toutes les garanties de sérieux indispensables (dans Le marquis de Saint Evremont de Jack Conway, les sans-culottes parisiens s’emparent de la Bastille en chantant la Marseillaise…). Pour des raisons d’efficacité narrative, le cinéma s’intéresse plus aux personnages forts qu’aux communautés humaines et de ce point de vue, l’histoire fournit aux scénaristes un vivier presque inépuisable de figures hautes en couleur (de Jeanne d’Arc à Bonaparte, en passant par Louis XIV ou Marie-Antoinette encore récemment dans les films de Sofia Coppola et Benoît Jacquot..).
Malgré tout, certains de ces films sont intéressants car leurs réalisateurs ont eu un réel souci de respecter une certaine crédibilité historique : ils réussissent à mettre en scène des évocations convaincantes des périodes considérées (on pense à des cinéastes comme Rossellini à propos de Louis XIV, René Allio qui évoque les Camisards du XVIII° siècle, Tavernier sur plusieurs périodes, du Moyen Age à la première guerre mondiale : ce cinéaste a un goût particulier pour les périodes ou les lieux un peu oubliés de l’historiographie : la Régence dans Que la fête commence , ou la guerre de 14-18 dans les Balkans, évoquée dans le film Capitaine Conan…) La plupart d’entre eux ont consulté les spécialistes des époques qu’ils décrivent : Philippe Joutard pour Les Camisards de René Allio, Jacques Legoff pour La Passion Béatrice de Bertrand Tavernier.
Il est aussi des universitaires qui ont intégré le cinéma historique comme objet de recherche lorsqu’ils étudient les représentations d’une période du passé : au moment du bicentenaire de la Révolution française, plusieurs ouvrages ont ainsi été publiés sur l’évolution de la représentation de la période révolutionnaire à l’écran : plus récemment, le célèbre médiéviste Jacques Legoff s’est intéressé à l’image cinématographique du Moyen Age. Depuis ce temps, les études n’ont cessé de se multiplier, couvrant de nombreuses périodes et filmographies (une étude particulièrement intéressante : celle de René Prédal sur Le cinéma et la crise de 1929 …) ; Pour se convaincre de la vitalité de la recherche dans ce domaine, il suffit de se rendre sur le site de l’ANRT (Association Nationale de Reproduction des Thèses) et de constater que les travaux consacrés au cinéma se chiffrent par dizaines !

Que faire des images d’archives ?
Enfin, il est un domaine d’une grande richesse pour notre discipline, c’est celui des actualités cinématographiques et télévisées. Il commence à faire l’objet de travaux universitaires d’une grande qualité (on pense par exemple à l’étude de Laurent Veray sur les films réalisés par le service des armées pendant la première guerre mondiale ou aux recherches de Sylvie Lindeperg sur la représentation des camps dans les actualités cinématographiques de l’immédiate après-guerre). Il est très important de connaître dans quel contexte ces productions ont été réalisées, afin d’en mesurer la fiabilité (ces images sont souvent la matière première des documentaires historiques mais le plus souvent, elles sont présentées sans qu’en soit précisée l’origine exacte, et sans aucun recul critique..). Le travail de Sylvie Lindeperg a consacré au film d’Alain Resnais Nuit et brouillard, est une ressource indispensable pour qui veut présenter dans quel contexte ce documentaire, constamment utilisé par les enseignants d’histoire, a été produit. Très récemment encore, Christian Delage a étudié le parcours de George Stevens, cinéaste hollywoodien qui a filmé les camps lorsqu’ils ont été libérés.
Il faut aussi porter un regard critique sur certaines émissions récentes, qui sont présentées comme des « documents exceptionnels », « qui font aimer l’histoire », au prétexte qu’elles sont très populaires et plus attractives qu’un cours magistral infligé par un professeur ennuyeux :  c’est en tout cas l’argument utilisé par Isabelle Clarke et Daniel Costelle, les producteurs d’Apocalypse, pour expliquer leur démarche. Le marché des images d’archives rajeunies par la colorisation semble être en plein essor ces dernières années et les émissions du genre « la première guerre mondiale en couleurs » se sont multipliées. Ainsi, ces documentaires télévisés, souvent très soignés comme la série des Apocalypse, et qui rencontrent un réel succès d’audience, doivent être soumis à la critique : certains chercheurs comme Laurent Veray , ont pris leurs distances avec ce genre d’émissions, même si elles sont appréciées, par le public et… beaucoup d’enseignants !

Une documentation désormais abondante
Les enseignants d’histoire peuvent désormais aborder le cinéma en s’appuyant sur un ensemble de travaux conséquent et de grande qualité, que nous citons dans différentes bibliographies, alors que sont apparues de nombreuses revues spécialisées comme Cinémaction, Les cahiers de la Cinémathèque ou 1895, qui s’intéressent au rapport entre histoire et cinéma (on peut aussi signaler le festival du film d’Histoire de Pessac qui a lieu chaque année en novembre, ainsi que l‘excellent site cinehig.clionautes.org) (voir les indications bibliographiques données par ailleurs sur ce blog).

La place du cinéma dans l’enseignement secondaire
Au niveau de l’enseignement secondaire, les recommandations qui accompagnent les programmes, du collège au lycée, insistent bien sur les documents iconographiques, et en particulier le cinéma. Ainsi, à propos du chapitre sur les mémoires de la seconde guerre mondiale et de la guerre d’Algérie qui figure au programme des terminales L, S, et ES, il est bien indiqué qu’il est souhaitable d’utiliser les films, « vecteurs de mémoire » comme dit Henry Rousso, comme supports pédagogiques. Certains films essentiels comme La Bataille du rail, Le Chagrin et la Pitié, ou La Bataille d’Alger sont ainsi mentionnés…
De plus, les professeurs ont de plus en plus intégré l’utilisation de documents cinématographiques dans leur pratique pédagogique (que ce soit une simple séquence ou un film diffusé dans son intégralité), au moment même où l’apprentissage de la lecture de l’image est devenu une nécessité civique…Une autre dimension non négligeable est de faire connaître aux élèves quelques chefs d’œuvre du patrimoine cinématographique, passé ou plus contemporain (les films de Chaplin, Renoir, Eisenstein, ou de Tavernier, Polanski pour citer des cinéastes plus récents…). Comme on le sait, l’Histoire des Arts est devenue une matière importante de l’enseignement secondaire : elle fait même l’objet d’une épreuve orale en troisième et cette évaluation est comptabilisée pour l’obtention du Brevet des collèges.
Dans l’académie de Strasbourg où j’ai enseigné, depuis une trentaine d’années un petit groupe d’enseignants motivés, s’est intéressé à ce sujet. José Clemente, Faruk Gunaltay, Dominique Chansel, Marcel Wander, Hubert Schang, Danièle Klingler et bien d’autres encore se sont investis dans des associations pour la promotion du cinéma en milieu scolaire. A cette occasion, ils ont rédigé de nombreux dossiers pédagogiques sur les films projetés et ont réfléchi à l’utilisation pédagogique du cinéma en cours d’histoire. Dans le cadre de l’IUFM ou du PAF, ils ont animé des stages auprès des professeurs, avec le soutien constant des inspecteurs qui se sont succédé dans notre région. Des structures de même nature existent dans beaucoup d’académies.
Ainsi, les enseignants disposent des outils nécessaires à une utilisation pédagogique intelligente du cinéma dans notre discipline, en respectant un des principes essentiels de la démarche historique : la critique des sources.

    Dans ces conditions, le cinéma peut être utilisé par l’histoire, à la fois pour des objectifs pédagogiques et –pourquoi le cacher ? –pour le plaisir des enseignants et de leurs élèves…

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