Les cycles dans le cinéma de François Truffaut

     De manière un peu artificielle -on le concède volontiers-, on peut classer la filmographie de François Truffaut par cycles, qui s’organisent autour d’un thème central.

    Le plus célèbre d’entre eux est celui qui reprend le personnage d’Antoine Doinel, depuis les Quatre cent Coups jusqu’à L’amour en fuite…On sait que Truffaut s’identifiait à cet Antoine Doinel  mais en précisant toujours que le personnage était en fait un mélange de sa propre personnalité mais aussi de celle de Jean-Pierre Léaud : quand il choisit l’adolescent pour interpréter le rôle principal des Quatre cent Coups, il se reconnait en lui mais ajoute qu’il n’a jamais eu la gouaille et l’insolence du jeune garçon…En fait, on peut penser que leurs rapports ressemblaient beaucoup à ceux qu’entretiennent le cinéaste Ferrand et son acteur Alexandre, dans La Nuit américaine. Dans le dernier film, L’amour en fuite, le cinéaste esquisse même une réconciliation post-mortem et à travers le cinéma, avec sa mère , si maltraitée dans Les Quatre cent coups. Dans une des séquences du film, Antoine retrouve par hasard l’un des amants de sa mère, Monsieur Julien. Celui-ci lui affirme que sa mère l’aimait « à sa manière » et il l’emmène sur sa tombe, alors que le jeune homme ne s’y était jamais rendu…

Au delà de ce personnage, d’autres films de ce réalisateur montrent tel ou tel aspect de sa personnalité et possèdent donc une forte dimension personnelle (certains critiques estiment d’ailleurs que TOUT le cinéma de Truffaut est autobiographique…). La peau douce est une évocation d’une passion adultère, pas très éloignée de celle qu’a vécu le cinéaste : L’Homme qui aimait les femmes raconte l’histoire d’un homme qui collectionne les aventures féminines, sans doute un personnage très proche de celui du réalisateur. Le cinéaste lui-même estimait que Jules et Jim, qui dresse le portrait d’une jeune femme émancipée, était pour lui une manière de rendre hommage à sa propre mère…

     Le sujet de la jeunesse  est aussi cher au cœur du cinéaste, dans la mesure même où lui-même considère avoir vécu une enfance « ratée ». D’ailleurs, son assistant de l’époque, Jean François Stevenin, raconte comment Truffaut savait s’adresser aux acteurs-enfants avec beaucoup de gentillesse, au point de les laisser agir à leur guise et se montrer insupportables !

    On sait aussi que Truffaut avait un goût très prononcé pour la littérature, y compris la littérature populaire des romans policiers. Il a souvent raconté que sa mère l’obligeait à « se tenir tranquille » et il s’est alors plongé dans les livres d’abord pour passer le temps puis avec une véritable frénésie : pendant l’adolescence, il fait l’acquisition de TOUS les petits fascicules Fayart, de a à Z, qui reprennent les grands textes de la littérature classique ! Certains critiques ont même parlé du réalisateur comme un « écrivain frustré »…

Enfin, Truffaut a réalisé quelques films dont l’histoire se déroule dans une période bien spécifique : L’enfant sauvage  au XVIII° , Adèle H. au XIX°, La chambre verte juste après la première guerre mondiale, Le dernier métro pendant la période de l’Occupation et Farenheit 451…dans le Futur ! A chaque fois, le cinéaste est d’une grande sobriété pour évoquer telle ou telle époque mais aussi d’une grande précision. En ce qui concerne Le dernier métro, il a pu utiliser ses propres souvenirs d’adolescent : c’est à cette époque que les Quatre cent coups auraient du se situer mais le tout jeune cinéaste se sentait pas encore capable de restituer l’ambiance si particulière de l’occupation (par contre, il admirait La traversée de Paris,film réalisé par une de ses têtes de turc préférées, Claude Autant-Lara !). En fait, on comprend bien que, dans ces films « à costumes », Truffaut n’est pas particulièrement interessé par l’authenticité historique mais bien plutôt par les aspects psychologiques des histoires qu’il raconte..

Le cycle Doinel
-les quatre cent coups
-Antoine et Colette (court métrage)
-Baisers volés
-Domicile conjugal
-L’amour en fuite

Le cycle autobiographique
-les quatre cent coups
-La peau douce
-La nuit américaine
-L’homme qui aimait les femmes

Le cycle enfance
-Les mistons (CM)
-Les quatre cent coups
-l’Enfant sauvage
-L’argent de poche

Le cycle littéraire

Romans

-Jules et Jim (Henri-Pierre Roché)
-Farenheit 451 (Ray Bradbury)
-Les deux Anglaises et le continent
(Henri-Pierre Roché)

Romans policiers

Tirez sur le pianiste (David Goodis)
La mariée était en noir (William Irish)
La sirène du Mississipi (William Irish)
Une belle fille comme moi (Henry Farrel)
Vivement Dimanche (Charles Williams)

Le cycle film historique
-Jules et Jim
-l’Enfant sauvage
-Histoire d’Adèle H.

-La chambre verte
-Le dernier métro

Quelques textes autour de François Truffaut…

Une certaine tendance du cinéma français
(article de François Truffaut, Cahiers du cinéma n°31, mars 1954)
«Si le Cinéma Français existe par une centaine de films chaque année, il est bien entendu que dix ou douze seulement méritent de retenir l’attention des critiques et des cinéphiles, l’attention donc de ces Cahiers. Ces dix ou douze films constituent ce que l’on a joliment appelé la Tradition de la Qualité, ils forcent par leur ambition l’admiration de la presse étrangère, défendent deux fois l’an les couleurs de la France à Cannes et à Venise où, depuis 1946, ils raflent assez régulièrement médailles, lions d’or et grands prix (…)
Il n’y a guère que sept ou huit scénaristes à travailler régulièrement pour le cinéma français. Chacun de ces scénaristes n’a qu’une histoire à raconter et comme chacun n’aspire qu’au succès des « deux grands » (Aurenche et Bost), il n’est pas exagéré de dire que les cent et quelques films français réalisés chaque année racontent la même histoire : il s’agit toujours d’une victime, en général un cocu. (Ce cocu serait le seul personnage sympathique du film s’il n’était toujours infiniment grotesque: Blier-Vilbert, etc.). La rouerie de ses proches et la haine que se vouent entre eux les membres de sa famille, amène le « héros » à sa perte; l’injustice de la vie, et, en couleur locale, la méchanceté du monde (les curés, les concierges, les voisins, les passants, les riches, les pauvres, les soldats, etc.). (…)
Il est toujours bon de conclure, ça fait plaisir à tout le monde. Il est remarquable que les  » grands  » metteurs en scène et les  » grands  » scénaristes ont tous fait longtemps des petits films et que le talent qu’ils y mettaient ne suffisait pas à ce qu’on les distinguât des autres (ceux qui n’y mettaient pas de talent). Il est remarquable aussi que tous sont venus à la qualité en même temps, comme on se refile une bonne adresse. (…)
Certes, il me faut le reconnaître, bien de la passion et même du parti pris présidèrent à l’examen délibérément pessimiste que j’ai entrepris d’une certaine tendance du cinéma français. On m’affirme que cette fameuse école du réalisme psychologique « devait exister pour que puissent exister à leur tour Le Journal d’un curé de campagne, Le Carrosse d’or, Orphée, Casque d’or, Les Vacances de Monsieur Hulot. Mais nos auteurs qui voulaient éduquer le public doivent comprendre que peut-être ils l’ont dévié des voies primaires pour l’engager sur celles, plus subtiles, de la psychologie, ils l’on fait passer dans cette classe de sixième chère à Jouhandeau mais il ne faut pas faire redoubler une classe indéfiniment ! »

Le credo de Truffaut-Ferrand dans La Nuit américaine
Le metteur en scène s’adresse à son jeune acteur Alphonse (Jean-Pierre Léaud) , qui est déprimé et veut arrêter le tournage, car il a des déboires sentimentaux.
«Je sais, il y a la vie privée…mais la vie privée elle est boiteuse pour tout le monde. Les films sont plus harmonieux que la vie, Alphonse. Il n’y a pas d’embouteillage dans les films, il n’y a pas de temps morts. Les films avancent comme des trains, tu comprends, des trains dans la nuit. Les gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est fait pour être heureux dans notre travail de cinéma».

La rupture Jean-Luc Godard/François Truffaut :
échange de lettres au moment de la sortie de La Nuit américaine
JLG à FT :
«J’ai vu hier La Nuit américaine. Probablement personne ne te traitera de menteur, aussi je le fais. Ce n’est pas plus une injure que fasciste, c’est une critique et c’est l’absence de critique où nous laissent de tels films, ceux de Chabrol, Ferreri, Delannoy, Renoir,…dont je me plains . Tu dis sont de grands trains dans la nuit, mais qui prend le train, dans quelle classe? Menteur, car le plan de toi et de Jacqueline Bisset (principale actrice du film, avec qui Truffaut entretenait une liaison à l’époque) l’autre soir au restaurant n’est pas dans ton film, et on se demande pourquoi le metteur en scène est le seul à ne pas baiser dans La nuit américaine ».

FT à JLG
«Je me contrefous de ce que tu penses de La Nuit américaine, ce que je trouve lamentable de ta part c’est d’aller voir, encore aujourd’hui, des films comme celui-là, des films dont tu connais à l’avance le contenu qui ne correspond ni à ton idée du cinéma ni à ton idée de la vie. (…) Tu as toujours eu, cet art de te faire passer pour une victime, comme Michel Drach, comme Cayatte, comme Boisset, victimes de Pompidou, de Marcellin, de la censure , des distributeurs à ciseaux, alors que tu te débrouilles toujours très bien pour faire ce que tu veux, quand tu veux, comme tu veux et surtout préserver l’image pure et dure que tu veux entretenir (…) L’idée que les hommes sont égaux est théorique chez toi, elle n’est pas ressentie. Il te faut jouer un rôle et que ce rôle soit prestigieux. Toi c’est le côté Ursula Andress, 4 minutes d’apparition, le temps de se laisser déclencher les flashes, les deux trois phrases bien surprenantes et disparition, retour au mystère avantageux. Comportement de merde, de merde sur un socle ».

Truffaut vu par Depardieu :
Il y a autour de toi une légende tenace. On évoque ton angélisme, ton bongarçonisme. La saga Doinel sans doute. J’en vois partout des Doinel aujourd’hui. Les hommes se doinelisent, rabâchent leur nom devant leur glace : Antoine Doinel, Antoine Doinel…
Là , je sens que tu te marres. Un vrai rire de voyou. C’est ce que tu es, d’abord un voyou. Je le sais bien, moi. Comme on dit malgré les honneurs et le temps, on ne peut pas changer les rayures du zèbre. Voyou, pas loubard. Un loubard, c’est lourd. Toi tu es ce voyou noble qui regarde le monde avec un angle de 360° et plus. Un voyou aérien, allègre, acéré (…) Comme tous les voyous, tu étais diplomate. Je t’ai connu aussi diplomate dans la vie. Tu étais devenu intouchable dans la presse, dans les médias. Tu étais devenu une véritable institution, toi qui fus un jeune critique pourfendeur de réputations établies».

Les deux Truffaut, selon Serge Daney

(à propos de La Femme d’à côté, 30 septembre 1981)
« Il y a deux Truffaut, Un Truffaut-Jekyll et un Truffaut-Hyde, qui depuis plus de vingt ans, font mine de s’ignorer. L’un respectable et l’autre louche. L’autre rangé l’autre dérangeant. (…) Le Truffaut-Jekyll plaît aux familles. Il les rassure : il y a toute série de film signés François Truffaut, qui ne sont rien moins que la tentative, plus ou moins réussies de recomposer des familles (…).
Le Truffaut-Hyde est tout le contraire. Asocial, solitaire, passionné à froid, fétichiste. Il a tout pour faire peur aux familles car il les ignore absolument. Il y a ainsi toute une série de films signés François Truffaut centrés sur des couples bizarres et stériles, dégageant un fort parfum de cadavre ou d’encens. Des couples composés d’un homme et d’une effigie : femme vivante ou morte, image de femme, défilés de femmes…les films de cette série furent toujours des semi-échecs commerciaux et la maison Truffaut, soucieuse de son image de marque, fit en sore que la branche Hyde ne sorte pas trop souvent ».

La place de Truffaut dans le cinéma vu par Serge Daney, (Libération, octobre 1984)
«Il est encore difficile de «situer» Truffaut dans l’histoire du cinéma. Peut-être parce qu’on est en droit de penser qu’il a perpétué l’art de ses maîtres mais il est probable qu’il est, à l’aune du cinéma français actuel, un maître. Petit ou grand, il est trop tôt pour le savoir. Dans le double paradoxe d’un faux révolté qui devient une figure légitime et d’un homme fait pour durer qui meurt beaucoup trop tôt, il y a sans doute quelque chose que nous ne voyons pas encore et que l’avenir éclairera.
Truffaut est à coup sûr, avec quelqu’un comme Chabrol ou Godard, l’un des derniers artisans du cinéma français. Et les films qui «resteront» ont toutes les chances d’être ceux où cet artisanat respirait le plus librement.
Plaisir de faire du cinéma comme on exerce un métier, le plus beau des métiers, en s’obligeant à penser positivement, et en respectant la loi du spectacle. Quitte à regarder vers le passé et ne rencontrer ses propres fantômes qu’une fois de temps à autre. »

Une (rapide) biographie de François Truffaut

    En 1932, naissance de François Truffaut : sa mère est Janine de Montferrand mais son père est inconnu. Il est placé en nourrice. L’année suivante, sa mère épouse Roland Truffaut, qui reconnaît l’enfant…En 1942, le couple récupère François, qui a été élevé par sa grand-mère et s’installe à Paris. Après avoir obtenu son certificat d’études, le jeune homme prend une chambre avec son ami Robert Lachenay : ils animent un ciné-club et Truffaut rencontre André Bazin, un critique de cinéma alors influent. En 1948, le père de Truffaut le place dans un centre d’observation de mineurs délinquants, car son fils est accusé de vols et criblé de dettes. François reste plusieurs mois dans ce centre entre janviers et mars 1949. Par déception amoureuse, François s’engage dans l’armée en 1950. Mais il déserte à plusieurs reprises et fait une tentative de suicide. Il est finalement réformé en 1952.
François Truffaut publie ses premiers articles dans les Cahiers du cinéma (un article fait beaucoup de bruit : Une certaine tendance du cinéma français paru en 1954, car il est considéré comme le texte fondateur de la Nouvelle Vague). Il est embauché comme assistant par Roberto Rosellini en 1955 et épouse Madeleine Morgentsen, fille d’un important producteur. Truffaut tourne son premier court-métrage en 1957 Les Mistons et surtout son premier long-métrage Les 400 coups en 1959, film qui obtient le prix de la mise en scène au festival de Cannes.
Dans les années suivantes , il poursuit sa carrière de cinéaste, avec des succès variables : Tirez sur le pianiste (1960), Jules et Jim (1961), Antoine et Colette (1962), La Peau douce (1964)…Il écrit aussi un livre célèbre d’entretiens avec Alfred Hitchcock, Le cinéma selon Hitchcock paru en 1966. Pendant cette époque, Truffaut s’engage dans la vie publique : il signe le manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie en 1960 et prend la défense d’Henri Langlois, directeur de la cinémathèque qui doit être destitué par le ministère de la culture. Au printemps 1968, avec ses amis Louis Malle, Jean Luc Godard, et Claude Chabrol, il s’oppose à la tenue du festival de Cannes. Cette même année, grâce à l’enquête d’une agence de détectives privés, il retrouve la trace de son véritable père, dentiste installé à Belfort, d’origine juive. Mais il renonce à le rencontrer.
Truffaut continue sa carrière de réalisateur avec La peau douce (1964), Farenheit 451 (1966), La Mariée était en noir (1968) . Baisers volés, qui reprend le personnage d’Antoine Doinel (1968), obtient un succès populaire critique. Les films suivants sont La Sirène du Mississipi (1969), L’Enfant sauvage et Domicile conjugal , où le personnage de Doinel réapparaît (1970) , Les deux Anglaises et le continent (1971), Une belle fille comme moi (1972). Toujours en 1972, il réalise La Nuit américaine,qui reçoit l’Oscar du meilleur film étranger, et rompt brutalement avec Jean-Luc Godard. Par, la suite, il tourne Histoire d’Adèle H. (1975), L’argent de poche (1976), L’homme qui aimait les femmes (1977), La Chambre verte (1978), L’Amour en fuite (1978), qui clôt le cycle Antoine Doinel. Son film Le Dernier métro, sorti en 1980, connait un grand succès populaire et critique et obtient 10 Césars en 1981. Il tourne encore La femme d’à côté (1981) et Vivement Dimanche (1983), avec comme interprète principale Fanny Ardant, devenue sa compagne à la ville : il meurt le 21 octobre 1984.

L’Ancien Régime au cinéma

    En 1952, JP Gorce écrivait à propos de Si Versailles m’était conté et de La conquête de l’Ouest : « le cinéma de l’Ancien Régime est à la culture française ce que le western est à la culture américaine ». La formule est facile mais non dénuée de vérité : comme les films sur l’Ouest américain, les films sur l’Ancien Régime ont alimenté notre mémoire sur la période, avec son lot d’images mythiques…Car, comme le remarque Marcel Oms, longtemps le cinéma a présenté la société pré-révolutionnaire, comme « un monde policé, galant, séduisant, auquel le spectateur englué dans un présent de grisailles, rêve d’être admis… » . Une suite d’images brillantes qui semblent la parfaite illustration de la célèbre phrase de Talleyrand sur l’Ancien Régime : « Celui qui n’a pas vécu pendant les vingt ans qui ont précédé la Révolution, n’a pas connu la douceur de vivre ». Mais comme son « cousin d’Amérique », ce genre de film est remis en cause dans les années 1970 ( pour les westerns, Soldat bleu de Ralph Nelson date de 1970, et pour les films sur l’Ancien régime, Que la fête commence de Bertrand Tavernier est sorti en 1974…) : en France, cette contestation du modèle s’explique par le renouveau de l’historiographie sur l’Ancien Régime ( notamment les travaux d’Ernest Labrousse, de Pierre Goubert, d’Emmanuel Leroy-Ladurie, de Fernand Braudel…) et une approche plus érudite et plus engagée d’une nouvelle génération de cinéastes ( Rosselini, Allio, Failevic, Tavernier… ). Alors apparaissent des oeuvres cinématographiques sur l’Ancien Régime, qui, à défaut d’être de qualité égale, ont toutes des intentions didactiques…

« La douceur de vivre »
Le cinéma de fiction, en particulier celui des studios hollywoodiens , a puisé dans cette période de l’Ancien Régime, tout ce qui pouvait servir à alimenter « l’usine à rêves » : décors somptueux, costumes luxueux, personnages raffinés, intrigues bien agencées et romantiques à souhait ,au travers des romans populaires du XIX° siècle d’Alexandre Dumas à Alexandre Zevaco. Ce cinéma a plutôt privilégié le XVIII° siècle ( le XVI° siècle est jugé sanglant et confus, le XVII° trop classique…).Un film comme Marie-Antoinette de William S.Van Dyke ( 1938 ) ne manque pas d’évoquer le luxe de la Cour, le raffinement des repas, les toilettes somptueuses…mais pour mieux dénoncer les excès de ce monde décadent. En accord avec la vision anglo-saxonne de la Révolution française , la société du XVIII° est présentée comme fascinante mais aussi corrompue, condamnée par ses propres abus. Les causes sociales de la Révolution sont en général réduites à quelques scènes-types, évoquant la misère du peuple : la foule des pauvres quémandant un bout de pain, le miséreux écrasé par le carrosse d’un noble indifférent ( cette vision de l’Ancien Régime se retrouve encore dans le film de James Ivory Jefferson à Paris ). Le cinéma américain insiste d’ailleurs aussi sur la bestialité du peuple qui se déchaîne pendant la Révolution française et le destin tragique de ces personnages de la Noblesse les rend alors attachants ou en tout cas dignes de pitié…

    Le cinéma français a été plus prolixe sur l’Ancien Régime : on peut ainsi relever les fresques « historiques » réalisées par Sacha Guitry ( Les perles de la Couronne -1937-, Remontons les Champs-Elysées-1938-, Si Versailles m’était conté-1953-, Si Paris m’était conté-1955- ). Au delà de la fantaisie du réalisateur, ces films illustrent bien sa nostalgie pour une époque où  » l’esprit français » était à son apogée, sous le règne de quelques Grands Rois comme François Ier dans  Les perles de la Couronne, Louis XIV dans Si Versailles m’était conté, Louis XV dans Remontons les Champs-Elysées ( Guitry n’est pas vraiment « royaliste » mais plutôt attaché  » aux Grands Hommes qui ont fait la France » , et il a plusieurs fois célébré le personnage de Bonaparte…). Quant à la véracité de ces charmantes anecdotes, l’auteur lui-même a indiqué ce qu’il fallait en penser : « je revendique le droit absolu de conter des aventures dont je n’ai pas trouvé la preuve du contraire ». Malgré son peu de crédibilité historique, la vision « galante » de Guitry, version optimiste de celle d’Hollywood, a été longtemps dominante dans le cinéma français et a ainsi façonné une certaine image de l’Ancien Régime…

De cape et d’épée
L’Ancien Régime sert aussi de toile de fond à un genre très populaire en France dans les années 1960, le film de cape et d’épée ( on en produit alors 25 par an : certains historiens du cinéma ont d’ailleurs rapproché le succès de ce genre de l’avènement du pouvoir gaulliste, considéré comme un avatar du système monarchique…). Sur les écrans se succèdent alors d’habiles bretteurs, « cousins » de d’Artagnan (Le chevalier de Pardaillan, Lagardère, Le Capitan ) souvent couplés à un valet débrouillard (ce duo type est souvent incarné par Jean Marais et Bourvil…), sans oublier l’inévitable femme galante d’extraction modeste ( parmi les films les plus connus, Les trois mousquetaires -1953-, Le Bossu -1959-, Le Capitan -1960- tous réalisés par André Hunebelle, la série des Angélique et Le Chevalier de Pardaillan mis en scène par Bernard Borderie…). Ces films de cape et d’épée ne remettent pas en cause les idées reçues sur l’Ancien Régime mais apportent quelques aspects nouveaux, empruntés à l’enseignement officiel de l’histoire . Ainsi, la lente formation de l’unité française y est illustrée par ces personnages de gentilshommes souvent méridionaux, sans le sou mais habiles escrimeurs. En montant à Paris, ils perdent leur accent et se mettent au service de leur Roi, pour l’aider à combattre les élites corrompues ( les Nobles rebelles, ou Mazarin le profiteur..). Leur rôle est essentiellement conservateur, dans le sens où leur mission est « de remettre de l’ordre » : la Monarchie n’y est jamais critiquée et les « Bons Rois » à la Lavisse sont valorisés ( Henri IV, voire Louis XIV…). Aux marges du film de cape et d’épée, quelques films des années 1950-1960 sortent des sentiers battus. Le personnage incarné par Gérard Philippe, dans Fanfan la Tulipe de Christian-Jacque ( 1952 ) fait preuve d’une verve insolente : il apparaît comme « un hybride de gentillesse populaire et de Révolution ». L’armée du Roi est présentée comme une bande d’abrutis, commandée par des officiers cyniques et Louis XV semble intelligent mais bien antipathique. Le Cartouche de Philippe de Broca ( 1961 ) dépeint sans complaisance la caste nobiliaire du XVIII° et le destin tragique du brigand incarné par Jean-Paul Belmondo est présenté comme le prélude de bouleversements plus radicaux…Mon Oncle Benjamin d’Edouard Molinaro (1969 ) est le portrait truculent d’un libre-penseur voltairien, prêt à se mobiliser contre l’ordre établi…

Le cinéma-histoire
Mais c’est surtout à partir des années 1970 que plusieurs cinéastes, surtout en France, renouvellent la vision de l’Ancien Régime au cinéma : Roberto Rosselini, le précurseur qui réalise La prise du pouvoir par Louis XIV dès 1966, puis René Allio ( Les Camisards en 1972, Un médecin des Lumières ), Bertrand Tavernier ( Que la fête commence en 1974 ), Maurice Failevic ( 1788 en…1978 ). La démarche de ces réalisateurs s’inscrit d’abord dans le même contexte historiographique : en effet, beaucoup d’entre eux se sont inspirés des « nouveaux objets » définis par l’école de la  » Nouvelle Histoire », alors en pleine ascension…On peut d’ailleurs noter que plusieurs historiens de cette tendance sont justement des « modernistes » : Fernand Braudel bien sûr, Emmanuel Leroy-Ladurie, Philippe Joutard, Pierre Goubert…La nouvelle génération de cinéastes n’hésite pas à faire preuve d’érudition et utilise certains travaux de recherche : Allio consulte Joutard et Leroy-Ladurie pour Les Camisards, Arlette Farge et Jean-Pierre Peter pour Médecin des Lumières, M.Failevic s’appuie sur les compétences de son scénariste , Dominique de la Rochefoucault pour 1788 (ce dernier participe aussi au scénario d’une dizaine de films ou téléfilms de Rosellini, dont La prise du pouvoir... ). Certains de ces réalisateurs sont aussi engagés ( Allio, Failevic, Tavernier…) et leur regard sur l’histoire n’est pas neutre : étudier une société pré-révolutionnaire, c’est aussi parler de la situation de ces années 1970 . A propos de Que la fête commence, Tavernier explique : « ces traits sociaux nous paraissent étrangement contemporains, sans que nous ayons besoin de les actualiser : l’inflation, la colonisation,le régionalisme breton… ». En tout cas, leur vision de l’Ancien Régime tranche avec l’image qui en était donnée par « les films à costumes » tournés jusque là. Déjà, ces cinéastes privilégient souvent ce qu’on pourrait appeler le « héros collectif », autrement dit le peuple, de préférence à l’individu : un groupe de paysans protestants cévenols dans Les Camisards, une communauté villageoise dans 1788 . Dans Que la fête commence consacré au Régent, Tavernier ne manque pas de conclure son film par une « émotion » paysanne… Cette approche pose d’ailleurs des problèmes de production,comme le constate René Allio :  » Si vous décidez de ne pas passer par un héros central, il ne peut y avoir de vedette donc il faut un autre financement. On peut facilement représenter les classes dominantes : il est beaucoup plus difficile de représenter les classes populaires ». Alors qu’en ces années 1970, le régionalisme est en plein essor, ces réalisateurs évoquent souvent la France des provinces : Les Camisards en Cévennes, Que la fête commence en Bretagne, 1788 dans un village de Touraine, Un médecin des Lumières dans le Bourbonnais… Leurs films décrivent aussi des aspects de la vie quotidienne, très peu évoqués auparavant : les travaux agricoles dans 1788, la médecine dans Un médecin des Lumières et quelques séquences de La prise du pouvoir, la sexualité des classes dirigeantes dans Que la fête commence et La prise du pouvoir, la religion dans Les Camisards, la justice dans Le retour de Martin Guerre…

   Ce cinéma érudit a pu paraître austère à certains ( à propos de La prise du pouvoir, un critique estime que Colbert débite son programme « avec les accents monocordes d’un acteur bressonien… »). D’ailleurs, certains de ces films n’ont eu qu’une audience réduite et les réalisateurs n’ont trouvé leur salut qu’en travaillant pour la télévision ( Failevic pour 1788, Allio pour Un médecin des Lumières ) : ils y ont trouvé des conditions de production convenables et une audience presque inespérée ( 1788 diffusé dans le cadre de l’émission « les dossiers de l’écran » a été regardé par 18 millions de téléspectateurs…). Sans parler d’une légende noire de l’Ancien Régime après une légende dorée, il est clair que ces cinéastes insistent sur les ombres de cette période : l’oppression féodale dans 1788, l’absolutisme religieux dans Les Camisards...Même quand ils évoquent la Cour, c’est pour démonter les stratégies de représentation du pouvoir monarchique ( La prise du pouvoir ) ou souligner l’ambiance corrompue et cynique qui y règne ( Que la fête commence ).

   Cette nouvelle vision de la période s’est maintenant suffisamment imposée pour être intégrée dans tous les films qui se déroulent sous l’Ancien Régime. Ainsi, récemment, ce qu’on pourrait appeler le « cinéma théatral » apparu ces dernières années, reprend souvent à son compte ces nouvelles représentations. Des films comme Les Fourberies de Scapin de Roger Coggio ( 1981 ) , Georges Dandin de Roger Planchon et d’une certaine façon Molière d’Ariane Mouchkine ( 1977 ) font éclater le cadre théâtral et multiplient des scènes de vie quotidienne très réalistes, pour illustrer les rapports entre la littérature et la société qui l’a vu apparaître. A propos du film de Mouchkine, Pierre Goubert approuve la réalisatrice « d’avoir osé montrer la boue, l’ordure, les poux, les charognes, le sang ( de cheval,de femme, de révolté,de comédien ) la disette, et les cagots ». Récemment, Bertrand Tavernier, en réalisant La fille de d’Artagnan ( 1994 ), tente de réconcilier le film de cape et d’épée et le cinéma érudit, dans son évocation de l’Ancien Régime.

   Ainsi, la représentation de l’Ancien Régime au cinéma a bien changé, des « films en dentelles » réalisés dans l’entre deux-guerres aux visions plus « noires » du cinéma-histoire des années 1970. Longtemps, le cinéma de fiction présente une version « rose » de l’Ancien Régime, qui convient parfaitement aux impératifs des producteurs. Mais cette vision réductrice et pour tout dire réactionnaire ne résiste pas au temps, surtout en France où elle contredit de manière flagrante l’enseignement républicain. Dès la fin des années 1950, l’Ancien Régime est brocardé par quelques jeunes insolents comme Fanfan la Tulipe ou Cartouche… Dans les années 1970, le cinéma se réconcilie avec l’Histoire pour donner enfin une vision crédible de l’époque, même si c’est au prix d’un certain didactisme : la sensibilité nouvelle des cinéastes à l’historiographie ne peut être qu’appréciée..

voir aussi filmographie de l’Ancien régime au cinéma

 

SM Eisenstein et le cinéma soviétique en quelques textes

Idéologie révolutionnaire et cinéma
« la bourgeoisie comprend parfaitement la portée du cinéma et bien entendu l’utilise au profit de ses intérêts de classe. Il n’en reste pas moins qu’elle agit en cela très intelligemment. Elle ne confère que très rarement à ses films un caractère didactique et éducatif qui traduise franchement sa nature de classe. En revanche, elle répand insidieusement son venin bourgeois, en mêlant organiquement les tendances en sa faveur et l’éloge de sa vertu, dans toutes sortes de cinés-romans et de ciné-comédies. La bourgeoisie fait en sorte, d’abord que le cinéma soit attrayant et divertisse les masses et en outre qu’elle soit d’un bon rapport. Il est exemplaire à ce titre que les chevaliers d’industrie du cinéma ne fassent pas la fine bouche sur les films corrupteurs, voire même criminels (…)Il va de soi que la cinématographie soviétique ne peut tolérer dans ses films, ni les tendances politiques social-bourgeoises, ni la glorification des vertus bourgeoises ni les éléments corrupteurs et criminels présentés sous une forme attrayante (…)
Nous devons néanmoins imiter la bourgeoisie en ceci , que nous devons, autant que possible, réaliser des films tendancieux, c’est à dire des films que traverse, cousue de fil blanc, une certaine pensée instructive. Nos films ne doivent pas être moins séduisants ni moins attrayants que ceux de la bourgeoisie. La forme mélodramatique, traitée de façon adéquate, est certainement la meilleure qui soit au cinéma, car de ce point de vue, il est bien plus riche que le théâtre, affecté de multiples contraintes.
Tous les sujets sont possibles, réalistes, romantiques, et même franchement fantastiques, dès lors qu’ils assurent la promotion de héros révolutionnaires qui inspirent la sympathie et la fierté en faveur des classes révolutionnaires. Sujets satiriques, qui fustigent les puissances dominantes du monde non-russes. A côté de ce traitement mélodramatique, qui met en avant des figures et des groupes héroïques, des collectifs et des individus, qui dépeint les oppositions sociales en des tons violemment contrastés, à grand renfort de pathétique et de péripéties, on recommandera la forme comique. Il est inutile de s’attarder sur son accessibilité et sa portée ».
(Anatoli Lounatcharski, 1924)

Le montage des attractions au cinéma (octobre 1924):
« Ainsi, de même que le théâtre, le cinéma n’est compris que « comme une forme de violence ». Si les moyens sont différents, le procédé principal est commun, c’est le montage des attractions sanctionné par mes réalisations théâtrales du Proletkoult et que j’emploie à présent au cinéma. (…) L’attraction telle que nous la concevons est tout fait montré (action, objet, phénomène, combinaison, conscience…) connu et vérifié, conçu comme une pression produisant un effet déterminé sur l’attention et l’émotivité du spectateur et combiné à d’autres faits possédant la propriété de condenser son émotion dans telle ou telle direction dictée par les buts du spectacle. De ce point de vue, le film ne peut simplement se contenter de présenter, de montrer les évènements, il est aussi une sélection tendancieuse de ces évènements, leur confrontation, affranchies de tâches étroitement liées au sujet, et réalisant, conformément à l’objectif idéologique d’ensemble, un façonnage adéquat du public.
Si au théâtre, l’influence est principalement obtenue par la perception physiologique d’un fait qui se déroule réellement (un crime par exemple), au cinéma, par contre, elle est obtenue par confrontation et accumulation dans le psychisme du spectateur des associations voulues par le dessein du film et excitées par les éléments séparés du fait décomposé (pratiquement en « fragments de montage »). Des associations qui, dans leur ensemble, ne fournissent que de cette façon, indirectement, le même effet (et souvent un effet plus puissant). Prenons par exemple un même crime : mains qui saisissent la gorge, yeux qui remontent sur le front, couteau brandi, la victime ferme les yeux, le sang jaillit sur le mur, la victime tombe à terre, la main essuie le couteau : chacun de ces fragments vise à « provoquer » les associations.
Un processus analogue se produit au cours du montage des attractions : en fait, ce ne sont pas les phénomènes qu’on confronte, mais des enchaînements d’associations, liés dans l’esprit d’un spectateur donné à un phénomène donné (on comprend parfaitement que la série d’associations provoquées chez l’ouvrier ou chez l’ancien sous-lieutenant cosaque par la vue d’un meeting dispersé par la force, et par conséquent, l’effet émotionnel confronté au matériau mis en image soit quelque peu différent).
L’expérience du montage des attractions est la confrontation des sujets visant à un effet thématique. Je signalerai la version initiale du montage choisi pour le finale de mon film La Grève : la fusillade de masse où, afin d’éviter que les figurants de la Bourse du travail aient l’air de jouer dans la « scène de la mort » et surtout afin d’éliminer l’effet d’artifice que l’écran ne souffre pas et qui est inévitable même avec « l’agonie » la plus brillante, j’ai employé le procédé suivant tiré d’une scène non moins sérieuse, d’une part et destiné à provoquer l’effet maximum d’horreur sanglante d’autre part : l’alternance associative de la fusillade avec des abattoirs. La première, en plans d’ensemble et plans moyens « mis en scène » ; la chute des 1500 ouvriers dans le ravin, la fuite de la foule, les coups de feu, montrer l’horreur vraie des abattoirs où le bétail est écorché et égorgé. ( suit le détail des 38 plans qui constituent la séquence finale de La Grève).
Dans la plupart de nos films russes, le désastre vient de ce qu’on ne sait pas construire consciemment les schémas des attractions et qu’on ne tombe sur les combinaisons réussies qu’à l’aveuglette et rarement. On trouve des documents inépuisables pour l’étude de ces procédés (à vrai dire, sur le plan purement formel, non objectif) dans le film comique américain (le procédé sous son aspect pur). Si nous pouvions voir les films de Griffith, au lieu de les connaître par des descriptions, ceux-ci nous apprendraient beaucoup sur le plan du montage, mais cette fois dans une orientation sociale hostile à la nôtre. Il ne faut pas cependant à une transplantation de l’Amérique, quoique qu’au début, dans tous les domaines, l’étude des procédés passe par l’imitation. »

Le débat Eisenstein/Dziga Vertov :
« A travers le montage, opéré sans calculer les effets de fragments de vie authentique (de tonalités authentiques diraient les impressionnistes), Vertov a tissé a trame d’un tableau impressionniste (…) Vertov prend du monde qui l’entoure ce qui l’impressionne, lui et non ce par quoi, en impressionnant le spectateur, il labourera à fond son psychisme.
En quoi consiste pratiquement la différence entre nos approches, on peut le voir plus encore en évidence là où une partie, pas très grande, du matériel de La Grève coïncide avec celui du Glaz, ce que Vertov considère quasiment comme un plagiat et particulièrement dans la scène du massacre qui dans le Kinoglaz est sténographiée, tandis que dans La Grève elle est sanguinairement impressionnante. C’est justement cette extrême virulence des impressions suscitées par La Grève « sans gants blancs » qui a valu au film cinquante pour cent de ses ennemis). En bon impressionniste, le Kinoglaz, son gentil bloc-notes à la main court derrière les choses telles qu’elles sont, sans se déchaîner dans un élan rebelle, sans le dépasser au nom d’un motif impérieux d’organisation sociale (…) Au contraire, La Grève arrache des fragments au milieu ambiant, selon un calcul volontaire et conscient, préconçu pour conquérir le spectateur, après avoir déchaîné sur lui ces fragments en une confrontation appropriée en l’associant de manière appropriée au motif idéal final. Le Kinoglaz n’est pas seulement le symbole d’une vision mais d’une contemplation. Mis nous ne devons pas contempler mais agir. Il ne faut pas un « ciné-œil » mais un « ciné-poing ». Le cinéma soviétique doit fendre les crânes (.. .) Fendre les crânes avec un ciné-poing, y pénétrer jusqu’à la victoire finale et maintenant devant la menace de contamination de la révolution par l’esprit « quotidien » et petit-bourgeois, fendre plus que jamais. Vive le ciné-poing »
(S.M Eisenstein : Sur la question d’une approche matérialiste de la forme, 1925)

Une critique d’Octobre :
« On ne peut oublier une courte intervention d’un autre leader de la F.E.K.S. Nous voulons croire que le camarade Kozintsev a simplement voulu faire une réserve ou peut-être mal formulé sa déclaration lorsqu’il a dit : « chaque fragment du film Octobre donnera davantage à la cinématographie que 100 films réussis ». Une telle prise de position est très dangereuse. De là , il n’y a qu’un pas vers la théorie de l’art pour l’art.. Pour nuancer les propos de Kozintsev, nous devons faire une courte citation de Lénine au sujet de l’art : « ce qui est important, ce n’est pas notre conception de l’art, ce n’est pas non plus l’apport de l’art à quelques centaines ni même à quelques milliers de personnes dans la quantité de la population se comptant par millions. L’art appartient au peuple, il doit s’étendre, par ses racines les plus profondes, aux couches les plus larges de la masse des travailleurs. Ces réflexions de Vladimir Illich n’excluent pas, bien sûr, la possibilité de travailler sur des films expérimentaux, mais alors il faut les annoncer de la façon directe suivante : Octobre est un film expérimental, c’est l’art cinématographique de l’avenir. Pouvons nous risquer des centaines de millions sur de telles expériences ? Ceci est une autre question et le temps nous donnera la réponse (…)
Quant à nous, nous considérons que Octobre est réalisé par un metteur en scène qui est véritablement des nôtres, au sens le plus profond du mot. Le film contient des réussites très importants du point de vue artistique. Le montage , les scènes de masse ne peuvent pas ne pas donner une impression colossale. Et si dans sa totalité, il n’est pas à la hauteur de ce que nous attendions à voir, ce n’est pas la faut mais plutôt le malheur d’Eisenstein. Ce fait est confirmé par de nombreuse opinions d’ouvriers qui disent, avec raison, que dans le film, le rôle de la paysannerie, des femmes, de la province…n’est pas mis en évidence (…)
Nous sommes sûrs que l’insuccès du film tient à ce qu’on n’y sent pas la montée, l’enthousiasme de la révolution. Le pathétique du film ne se communique pas. Dans son intervention, le camarade Kripnickij a dit qu’Octobre est très difficile à comprendre et à assimiler par les masses ouvrières et paysannes et que c’est donc le devoir de la presse de permettre aux spectateurs de la masse de s’élever jusqu’à la compréhension des intentions et des œuvres des metteurs en scène. »
(T. Rokotov, 1927)
S.M Eisenstein fait son autocritique en 1937 :
« En 1935, je me plongeai allégrement dans le travail. Mais l’habitude de l’introversion et de l’isolement était déjà profondément enracinée en moi. Je travaillais un film qui n’était pas fait de chair et de sang avec notre réalité socialiste, mais était tissé dans des images abstraites de cette réalité.
Or le développement d’une critique sévère, c’est à dire d’une critique vraiment bolchevique, critique fraternelle destinée à aider et à corriger mais non à détruire, et les remarques du collectif du studio de Moscou, m’ont épargné le pire –m’ont évité de devenir aigri à la suite de mes fautes du Pré de Béjine (…) Je comprends mes fautes, je comprends la signification de la critique, de l’autocritique et du contrôle de soi dont on fait grand usage dans tout le pays conformément aux décisions de la session plénière du Comité Central du parti communiste d’Union Soviétique prise en février 1937.
J’éprouve ardemment le besoin de corriger entièrement les erreurs de mon point de vue, d’enraciner un nouvel être en moi et le besoin de la maîtrise complète du Bolchevisme dont parla le camarade Staline au cours de cette session. Et c’est à la lumière de tout cela que je me trouve en face de la question :comment puis-je accomplir cela le plus complètement, le plus profondément, de la façon la plus responsable?
Je dois sérieusement travailler à ma propre perspective et rechercher d’une manière profondément marxiste d’envisager les nouveaux sujets. Plus précisément, je dois étudier la réalité et l ‘homme nouveau (…) Le sujet de ma nouvelle œuvre ne peut-être que d’un seul type : héroïque en esprit, militant par le contenu et populaire par le style. Que sa matière le situe en 1917 ou 1937, il servira la marche victorieuse du socialisme. En préparant la création d’un tel film, je vois le chemin par lequel je me dépouillerai moi-même des derniers traits d’individualisme anarchiste dans ma perspective et ma méthode créatrice. Le parti, la direction de l’industrie cinématographique et le collectif des travailleurs du cinématographe m’aideront à créer de nouveaux films nécessaires et conformes à la vie »
(Au sujet du pré de Béjine, 1937, Moscou)

-La censure stalinienne en 1946 :
« La grande vie (réalisée par le cinéaste L.Loukov) prêche la routine, le manque de culture et l’ignorance. Les metteurs en scène du film ont présenté de façon mensongère et non motivée l’avancement passif d’ouvriers, sans instruction technique, aux idées et dispositions retardataires, à des postes de commande.
Le niveau artistique du film ne résiste pas non plus à la critique. Les diverses scènes sont décousues, une conception générale ne les lie pas entre elles. La liaison des différents épisodes est faite par des beuveries répétées, des romances triviales, des aventures amoureuses, des péroraisons nocturnes dans les lits (…) Des rôles absurdes ont été imposés aux artistes, leur talent sert à représenter des êtres primitifs et des scènes de la vie courante, d’un caractère douteux.
le Comité central du Parti communiste d’URSS constate que ces derniers temps, le ministère de la Cinématographie a produit, outre le film défectueux La grande vie, de nombreux artistes aussi peu réussis : la seconde partie du film d’Ivan le terrible d’Eisenstein, L’amiral Nakhimov de Poudovkine et De simples hommes de Kozintsev et Trauberg. Par quoi peuvent s’expliquer les cas si fréquents de productions erronées et fausses ? Pourquoi des producteurs soviétiques bien connus, Loukov, Eisenstein, Poudovkine, Kozintsev et Trauberg, ont-ils si mal réussi ces films, eux qui dans le passé ont créé des films hautement artistiques ?
C’est parce que beaucoup de maîtres de l’art cinématographique, producteurs, metteurs en scènes, auteurs de scénario, remplissent leur obligation avec légèreté et sans souci de leur responsabilité, parce qu’ils ne travaillent pas consciencieusement la conception des films. Leur principal défaut est qu’ils n’étudient pas le sujet qu’ils choisissent de réaliser.
Le Comité central décide :
1-vu l’exposé ci dessus, d’interdire la parution sur l’écran de la deuxième partie du film La grande vie
2-de proposer au ministère de la Cinématographie de tirer les leçons et déductions qui s’imposent et d’organiser le travail de la cinématographie de façon telle que soit dorénavant exclue toute possibilité de production de semblables films. »

le code Hays

LE CODE HAYS
Principes généraux
1. On ne produira pas de films susceptibles d’abaisser la moralité de ceux qui le verront. Ainsi, la sympathie du public n’ira jamais aux vices, aux péchés et au mal.
2. On montrera un mode de vie décent, ne dépendant que des exigences de l’intrigue et du divertissement.
3. On ne ridiculisera pas la loi, naturelle ou humaine, et on ne créera pas de sympathie pour ceux qui la violent.

I. Violations de la loi :
Elles ne seront jamais présentées de façon à susciter la sympathie pour le crime, contre la loi et la justice, ou pour inspirer à d’autres un désir de les imiter.
1. Le meurtre
a) la technique du meurtre sera montrée de façon à ne pas susciter son imitation.
b) On ne devra pas montrer en détail les meurtres brutaux.
c) la vengeance, à l’époque contemporaine, ne sera pas justifiée.
2. Délits
a) On ne montrera pas en détail la méthode employée pour un vol, un cambriolage, un hold-up, le dynamitage d’un train, d’une mine, d’un immeuble.
b) On observera la même prudence à l’endroit de la pyromanie.
d) les méthodes de contrebande ne devront pas être montrées.

II. Sexe
le caractère sacré de l’institution du mariage et du foyer, sera maintenu. On ne devra pas inférer que les relations sexuelles de bas étage sont d’un usage courant et reconnu.
1. L’adultère, et tout comportement illicite, parfois nécessaire à la construction d’une intrigue, ne doivent pas être traités explicitement, ni justifiés ni présentés sous un jour attrayant.
2. Scènes de passion
a) On ne doit pas les introduire si elles ne sont pas absolument essentielles à l’intrigue.
b) On ne doit pas montrer de baisers, d’étreintes trop passionnées, de poses, de gestes suggestifs.
c) En général, le sujet de la passion doit être abordé de façon à ne pas éveillé de basses émotions.
3. La séduction, le viol
a) On ne doit jamais faire plus que suggérer et seulement quand ils sont essentiels à l’action. On ne doit jamais les montrer de façon explicite.
b) Ce ne sont pas des sujets de comédie.
4. Les perversions sexuelles, sous entendues ou pas, sont interdites.
5. On ne parlera pas de la Traite des Blanches.
6. La miscegenation (relations sexuelles entre les races blanches et noires) est interdite.
7. On ne montrera jamais les organes sexuels des enfants.
8. On en montrera jamais d’accouchement, en fait ou en silhouettes.
9. L’hygiène sexuelle et les maladies vénériennes ne sont pas un sujet de représentation cinématographique

III. La vulgarité
le traitement des sujets bas, vulgaires, dégoûtants (mais pas nécessairement mauvais), devra toujours être guidé par le bon goût et le respect de la sensibilité des spectateurs.

IV L’obscénité
Les mots, gestes, références, chansons, plaisanteries ou suggestions (même compréhensibles d’une partie restreinte du public) sont interdits.

V. Les blasphèmes
Les blasphèmes intentionnels, ou tout autres propos irrévérencieux ou vulgaires, sont interdits sous toutes les formes. Aucune approbation du Code ne sera accordée à l’usage des mots et phrases suivants : suit une longue liste de termes interdits…

VI. Le costume
1. La nudité complète n’est en aucun cas admise (…)
2. Les scènes de déshabillage sont à éviter si elles ne sont pas indispensables à l’intrigue.
3. Les exhibitions indécentes ou malvenues sont interdites. Celles du nombril également.(…)

VIII. La religion
1. On ne devra jamais ridiculiser une foi religieuse.
2. Les ministres du culte ne seront jamais présentés sous un jour comique ou crapuleux.
3. On traitera les cérémonies de toute religion avec attention et respect.

X. Sentiment national
Les institutions, l’histoire de tout pays demandent à être traité avec considération et respect.
L’utilisation du drapeau sera toujours respectueuse.

XI. Les titres
Comme son titre est pour un film ce que la marque est pour un autre genre de marchandises, il devra se conformer à l’éthique requise par cette honnête industrie.

Au nom du Père : les Conlon, père et fils

Au nom du Père (In the name of the Father),

un film de Jim Sheridan

Grande-Bretagne, 2h 13, 1994

Interprétation : Daniel Day-Lewis,  Emma Thompson
Pete Postlethwaite, John Lynch

Synopsis :

    1974 : une bombe explose dans un pub de Guilford, petite ville anglaise au sud de Londres, alors que l’IRA a lancé une campagne d’attentats pour faire pression sur le gouvernement britannique à propos de l’Irlande du Nord…Un jeune délinquant originaire de Belfast, Gerry Conlon et son ami Paul Hill sont arrêtés par la police anglaise. Les deux jeunes gens sont interrogés sans relâche par les enquêteurs et finissent par avouer tout ce qu’on leur demande…Plusieurs membres de la famille de Gerry, dont sa tante Annie et son père Giuseppe, sont à leur tour arrêtés pour complicité…Tous sont condamnés à de lourdes peines de prison, alors que l’instruction semble avoir été pour le moins bâclée…L’intervention d’une jeune avocate Gareth Pierce semble ramener un peu d’espoir pour faire éclater la vérité….

Les Conlon, père et fils

   En réalisant Au Nom du père, Jim Sheridan a bien sûr voulu évoquer le conflit d’Irlande du Nord et le destin malheureux des Catholiques de l’Ulster (il revient encore sur ce sujet dans son dernier film, The Boxer interprété par Daniel Day-Lewis). Mais c’est aussi l’occasion pour lui d’aborder un thème qui lui tient à cœur, les rapports entre père et fils, qui ont déjà inspiré certains de ces films antérieurs (The Field, My Left Foot). Ces relations servent de trame à la construction dramatique du film. Pour rendre le scénario plus efficace, Jim Sheridan a été amené à concentrer l’action. Ainsi, contrairement à ce qu’on voit dans Au Nom du père, le procès des 4 de Guilford ne s’est pas déroulé en même temps que celui de leurs présumés complices (dont Giuseppe Conlon) : de même, le père et le fils n’ont jamais partagé la même cellule. Si l’Histoire constitue un arrière-plan omniprésent, ce sont bien les liens entre Gerry et Giuseppe Conlon qui sont au centre du récit….

« Gerry, homme-enfant »
Dès le début du film, Gerry, le personnage principal, apparaît comme immature, « à peine adulte, plutôt un homme-enfant, léger et irresponsable » (Agnès Peck, Positif). Dans les premières scènes qui se déroulent à Belfast, il n’est qu’un petit délinquant sans cervelle, qui déclenche une émeute par son attitude provocatrice envers les troupes anglaises. Il se met également à dos les responsables de l’IRA, exaspérés par son comportement : les militants nationalistes craignent en effet, qu’à cause de ses provocations, l’armée anglaise ne découvre leurs caches d’armes. Aussi, ils s’apprêtent à le punir quand son père intervient « in extremis ». Par la suite, Gerry est encore présenté comme faible de caractère, sinon faible d’esprit…Quand il débarque avec son copain Paul Hill dans le « swinging London » des années 1970, le jeune Irlandais semble surtout fasciné par la liberté qui règne dans la capitale britannique. Il apprécie particulièrement l’accueil chaleureux qu’il reçoit dans la communauté hippie, surtout des jeunes filles… Cette vie « facile » est d’autant plus attrayante que Gerry vient d’une famille plutôt rigoriste en ce qui concerne la morale…Il continue à vivre d’expédients, au jour le jour, en ne prenant rien au sérieux…Quand il visite l’appartement de la prostituée, il s’amuse avec les accessoires érotiques et dépense très vite l’argent qu’il a trouvé, pour s’acheter une tenue voyante…Gerry n’est d’ailleurs pas un « vrai dur » et même plutôt un « bon gars » : il donne gentiment de ses nouvelles à sa famille et ne lui réclame même pas d’argent, au désespoir de son ami Paul. Il donne le peu d’argent qui lui reste au clochard Charlie Burke, qui semble en avoir besoin plus que lui…Même quand Gerry est accusé puis jugé pour l’attentat de Guilford , il semble avoir du mal à prendre cela au sérieux…Alors que le procès s’ouvre, il glousse avec ses amis quand la Cour pénètre dans le tribunal et se fait rappeler à l’ordre par son père. Plus tard, les jeunes gens s’amuser à tresser des nattes avec les perruques de leurs avocats et Giuseppe semble accablé de leur attitude infantile. A l’annonce du verdict, les jeunes accusés sont complètement abasourdis par la sévérité des peines, comme s’ils prenaient enfin conscience de la gravité de leur situation. La première réaction de Gerry est tout de suite excessive et il ne parvient pas à surmonter sa détresse profonde. Malgré les exhortations de son père, il refuse de lutter pour faire reconnaitre son innocence et préfère se réfugier dans un désespoir commode. Il est bien décidé à profiter de la vie, même en prison et fraternise avec ses codétenus qui lui font découvrir les délices du puzzle au LSD….

Giuseppe, une force morale…
Le père de Gerry est au contraire présenté comme une force qui ne faiblit pas, dont les convictions sont solidement ancrées. Comme le dit Jim Sheridan, « Giuseppe est un personnage non-violent, presque conservateur. C’est le centre moral de mon film ». Le chef de la famille Conlon est d’abord profondément attaché à ses proches, et en particulier à sa femme Sarah…Comme il le raconte à son fils sur les quais de Belfast, il n’a pas hésité à se jeter à l’eau du bateau qui l’emmenait loin de l’Irlande, pour retrouver celle qu’il aimait et qui allait devenir son épouse. Dans son livre autobiographique, Gerry Conlon précise que ce geste était audacieux, car son père était censé rejoindre l’armée anglaise et qu’il risquait donc d’être accusé de désertion (cf extraits en anglais du livre de Gerry Conlon)…Pour Giuseppe, la seule cause qui vaille la peine d’être défendu, c’est son propre foyer. Alors qu’il est détenu en prison et qu’il sent la fin approcher, le vieil homme manifeste encore tout son attachement à sa femme, quand il se remémore avec émotion leurs promenades dans Belfast ou quand il s’inquiète de son sort après sa disparition…
Le père de Gerry est aussi toujours présent auprès de ses enfants, et notamment pour le plus turbulent d’entre eux, son fils…Il est là pour empêcher l’IRA d’infliger une punition au jeune homme, il n’hésite pas à le rejoindre en Angleterre pour le soutenir quand il apprend qu’il va être jugé (il a un moment de doute, mais se reprend vite après avoir discuté avec Sarah…). C’est aussi un homme de conviction ,très attaché à sa religion et à ses principes moraux. Quand Gerry l’appelle de Londres, Giuseppe ne manque pas de demander à son fils « s’il va bien à la messe ». Pendant le procès, il est choqué que le jeune homme ait menti à propos du cambriolage dans l’appartement de la prostituée. Il lui pardonne cependant car Gerry se « confesse » devant le tribunal : faute avouée, à moitié pardonnée…Même quand son fils , sous l’emprise de la drogue, se moque de lui alors qu’il récite ses prières, Giuseppe reste imperturbable… Surtout, il ne transige pas sur ses convictions. Quand le responsable de l’IRA vient lui dire qu’il est l’auteur de l’attentat et lui propose son aide, Giuseppe refuse abruptement. Il n’est pas question d’accepter le soutien de quelqu’un qui tue des « enfants de Dieu » (cf la transcription de cette séquence dans le dossier : Explications en tous genres)…Autant dire que Giuseppe Conlon a une force de caractère à l’opposé de la personnalité de son fils….

La statue du Commandeur
Aussi, on ne s’étonnera pas que les rapports entre le fils et le père aient été d’abord conflictuels. Au début du film, Gerry semble écrasé et souvent exaspéré par la personnalité de son père. Quand Giuseppe le tire des mains de l’IRA, il subit , l’air boudeur, « l’engueulade » de son père…Dans son livre, Gerry explique d’ailleurs que son adolescence a été très perturbée par les absences de son père, souvent malade…Comme il est raconté dans le film, Giuseppe a contracté une maladie pulmonaire après avoir travaillé sur les docks de Belfast dans des conditions épouvantables… Alors que Gerry a une dizaine d’années, son père et ses deux soeurs font de longs séjours à l’hôpital pour se faire soigner . Cette absence du père est d’autant plus cruelle que Giuseppe « idôlatrait » son fils, et que celui-ci avait besoin de cette adoration paternelle. Par la suite, Giuseppe est encore amené à « corriger » son ainé presque comme un enfant : il le reprend quand Gerry fait l’imbécile pendant le procès, il le calme d’une gifle quand son fils l’abreuve de reproches lors de la première rencontre en prison…
Dans toute la première partie du film, Gerry s’oppose à son père et rejette le modèle paternel. Ainsi, il s’énerve du conformisme de Giuseppe, de « ses petites phrases toutes faites » qu’il énonçait en toutes occasions (par exemple, quand son père sur les quais de Belfast lui dit de « vivre sa vie »…). Il ne supporte plus la statue du Commandeur qu’incarne son père. Quand il le retrouve en prison après leurs condamnations, il laisse exploser son amertume et lui reproche violemment de n’être là que « lorsqu’il fait quelque chose de mal et jamais quand il fait quelque chose de bien » : il lui en veut de son moralisme intransigeant : les épisodes les plus anciens resurgissent et apparemment les plaies ne sont pas complètement cicatrisées (Giuseppe n’avait pas félicité son fils pour une victoire au football obtenue dans des conditions douteuses…). Même l’attitude combative de Giuseppe, qui veut obtenir un jugement en appel, est comme un reproche adressé à son fils qui s’enferme dans la résignation…Gerry s’indigne aussi de la « lâcheté » de son père, face à la situation faite aux Catholiques en Irlande du Nord. Lors de la scène déjà mentionnée entre Giuseppe et Joe MacAndrew, il s’énerve contre l’aveuglement politique de son père : il lui reproche notamment de ne s’être jamais révolté contre son sort, alors que tous ses malheurs étaient le fait des Protestants (en Ulster, les travaux les plus pénibles et les plus dangereux étaient « réservés » aux Catholiques…). Cette prise de conscience apparaît après le procès : comme il le dit à son père, « il vaut mieux être coupable, au moins on est respecté »…La haine de ses codétenus anglais contre les Irlandais le renforce dans sa conviction (il affiche même le portrait du Che dans sa cellule). Mais, surtout Joe MacAndrew lui sert évidemment de père de substitution : il a l’immense mérite, aux yeux de Gerry, d’offrir une alternative au modèle paternel. MacAndrew est sûr de lui (il ne cesse de répéter : « nous sommes en guerre »…), il sait se faire respecter et n’hésite pas à utiliser la force (à la première insulte des prisonniers anglais, il déclenche immédiatemment une bagarre, il se sert de ses « relations terroristes » pour intimider les plus teigneux…).
Ce moment du film constitue sans doute l’apogée du conflit entre Gerry et son père. Le jeune homme peut ainsi « régler ses comptes » avec Giuseppe sur un plan politique…Et quand Joe MacAndrew organise une mutinerie dans la prison pour protester contre les conditions d’incarcération, Gerry est à ses côtés pour le seconder…

Au nom du père et du fils…
Mais l’attitude de Gerry envers son père est trop agressive pour être sincère. En fait, dès le début du film, les les deux hommes sont plus proches qu’il n’y paraît, même s’ils « communiquent mal » : ainsi, quand Gerry raconte à Gareth Pierce son départ de Belfast, il regrette de n’avoir pas su trouver les mots justes pour dire adieu à Giuseppe. En bon fils, il ne manque pas, une fois arrivé à Londres, de donner de ses nouvelles…Ce qui fait « craquer » Gerry lors de son interrogatoire, c’est qu’un des policiers menace de tuer son père…Il ne supporte pas la vision de Giuseppe dénudé pour être épouillé quand il entre en prison… Un incident fait aussi réfléchir le jeune Irlandais. Joe MacAndrew, qui s’est pris de haine pour l’un des gardiens, profite d’une projection de cinéma pour le brûler vif. Gerry est horrifié de la cruauté gratuite du militant de l’IRA et prend conscience que son père avait vu juste à son propos. Aussi, son attitude évolue du tout au tout. Il propose à son père de l’aider dans sa campagne pour obtenir leur libération, il décide de coopérer avec l’avocate Gareth Pierce, alors qu’auparavant il se tenait à distance…En particulier, il lui raconte toute leur histoire sur des bandes audio (ce sont d’ailleurs ces cassettes enregistrées par Gerry Conlon qu’on entend en voix-off dans différentes séquences du film…). Cette « confession » s’apparente à une auto-thérapie,comme si le jeune homme saisissait l’occasion pour faire le point. Entre le père et le fils, les rôles sont presque inversés. L’état de santé de Giuseppe ne cesse de se dégrader et même sa force de caractère est amoindrie : quand sa femme lui apprend que leur fille se promène avec un collier de chien autour du cou, il semble résigné…Aussi, c’est Gerry qui prend en charge son père, l’oblige à suivre son traitement, lui remonte le moral quand le vieil homme lui avoue ses angoisses. L’un et l’autre en viennent à évoquer les souvenirs qui les rapprochent, comme les promenades main dans la main, l’incident avec l’inhalateur. Gerry se dit même prêt à s’occuper de la personne la plus chère au coeur de Giuseppe, Sarah. Si celui-ci hésite encore (« tu n’as pas la maturité nécessaire »), la confiance est revenue entre le père et le fils.
Même après la mort de Giuseppe, Gerry tient le cap pour être fidèle à sa mémoire. Il s’implique davantage encore dans la campagne obtenir la révision de leurs condamnations, harcèle son avocate, ne se laisse pas aller, même au plan physique (il fait de la musculation dans sa cellule). On connaît la suite et l’issue triomphale du procès en appel. Gerry Conlon dit son bonheur d’avoir gagné « au nom de son père et de la vérité » (in the name of my father and of the truth...). L’homme-enfant est devenu adulte et s’est réconcilié avec son père, même au delà de la mort.

Des lectures multiples
Les rapports entre le père et le fils peuvent donner lieu à de nombreuses lectures. Certains insistent sur l’aspect religieux de l’itinéraire de Gerry Conlon. Le titre est d’ailleurs volontairement ambigu et permet plusieurs interprétations : Au nom du père peut s’entendre au sens psychologique mais aussi ,bien sûr, au sens chrétien (au nom du Père...). Cette confusion des genres n’est pas un hasard et certaines scènes abondent en détails signifiants. Par exemple, quand Gerry est interrogé brutalement par les policiers, les bras écartés à l’horizontale, la chemise ouverte sur une croix bien en évidence sur sa poitrine… Ainsi, le jeune homme connaît-il les errances et les souffrances, avant de retrouver son père (et son Père?…) et d’atteindre la rédemption.
Jim Sheridan a aussi précisé que l’histoire des Conlon peut être comprise comme une métaphore à propos de l’Irlande. Dans un entretien avec Michel Ciment, il explique que Giuseppe « (lui) est apparu comme la figure du père qu'(il) cherchait, doux et sincère. En général, c’est la femme qui représente l’Irlande et elle est souffrante. Dans ce cas, c’est l’homme ». Le cinéaste a d’ailleurs pris clairement parti à propos du problème irlandais. Pour lui, la responsabilité des violences est partagée : il récuse ainsi la thèse de Ken Loach dans Hidden Agenda, qui évoque une conspiration des Conservateurs. Sheridan est aussi fondamentalement hostile à la violence telle que la pratique l’IRA. En ce sens, Giuseppe Conlon est bien son porte-parole : « il représente toutes les victimes innocentes, coincées entre les autorités et l’IRA. Il me fallait laver son nom » (Jim Sheridan). Dans Au nom du père, le personnage du militant de l’IRA est rien moins que sympathique et quand Gerry se rend compte que cette violence gratuite ne mène à rien, il se rallie à la position de son père : rien n’est possible par la force (le cinéaste développe à nouveau cette idée dans son dernier film, The Boxer, et aborde le problème du fanatisme de certains terroristes qui ne peuvent s’habituer à la paix…).

    Ainsi, Au nom du père est un film riche de sens. Ce qui fait sa force, c’est de décrire des destins individuels imbriqués dans un drame collectif. L’Histoire tragique de l’Irlande du Nord est bien représentée par le destin des Conlon et leur histoire prend toute sa dimension dans le drame irlandais.

 

Carnets de voyage : Ernesto avant le Che

Carnets de Voyages (Diarios de motocicleta), un film de Walter Salles

Grande-Bretagne, Brésil, Argentine,  2 heures 06, 2003

Interprétation: Gael Garcia Bernal , Rodrigo de la Serna , Mercedes Moran

Synopsis :

En 1952, deux étudiants argentins, Albero Granado biochimiste, et Ermesto Guevara étudiant en médecine, décident d’aller à la découverte de l’Amérique latine, sur une vieille moto à bout e souffle…
Les deux hommes accomplissent alors un voyage de plusieurs milliers de kilomètres qui les mène en Patagonie, au Chili, au Pérou, pour finir à l’extrême nord du Venezuela. Au cours de ce périple à travers des paysages impressionnants, ces jeunes bourgeois prennent conscience progressivement d’une humanité sud-américaine dont ils ne soupçonnaient pas la misère. Au contact des mineurs de cuivre du Chili et des lépreux d’Amazonie, Guevara se découvre une passion qui ne le quittera plus : l’engagement politique…

Carnets de voyage : Ernesto Guevara avant le Che…

   Le film de Walter Salles sort sur les écrans au moment même où le cinéma sud-américain connaît une vitalité sans précédent…Les cinéastes d’Argentine, du Brésil, du Chili et même de pays comme la Colombie ou le Paraguay présentent des œuvres originales et fortes… Dans cette production, le cinéma politique a toute sa place, que ce soit sous forme documentaire ou fictionnelle. En particulier, alors que le continent s’est largement démocratisé, les réalisateurs n’hésitent plus à ausculter le passé de leurs propres pays (les documentaires de Patricio Guzman au Chili, ceux de Fernando Solanas en Argentine, des œuvres de fiction comme Mon ami Machuca d’Andres Wood pour ne citer que les films les plus connus en Europe…). On annonce pour les prochains temps la sortie de Iluminados por el fuego de Tristan Bauer, à propos de la guerre des Malouines, et un film de Fernando Vargas Villazon , Dibuen dia da papa, qu’on présente comme une démythification du Che…
Le cinéaste brésilien a pris des risques en s’attaquant à une des figures les plus prestigieuses du mouvement révolutionnaire du continent sud-américain : son habilité consiste à s’intéresser à Ernesto Guevara de la Serna avant qu’il ne soit le leader charismatique qui a fasciné plusieurs générations de militants politiques dans le monde entier…Reste que le pari était risqué…Comment ne pas tomber dans le déterminisme et présenter la jeunesse du Che comme un parcours obligé vers la Révolution ? De ce point de vue, on peut estimer que Walter Salles apporte une réponse plus subtile à ce problème des origines…

Un milieu bourgeois et ouvert
Comme on le sait, Ernesto Guevara de la Serna naît en 1928 dans une famille argentine plutôt aisée. Plus tard, le chef révolutionnaire la jugera sévèrement : « mes ancêtres appartenaient à la grande oligarchie bovine »…Mais ce qui frappe également, c’est que sa famille comprend aussi des personnages originaux, parfois fantasques, quelquefois importants : un vice-roi du Mexique, un grand-père chercheur d’or en Californie…Son père est ingénieur mais passe une partie de sa vie dans à monter des affaires plus ou moins rentables : sa mère, d’abord catholique fervente, épouse un homme qui mène une vie de bohème. Par ailleurs , la famille d’Ernesto s’intéresse à la politique : en 1937, son père appartient à un comité de soutien à la République espagnole, dont l’adolescent sera membre à l’âge de 12 ans (il écoutera avec passion au domicile familial, les récits du docteur Aguilar, militant républicain espagnol réfugié en Argentine). Forcé par sa maladie à rester souvent alité, le jeune Guevara se forge une solide culture dans le domaine littéraire mais aussi philosophique : très tôt, il a d’ailleurs le goût de l’écriture, une habitude qui ne le quittera plus…(dès 17 ans, il écrit son journal intime, des poèmes et un traité de philosophie…)
Un autre trait de caractère apparaît rapidement chez ce jeune homme à la santé fragile, c’est l’énergie et la détermination. En 1931, Ernesto est victime d’une de ses premières crises d’asthme qui vont l’handicaper toute sa vie. Mais il renonce pas et il multiplie les activités sportives, comme pour se prouver qu’il peut surmonter sa maladie (il pratique ainsi le football, le rugby, le tennis, le ping-pong…). Son goût pour l’aventure est aussi précoce : il dévore tous les grands récits de voyage, et il est fasciné par les aventures de son grand-père géographe parmi les Indiens du Chaco. En 1949, il accomplit un périple de 4500 km en vélo à moteur pour rejoindre son ami Alberto Granado installé dans une léproserie dans le nord du pays…On note aussi sa réserve vis à vis des luttes politiques qui ont lieu en Argentine à l’époque (« je n’ai participé à aucune lutte politique ou étudiante « , écrira-t-il plus tard…).
Il entreprend des études de médecine en 1947 et se lie avec une jeune fille de la vieille oligarchie cordouane, Chichana Ferreya…Autrement dit, le jeune Guevara semble s’orienter vers une vie bourgeoise et bien conventionnelle…

De l’aventure à la prise de conscience…
C’est donc en décembre 1951, qu’Ernesto et son ami Alberto Granado se lancent sur les routes du continent sud-américain (ils démarrent leur périple avec une moto Norton 500, surnommée sans doute à tort la Vigoureuse…). Il semble bien qu’au départ, les deux jeunes hommes n’ont pas d’autre intention que de découvrir le monde. Leur première étape chez la fiancée d’Ernesto, qui se trouve avec sa famille dans la station balnéaire de Miramar , se prolonge car les jeunes hommes ne sont pas insensibles au confort de la vie bourgeoise…Au cours du voyage, Alberto et Ernesto montrent aussi pour leur intérêt pour les jeunes filles et entament quelques amourettes sans lendemain (en particulier au Chili, le jeune Guevara a quelques problèmes lorsqu’il serre de trop près la femme d’un mécanicien…Plus tard, Alberto se laisse séduire par les charmes d’une jeune prostituée rencontrée sur le bateau qui descend l’Amazone). Ils sont bien sûr impressionnés par la beauté des paysages naturels dans les pays qu’ils traversent (Argentine, puis Chili et Pérou…).
Mais, au fil du voyage, les deux jeunes hommes prennent conscience de la misère que subissent les peuples d’Amérique du Sud. Leur premier contact avec la réalité sociale se déroule au Chili, lorsqu’ils rencontrent dans le désert d’Atacama un couple d’Indiens communistes chassés de leurs terres par les propriétaires et la police. Guevara écrira plus tard : « ce fut la nuit la plus froide de ma vie mais aussi celle où je me suis senti davantage fraterniser avec cette espèce humaine, si étrange pour moi »…Peu de temps après, ils assistent au recrutement des ouvriers pour aller travailler dans la mine de Chuquicamata, propriété de la « Anaconda Mining company ». Ernesto est indigné par les manières brutales du contremaître qui traite les mineurs comme du bétail humain…Au Pérou, les deux jeunes gens croisent d’autres paysans expropriés et des femmes indiennes, qui ne parlent que le quechua et qui évoquent leur misère. C’est dans ce pays aussi qu’ils font la connaissance du docteur Pesce, intellectuel engagé qui les initie à la littérature péruvienne (en particulier, l’écrivain Mariategui qui évoque la révolution des Indiens pour le droit à la terre). En Amazonie, ils découvrent à la léproserie de San Pablo, les « damnés de la terre », ceux qui sont peut-être les plus exclus de tous : ils se montrent particulièrement sensibles à l’ostracisme dont ils sont victimes. Alberto et Ernesto témoignent de leur sollicitude par de nombreux signes : ils refusent de porter les gants qu’on leur propose pour ausculter leurs patients et s’étonnent que les malades soient relégués dans une zone spéciale, au delà du fleuve (comme on le sait, Ernesto franchira cet obstacle plus tard, en traversant l’Amazone à la nage). Ils essaient aussi de convaincre les religieuses de nourrir tous les lépreux le dimanche, même ceux qui ne se rendent pas à la messe…

L’Amérique unie
Au delà de cet altruisme, Ernesto Guevara prend aussi conscience de l’unité du continent sud-américain. Comme nous l’avons déjà écrit, les pays d’Amérique du Sud qu’ils traversent connaissent manifestement les mêmes inégalités sociales criantes (les Indiens du Chili et du Pérou, les lépreux de San Pablo). Mais il se rend compte aussi de l’importance des civilisations indiennes qui ont précédé l’arrivée des Espagnols et des Portugais…A Cuzco au Pérou par exemple, son jeune guide s’amuse en comparant les constructions des indigènes et des envahisseurs : « celui-ci est le mur des incas et celui-là est le mur des inca…pables, c’est à dire des Espagnols ». Peu de temps après sur le site du Machu Pichu, les deux jeunes gens sont saisis par le caractère grandiose des bâtiments édifiées par les Indiens : Ernesto éprouve le plus grand respect pour ces peuples bâtisseurs : « les Incas étaient experts en astronomie, en médecine, en mathématiques. Mais l’envahisseur espagnol avait la poudre ». Et de s’interroger ? : « que serait l’Amérique avec un autre passé ? »…En tout cas, Guevara veut que ce passé indien prestigieux soit pris en compte. Sur ce thème, il adopte une position qu’il gardera toute sa vie : les problèmes ne se règlent pas au niveau national mais à une plus grande échelle (« que perd-t-on quand on traverse une frontière ? »). Lorsque le personnel de San Pablo fête son anniversaire, Ernesto prononce alors un discours qui sonne déjà comme un manifeste : « nous croyons que la division de l’Amérique en nationalités distinctes, incertaines et illusoires, est complètement fictive. Nous formons une race métisse, depuis le Mexique jusqu’au détroit de Magellan. Essayant de m’affranchir de tout provincialisme, je porte un toast au Pérou et à l’Amérique unie ». Il aura l’occasion toute sa vie de mettre en pratique cette profession de foi internationaliste (quand il repart en 1953 pour un nouveau périple, il s’écrie « Aqui va un soldado deAmerica ! »).

Un engagement radical
Mais ce long voyage révèle un autre aspect du caractère d’Ernesto : c’est que son engagement sera total ou ne sera pas…Pour lui, il n’est pas question de s’impliquer à moitié…Cette prise de conscience est aussi progressive. Un moment important de leur voyage est leur étape chilienne : Ernesto semble très embarrassé d’avouer au couple d’Indiens communistes que son ami et lui « voyagent pour voyager ». Il se rend sans doute compte à quel point leur désir d’aventure est artificiel et pour tout dire « petit-bourgeois », alors que ces deux paysans pauvres sont obligés de se déplacer pour leur simple survit. Il écrit d’ailleurs dans ses Carnets : « après la mine, on a senti que les choses changeaient.. Ou peut-être est-ce nous qui changions ? »…Quand ils se trouvent au Pérou, les jeunes gens s’informent auprès des indiens qu’ils rencontrent, sur leurs conditions de vie et leur luttes…Quand Alberto et Ernesto discutent à propos des moyens de combattre l’injustice dans les ruines du Machu Pichu, Guevara critique son ami qui prône un combat politique par la voie des élections (« une révolution sans coups de feu ? tu es fou… »). A la fin du film, le texte en voix-off rédigé par Guevara, évoque bien cette évolution : « cette errance à travers l’Amérique m’a transformé, je ne suis plus mou…En tout cas, je ne suis plus le même qu’avant ». On peut utilement compléter cette citation par un extrait tiré du journal écrit par Ernesto : « je serais du côté du peuple et je sais , parce que je le vois imprimé dans la nuit, que moi (…), hurlant comme un possédé, j’irais à l’assaut des barricades et des tranchées, je tacherai mes armes de sang et, fou furieux, j’égorgerai tous ceux qui, vaincus, tomberont entre mes mains »…Il faut faire la part des choses quant au ton exalté de cette déclaration : il correspond bien à sa mentalité passionnée mais surtout il marque bien une évolution de sa personnalité. Car, s’il est encore incertain sur son avenir, Guevara est convaincu d’avoir changé et sa rupture avec le monde qu’il a connu jusque là va bientôt être consommée (rétrospectivement, ses adieux à sa fiancée au début de son périple, peuvent s’interpréter comme une coupure avec le destin bien ordonné qui l’attendait, même s’il en n’a pas encore conscience). Après quelques aventures (notamment un détour à Miami aux Etats-Unis), il reviendra en Argentine passer ses examens de médecine, comme il l’avait promis à ses parents : mais, il ne faudra pas attendre longtemps avant qu’Ernesto ne reprenne la route, et cette fois de manière irréversible…

   Ainsi, on peut estimer que le film de Walter Salles réussit à dresser le portrait nuancé d’une figure légendaire du mouvement révolutionnaire. Le cinéaste se défend d’avoir voulu faire une hagiographie édifiante du Che : « il n’était pas question de le présenter comme un Guevara déjà pétri des idées qui allaient le pousser à mener la Révolution »…Ernesto est bien ce jeune homme d’abord romantique et aventureux, mais qui prend progressivement conscience au cours de son voyage des problèmes sociaux du continent sud-américain : il est certainement décidé à agir. Pour le reste, on connaît la suite…

 

La vie et rien d’autre : des lendemains qui déchantent

La vie et rien d’autre, un film de Bertrand Tavernier

France, 2 heures 15, 1989

Interprétation : Philippe Noiret, Sabine Azema, Mauricce Barrier, François Perrot, Pascale Vignal

Synopsis :

1920. La Première Guerre mondiale est achevée depuis deux ans. La France panse ses plaies et se remet au travail. Dans ce climat, deux jeunes femmes d’origines sociales très différentes poursuivent le même but, retrouver l’homme qu’elles aiment et qui a disparu dans la tourmente. Leur enquête les conduit à la même source d’information, le commandant Dellaplane. Du 6 au 10 novembre 1920, Irène, Alice, le commandant se croisent, s’affrontent et finalement apprennent à se connaître…

    La vie et rien d’autre témoigne bien du goût de Bertrand Tavernier pour l’Histoire, mais plus encore de son intérêt pour les périodes oubliées, les « creux » de la chronologie officielle. Dans le film, le récit se déroule dans l’immédiat après-guerre, alors que le pays devrait savourer pleinement sa victoire… Mais Tavernier ne s’intéresse pas à la description de cette joie cocardière et sans doute superficielle… II préfère, non sans une certaine délectation et une insolence réjouissante, mettre en évidence les plaies encore ouvertes qu’a laissées le conflit (Allociné).

    Deux ans après la victoire, le temps des désillusions est déjà venu pour les dirigeants comme pour l’opinion. Le traité de Versailles, enfin signé en juin 1919, ne convainc personne. Clemenceau lui-même s’en contente faute de mieux : « Le traité n’est pas fameux, je suis prêt à la reconnaître. Mais, et la guerre, a-t-elle été fameuse ? Il a fallu quatre ans et je ne sais combien de nations pour venir à bout de l’Allemagne. Vingt fois, pendant la guerre, on a cru que tout était fini… » Aussi faut-il se réjouir de ce que  « la France sorte de là vivante, son territoire reconstitué, son empire colonial agrandi, l’Allemagne brisée »… Lors du débat de ratification à la Chambre, certains prévoient les difficultés à venir : « Ne voyez-vous pas les conséquences, si un jour ils ont comme chef du Reich un homme d’état jeune, amoureux de gloire, soulevé par les mêmes sentiments patriotisme ? », prophétise un député de droite. Le « Père la Victoire » ne survit d’ailleurs pas longtemps à son triomphe : quelques mois plus tard, Clémenceau est écarté de l’élection présidentielle de janvier 1920 au profit de l’insignifiant Deschanel… Le traité de Versailles apparaît d’autant plus fragile que le Congrès des Etats-Unis refuse de l’approuver en mars : l’enthousiasme déclenché par l’idéalisme wilsonien a fait long feu…
L’économie du pays doit supporter tout le poids de la reconstruction des régions dévastées, du paiement des pensions, sans parler du remboursement des dettes contractées pendant le conflit pour financer l’effort de guerre. Le ministre des Finances Klotz a beau répéter « L’Allemagne paiera », Louis Marin avoue : « Comment serons-nous payés ? Nous n’en savons absolument rien ? »La conférence de Spa, en juillet 1920, a bien fixé une répartition avantageuse des sommes que doivent verser les Allemands, mais les États-Unis refusent de lier les remboursements que leur doit la France au paiement des réparations, au nom de la « morale commerciale ».
La situation sociale est aussi tendue : le chômage frappe en particulier les ouvriers d’armement et le pouvoir d’achat est amputé par une inflation qui n’a pas cessé depuis l’armistice. Des manifestations imposantes se multiplient pendant l’année 1919 (celle d’avril rassemble près de 300 000 personnes) et la C.G.T. voit ses effectifs tripler en un an (1,5 million d’adhérents en 1919). La classe ouvrière n’est pas insensible aux échos de la Révolution bolchevique et s’exaspère de l’acquittement de Villain, l’assassin de Jaurès. En toute hâte et pour calmer la fièvre sociale, le Parlement vote la loi des huit heures…

« Un émouvant record »
Mais au-delà des « grands » événements de l’après-guerre, Tavernier s’attache dans La vie et rien d’autre à décrire une histoire « à hauteur d’homme », à détailler les blessures physiques et psychologiques de personnages plus anonymes, et par là-même, plus exemplaires…
Ainsi, la terrible saignée qu’a subie la France est omniprésente dans le film. Dès les premières séquences, l’importance des pertes est soulignée. Le pays déplore officiellement 1 385 000 morts au 24 décembre 1918. Dellaplane, toujours minutieux, calcule que si cette « armée d’ombres » défilait, la marche du cortège durerait deux jours et deux nuits. Scène hallucinante qui évoque le film J’accuse, d’Abel Gance, dans lequel les morts de la guerre se relèvent pour demander des comptes aux vivants.
Mais ce chiffre, déjà terrible, est dépassé par le bilan de l’Allemagne (2 millions de morts), de la Russie (1,7 million), de l’Autriche-Hongrie (1,5 million). Aussi, comme le remarque le soldat cul-de-jatte dans l’hôpital militaire, c’est surtout en proportion que le malaise a touché la France. Le rythme des pertes de la guerre 14-18 est supérieur à celui des guerres napoléoniennes (moins d’un million en vingt ans) et la France est le pays le plus touché si l’on rapporte le nombre de morts à la population totale (3,5 % contre 2,9 % en Allemagne), à la population active masculine (10,5 % contre 9,8 %)… Le pourcentage est encore plus important si l’on calcule par rapport aux mobilisés (16 % contre 15 % en Allemagne) ou à l’effectif des classes 1912-1915 (près de 28 %…). Ce « prix du sang » est d’ailleurs un sujet de satisfaction pour la presse cocardière qui parle d’un « émouvant record ». Comme le dit le soldat avec ironie : « Ils nous prenaient pour des cons, ces Boches, total, c’est nous le record ! »
A propos de ces morts, se pose le problème particulier des Disparus, dont Dellaplane a la charge… Leur nombre est aussi considérable : près de 350 000 recensés en 1920 (soit 27 % du nombre des tués). Le « Bureau de recherche et d’identification des militaires tués ou disparus » fonctionne dans les deux sens : il aide les familles à retrouver « leurs » disparus, mais il cherche aussi à identifier les cadavres ou les « morts-vivants » dont il « dispose » : amnésiques, traumatisés en tout genre qu’on rassemble dans les hôpitaux militaires… Cette quête est difficile et tous les indices comptent. Au début du film, Dellaplane croit connaître un « petit curé », à cause de l’étendue de son répertoire (de « Tantum Ergo » à la « Digue du cul« ). Dans d’autres séquences, les familles sont montrées en train de fouiller dans un bric-à-brac insolite, près du tunnel de Grézaucourt, à la recherche d’un objet familier… D’autres encore laissent des messages, comme des « bouteilles à la mer », avant de repartir bredouilles… (Tavernier rapporte que les familles faisaient accrocher des portraits des disparus dans les bistrots à la ronde, jusqu’au début des années 30…). Cette recherche pénible aboutit parfois (la famille Lebègue qui identifie son neveu, Irène et Alice…), mais ce ne sont finalement que 100 000 disparus qui sont « reconnus » dans les années d’après-guerre, et le secrétariat aux Anciens combattants continue, aujourd’hui encore, à recevoir des demandes des descendants.
Cette recherche est d’ailleurs indispensable aux familles, pour obtenir les pensions que l’État leur a promises, par la loi du 31 mars 1919 (près de 680 000 veuves, 719 000 orphelins et 650 000 ascendants sont concernés). Ainsi, l’acte de décès est confirmé si au moins deux témoins identifient le corps ; dans le cas contraire, un jugement déclaratif de décès est prononcé, trois ans après la constatation de la disparition… Dellaplane explique ainsi à Irène à quel point la famille de Courtil est intéressée, dans tous les sens du terme, par l’identification certaine du corps de François. L’importance de ces disparus montre bien, au passage la sauvagerie de cette guerre « moderne ». A Verdun, où les combats ont été particulièrement intenses, l’identification des cadavres, déchiquetés et mélangés à la terre, s’avère impossible : près de 130 000 d’entre eux reposent à l’ossuaire de Douaumont.
La vie et rien d’autre montre aussi que, même après l’arrêt des combats, la guerre marque encore les corps. D’abord, elle tue à retardement et les croix de bois s’alignent devant l’hôpital militaire (construit en bois, car la pierre manque devant l’importance de la demande). Ainsi, la moitié des blessés (plus de trois millions) sont des malades, atteints notamment par la tuberculose (100 000) ou par des affections des voies respiratoires (97 000). Ceux-là mettent quelques années à mourir : déjà entre le 2 novembre 1918 et le 1er juin 1919, plus de 28 000 soldats décèdent des suites de leurs maladies. Cependant, dans le film, le professeur Mortier peut constater avec satisfaction que le rythme se ralentit : « Deux morts gazés cette semaine… ça se calme! ».
Les survivants portent aussi des traces visibles de la guerre dans leur chair. Dès le début de La vie et rien d’autre, ces « gueules cassées » et autres mutilés encombrent l’écran : l’officier unijambiste, le soldat cul-de-jatte, celui sans bras… En 1928, on compte 1 040 000 invalides de guerre pensionnés : 125 000 ont été mutilés (si l’on détaille ce bilan sinistre, survivent alors 14 000 « gueules cassées », 42 000 aveugles, 19 700 manchots, 24 900 unijambistes…).
L’importance des effectifs engagés et des pertes subies amène la France à puiser largement dans son empire colonial. Dans le restaurant de Valentin, on trouve ainsi des soldats sénégalais, arabes, mais aussi le groupe des Annamites, dont les coutumes causent bien du souci à Perrin. La contribution de ces troupes coloniales a été importante à la fois pendant et après le conflit. Près de 600 000 hommes sont venus, parfois de force (des révoltes ont notamment éclaté en Algérie et en Haute-Volta), et ont subi des pertes conséquentes (en particuliers, les Sénégalais connaissent 22 % de pertes par rapport aux mobilisés), sans doute parce que l’état-major avait moins de scrupule à les engager dans les opérations les plus meurtrières… Après la guerre, ce sont d’ailleurs les Annamites qu’on envoie déminer les champs encombrés d’obus quand les prisonniers allemands, rentrés chez eux, ne sont plus disponibles.
L’ampleur des pertes, l’importance des classes creuses, voire les frustrations accumulées pendant quatre années de chasteté forcée… tout semblait prédire une reprise vigoureuse de la natalité, comme le sculpteur Mercadot croit pouvoir l’annoncer à Dellaplane : « Les survivants bouchent les trous et forniquent à couilles rabattues ». En fait, ses espoirs seront déçus, car s’il est vrai que la natalité passe de 18,8 pour mille en 1911 à 21,4 en 1918, elle retombe vite à 17,3 en 1932 et même à 14,6 en 1938 (soit en dessous du taux de mortalité, qui est alors de 15,4 pour mille).

Les régions dévastées

     Mais La vie et rien d’autre n’évoque pas seulement les pertes humaines. L’histoire se déroule dans un décor ravagé, lunaire : le restaurant de Valentin dans un village en ruines, le champ d’Abel Masclé, le tunnel de Grezaucourt, les ateliers Warin, toute l’action a lieu entre Vouziers, dans les Ardennes, et Verdun, dans la Meuse, c’est-à-dire en plein coeur de cette France à reconstruire. Dix départements du Nord et de l’Est (sans compter l’Alsace-Lorraine, annexée) ont été occupés, partiellement ou totalement par les Allemands, et touchés par les combats. Cette zone est d’abord « désertée » : 44 % de ses habitants l’ont quittée (dans le canton de Verdun, il ne reste que 4000 personnes sur les 28 500 d’avant-guerre). Et surtout, les destructions matérielles sont considérables. La moitié des 6,2 millions d’hectares de culture doit être nettoyée des « scories » des combats : un million d’obus, 375 000 km de barbelés enfouis dans le sol… Dans le film, pour son premier labour d’après-guerre, Abel Masclé tombe sur un casque et surtout, sur un obus de 220… 4 % des terres sont irrécupérables, car trop onéreuses à remettre en culture (la fameuse « zone rouge », soit 114 000 ha en 1919).
La violence des bombardements a considérablement endommagé les villes (Reims, Lens, Saint-Quentin, Verdun, etc.), mais aussi les communes rurales. Sur les 4726 communes que comptent les régions dévastées, 423 seulement sont intactes, alors que 620 sont rayées de la carte (parmi elles, les 9 villages-martyrs des environs de Verdun). Les trois-quarts des édifices publics sont détruits, ce qui a pour effet une répartition surréaliste des administrations et des commerces. Dans La vie et rien d’autre, la préfecture et les bureaux de l’armée s’installent dans le théâtre municipal et dans une auberge ; l’atelier de Mercadot occupe les ateliers Warin, tandis que le curé et la chanteuse de cabaret sont contraints à la cohabitation… Les usines et les mines sont également atteintes, parfois détruites intentionnellement par les Allemands lors de leur retraite. La production de charbon diminue de 95 % par rapport à  1914, celle de fer de 57 %.
La reconstruction de ces régions, prise en charge par l’État, se fait lentement, notamment pour des raisons financières : elle s’étalera sur une décennie. Près de trois millions de demandes d’indemnisation sont déposées auprès de l’administration, mais seulement 30 000 sont traitées en 1921. Les socialistes reprochent d’ailleurs aux gouvernements de favoriser les « gros sinistrés », c’est-à-dire les industriels.
Mais cette reconstruction a aussi ses profiteurs, petits et grands, dont le film nous présente quelques spécimens. Les marchands de bois, qui s’enrichissent sur la fabrication des cercueils ; le louche détective privé Eugène Dilatoire, au nom prédestiné, dont les pratiques sont dénoncées par Alice ; les sculpteurs comme Mercadot, qui n’en reviennent pas d’une telle aubaine : « L’âge d’or ! Jamais vu cela depuis les Grecs, les cathédrales. Vous vous rendez- compte ? Un monument par village ! On fournit pas ! 35 000 communes, pas 300 sculpteurs : tout le monde veut son Poilu, sa Veuve, sa Pyramide »… Quant aux « gros profiteurs », « on » constate la rapidité de leur redressement. Dellaplane les soupçonne notamment d’activer le nettoyage des zones dévastées pour récupérer « les tonnes d’acier, de cuivre et de nickel », qui vont se transformer en lingots d’or… On s’étonne aussi que la firme allemande Schukert, pourtant du côté des vaincus, « se démerde mieux que les vainqueurs ».

« La génération du feu »

    A travers le personnage du commandant Dellaplane, interprété par Philippe Noiret, le film de Bertrand Tavernier dresse également le portrait de ces hommes qui forment ce que l’on a appelé la « Génération du Feu ». Ce groupe rassemble tous ceux qui ont participé aux combats, depuis les premiers jours d’août 1914, jusqu’aux derniers de novembre 1918, comme par exemple le jeune médecin-auxiliaire Louis Aragon, parti pour le Front quelques mois avant l’armistice.
Certes, Dellaplane est atypique par certains aspects. Le fait, en particulier, qu’il soit militaire de carrière le distingue du Poilu moyen, lequel est un citoyen-soldat. Mais c’est aussi un militaire « hors-norme », presque « hors-caste »… II est donc traité de dreyfusard par son supérieur, le général Villerieux, et se range donc dans la frange minoritaire des officiers républicains d’avant 1914. D’autre part, Jean Cosmos, scénariste du film et auteur d’un livre sur le même sujet, le présente comme solidaire des vignerons du Languedoc, qui manifestent en 1907 et que le commandant se refuse à réprimer : il est sanctionné par une mutation d’office en Afrique (une très brève allusion y est faite dans le film). Mais surtout, son attitude constante et ses réactions le placent du côté des combattants civils de la Grande Guerre : nul doute qu’il est particulièrement bien placé pour apprécier les insuffisances de ses collègues, leur stupidité (le capitaine Perrin) ou leur cynisme (le général Villerieux).
La génération à laquelle appartient Dellaplane a frappé les contemporains par son homogénéité et son désarroi… Raymond Lefebvre parle d’une « génération massacrée » ; Gertrude Stein d’une « génération perdue » ; Marcel Déat estime être un des « survivants du hasard », un des « rescapés de l’invraisemblable »… Bien qu’elle ait été décimée, cette génération demeure nombreuse : elle représente 40 % des hommes adultes et compte encore 6,4 millions de survivants en 1919, 5 millions en 1940. Elle incarne donc une force sociale et politique non négligeable durant l’entre-deux-guerres (un sur deux appartient à une association d’anciens combattants).
Elle constitue aussi un groupe fermé, clos sur lui-même, le « club de ceux qui ont gagné la guerre », comme le déplore Irène à la fin du film. Ce sentiment d’être différent tient au fait que ces hommes ont vécu une expérience unique, impossible à faire partager : la peur, l’amour de la vie, l’horreur de la mort, la lâcheté, le courage, ou les deux réunis, la fierté aussi de survivre… Ils se comprennent à demi-mot, en évoquant tel combat, comme si toute explication était superflue. Ce sentiment d’appartenance est d’autant plus fort que le retour à la paix a délié les langues et ouvert les yeux. Comme le remarque André Breton, « l’inévitable conciliabule des soldats de retour du Front avait eu très vite pour effet d’exalter les sujets de colère : sentiments de l’inutilité du sacrifice de tant de vies, grand «compte à régler» avec l’arrière, brisement d’innombrables loyers, extrême médiocrité du lendemain ».
Aussi, ces hommes ont-ils des réactions similaires, que le personnage de Dellaplane permet d’évoquer. D’abord, aucun d’entre eux ne peut laisser dire que la guerre a été « fraîche et joyeuse ». La sortie de Dellaplane, devant l’ignorance d’Irène, est éloquente : « La guerre est tellement pire. Des centaines de cadavres qui noircissent. Plus un arbre, des trous pleins d’eau d’où sortent un pied, une tête couverte de mouches. Ça pue ! Les rats courent par bandes »… Comme le soulignent en permanence les anciens combattants, il ne faut « jamais oublier que la guerre tue » ; Alain conseille d’ailleurs à ceux qui portent le deuil, « au lieu de s’enivrer et de s’étourdir de gloire, d’avoir le courage d’être malheureux ».
Ces combattants cultivent aussi un antimilitarisme sans nuance, mais nourri par l’expérience : « Rien ne rend plus antimilitariste que la fréquentation des militaires », note le peintre Fernier, officier de la Légion d’honneur, cité trois fois pour sa bravoure. Profondément républicains, les Poilus ont mal supporté l’arrogance et l’autoritarisme des officiers d’active, quand ils ne leur reprochent pas de les avoir sacrifiés inutilement. Ainsi, voit-on Dellaplane s’insurger contre le « crétinisme galonné », et s’indigner des déclarations du général Cherfils : « La guerre, avec ses allures dévastatrices, n’a que l’apparence de la destruction ». « J’ai lu cela ! dit Dellaplane, 1,5 million de morts n’ont que l’apparence de la mort ! Salauds ! Salauds ! » Les anciens combattants se distinguent en cela de leurs camarades allemands : ils refusent de marcher au pas et en uniforme lors des défilés, ils cherchent à faire réformer le Code militaire et réviser les jugements des cours martiales. Il est aussi entendu que cette génération a été ardemment pacifiste, comme en témoignent leurs premiers manifestes : « Les hommes de guerre veulent que la victoire consacre l’écrasement de la guerre »… Sur ce sujet, Irène comprend sans doute mal l’émotion des soldats qui écoutent Cora Mabel chanter « Le clairon de novembre ». Certes, le début de la chanson semble faire écho au fameux clairon de Déroulède, sur un ton plutôt cocardier ; mais la dernière strophe traduit l’espoir d’une fraternité retrouvée : « Et les deux combattants, jetant au loin leurs armes, mêlent en un instant leurs rires, leurs sangs, leurs armes ». Les organisations d’anciens combattants seront d’ailleurs de fidèles soutiens à la politique de Briand dans les années 1920. Certes, cette lucidité ne va pas jusqu’à remettre en cause le patriotisme, et on est bien persuadé du bon droit de la France, identifiée à la République. Irène n’a sans doute pas tort d’ironiser : « Une Marseillaise aurait suffi pour qu’ils repartent en colonne, drapeau en tête ! » Mais en aucun cas, cet amour de la patrie, qu’on retrouve même chez Barbusse, ne peut se confondre avec le chauvinisme.

La mémoire de la guerre

   La crainte d’être à nouveau dupé rend les anciens combattants particulièrement vigilants envers la mémoire de la guerre. Comme Dellaplane le déplore, « nous ne nous arrêtons pas de nous taire » et de dénoncer violemment la persistance du « bourrage de crâne ». Ainsi, les anciens combattants exigent et obtiennent que les « gueules cassées » défilent en tête des cortèges de commémoration, pour rappeler clairement que la victoire a eu un prix. Mais le film de Tavernier évoque deux autres lieux stratégiques de la mémoire guerrière : les monuments aux morts et la tombe du Soldat inconnu.
Comme le constate Mercadot, la France se couvre en très peu de temps de monuments aux morts (la plupart sont construits avant 1922). Subventionnés par l’État mais érigés à l’initiative des communes, ces monuments témoignent de la sensibilité particulière des survivants. Selon la classification établie par Antoine Prost, le type de stèle le plus répandu est loin d’exprimer un nationalisme cocardier : le monument est sobre, républicain, laïc (devant la mairie, en forme de pyramide, liste alphabétique des victimes, inscriptions « La commune de …. à ses enfants morts pour la France »). Quelques très rares spécimens sont même explicitement pacifistes (« Guerre à la guerre »; « Maudite soit la guerre »). Aussi, le monument prévu par Mercadot manque-t-il pour le moins de simplicité (« Huit Poilus en bronze doré, la Victoire au-dessus, ailes déployées »).
De même, Tavernier décrit, avec une ironie jubilatoire, la difficile quête du « Soldat inconnu » : le malheureux Perrin, chargé de cette mission, est bien en peine d’avoir à trouver un corps vraiment… inconnu, « qui ne soit ni un english, ni un boche, ni un nègre »… Comme on le rapporte dans le film, l’idée naît en 1916 et est reprise en 1918 par le député Manoury (elle est d’ailleurs appliquée aussi en Grande Bretagne : le corps d’un Tommy inconnu est placé à Westminster, où sont enterrés les hommes illustres du Royaume). En France, le débat est houleux à la Chambre, en novembre 1920. Si les députés s’accordent sur l’idée, ils se disputent sur l’endroit où se trouvera la tombe. Les socialistes sont favorables au Panthéon, mais l’extrême-droite, représentée par Léon Daudet, s’y oppose, sous prétexte que le lieu est « souillé par Zola » ; Marc Sangnier fait remarquer que le Soldat inconnu était peut-être socialiste… ou royaliste. Finalement, on se décide pour l’Arc de Triomphe, monument républicain non utilisé, au coeur du Paris dynamique de 1920, situé à un carrefour et « qu’on sera bien obligé de voir » (dans le même temps, et dans un souci de réconciliation nationale, le cœur de Gambetta est transféré au Panthéon). Comme le raconte le film, la cérémonie se déroule le 10 novembre 1920 dans une casemate de Verdun : le caporal Auguste Thin, fils d’un disparu, lui-même engagé volontaire, doit choisir entre huit corps, venus de huit champs de bataille, en présence d’André Maginot, ministre des Pensions, ex-député qui s’est engagé dès 1914 comme simple soldat, grièvement blessé dans la bataille de Verdun… Ce que ne dit pas le film, c’est que les anciens combattants organisent, à partir de 1924, la cérémonie de la flamme. Par ce geste renouvelé quotidiennement, ils montrent leur volonté d’éviter tout hommage froid et bureaucratique, et d’entretenir un souvenir « vivant ». Ces deux exemples montrent assez le patriotisme de cette génération, mais aussi son insistance pour que le sacrifice ne soit pas oublié… Sans doute Dellaplane n’en est-il pas convaincu, car il estime qu’on a célébré un soldat inconnu, « pour faire oublier tous les autres ».

    Cette « génération du feu » partage aussi une hostilité marquée à l’égard des planqués et des profiteurs de tous ordres. Ainsi, Abel Masclé peste contre ces Parisiens « qui ont la vie facile », mais dont on s’est bien vengé, « en arrangeant les femmes pendant les perms ». Les anciens combattants dénoncent surtout l’attitude scandaleuse de certains grands industriels, de ces « marchands de canon » que la Crapouillot de Galtier-Boissière vilipende après-guerre. Ainsi, à la fin du film, dans les ateliers Warin, Dellaplane dévoile à Irène les manoeuvres de son beau-père pour qu’on épargne ses usines. Sur ce point, Tavernier et Cosmos se sont clairement inspirés de l’affaire De Wendel, qui éclate en 1919. L’accusation est formulée par certains députés, comme Engerrand, cité dans le film, ce qui vaut à De Wendel d’affronter une commission d’enquête parlementaire. L’Humanité résume les faits en reprochant au patron sidérurgiste d’avoir « empêché le bombardement de Briey (où se trouvait son usine), d’où l’état-major allemand tirait l’acier avec lequel il massacrait des milliers d’ouvriers et de paysans français ». De fait, la décision du commandant français aurait été justifiée par la crainte de représailles allemandes, par le souci d’épargner les ouvriers français réquisitionnés et par les difficultés techniques d’un bombardement aérien… Cela dit, l’historien J.N. Jeanneney estime que l’importance des usines de Briey a sans doute été surestimée.
En tout état de cause, Dellaplane peut dénoncer ce « complexe militaro-industriel » qui bénéficie de soutiens solides dans la classe politique de l’époque (aux élections de 1919, le Bloc national domine l’Assemblée avec près de deux tiers des sièges).

    Les survivants de la Grande Guerre ont aussi du mal à retrouver leurs marques dans la France des années 1920. Ils sont impatients devant la lenteur de la démobilisation (en fait, 4,5 millions d’hommes sont libérés dans les deux mois qui suivent l’armistice) et se heurtent vite aux problèmes matériels. Lors de leur libération, ils reçoivent un costume civil peu seyant et doivent acquitter le règlement des loyers et impôts des… quatre années de guerre (un moratoire sur les impôts est mis en place dès 1919) ! Surtout, ils ont du mal à trouver un emploi, même si une loi de novembre 1918 prévoit qu’ils seront prioritaires pour les places qu’ils occupaient avant leur mobilisation.
Dans La vie et rien d’autre, Alice est ainsi sèchement remerciée par l’inspecteur, qui rétablit dans ses droits un soldat venu du Front. Celui-ci avoue d’ailleurs son désarroi : « Ils me font presque peur, ces gamins ». Tous ces problèmes, attisent leur mécontentement : comme le note Antoine Prost, en 1919, « parmi les démobilisés gronde une colère quasi-révolutionnaire ».

   Ces hommes de guerre sont aussi désemparés par l’assurance nouvelle des femmes, bien obligées de faire face aux circonstances, pendant et après la guerre. Irène et Alice apparaissent parfois comme les « hommes forts » du film… Irène de Courtil en particulier, une fois son travail de deuil accompli, s’assume complètement, en rompant avec son passé. Elle est lucide sur la misogynie de son milieu d’origine et remarque ironiquement, que « chez les Courtil, on ne parle pas d’affaires devant les femmes. Trop compliqué pour leur petite cervelle ! » Grâce à Dellaplane, elle prend conscience des arrière-pensées de son beau-père : elle rejette alors sa belle-famille et part aux États-Unis gagner sa vie en donnant des leçons de violon.
Certains hommes, comme Mercadot, étalent une virilité vulgaire et conquérante, mais d’une philosophie bien simpliste : « L’acte doit précéder l’analyse ! l’acte ! Pan ! » Les prétentions de Mercadot au cynisme ne l’empêchent pas de se comporter comme le troufion moyen. Dellaplane est bien velléitaire devant Irène, et il peine à lui avouer son amour, comme si le « délai de convenance » n’avait pas été respecté… D’ailleurs, les femmes sont plus rapides à tirer les conclusions du massacre : Irène et Alice se retrouvent « contre Dieu », qui a permis tout cela. Et Mme de Courtil s’exaspère devant la bêtise des hommes, quand elle les sent « prêts à repartir au feu », après avoir écouté une chanson sentimentale… Dellaplane, lui, met deux ans pour « se réveiller », quitter l’armée et écrire enfin à Irène, pour la prier de former un couple improbable, mais un couple quand même.

    La réussite de Tavernier est d’avoir su décrire les cicatrices physiques et morales de cette génération du feu, pour qui rien ne compte désormais, sinon « la vie et rien d’autre ». En fait, comme l’a dit le cinéaste lui-même, « cette époque a largement conditionné notre histoire politique, sociale, culturelle ». Car si tous ces hommes sont unis, par leur expérience, ils n’en tirent pas les mêmes conclusions pour l’avenir. La majorité des survivants s’attache à un pacifisme parfois aveugle (devant la montée de l’hitlérisme, par exemple), mais d’autres ont adopté des attitudes plus radicales. Les Dadaïstes (Tzara, mais surtout les anciens combattants : Breton, Aragon, etc.) rejettent en bloc la civilisation occidentale, coupable d’une pareille boucherie, se proclament « défaitistes de l’Europe » et se disent « toujours prêts à tendre la main à l’ennemi ». Certains, comme Barbusse ou Guehenno, mettent leurs espoirs dans le « grand feu qui s’élève à l’Orient », c’est-à-dire la révolution bolchevique. D’autres encore vont suivre des chemins chaotiques qui les conduiront au fascisme, tels Drieu la Rochelle ou Déat… En tout cas, sur le traumatisme initial, la démonstration de Tavernier est convaincante.

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Le cinéma allemand des années 1920 : le reflet d’une société en crise

    Dans les années 1920, le cinéma allemand connaît un véritable âge d’or et participe pleinement au bouillonnement intellectuel et culturel de la république de Weimar (parmi les mouvements artistiques les plus connus, le théâtre de Max Reinhardt, l‘école d’architecture du Bauhaus…). Il s’appuie sur une organisation économique solide. L’Allemagne est l’un des seuls pays d’Europe à compter une société de production rivalisant avec les Majors américains : l’UFA, fondée en 1917, a fait construire les plus vastes studios du continent, à Neubabelsberg, près de Berlin, et produit de grands films historiques qui connaissent un réel succès populaire (par exemple Mme Du Barry ou Anne de Boylen, d’Ernst Lubitsch, avec de grandes vedettes comme Pola Negri ou Emils Jannings, et des milliers de figurants). De même, le pays est équipé d’un vaste parc de salles de cinéma, avec le réseau le plus dense au niveau européen (plus de 5000 salles en 1929, 300 à Berlin dont une vingtaine de taille considérable). Aussi, la production allemande de longs métrages est de loin la plus importante en Europe (près de 400 films dans les années 1920 alors que la France n’en produit qu’une centaine…).

L’âge d’or du cinéma allemand
Mais le cinéma allemand est aussi reconnu pour sa qualité exceptionnelle et on voit apparaître en quelques années de nombreux réalisateurs de grand talent, dans des genres très variés. Plusieurs d’entre eux ont profondément marqué l’histoire du septième art. Dès le début de la période, apparaît ce qu’on a appelé le cinéma expressionniste, à la suite de la sortie en 1920 du film Le cabinet du docteur Caligari du réalisateur Robert Wiene. En fait, le qualificatif a été quelque peu galvaudé et appliqué à trop de films : reste que ce style très particulier a fortement marqué les esprits de l’époque (on peut très schématiquement résumer ses différents aspects : des décors urbains déformés ou « gothiques », un contraste accentué du noir et blanc, le jeu excessif et mécanique des acteurs, une ambiance souvent pesante et angoissée,….). Des cinéastes comme Lang ou Murnau ont été évidemment influencés et ce style va se retrouver aux États-Unis, lorsque certains réalisateurs ou techniciens iront s’installer à Hollywood (Ernst Lubitsch, F. Murnau, F. Lang, Karl Freund..). Un cinéaste comme Alfred Hitchcock ne cachait pas son admiration et sa dette envers ce mouvement cinématographique.
Mais le cinéma allemand ne se réduit pas à cette tendance : sans doute en réaction au style expressionniste, d’autres cinéastes s’attachent au contraire à revenir « au réel » : ainsi, les films du mouvement Kammerspiel s’intéressent à la psychologie des petits bourgeois (par exemple Le dernier des hommes de Murnau, qui raconte les tourments d’un vieux portier d’hôtel), les « films de rue » qui évoque la misère urbaine (La Rue sans joie, de W. Pabst) ou encore les réalisateurs de la « nouvelle objectivité » qui tournent des films quasi documentaires (Les hommes le dimanche, de Robert Siodmack). Au sein de cette véritable effervescence artistique, émergent trois hommes qui vont devenir des maîtres du septième art : Friedrich Wilhelm Murnau, Georges Wilhelm Pabst et Fritz. Lang . Le premier, qui fait preuve d’une réelle virtuosité technique, s’illustre par quelques chefs d’œuvre (Nosferatu, Le Dernier des Hommes, Faust, Tartuffe) avant de finir sa carrière aux États-Unis. Pabst, dans un style plus classique, s’intéresse aussi à des sujets variés souvent contemporains et tourne quelques œuvres majeures : La rue sans joie, Quatre de l’infanterie, Loulou, L’Opéra de quatre sous… Enfin, F. Lang réalise en quelques années une œuvre éclectique mais considérable (Les trois lumières, Le docteur Mabuse, Die Nibelungen, Metropolis, M. Le Maudit).

Le reflet d’une société en crise
Au delà de la qualité artistique du cinéma allemand de cette époque, il peut aussi intéresser les enseignants d’histoire par la vision qu’il nous donne d’une société allemande en plein désarroi dans ces années d’après guerre. Ainsi, la guerre de 1914-1918 est sans doute à l’origine des aspects tourmentés du cinéma expressionniste ou de certains films importants de la période (dans une première mouture de M. Le Maudit, F. Lang voulait faire de son personnage un homme hanté par les horreurs de la première guerre mondiale). Pabst réalise Quatre de l’infanterie, de tonalité ouvertement pacifiste, qui insiste sur l’âpreté des combats et les rapports difficiles entre le front et l’arrière. Les réalités économiques et sociales sont bien présentes dans les films allemands de la période : la bourgeoisie vite enrichie par la spéculation est décrite dans Le docteur Mabuse ou Loulou (qui évoque aussi l’aventure d’une femme émancipée). Les inégalités sociales en particulier dans les grands centres urbains sont évoquées par exemple dans La rue sans joie…Même la montée des organisations révolutionnaires est abordée dans des films plus engagés comme Ventres glacés de Slatan Dudow (il traite d’un faubourg ouvrier communiste de Berlin).
La montée du nazisme n’est pas traitée directement mais certains historiens du cinéma ont perçu dans les thèmes et les personnages du cinéma allemand des années 1920 comme l’annonce de la montée du nazisme. Le critique Siegfried Kracauer écrit après 1945 un essai célèbre De Caligari à Hitler, qui estime que les films expressionnistes traduisent la psychologie tourmentée des classes moyennes allemandes avant 1933. Pour lui, les personnages monstrueux de ces films (Caligari, Mabuse, M…) sont comme une anticipation de Hitler lui-même, une « procession de tyrans » pour lesquels le peuple allemand éprouvait alors une certaine fascination. Il souligne aussi le caractère irrationnel de ce cinéma et relève que les nazis partageaient cette haine de la raison : il voit même une dimension antisémite dans certains films de Murnau ou de Lang (le personnage de Rotwang dans Metropolis, certaines séquences des Die Nibelungen). Une telle interprétation est bien sûr discutable mais certains historiens comme Marc Ferro ont proposé des analyses voisines, par exemple à propos de M. Le Maudit : pour le spécialiste de l’histoire du cinéma, « le fait divers (évoqué dans le film) devient le prétexte, volontaire ou non, d’une analyse d’une société » et il qualifie Fritz Lang de « plus grand des cinéastes historiens ». Le cas de ce réalisateur est d’ailleurs particulièrement emblématique des ambiguïtés de la période. Les sujets de ses premiers films ont parfois prêté à confusion : le thème très « germanique » des Nibelungen, l’idéologie antirévolutionnaire de Metropolis correspondent sans nul doute aux sentiments patriotiques et conservateurs du réalisateur et peut-être à l’influence de sa femme et scénariste Théa Von Harbou, sympathisante nazie notoire. Par la suite, Fritz Lang prend conscience des dangers de l’idéologie hitlérienne : Le dernier film réalisé en Allemagne avant son exil, Le testament du docteur Mabuse, dénonce clairement les activités de bandes de gangsters qui veulent s’emparer du pouvoir par la force, allusion assez transparente aux groupes paramilitaires d’extrême droite. Après la nomination de Hitler comme chancelier, le cinéaste refuse les offres de service du nouveau régime (certains dirigeants nazis comme Goebbels appréciaient beaucoup certaines de ses œuvres) et il quitte l’Allemagne, pour poursuivre une longue carrière aux États-Unis (il y tournera notamment 4 films antinazis…).

    Ainsi, le cinéma allemand des années 1920 est un bon « marqueur » historique de l’Allemagne de l’après guerre : il fournit des pistes intéressantes aux enseignants d’histoire pour aborder la période par le biais de l’art cinématographique.

voir aussi filmographie du cinéma allemand années 1920-1930