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Gran Torino de Clint Eastwood, l’oeuvre d’une vie ?

Gran Torino, un film de Clint Eastwood

États-Unis,  1h 55, 2008

Interprétation : Clint Eastwood,  Bee Vang, Ahney Her, Cory Hardrict, Christopher Carley

Synopsis :
Walt Kowalski est un ancien de la guerre de Corée, un homme inflexible, amer et pétri de préjugés surannés. Après des années de travail à la chaîne, il vit replié sur lui-même, occupant ses journées à bricoler, traînasser et siroter des bières. Avant de mourir, sa femme exprima le voeu qu’il aille à confesse, mais Walt n’a rien à avouer, ni personne à qui parler. Hormis sa chienne Daisy, il ne fait confiance qu’à son M-1, toujours propre, toujours prêt à l’usage.Son quartier est aujourd’hui peuplé d’immigrants asiatiques qu’il méprise, et Walt ressasse ses haines, innombrables – à l’encontre de ses voisins, des ados Hmong, latinos et afro-américains « qui croient faire la loi », de ses propres enfants, devenus pour lui des étrangers. Jusqu’au jour où un ado Hmong du quartier tente de lui voler sa précieuse Ford Gran Torino… Walt tient comme à la prunelle de ses yeux à cette voiture fétiche.
Lorsque le jeune et timide Thao tente de la lui voler sous la pression d’un gang, Walt fait face à la bande, et devient malgré lui le héros du quartier. Sue, la soeur aînée de Thao, insiste pour que ce dernier se rachète en travaillant pour Walt. Surmontant ses réticences, ce dernier confie au garçon des « travaux d’intérêt général » au profit du voisinage. C’est le début d’une amitié inattendue, qui changera le cours de leur vie.

Gran Torino, l’œuvre d’une vie ?

   Selon de nombreux critiques français, Gran Torino est une sorte de testament cinématographique de Clint Eastwood : « le personnage est hanté par sa fin prochaine et le cinéaste semble désormais filmer comme si sa filmographie risquait d’en rester là » (Louis Guichard, Télérama), « Gran Torino est d’autant plus poignant qu’il somme comme un testament » (jean Luc Douin, le Monde),, « le film semble tout entier post mortem » (Franck Kaush, Positif).
Une telle unanimité correspond bien à l’impression ressentie à la vision du film : Kowalski est un personnage beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. De même au cours de sa longue carrière (46 films dont 23 en tant que réalisateur avant Gran Torino), Eastwood est d’abord apparu comme un représentant de l’ordre, plutôt obtus et réactionnaire sous les traits de Dirty Harry mais il a ensuite montré par les films qu’il a réalisés qu’il est capable d’audace : il ne cesse d’interroger l’Amérique sur les valeurs qu’elle considère comme sacrées : l’histoire, la famille, la patrie, l’ordre..Sur ce plan, le film témoigne bien de la complexité de l’œuvre, même si, comme on le sait, Gran Torino n’a heureusement pas clos la carrière du cinéaste américain…

Le chemin de croix de Walt Kowalski
A priori, Walt Kowalski est un personnage sans failles : pendant près de la moitié du film, il est présenté comme un personnage monolithique, irascible, xénophobe, à peine humain : le plus souvent il grommelle, éructe, marmonne des insultes cinglantes…Comme l’écrit Louis Guichard, « Clint Eastwood surjoue le vieux réac veuf et raciste ». Selon ses propres enfants, il semble vivre dans une autre époque, pendant laquelle on ne badinait pas avec les valeurs américaines. Lors de l’enterrement lors de leur mère, son fils Mitch dit à son frère : « il vit encore dans les années 1950 »… Une époque où on savait construire de bonnes voitures, comme la Gran Torino modèle 1972, que Walt entretient avec amour dans son garage. Lui qui a travaillé pendant cinquante ans aux usines Ford de Detroit, il ne peut cacher son mépris pour « les poubelles japonaises », comme celle qu’a achetée son propre fils. Kowalski plante avec fierté un drapeau américain sur la façade de sa maison : il a participé pendant trois ans à la guerre de Corée et y a gagné la Silver Star, pour sa bravoure au combat.
Kowalski semble éprouver une haine totale pour les étrangers qui ont envahi son quartier et qui encombrent les rues du voisinage. Il fait preuve d’une belle inventivité quant aux épithètes qu’il attribue à ses voisins asiatiques : « barbares », « rats des marais », « faces de citron », têtes de poisson »…Il les rend responsable de tous les maux et en particulier de mal entretenir leur pelouse…Il ne fait aucun effort pour apprendre à prononcer leurs noms : les Hmongs deviennent les Humongs, Youa est nommée Yum-Yum, sans parler des Click Clack, Ding Dong et autres Charlie Chan…
Face à ces étrangers, Kowalski adopte en toute circonstance une attitude de dur à cuire, qui ne se laisse pas marcher sur les pieds : quand le gang de Fong ose entrer sur son terrain, il les rembarre brutalement : « barrez vous de ma pelouse »…et il menace l’un des voyous des pires représailles : « des gars comme toi, je m’en faisais des tas en Corée. Je m’en servais comme sacs de sable ». Lorsque Sue est embêtée par trois jeunes des minorités, il est tout aussi cassant : « tu as déjà remarqué que quelque fois on tombe qu’on n’aurait pas dû chercher : ce quelqu’un , c’est moi »…Kowalski n’est pas partisan de tendre l’autre joue quand on le frappe : comme il l’explique au jeune prêtre Janovich, « quand ça tourne mal, il faut agir rapidement », une attitude que n’aurait certainement pas désavoué Dirty Harry en son temps…

Familles, je vous hais
Mais petit à petit, le personnage évolue : d’abord parce que Walt se rend compte à quel point il apprécie peu sa propre famille, dont l’attitude lui déplait profondément. Ainsi, il est scandalisé par le sans-gêne de sa petite fille Ashley, qui arrive à l’enterrement de sa grand mère le nombril à l’air et le téléphone mobile à la main. La demoiselle semble surtout intéressée par l’héritage que pourrait lui laisser son grand-père (la Gran Torino ou le canapé…). Le vieil homme est aussi choqué que sa belle-fille ait regardé de très près les bijoux de son épouse tout juste défunte. Il n’aime pas davantage le mode de vie de son fils, qui roule dans des voitures étrangères et qui travaille dans la vente (« il a le permis de voler », comme il l’explique à Thao d’un ton sarcastique). Enfin, il est exaspéré lorsque son fils et sa bru viennent leur souhaiter un bon anniversaire, en lui offrant des cadeaux pour vieux (une pince pour saisir les objets, un téléphone avec de grosses touches) : la coupe est pleine quand ils essaient en vain de le convaincre de laisser sa maison pour se retirer dans une communauté réservée aux seniors…
Par contre, il en vient à apprécier ses voisins, qui savent se montrer aussi durs que lui. Lorsqu’il vitupère contre ces « Chinetoques » envahissants et crache par terre d’un air méprisant, la grand-mère hmong réplique du tac au tac, d’un long jet brunâtre…Il apprend peu à peu à les connaître : Sue lui explique les raisons de leur venue aux États-Unis : leur communauté avait choisi le « bon côté » au cours du conflit vietnamien et s’était retrouvée en bute aux persécutions des communistes après le départ des Américains. La jeune fille explique à Walt les règles en vigueur dans leur peuple : ne pas regarder dans les yeux, ne pas toucher la tête des gens, car c’est là que réside l’âme, rire lorsqu’on est désemparé…Ces rites déconcertent le vieil homme mais il se le tient pour dit et apprécie leur cuisine raffinée. Surtout, il est décontenancé par la perspicacité du prêtre hmong , qui semble le percer à jour facilement : le chaman de la famille Lor comprend l’insatisfaction profonde de Walt qui n’est pas content de sa vie, à cause d’une erreur qu’il a commis autrefois. Kowalski semble bouleversé : « j’ai plus en commun avec ces faces de citron qu’avec ma propre famille pourrie gâtée ».
Kowalski est ainsi obligé de réviser ses préjugés: comme l’écrit Clint Eastwood, « être élevé aux États-Unis, cela a des avantages immenses mais aussi des inconvénients. L’un de ces inconvénients est qu’on ne pense pas besoin de parler d’autres langues, ni de comprendre d’autres cultures, d’autres sociétés. Le monde est tellement plus vaste, plus complexe que les Américains ne l’imaginent ». Peut-être que Walt prend aussi conscience que lui-même est issu de l’immigration : il est d’origine polonaise, fréquente un italo-américain, son coiffeur Martin, et un irlando-américain, Kennedy, le chef de chantier. Ainsi, il se rapproche de la famille hmong : il apprécie Sue, « une fille bien » et finit par prendre sous sa coupe le jeune Thao,à qui il manque un modèle paternel selon sa sœur. Walt initie le jeune homme à des domaines de compétence très variés : l’art des vannes bien dosées (avec exercices pratiques au salon de coiffure), la drague des jeunes filles (ou comment faire comprendre à une demoiselle qu’on en pince pour elle) , la recherche d’un travail (et notamment comment se présenter lors de l’entretien d’embauche).

Jusqu’au sacrifice
Comme on le sait, son dévouement ira jusqu’au sacrifice, quand il s’agira de défendre la famille de Thao et de Sue contre les menaces bien réelles du gang de jeunes asiatiques qui les terrorise…De fait, Walt réussit à concilier plusieurs contraintes qui pèsent sur lui : sa fin qu’il sent proche (sa visite an centre de soins laisse présager une grave maladie) mais aussi son besoin d’expier une faute ancienne. Comme il l’explique au jeune curé , la religion catholique ne lui est pas d’un grand secours : « ce qui hante le plus un homme, c’est ce qu’on ne lui a pas ordonné de faire », laissant entendre qu’il en assume la pleine responsabilité et que ce poids lui pèse depuis trop de temps. Avant même d’aller à la mort, il se livre à une ultime confession auprès du jeune prêtre, une manière un peu hypocrite de se faire absoudre avant de commettre l’acte final, de toute façon répréhensible aux yeux d’un bon catholique…Dans ces ultimes séquences, Walt est même amené auprès du jeune Thao à relativiser sa propre bravoure lors de la guerre de Corée : il lui avoue que la récompense qu’il a obtenue alors ne correspond pas à un acte de courage mais à quelque chose dont il n’est vraiment pas fier : « le pire, c’est d’avoir reçu une médaille pour avoir tué un pauvre homme qui voulait tout lâcher, un pauvre petit jaune comme toi. Je lui ai tiré en pleine tête avec le fusil que tu tenais à l’instant. Pas un jour ne passe sans que j’y pense..; »
A la fin du film, Kowalski lègue au jeune hmong son bien le plus précieux, sa Gran Torino, à quelques conditions cependant : ne pas découper le toit comme tous ces abrutis, ne pas peindre des flammes comme un ringard de Blanc, ne pas mettre de « truc » gay à l’arrière…On voit ainsi que Walt n’est pas prêt à toutes les concessions…mais plus encore, le vieil ouvrier dur à cuire a transmis à Thao une manière d’être un homme. Et peut-être un aussi bon Américain…

Un personnage à l’image de l’œuvre
On peut considérer Gran Torino comme un film dont la morale est rudimentaire, presque trop facile : reste que l’évolution de Walt Kowalski correspond bien à celle de l’œuvre du réalisateur. Comme l’écrit justement Fabien Gaffez dans Positif, « la trajectoire du personnage épouse celle de l’acteur, autant qu’elle synthétise la maturité du cinéaste : de l’insensibilité chronique aux secrets mouvements du cœur ».

L’homme sans nom et Dirty Harry
Et de fait, au début de sa carrière, Clint Eastwood, en tant qu’interprète et parfois en tant metteur en scène, présentait un tout autre visage. Après son rôle de Rowdy Yates dans plus de deux cent épisodes de la série télévisée Rawhide, il va surtout se faire connaître en incarnant deux personnages types, celui de « l’homme sans nom » dans les films de Sergio Leone puis celui de Dirty Harry dans la longue suite des aventures de l’inspecteur Harry à San Francisco. Dans la fameuse trilogie du cinéaste italien (Pour une poignée de dollars et Pour quelques dollars de plus en 1966, Le bon, la brute et le truand en 1968), Eastwood est un pistolero sans patronyme avéré, et qui se distingue par un jeu très minimaliste : quelques gestes suffisent à l’identifier : la façon de sortir un cigarillo, le planter au coin de la bouche, le mâchonner les yeux vides, relever son poncho pour dégager son arme…En général, il parle fort peu mais agit très vite…
Dans la série des inspecteurs Harry (4 films au total), l’acteur incarne un policier brutal, sans faiblesse, qui là aussi agit de façon déterminée et qui s’exaspère devant la pusillanimité des autorités trop promptes à relâcher des criminels. Dans le premier film avec ce personnage , réalisé par Don Siegel en 1971, il est à la poursuite d’un tueur en série, Scorpio, qui terrorise la ville de San Francisco mais que le policier parvient à abattre dans une scène finale d’anthologie. Ce film provoque à sa sortie des réactions très violentes, en particulier de la part de la gauche américaine : les étudiants exhibent des pancartes où il est écrit : « Harry est un salaud de fasciste ». Comme a pu l’écrire Bernard Benoliel,dans le contexte historique de l’époque, « Harry devient inévitablement une espèce de champion du law and order et le porte parole à peine maquillé du président Nixon ». Pauline Kael, la célèbre critique du journal New Yorker est d’une grande virulence : selon elle, le film est « un instrument presque parfait de propagande en faveur d’une police para-légale (…) la violence a été rarement représentée avec une telle fascination bien pensante (…) ce genre de film a toujours recélé un potentiel fasciste qui finit par faire surface (…) dans la mesure où le crime est causé par la dépravation, la misère, la psychopathologie et l’injustice sociale, l’Inspecteur Harry est un film profondément immoral ».
Par la suite, Eastwood incarne d’autres personnages qui se rangent résolument du côté de l’ordre, de la loi, du drapeau : dans Firefox, l’arme absolue (1982), il incarne un as de l’aviation Mitch Gant, ancien du Vietnam, qui doit dérober un avion « révolutionnaire » inventé par les Soviétiques. Il est encore un militaire dans un autre film qu’il a aussi réalisé, Le Maitre de guerre (1987). Il y joue le rôle du sergent Highway, vétéran de la guerre de Corée et du Vietnam (!), qui reprend du service pour entraîner les GI à l’invasion…de l’île de la Grenade. Certes, le combat peut paraître moins glorieux mais, comme l’ont remarqué les critiques de l’époque, c’est la première fois depuis longtemps (et en particulier après tous les films consacrés à la guerre du Vietnam), où l’on voyait l’armée américaine triompher à l’écran !
Il est sans doute facile de faire le rapprochement mais l’aspect réactionnaire des personnages incarnés par l’acteur ou imaginés par le réalisateur se trouve conforté par les engagements politiques de l’homme privé. Ainsi, Clint Eastwood est, tout au long de l’histoire américaine récente, un soutien indéfectible du camp républicain et il a apporté son appui à tous les candidats de ce parti, de Nixon à MacCain, en passant par Ronald Reagan et les Bush, père et fils…Il est même élu pour deux ans maire de la petite ville de Californie de Carmel avec comme programme la limitation du pouvoir envahissant de la bureaucratie étatique…Il se rattacherait à une mouvance libertaire très vivace aux États-Unis, viscéralement hostile au pouvoir de l’état central.

Une œuvre plus complexe qu’il n’y paraît
Mais comme son personnage Walt Kowalski, Clint Eastwood a développé tout au long de sa carrière des thèmes qui montrent qu’il est loin d’être un butor simplet, comme pouvaient le laisser supposer certains de ses rôles. En particulier quand il est passé à la réalisation, Eastwood s’est appliqué à brouiller les cartes et a plus ou moins ouvertement remis en cause certaines des valeurs plus sacrées de la société américaine.

   Déjà, Don Siegel et l’acteur lui-même ont défendu L’inspecteur Harry, en estimant que le film avait été mal compris : selon Eastwood, « je ne pense pas que Dirty Harry soit un film fasciste. C’est juste l’histoire d’un policier frustré dans une situation frustrée ». Le réalisateur pense même que Scorpio et Harry se ressemblent quelque part (selon la publicité de la Warner, « entre les deux, il n’y a que l’insigne qui fait la différence »). On retrouve cette idée de policiers très proches de ceux qu’ils pourchassent dans un film réalisé en partie par Eastwood lui-même, La corde raide (1984). Selon Patrick Brion, le film donne « une inquiétante, très inquiétante vision d’une Amérique dans laquelle les policiers sont presque aussi dangereux que ce ceux qu’ils ont la charge d’arrêter ».
Quand Eastwood se met à réaliser des westerns, c’est aussi pour remettre en cause la mythologie élaborée par le cinéma hollywoodien, depuis les années 1930 . Le plus intéressant d’entre eux de ce point de vue est Impitoyable (1992), qui est une façon radicale de relire la légende de l’Ouest. Dans ce film, où l’acteur-réalisateur joue le rôle d’un vieux gunfighter sur le retour William Munny, il semble qu’Eastwood est voulu prendre à l’envers le fameux axiome développé en son temps par John Ford dans L’homme qui tua Liberty Valance : « quand les faits se sont transformés en légende, imprimez la légende ». Dans Impitoyable , Eastwood présente des personnages démythifiés, comme le shériff Little Bill, interprété par Gene Hackman, une brute sadique qui profite de sa position d’autorité. Comme il le déclare à la sortie du film, « ces tueurs qui sont entrés dans la légende, étaient en fait des types qui vous tiraient dans le dos, pas en face à face au milieu d’une rue, comme on le voyait ans les westerns de jadis (…) Il y a deux histoires qui coexistent parallèlement, celle du journaliste qui veut imprimer le mythe de l’Ouest et celle qui traverse le film et la contredit complètement ». On peut d’ailleurs relever que le réalisateur a repris cette approche multiple dans les deux films récents qu’il a consacrés à la bataille d’Iwo Jima : Mémoires de nos pères (2006) et Lettres d’Iwo Jima (2007) : il envisage dans ces deux films le point des deux adversaires et celui de la légende…
Même la famille légitime n’échappe à une remise en cause dans les films d’Eastwood : les liens du sang sont souvent mis à mal : Sur la route de Madison (1995) célèbre à sa façon une liaison adultérine, un amour passionné entre Francesca et un homme de passage, le photographe Robert : des années plus tard, les deux enfants de Francesca comprennent à quel point cette aventure a compté pour leur mère. Les rapports entre parents et enfants sont parfois bien distendus,comme dans Gran Torino où Walt a du mal à s’entendre avec ses fils. Dans les films d’Eastwood, si les liens familiaux sont parfois fragiles, il y a par contre beaucoup de personnages de « pères de substitution » : Butch Haynes et Phillip dans Un monde parfait, Frankie Dunn et Maggie dans Million Dollar baby, et bien sûr Walt et Thao dans Gran Torino
Enfin, les héros sont maltraités dans les films d’Eastwood et beaucoup de critiques ont relevé le penchant du réalisateur à un certain masochisme envers ses personnages principaux, souvent humiliés, tabassés, torturés, comme Wes Block dans La corde raide, Munny dans Impitoyable…Les héros ont aussi de plus en plus fatigués dans les films d’Eastwood et ne cachent pas vraiment pas leur âge (le visage encadré de cheveux blancs et ridé comme une vieille pomme est presque devenu une marque de fabrique de l’acteur !). En tout cas, dans Gran Torino, il va au bout du masochisme puisqu’il « met en scène, à 78 ans, sa propre mort »…

   Comme nous l’avons déjà dit, la filmographie d’Eastwood ne s’est pas arrêtée avec Gran Torino (Invictus est sorti en 2010, et deux autres devraient être sur les écrans prochainement) : on peut quand même estimer qu’il constitue un bon résumé de l’œuvre du réalisateur-acteur. Avec ce personnage de Walt Kowalski, plus complexe qu’il n’y paraît, Eastwood semble nous mettre en garde contre tout jugement hâtif et tous ses films témoignent de la richesse de son univers : être l’un des derniers dinosaures d’Hollywood n’interdit pas de se poser des questions…

 

Quelques textes à propos de M Le Maudit

Comment Fritz Lang présente son film…
« Contrairement à ce que beaucoup de gens croient, M n’était pas tiré de la vie de l’infâme assassin de Düsseldorf, Peter Kürten. Il se trouve qu’il avait juste commencé sa série de meurtres pendant que Thea Von Harbou et moi étions en train d’écrire le scénario. Le script était terminé bien avant qu’il ne soit pris. En fait, la première idée du sujet de M m’est venue en lisant un article dans les journaux en quête d’un point de départ pour une histoire. A cette époque, je travaillais avec la « Scotland Yard » de Berlin (à Alexenderplatz) et j’avais accès à certains dossiers dont la teneur était assez confidentielle. C’étaient des rapports sur d’innommables assassins comme Grossmann de Berlin, le terrible ogre de Hanovre (qui a tué tant de jeunes gens) et d’autres criminels de même acabit. Pour le jugement, dans M, je reçus l’aide inattendue d’une organisation de malfaiteurs parmi lesquels je m’étais fait des amis au début de mes recherches sur le film. En fait, j’ai utilisé douze ou quatorze de ces hors-la-loi, qui n’étaient pas effrayés à l’idée d’apparaître devant ma caméra car ils avaient déjà été photographiés par la police. D’autres auraient bien aimés m’aider, mais ils n’ont pas pu le faire, parce qu’ils n’étaient pas connu des brigades criminelles . J’étais en train de finir le tournage des scènes où se trouvaient donc de véritables malfaiteurs, quand j’ai été informé que la police arrivait. Je l’ai dit à mes amis mais en les priant de rester pour les deux dernières scènes. Ils acceptèrent tous et j’ai tourné très rapidement. Quand la police arriva, mes scènes étaient déjà dans la boite et mes « acteurs » avaient tous disparu dans le décor. »
(Fritz Lang, « la nuit viennoise », Cahiers du Cinéma n°179, juin 1966)

L’interprétation d’un historien du cinéma :
« On a coutume de réduire M le Maudit à son anecdote, c’est à dire de n’y voir que le cas pathologique offert par un assassin d’enfants, cas admirablement exposé et incarné par Peter Lorre avec une science de comédien qui tient du génie. On sait qu’un fait divers se trouve à la base du scénario. Il s’agit d’un sadique qui répandit la terreur en Allemagne en 1925 et qu’on désignait sous le nom de « Vampire de Dusseldorf ».
Cette manière d’envisager une œuvre (…) en diminue singulièrement la portée. Car Le Maudit dépasse de loin la simple description d’une névrose individuelle pour cristalliser, avec une violence expressive exceptionnelle, à la fois l’esprit d’une époque et celui d’une société définie : en 1931, il possédait des accents prophétiques. Le caractère du meurtrier de petites filles qui se met à siffler l’air de Peter Gynt de Grieg lorsqu’il entre en crise, ne peut pas s’expliquer en effet uniquement par des considérations d’ordre psychologique.
Cet homme, rongé par la solitude et le désœuvrement, qui rôde autour des préaux et qui offre aux enfants des sucreries ou des ballonnets, est un homme qui souffre d’abord d’un mal social. En lui, les contradictions d’un régime économique et politique atteignent un stade de virulence dangereuse et sa maladie psychique n’est en définitive que celle, personnalisée, de la la république de Weimar agonisante le long de ces rues sans joie, de ses files de chômeurs, tandis que sous le couvert du socialisme, le nationalisme revanchard plante les premiers jalons de « l’ordre nouveau ».

   En face de l’anarchisme de la pègre qui lentement passe à l’organisation d’une société dans la société, d’un groupe humain fondant ses propres lois et sa propre justice contre les lois et la justice de l’Etat (afin de prendre, seul, et dans le mépris, l’initiative d’écraser ceux qu’il désigne comme des cloportes) se dressent les pouvoirs policiers avec leur bureaucratie et leurs méthodes scientifiques d’investigation. Les crimes du « maudit » aboutissent donc moins à briser les règles d’une morale qu’à troubler et à dévoiler, en même temps que de primaires désirs, les relations de l’autorité avec la misère et les réactions d’un peuple en loques devant les commissaires flanqués de leurs chiens, de leurs agents en uniforme, et dirigeant les opérations par le moyen de téléphone. Simultanément, l’appareil policier ne manque pas de donner d’inquiétants signes de faiblesse tandis que du côté des hors la loi se reconstitue une hiérarchie, illustrée par le chef ganté de noir, portant manteau de cuir et chapeau melon.
Entre l’administration gouvernementale oppressive et le « Lumpenproletariat » qui se rassemble autour des meneurs, il y a la masse que constituent les classes moyennes, les politiciens de brasserie qui fument de gros cigares et boivent des bières pour se donner le sentiment d’exister, ceux-là même qui, le moment venu, n’hésiteront pas à se ranger du côté de l’oppression, à lancer la jeunesse dans les carnages au nom de la pureté de la race et de l’espace vital revendiqué par le pangermanisme. Rarement un film n’a su déployer avec de telles nuances l’analyse spectrale d’un milieu capté globalement, à l’instant d’une brutale mue historique.
(Freddy Buache, Le cinéma allemand 1918-1933, 5 Continents-Hatier, 1984 )

La vision de Siegfried Kracauer :
« Cette confession (celle de M à la fin du film) marque clairement que le meurtrier appartient à une vieille famille de personnages du cinéma allemand. Il ressemble à Baldwin de L’étudiant de Prague, qui succombe lui aussi à l’attrait de son autre lui-même diabolique : et c’est un rejeton direct du somnambule Cesare (in Le cabinet du docteur Caligari) . Comme Cesare, il vit dans la tentation de tuer. Mais tandis que le somnambule se soumet inconsciemment au pouvoir supérieur du Dr Caligari, l’assassin d’enfants, se soumet à ses propres impulsions pathologiques et en outre, il est pleinement conscient de cette soumission contraignante. La manière dont il le reconnaît, révèle ses affinités avec tous les personnages dont l’ancêtre est le philistin de La Rue. Le meurtrier est le chaînon entre deux familles cinématographiques ; en lui, les tendances incarnées par le philistin et le somnambule fusionnent. Il n’est pas simplement un composé fortuit de l’habituel tueur et du petit bourgeois soumis : selon sa confession, ce Cesare modernisé est un tueur en raison de sa soumission, Caligari se trouvant en lui-même. Son apparence physique renforce l’impression d’une totale immaturité-une immaturité qui compte également pour la croissance exubérante de ses instincts meurtriers.
Dans son exploration de ce personnage, M le Maudit confirme la morale de L’Ange bleu : à savoir que dans le sillage de la régression, de terribles flambées de sadisme sont inévitables. Ces deux films sont issus de la situation psychologique de ces années cruciales et tous deux anticipent ce qui allait advenir sur une vaste échelle, à moins que les gens ne se libérassent des spectres qui les poursuivaient. Le modèle n’est pas encore en place. Dans les scènes de rue de M Le Maudit, des symboles aussi familiers qu’une spirale tournante dans la devanture d’un opticien et le policier guidant un enfant à travers la rue, sont ressuscités. La combinaison de ces thèmes avec celui d’une poupée sautillant sans cesse de haut en bas, révèle l’oscillation du film entre les notions de l’anarchie et de l’autorité. »
(Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler, Une histoire du cinéma allemand 1919-1933, Champs contre Champs, Flammarion, première édition : 1946, rééditions : 1973,1987)

L’analyse d’un historien :
« les historiens du cinéma , à la suite de S. Kracauer, ont vu dans le film une sorte de reflet de la société dans lequel, ici, les truands représentent les nazis et leur chef Schrenke serait le Führer. De fait, grand amateur de cinéma, Hitler a été fasciné par la figure de Schrenke et un regard attentif aux actualités allemandes de 1931-1934 témoigne qu’il a adopté certaines postures et même des gestes de Schenke, avec son coude, par exemple, ou par sa manière de s’interrompre quand il parle . Fritz Lang a exercé aussi un certain ascendant sur les nazis, et comme on le sait, Goebbels lui a proposé en 1933, bien qu’il fût Juif, de prendre la direction du cinéma allemand. Mais Fritz Lang a jugé plus sage d’émigrer.
Cette contre société (nazie) au cœur de la république de Weimar, transcrite sous la forme d’une contre-société (de truands) au sein de cette même société, voilà qui, dans le film de Fritz Lang, n’est pas du tout affecté d’un signe négatif. Le truand Horst Wessel était-il un criminel, qui est devenu le héros d’un hymne nazi ? Dans le film, le gang est organisé de façon très hiérarchique, ses membres sont lucides, efficaces. A l’inverse, les représentants de l’État peuvent être intelligents mais ils ne sont pas aussi nets, ils n’inspirent pas une confiance absolue. Les premiers pourraient prendre la place des seconds, ils se ressemblent et le spectateur ne protesterait pas…Tel est le sens du fameux montage parallèle dans lequel les deux groupes –la police et les criminels- essaient simultanément, et en se concurrençant- mais sans le savoir- de trouver le criminel.
Le film soulève aussi le problème de la responsabilité individuelle et de la justice collective. M est un criminel qui ne se contrôle pas ; c’est un malade, est-il responsable ? A leur façon, tous les délinquants sont, aussi, des malades. Or la Cour des truands, qui va juger le meurtrier, ne le pense pas. Ils estiment que si on le libère, il recommencera à tuer les petites filles. Ils expriment ainsi le sentiment populaire, en faveur de la peine de mort, car ils voudraient exécuter tout de suite le criminel sur qui ils ont mis la main. De fait, après 1933, le régime nazi agira ainsi, qui exterminera les handicapés et les malades incurables, insistant sur le fait qu’il vaut mieux construire des habitations pour les travailleurs que dépenser cet argent à soigner les incurables. Or, à la fin du film, Fritz Lang –ou Thea Von Harbou sa compagne qui était nazie- ont placé un carton qui indique, après que le dernier plan eut montré la police soustraire le criminel aux truands qui le jugeaient : « Et maintenant, nous devons surveiller nos enfants »-, ce qui manifeste la méfiance des auteurs du film vis à vis de la démocratie de Weimar et trahit leur idéologie. Les plébéiens au pouvoir après 1933 n’ont pas prétendu appliquer les droits de l’homme de 1789, le droit de se défendre en justice.
Un autre trait intéressant apparaît dans l’analyse que fait Fritz Lang. Si le montage parallèle révèle clairement que les deux sociétés, chacune avec son code et ses méthodes, sont à la fois similaires et différentes et nous voyons aussi qu’elles ne fonctionnent pas de la même façon.
Pour retrouver le criminel, l’État et la police utilisent des techniques sophistiquées et font appel à la science, la géométrie, la chimie. L’institution s’appuie sur le savoir. Au contraire, les truands et plus encore les mendiants, qui leur sont associés, emploient plutôt leurs sens, leur instinct pour pister le criminel. Ainsi, c’est un aveugle qui le découvre, parce qu’il a reconnu la façon dont il sifflotait.
Cette analyse du film révèle donc une opposition cachée, latente, entre instincts et institutions, glorifiant ainsi la légitimité et la valeur de la contre-culture, celle des marges, libre et naturelle, pleine de vitalité alors que celle de l’Etat et de la démocratie est impuissante et peu crédible.
Ainsi ,dans M. , le fait divers devient le prétexte, volontaire ou non, d’une analyse d’une société et d’un des problèmes qu’elle n’arrive pas toujours à résoudre : les motivations des criminels, la façon dont ils sont différemment perçus (…).
Fritz Lang est sans doute le premier cinéaste qui ait su, grâce au fait divers, faire une analyse scientifique d’un cas de société. Il est ainsi le plus grand des cinéastes historiens »
(Marc Ferro, Cinéma et Histoire, Éditions Folio, première édition 1977, réédition 1993)

Les Quatre Cents Coups : à la recherche des origines

Les Quatre Cents Coups, un film de François Truffaut

France, 1 heure 33, 1959

Interprétation : Jean-Pierre Léaud, Claire Maurier, Albert Remy

Synopsis :

Largement autobiographique, le film raconte l’enfance difficile d’Antoine Doinel, ses relations avec ses parents, ses petits larcins qui lui vaudront d’être enfermé dans un centre pour mineurs délinquants.

À la fin des années 1950, Antoine Doinel, 12 ans, vit à Paris entre une mère peu aimante et un beau-père futile. Il plagie la fin de La Recherche de l’absolu lors d’une composition de français. Le professeur lui attribue la note zéro au grand désarroi d’Antoine, qui, en fait, se rappelait involontairement le passage qu’il avait lu récemment.

Antoine Doinel éprouve une admiration fervente pour Honoré de Balzac. Il lui a consacré un autel, une bougie éclaire un portrait de l’écrivain et met le feu à un rideau, provoquant la colère de son beau-père. De plus, malmené par un professeur de français autoritaire et injuste, il passe, avec son camarade René, de l’école buissonnière au mensonge. Puis c’est la fugue, le vol d’une machine à écrire et le commissariat. Ses parents, ne voulant plus de lui, le confient à l’« Éducation surveillée ». Un juge pour enfants le place alors dans un Centre d’observation où on le prive même de la visite de son ami René. Profitant d’une partie de football, Antoine s’évade. Poursuivi, il court à travers la campagne jusqu’à la mer.

 Les 400 coups :   à la recherche des origines

Quand Truffaut réalise Les 400 coups, il sait qu’il est « attendu au tournant »…Il n’est pas le premier de l’équipe des Cahiers du cinéma à « être passé à l’acte » (Chabrol a déjà réalisé Le Beau Serge et Les Cousins, sortis début 1959) ,mais il est à coup sûr un des plus contestés, dépeint par ses ennemis comme « un criti­que acariâtre qui s’est assuré une irritante publicité ».
Truffaut et ses amis des Cahiers (Bazin, le « guide », mais aussi Chabrol, Godard, Rivette, Rohmer…) se révoltent alors contre le cinéma « de qualité » des années 1950, et avec quelle violence! En 1959, Godard apostrophe ainsi les réalisateurs « académiques »: »vos mouvements d’appareil sont laids parce que votre sujet est mauvais, vos acteurs jouent mal parce que vos dialogues sont nuls,en un mot,vous ne savez pas faire de cinéma parce que vous ne savez plus ce que c’est ». Pour ces « jeunes Turcs », le cinéma est le fait d’UN auteur, le metteur en scène,qui a droit à toutes les audaces,et notamment celle de contester les traditions (dialogues « écrits », décors de studio,sujets littéraires…).Comme le dit C.J.Philippe, leur admiration va à des « cinéastes s’exprimant délibérément à la première personne »(Renoir,Vigo,Gance entre autres pour la France).
Aussi, pour leurs premiers pas dans la réalisation, les cinéastes du groupe veulent affirmer avec force leur personnalité, en rompant avec la production courante de l’époque.
A propos du sujet de leurs films, il ne saurait être question de copier le cinéma américain qu’ils apprécient tant…Ces débu­tants ne s’y risqueront pas,en tout cas pas tout de suite. Par contre,ils vont parler de ce qu’ils connaissent bien, leur province d’origine (Le Beau Serge de Chabrol, Lola de Jacques Demy…), Paris (A bout de souffle de Godard, Paris nous appartient de Rivette…), leur adolescence (Les 400 coups), en bref les sujets qu’ils pour­ront traiter avec le plus de « naturel »…
Le film de Truffaut s’inscrit bien dans ce cinéma à la premiè­re personne du singulier,et il le fait d’autant plus que son ado­lescence « lui pèse sur le cœur ». Pour lui, »l’adolescence ne laisse un bon souvenir qu’aux adultes qui ont mauvaise mémoire » et il s’insurge contre la façon mièvre et artificielle des films de l’époque traitant le sujet (Chiens perdus sans collier de Delannoy, Jeux interdits de Clément). A l’inverse, Truffaut revendique la filiation de son film avec des œuvres comme Allemagne, année zéro de Rossellini, et aussi   de Jean Vigo,où les en­fants paraissent graves et sûrement pas « mignons »…

L’enfance
Truffaut s’inspire de sa propre enfance pour élaborer son scé­nario, et il n’est donc pas inutile de rappeler les grandes lignes de la vie du cinéaste, jusqu’au moment où il réalise Les 400 coups. François Truffaut naît le 6 février 1932, de Janine Montferrand et de père alors inconnu. Après un accouchement presque clandestin il est vite confié à une nourrice, alors que sa mère rencontre puis épouse Roland Truffaut le 9 novembre I933 (celui-ci reconnaît l’enfant).
Jusqu’au début des années I940, le petit François vit souvent chez ses grands-parents, en particulier chez Geneviève Montferrand qui habite dans le XIX° arrondissement de Paris,près de ses pa­rents. Cette femme cultivée semble avoir eu de l’influence sur le garçon et lui donne le goût de la lecture (plus tard, Truffaut pos­sédera la collection complète des petits fascicules Fayard…).
Vers 12 ans,]e garçon retourne définitivement chez ses parents, dans un appartement exigu de la rue Navarin,au cœur du quartier Montmartre (il n’y a que deux pièces et François dort dans le cou­loir). C’est vers cette époque qu’il apprend la vérité sur sa nais­sance en lisant le « journal » de Roland Truffaut. Ses parents qui travaillent tous les deux (Roland est dessinateur dans un cabinet d’architecte, Janine secrétaire au journal « L’Illustration ») ont peu de temps pour s’occuper de l’enfant et passent souvent le week-end à faire de la varappe, au club alpin de Fontainebleau, le laissant seul à Paris. François Truffaut commence alors une scolarité mouvementée, changeant fréquemment d’écoles, ne montrant des dons qu’en Histoire et en Français, matière où il excelle…Il multiplie aussi les fugues et va souvent se réfugier chez son ami Lacheney ou encore dans « les salles obscures »,très fréquentées en ces temps d’occu­pation.

La rencontre d’André Bazin
A 14 ans, Truffaut quitte définitivement l’école et entreprend une série de « petits boulots » (coursier, soudeur, grainetier), vivant souvent d’expédients (il vend ainsi toute la bibliothèque de son ami Lacheney, et se « rachète » en lui offrant une paire de chaussures volées à son père). C’est sans doute à ce moment que se situe l’épisode de la machine à écrire, subtilisée dans le bureau de Roland Truffaut. Dans la réalité,le vol n’est pas « découvert », et la machine est « écoulée » par un ami de sa mère!  Dans l’après-guerre, le jeune homme est plus que jamais passionné de cinéma et il fait la découverte « émerveillée » des films amé­ricains, arrivés massivement depuis les accords Blum-Byrnes de 1946 (il voit en particulier Citizen Kane de Welles, qui le »dés­intoxique des productions hollywoodiennes courantes), il fréquen­te alors assidûment les ciné-clubs, et finit par rencontrer André Bazin, figure alors déjà connue de la critique cinématographique… Ce personnage, qui va jouer un rôle essentiel dans la vie de Truffaut, a déjà une longue carrière: dans les années 1940, il a animé revues ou organismes s’occupant de cinéma (depuis 1944, il crée un »centre d’initiation cinématographique »dans le cadre de « Travail et Culture »). Sans essayer de résumer les idées de Bazin, il est important de rappeler qu’il est alors un des « penseurs » du cinéma. En particulier sur le problème du réalisme à l’écran, il préfère les cinéastes comme Welles, Renoir, qui pratiquent la profondeur de champ et le plan séquence et qui s’approchent le plus du « réalisme intégral », plutôt que ceux, comme Eisenstein ou Gance « qui brisent la continuité vraie de la réalité ». C’est aussi un « humaniste chrétien », proche de la revue Esprit : sur tous ces points son influence intellectuelle sur Truffaut n’est pas douteuse… En 1948, Truffaut décide de créer son propre ciné-club, » Cinémane » avec son ami Lacheney, dans une salle du boulevard Saint-Germain. Mais la seconde séance est catastrophique… François,qui avait annoncé Entracte de Clair, Le Chien andalou de Bunuel et Le sang d’un poète de Cocteau, avec la présence de l’auteur (!), ne peut tenir ses promesses, et doit rembourser les spectateurs. Après ce dernier incident, Roland Truffaut excédé, traîne son fils au com­missariat. Après une enquête plutôt défavorable sur les parents, le jeune homme est envoyé au »Centre d’observation des Délinquants Mineurs » de Villejuif .Dans cet endroit,qui tient de l’asile et de la maison de correction, Truffaut reste 5 mois,quasi isolé, à part quelques visites de sa mère. Mais c’est finalement André Bazin qui lui permet de sortir en lui procurant un emploi à « Travail et Culture ».

Les débuts aux « Cahiers »
La suite de la biographie de Truffaut est plus connue, car elle appartient à l’histoire, pour ne pas dire la légende de la « Nouvelle Vague ».  Truffaut est d’abord « pris en mains » par André Bazin: il vit chez lui à Bry-sur-Marne et, avec son aide, collabore à quelques journaux de l’époque .Cette période est quand même troublée par un « amour malheureux » (la Colette d’ Antoine et Colette) qui le pousse à s’engager dans l’armée en 1951, c’est-à-dire en pleine guerre d’Indochine! Après avoir déserté lors d’une permission à Paris, il est déclaré insoumis et finalement réformé pour « instabi­lité caractérielle », grâce à l’intervention de Bazin. Ensuite, il écrit régulièrement, à partir de 1953, dans les Ca­hiers du cinéma, la célèbre revue à couverture jaune, fondée par son protecteur. Là, il noue de solides amitiés (Chabrol, Rivette, Rohmer…) et surtout participe -bruyamment sinon brillamment- à l’attaque en règle de ces jeunes critiques contre le cinéma fran­çais d’après-guerre (en particulier, l’article-manifeste, paru en 1954,dans le numéro 31 des Cahiers, sous le titre « Une certaine tendance du cinéma français » est signé par Truffaut…). Au milieu des années I950, Truffaut et d’autres membres de l’équi­pe des Cahiers,songent sérieusement à passer à la réalisation: ainsi,il est assistant de Rossellini en 1956 (pour des projets non aboutis…), écrit le scénario d’ A bout de souffle, et en 1957,tourne un court métrage, Les Mistons,avec Bernadette Laffont et Gérard Blain. En novembre 1958, alors qu’André Bazin meurt, Truffaut commence le tournage des 400 Coups

Le film et la vie. La mère et le père
En évoquant -rapidement- la vie de François Truffaut, on aura mesuré le caractère autobiographique des 400 Coups. I1 n’est pas inutile cependant d’approfondir certains points que le film met particulièrement en valeur. D’abord, le film expose largement les rapports difficiles de Truffaut avec ses parents. Comme il le dit lui-même, le problème n’est pas qu’il ait été maltraité pendant son adolescence, mais bien plutôt qu’il n’ait pas été traité du tout!  Cette indifférence est surtout mal vécue lorsqu’elle vient de sa mère: « ma mère ne me supportait pas, je n’avais pas le droit de jouer, ni de faire du bruit, il fallait que je fasse oublier que j’existais… » Dans le film, sa mère semble ainsi surtout préoccu­pée de savoir « comment se débarrasser du gosse » (qui n’est d’ailleurs jamais appelé par son prénom), en particulier pour les week-ends. Les griefs de Truffaut transparaissent même dans une modifica­tion du scénario initial. Dans la réalité, le réalisateur a bien eu un oncle arrêté et déporté par les Allemands et il s’est servi de cette histoire pour excuser une de ses absences à l’école (« Mon père est mort », a-t-il alors expliqué…). Mais cette ver­sion, qui est encore celle du premier scénario, est modifiée dans le montage définitif : c’est maintenant sa mère que le jeune Antoine décide de « tuer ».
Cependant, l’attitude de Truffaut envers sa mère est ambiguë. Comme le raconte son ami Lachenay, « il admirait beaucoup sa mère qui était très belle. Je crois qu’il en était amoureux ». Dans le film, Antoine ne semble pas vraiment indigné par l’infidélité de sa mère. I1 est heureux de partager ce secret avec elle, contre le père-intrus, même si cette connivence n’est pas désintéressée (je ne dis rien sur ta liaison, tu te tais sur mes absences).Un peu plus tard, après une fugue, Antoine conclut avec sa mère un autre « contrat », sur son travail scolaire (« On peut avoir de petits secrets, tous les deux »). I1 fait alors tous ses efforts à la satis­faire, même si le résultat est compromis par la découverte du plagiat… Toutes les occasions sont bonnes pour nouer ou renouer avec une mère d’autant plus attirante qu’elle se dérobe.
Quant a son père, Truffaut « l’exécute » plus par le ridicule, sans le rendre complètement antipathique. Comme le dit G. Franju, « voilà un type qui est cocu, il ne s’en aperçoit pas: il ne se rend compte que d’une chose:on lui a pris son guide Michelin ». Mais, même s’il peut se montrer parfois chaleureux avec l’enfant, le père, désarmé et peut-être soulagé, finit par confier Antoine à un Centre de délinquants. On peut rêver un endroit plus chaleureux pour un adolescent à problème…

L’amitié
Face à cette indifférence familiale, Truffaut cherche refuge dans l’amitié et aussi dans le cinéma, et le film s’en fait largement l’écho. Il trouve d’abord du réconfort auprès de son « alter ego », Ro­bert Lacheney (René dans le film), qu’i1 rencontre à l’école de la rue Milton en 1943. Celui-ci, qui a 12 ans et qui est redoublant est placé à côté de François par l’instituteur, qui commente: »Vous ferez la paire… ». Le jeune Robert vient d’une famille originale. Le père, grand bourgeois, secrétaire du Jockey Club, joue …et perd souvent aux courses; la mère, ancienne danseuse, est alcoolique .Autant dire que les parents Lacheney, qui habitent un très vaste appartement aux entrées multiples, laissent une grande liberté à leur fils.
Rapidement, les deux garçons prennent conscience de la simi­litude de leur situation familiale. « on n’était vraiment que tous les deux, pour se tenir lieu de famille, on s’épaulait dans notre solitude », dit. Lacheney. De fait, leur complicité grandit, lors de multiples discussions, souvent littéraires, et le jeune François trouve refuge dans le grand appartement des Lacheney, tout à fait comme le raconte le film.

Le cinéma
Parmi leurs activités communes, le cinéma prend une place en­vahissante. François et Robert (comme Antoine et René) s’y rendent pendant les heures de cours ou le soir, en tout cas en cachette: «  »mes premiers deux cents films, je les ai vus en état de clandes­tinité », raconte Truffaut. Pendant la guerre,il se souvient de quel­ques »chocs cinéphiliques », le plus souvent de films français (pas de films allemands par principe, pas de films américains à cause de la censure…): Les Visiteurs du soir en 1942 , Le Corbeau , vu cinq ou six fois entre 1943 et 1945, Le Roman d’un tricheur, quatre fois de suite, après des problèmes familiaux! Il commence aussi à se constituer une série de dossiers (près de 300, d’Alle­gret à Zimmermann) illustrés avec les photos volés dans les halls de cinéma.
Comme l’a dit Truffaut bien plus tard, cette « cinéphilie pres­que boulimique » répondait à un besoin:le cinéma n’est pas seulement un refuge mais lui a fourni une culture de substitution, remplaçant celle de l’école qu’il rejetait (« tout ce que je sais je l’ai appris par le cinéma,à travers les films »). Même son univers affectif est marqué par ce monde d’images, où tout va tellement mieux. Ferrand-Truffaut, dans La Nuit américaine, dit poétiquement à Alphonse-Léaud : »les films sont plus harmonieux que la vie (…) Les films avancent comme des trains,des trains dans la nuit. » Aussi Truffaut peut-il affirmer: » Avec le recul, l’aspect névro­tique de mon amour pour le cinéma ne fait aucun doute. J’aurais à peine l’impression d’exagérer en disant que le cinéma m’a sau­vé la vie. »

Distorsions
Mais Truffaut a dû, pour différentes raisons, prendre quelques distances avec sa biographie sur des points parfois importants.  Ainsi, il y a quelques transpositions et contractions de temps. En particulier, le séjour au Centre a lieu alors qu’il a 16 ans, après 1′ incident du Ciné-club, et non après le vol de la machine à écrire. Plus important encore, le film ne propose pas de fin « heureuse » et ne mentionne pas d’intervention « miraculeuse »(com­me le fut celle d’André Bazin à cette époque de sa vie), comme si Truffaut voulait délibérément écarter tout dénouement trop invraisemblable et surtout trop optimiste…Le contexte historique décrit par Truffaut n’est pas celui qu’il a connu dans son adolescence. Comme il l’a avoué par la suite, il n’a pas osé dépeindre l’Occupation, car il se jugeait encore trop inexpérimenté (Il appréciait Le Corbeau de Clouzot, et même La Traversée de Paris de son « ennemi juré » Autant-Lara, films qui rendaient bien, selon lui, la noirceur de ces années-là).
Or, cette période de l’Occupation a eu une profonde influence sur le jeune Truffaut. Ainsi,plus tard, il évoque l’atmosphère « trou­ble » de son quartier,où il c6toie la pègre, souvent liée à la Gestapo (Lafont…). Il parle aussi du silence pesant et lâche des adultes, quand des enfants juifs disparaissent à l’école, ou quand son oncle est arrêté. I1 se souvient du temps des commerçants triomphants: »j’entrais en tremblant dans les boutiques-on y envoyait toujours les gosses pour mendier- au point que maintenant encore, je suis étonné quand un commerçant est aimable ». Autant dire que l’Occupation lui a donné « une vision horrible des adul­tes ». Enfin, pour cet adolescent, les aspects sexuels de cette épo­que sont troublants: »les gens faisaient l’amour dans la rue, il y avait des couples sous les porches ».
Le film évoque rapidement aussi un aspect pourtant essentiel pour Truffaut, le problème de sa bâtardise. On sait, par sa corres­pondance, qu’il voulut en faire le ressort même du caractère d’An­toine, mais qu’il y a renoncé, sur les conseils de Marcel Moussy, son co-scénariste. Juste à la fin du film, la mère « avoue » au juge que son mari n’est pas le vrai père d’Antoine.  Pour Truffaut, ce problème est central:il n’est pas loin de penser que l’attitude distante de sa mère à son égard s’explique par les « mystères » de sa naissance, sans doute non désirée…Dans L’Homne qui aimait les  femmes, Truffaut fait dire à Bertrand Mo­rane: « tout le comportement de ma mère semblait dire: »j’aurais mieux fait de me casser la jambe, le jour où j’ai enfanté ce petit abruti ».
Par la suite, Truffaut va demander à une agence de détectives privés (celle de Baisers volés) de retrouver ses origines paternelles. Il apprend ainsi que son véritable père serait un dentiste, vivant dans l’est de la Fran­ce, d’origine israélite (et décédé en 1988). Le fait que son père ait été juif aurait été « mal vécu » dans sa famille maternelle plutôt bourgeoise et conser­vatrice: raison de plus pour taire la vérité (la mère de Truffaut accouche dans une institution religieuse, qui s’occupe en général des filles-mères…). Enfin, l’interprétation d’Antoine par Jean-Pierre Léaud ne traduit pas exac­tement l’adolescent qu’a été Truffaut .Le cinéaste a souvent raconté comment Léaud s’est imposé à lui. En fait,le jeune garçon « avait une vie aussi comple­xe que le personnage, ce qui fait qu’il comprenait tout ce que j’attendais de lui » (dans la séquence du Centre avec la psychologue, Jean-Pierre/Antoine accomplit une « performance » si parfaite que Truffaut renonce à un champ-contre­champ classique pour concentrer la caméra sur le seul garçon).  Mais la personnalité de Léaud va quelque peu modifier le personnage. Truf­faut se décrit comme un adolescent « sur la défensive », disant toujours « oui », mais faisant comme il l’entend, résistant aux adultes plutôt par la ruse. Il voit Antoine Doinel »plus fragile, plus farouche, moins agressif », mais c’est Jean-Pierre Léaud qui donne au personnage « sa santé, son agressivité, son courage », provoquant un courant de sympathie dans le public qui a surpris Truffaut, car il ne l’avait pas -consciemment- souhaité (pendant le tournage, il demande à Léaud de sourire le moins possible…). Finalement, ces quelques »distorsions » par rapport à la vie de Truffaut don­nent plus de force au film, qui prend un caractère plus universel .Comme l’a souligné le réalisateur, la situation vécue par Antoine est le lot de bien des adolescents…

La veine autobiographique
A sa sortie, le film accumule les succès, succès populaire (14 semaines d’ex­clusivité avec 260 000 entrées, ce qui est alors remarquable pour un long métra­ge sans vedette…), mais aussi succès critique (avec en particulier, le prix de la mise en scène au festival de Cannes en 1959).Certains ne se privent pas de se gausser de ce jeune homme, si prompt tantôt à dénoncer les festivals et leurs « magouilles », et aujourd’hui bien heureux d’obtenir leurs récompenses… Mais beaucoup, et pas toujours des inconditionnels, apprécient le ton de »cette confession mille fois plus émouvante que tous les drames inventés à grand ren­fort d’imagination par nos spécialistes du scénario » (Jean de Baroncelli, Le Monde,1959).
Plus surprenante va être l’attitude de Truffaut lui-même, à propos de son oeuvre. Dans ur article paru dans la revue Arts, peu de temps après la sortie du film, il précise: »Les 400 coups n’est pas un film autobiographique (…) Si le jeune Antoine Doinel ressemble parfois à l’adolescent turbulent que je fus (sic), ses parents ne ressemblent absolument pas aux miens, qui furent excellents (resic), mais beaucoup, par contre, aux familles qui apparaissaient dans les émissions de télévision de Marcel Mous­sy » (son co-scénariste).
Cette pudeur tardive de Truffaut répond peut-être au souci de protéger sa famille (ses parents n’ont sans doute pas vu le film mais  » en ont entendu parler »: ils divorcent en 1962…). Plus sû­rement, il faut y voir l’influence de la femme de Truffaut, Madeleine Morgenstern,qui goûte peu l’étalage de la vie privée de son mari dans les colonnes de la presse. Dans Domicile conjugal, Christine (interprétée par Claude Jade) commente le livre de son mari Antoine Doinel, Les Salades de l’amour: »je n’aime pas tellement cette idée de raconter sa jeunesse, de critiquer ses parents, de les salir (…) Une œuvre d’art ne peut pas être un règlement de comptes, ou alors ce n’est pas une œuvre d’art ».
Quelques années plus tard, Truffaut change d’attitude et revendique pleinement le caractère autobiographique de son film. A un journaliste qui lui deman­de s’il avait eu une enfance malheureuse, il répond: »j’ai eu celle d’Antoine Doinel dans Les 400 Coups; il n’y a pas eu d’exagération dans le film. En fait, j’ai eu l’impression d’avoir omis des choses qui auraient paru invraisembla­bles… » Et de s’insurger contre les journalistes qui estimaient sa vision des Centres de délinquants trop pessimiste: « il y avait une grande différence entre les lois qui protégeaient l’enfant, et les choses telles qu’elles se pas­saient en réalité. »
Plus tard encore, le cinéaste pose un œil critique sur son film, en s’ac­cusant d’avoir »grossi le trait »: « si je refaisais le film maintenant, il serait plus objectif:1es gosses paraîtraient plus sournois, les parents moins char­gés ;l’instituteur, je le montrerais débordé par le surmenage, avec une classe en surnombre. »
Même envers ses parents, Truffaut se montre plus compréhensif: « mes parents ont ressenti le film comme une grande injustice; c’est seulement maintenant que je me rends compte à quel point leur situation était difficile. On pourrait dire que le film a mis en dialogue tout ce qui n’avait jamais été dit dans notre vie ». Le réalisateur finit par « avouer » à quel point ce film est lié à son histoire: « c’est vraiment le film d’une époque de ma vie: réalisé trois ans plus tôt, il aurait été plus « révolté »: maintenant, je trouve que cela ressemble trop à un engrenage.

Truffaut  pouvait-il vraiment faire un autre film sur son adolescence en 1958? Le regard est dur, parfois « cruel », mais c’est cette »cruauté » qui a plu et convaincu le public et les critiques de l’époque… Les 400 Coups ont sans doute permis à Truffaut de régler ses comptes avec son adolescence et ses parents, mais ce film annonce aussi l’univers du cinéas­te, encore au début de sa carrière.
Sans prétendre qu’il est le »film qui contient tous les autres », l’œuvre indique déjà quelques pistes. D’abord, Les 400 Coups aborde plusieurs thèmes,sur lesquels le réalisateur va revenir: l’enfance et en particulier l’enfance malheureuse (L’Enfant sauvage, Une belle fille comme moi, L’Argent de poche), les rapports enfants/parents (L’Argent de poche, Adèle H.), l’absence et/ou la recherche du père (Les Deux Anglaises, Une belle fille comme moi, Adèle H), les rapports avec les femmes, la mère étant la première d’entre elles! ( tout le cycle Doinel, L’Homme qui ai­mait les femmes) et même le problème de l’écriture (Les Deux Anglaises, L’Hom­me qui aimait les femmes ). D’autre part, dès ce film, la veine autobiographique est clairement revendi­quée, après quelques hésitations dont nous avons parlé. Certes, après Les 400 Coups, Truffaut met quelques distances entre sa vie et son œuvre: il brouille les pistes et joue du personnage de Jean-Pierre Léaud, » fils spirituel », porte­ parole mais aussi…lui-même ( le cinéaste en arrive même à se dédoubler dans La Nuit américaine , où l’on retrouve Alphonse-Jean-Pierre et Ferrand-Truffaut). Il prend aussi du recul à l’égard du personnage d’Antoine Doinel, pour lequel il a d’ailleurs moins d’indulgence dans les autres films de la série (« je suis moins tendre pour les adultes que pour les adolescents »). Mais cette veine autobiographique ne disparaît nullement: « j’ai besoin de m’identifier, de me dire « j’ai été dans des circonstances comme çà ». Truffaut n’est d’ailleurs pas »présent »seulement dans les films du cycle Doinel, mais il s’investit dans bien d’autres personnages : le docteur Itard dans L’Enfant sauvage, Claude Roc dans Les Deux Anglaises, Ferrand dans La Nuit américaine, Bertrand Morane dans L’Homme qui aimait les femmes, Julien Davenne dans La Cham­bre verte, pour ne citer que les rôles les plus « transparents ».  Cet investissement personnel d’un auteur est certes fréquent, mais il prend un caractère presque « thérapeutique » chez Truffaut. Anne Gillain peut ainsi écrire que toute son œuvre est « un ques­tionnement inconscient d’une figure maternelle, distante, ambiguë, inaccessible », interrogation déjà présente -oh combien- dans Les 400 Coups.

De Metropolis à Blade Runner : la ville du futur ou l’avenir de l’Utopie

  Le film de Fritz Lang est sans doute l’un des premiers films de science-fiction : en particulier, il met en scène un décor promis à un bel avenir : la cité du futur. Depuis cette époque, on peut citer une bonne vingtaine de longs métrages qui ont comme cadre et parfois comme sujet, la ville de l’avenir, depuis Aelita de Jakov Protazanov (1924) à Gattaca d’Andrew Niccol (1998), en passant par Alphaville de Jean-Luc Godard (1965), 1984 de Michael Radford et Brazil de Terry Gillian tous deux réalisés en 1984, sans oublier Blade Runner, le film de Ridley Scott sorti en 1982 (cf filmographie à la fin de l’article)..Le succès d’un tel thème ne doit rien au hasard : d’abord, il permet aux réalisateurs d’élaborer de splendides décors, souvent en mettant à contribution des peintres ou des dessinateurs de leur époque (pour Aelita, certains artistes russes constructivistes ont collaboré au film de Protazanov). D’autre part, les cinéastes décrivent des sociétés du futur, ce qui les amène à dénoncer les dérives possibles du monde de leur époque.
Dans cette optique, deux films semblent se répondre, à près de 60 ans de distance : Metropolis réalisé par Fritz Lang en 1926 et Blade Runner tourné par Ridley Scott et sorti sur les écrans en 1982 (cf fiche sur le film à la fin de l’article). Cette comparaison est d’autant plus justifiée que le metteur en scène anglais a clairement revendiqué cette filiation, en déclarant que l’œuvre du cinéaste allemand était l’une de ses sources d’inspiration. Elle devrait aussi permettre de faire le point sur l’évolution de ce bel objet de cinéma, la ville du futur…

Une fascination commune pour la ville moderne
Les deux réalisateurs partagent déjà la même fascination pour le décor urbain. Comme il l’a été souvent rappelé, Fritz Lang, en voyage avec son producteur Erich Pommer à New York en 1924, aurait été subjugué par les « lumières  de la ville » ( à l’époque, le Rockefeller Center ou l’Empire State Building n’ont pas encore été construits…). Lang avait d’ailleurs dans sa jeunesse, entamé des études d’architecture et il s’est visiblement intéressé aux mouvements artistiques de son temps qui réfléchissent sur l’urbanisme de l’avenir (les futuristes italiens, les constructivistes russes, l’école du Bauhaus). Dans Metropolis, la sculpture qui se dresse au milieu des quartiers ouvriers est la réplique exacte de celle réalisée par Walter Gropius et qui se trouvait à Weimar. De même, Ridley Scott s’est inspiré des grandes villes américaines : le modèle urbain de Blade Runner serait un mélange de New York et de Chicago, pour un film censé se dérouler à Los Angeles (le cinéaste parle de recréer une ambiance, « comme dans la 42ième rue en novembre »…). Les bâtiments qu’ont voit dans le film relèvent d’un mélange assez étonnant de styles et d’époques (art déco, art nouveau, kitsch) , y compris de bâtiments existant réellement (la résidence d’Ennis Brown construite par Frank Lloyd Wright et le Bradbury Building). Les deux cinéastes ont apporté un soin tout particulier, avec leur équipe technique, à la qualité des décors de leurs films. On a déjà vu que Fritz Lang avait consacré beaucoup d’énergie à soigner les aspects visuels de Metropolis. De même, Ridley Scott s’attache les services d’excellents techniciens : Syd Mead, qui a déjà travaillé dans les équipes techniques des films Star Trek et Tron, et Douglas Trumbull, spécialiste des effets spéciaux (2001, Rencontres du troisième type, Star Trek). Les deux réalisateurs ont d’ailleurs eu du mal avec leurs producteurs respectifs car les investissements engagés pour réaliser les décors et les effets spéciaux de leurs films ont été très importants et leurs œuvres n’ont pas connu le succès populaire et critique espérés : aussi, les carrières de Metropolis et de Blade Runner ont été assez mouvementées (dans les deux cas, plusieurs versions sensiblement différentes existent, souvent après de longues années d’intervalle).

Des thématiques proches
Les deux villes mises en scène par Lang et Scott ont aussi un aspect commun : elles se déploient dans le sens de la hauteur. Dans Metropolis, le bureau du maître de la ville ainsi que les quartiers des classes dirigeantes se situent dans les étages supérieurs, alors que dans Blade Runner, Tyrell domine la cité depuis son appartement au 700ième étage.. Cette verticalité du décor urbain est soulignée par les mouvements de caméra, qui suivent les engins volants vers le haut et vers le bas (dans le film de Fritz Lang, même les intertitres défilent de haut en bas et inversement…). Les deux œuvres évoquent aussi l’agitation urbaine frénétique (en particulier, une circulation aérienne intense) ainsi que l’omniprésence de la signalisation urbaine (horloges dans Metropolis, écrans de télévision dans Blade Runner).
Mais cette verticalité a aussi une signification sociale : dans les deux films, le pouvoir se répartit de haut en bas. Les hauteurs des villes sont réservées aux élites dirigeantes (Fredersen dans Metropolis et Tyrell dans Blade Runner) et constituent des endroits privilégiés : dans le film de Lang, c’est à ce niveau que se trouvent les Jardins Éternels où le jeune Freder insouciant, folâtre avec quelques jeunes filles. L’appartement de Tyrell est le seul exposé au soleil, perçant le brouillard pesant sur le reste de la grande cité dans le film de Ridley Scott. Par contre, les classes laborieuses sont cantonnées dans les bas quartiers : les ouvriers robotisés de Metropolis n’accèdent jamais aux étages supérieurs et se déplacent dans les sous-sols de la ville, entre leurs logements et l’usine : apparemment, ils ne voient jamais le jour. Les rues de Los Angeles dans le film de Ridley Scott grouillent d’une étrange humanité, très métissée, dans une atmosphère glauque et pesante. Dans les deux œuvres, les rapports de force sont tendus. Les maîtres des villes, Fredersen et Tyrell, règnent sans partage , grâce aux forces de répression : ils ont aussi le contrôle des technologies les plus avancées et se sont assurés les services de savants qui leur permet d’affirmer leur pouvoir (Rotwang dans Metropolis, qui élabore la fausse Maria, et Sebastian, le créateur des répliquants dans Blade Runner : on peut noter que ces deux personnages se distinguent aussi par leurs logements respectifs, en décalage avec le reste de la cité : la petite maison de Rotwang et l’appartement bizarre de Sebastian). Ces deux cités présentent ainsi le même visage : celui de sociétés totalitaires, hiérarchisées et militarisées.
Dans les deux films encore, les réalisateurs ont créé des personnages, Freder et Deckhart, qui tentent de se rebeller contre le système oppressant qui règne dans ces cités. Dans le film de Lang, le fils de Fredersen, en suivant la jeune Maria, découvre horrifié, les conditions de vie de la classe ouvrière dans les usines de son père. Deckhart, le policier chargé de pourchasser les répliquants, finit par être attiré et séduit par certains d’entre eux : les deux héros sont motivés par l’amour d’une femme (Maria pour Freder, Rachel pour le policier incarné par Harrison Ford). Ces deux personnages sont en quelque sorte des médiateurs entre les deux parties de ces sociétés urbaines, entre oppresseurs et opprimés. Par contre, le dénouement de leurs aventures est différent.

Des messages différents
Car, au delà de thématiques souvent proches, les deux cinéastes ont des visions très différentes quant à l’avenir de ces cités du futur. Comme nous l’écrivons par ailleurs dans le même dossier, Fritz Lang se veut -artificiellement?- optimiste : la morale de Metropolis est rassurante : à la fin du film, on assiste à la réconciliation symbolique du Capital et du Travail, par l’intermédiaire du cœur (!). La technique correctement maîtrisée peut donc être mise au service de l’homme (seul le savant fou Rotwang est éliminé). Fredersen, le maître de la ville, maintient et même accroît son pouvoir, alors que la révolte ouvrière s’apaise (la fausse Maria révolutionnaire est immolée sur le bûcher par les prolétaires). En d’autres termes, l’ordre règne à Metropolis. Par contre, Ridley Scott tient un propos radicalement différent : d’abord, pour lui la ville du futur est en fait celle du présent… Les décors urbains qu’il filme dans Blade Runner sont ceux des grandes agglomérations américaines de son temps (verticalité des CBD, quartiers ethniques dégradés au centre des cités, multiples signaux urbains, notamment écrans télévisés ou panneaux publicitaires…). On peut même estimer que les personnages des répliquants sont une allusion au sort que connaissent les Afro-américains dans la société américaine: comme eux, ils sont chargés des sales boulots, ostracisés, considérés comme inhumains et utilisent la violence pour se faire entendre. Ridley Scott porte un regard accusateur sur cette société urbaine et il fait bien comprendre que, pour lui, le soit-disant progrès scientifique est porteur de bien des dangers, surtout s’il tombe entre des mains mal intentionnées. Au point que dans Blade Runner, les créatures artificielles que sont les répliquants apparaissent comme plus « humaines » que ceux qui les ont créés : Rachel est capable d’aimer et leur chef, Roy Batty, finit par épargner Deckhart au terme d’un violent combat, prouvant ainsi sa condition humaine.

   Si la vision des deux cinéastes est si différente, c’est sans doute à cause d’un contexte politique et historique qui a radicalement changé en un demi-siècle. Quand Fritz Lang réalise son film dans les années 1920, une grande confusion idéologique règne encore et les sociétés totalitaires, soit ne sont pas encore en place, soit sont encore mal connues. Beaucoup d’artistes de cette époque (futuristes, constructivistes, école du Bauhaus) sont fascinés par le monde des machines, des techniques, des nouvelles cités : pour eux, tous ces progrès devraient permettre d’assurer l’instauration d’un bonheur humain rationnel… Par contre, après la deuxième guerre mondiale, les totalitarismes sont mieux analysés (et en particulier le phénomène concentrationnaire, nazi et soviétique, est maintenant connu) : les dérives de sociétés techniciennes mais inhumaines sont mieux perçues. Ces villes monstrueuses, répressives, baignant dans une atmosphère glauque, sont de plus en plus nombreuses à l’écran (depuis les années 1980, les visions des réalisateurs, comme Richard Fleischer, Terry Gillian, Michael Radford sont la plupart du temps très pessimistes). Il est d’ailleurs frappant de noter que la Nature apparaît dans plusieurs films comme une alternative à l’enfer urbain (Soleil vert, Brazil). En un sens, Blade Runner radicalise Metropolis : la cité futuriste réconciliée décrite par Fritz Lang est devenue un cauchemar urbain dans le film de Ridley Scott. S’il a conservé tout son pouvoir d’évocation, le cinéma a perdu ses illusions et son optimisme.

voir aussi filmographie les villes du futur au cinéma

 

 

My Son the Fanatic, de l’intégration ethnique à la désintégration familiale

My Son the Fanatic, un film de Udayan Prasad

Royaume-Uni, 1 heure 28, 1997

Interprétation : Om Puri, Akbar Kurtha, Gopi Desai,
Rachel Griffiths, Stellan Skarsgard

Synopsis :

   Parvez a immigré du Pakistan, vingt cinq ans auparavant, avec son ami Fizzy. Il s’est très bien adapté à son nouveau pays : il apprécie le whisky, les disques de jazz, une certaine liberté…Chauffeur de taxi à Bradford, il gagne difficilement sa vie et il a tout misé sur son fils Farid, qui fait de brillantes études de comptabilité et va bientôt épouser Madelaine, la fille du commisaire de police de la ville…
Parmi ses clients habituels, Parvez s’est pris d’amitié pour Bettina, une jeune prostituée avec qui il aime bien bavarder… il lui confie ses espoirs, surtout à propos de son fils. Mais Farid semble évoluer étrangement : il rompt ses fiançailles, débarrasse sa chambre de tous ces objets « occidentaux »…Le chauffeur de taxi envisage même que son fils soit devenu drogué…
Il prend aussi en charge un homme d’affaires allemand, M. Schitz, tout prêt à s’encanailler avec Bettina…Parvez est de plus en plus inquiet à propos de Farid il confie à la jeune prostituée ses inquiétudes. Ses rapports avec la jeune femme prennent une tournure plus intime, alors que son fils s’engage résolument vers l’islamisme…

My Son the Fanatic, de l’intégration ethnique à la désintégration familiale

   Le film d’Udayan Prasad témoigne de la vitalité du cinéma anglais qui n’hésite pas à s’intéresser aux sujets sensibles de la société britannique. Depuis plusieurs années en effet, plusieurs réalisateurs, dont certains issus de l’immigration, ont évoqué dans leurs films les problèmes et parfois les joies de ces communautés. Udayan Prasad lui-même a déjà tourné en 1996 Brothers in trouble qui racontait les difficultés des immigrés du sous-continent indien à leur arrivée sur le sol britannique. Tout dernièrement encore, Joue la comme Bekcham (Bend it like Beckham) de Gurinder Chadha a obtenu un grand succès populaire outre Manche, en contant les aventures d’une petite indienne passionnée de foot. My Son the Fanatic, tiré d’une nouvelle d’Hanif Kureichi, aborde de front le problème de l’intégration des immigrés pakistanais en Grande-Bretagne et de certaines tentations islamistes de la jeunesse anglo-pakistanaise (le film a été réalisé bien avant les attentats du 11 septembre…)…Il relève aussi que le problème de l’intégration ne se pose pas dans les mêmes termes pour les pères et les fils…

Une immigration ancienne et massive
D’abord, comme le montre le film, cette immigration est massive et ancienne. Parvez (Om Puri) raconte aux clients de son taxi qu’il est arrivé en Angleterre 25 ans auparavant avec son ami Fizzy « juste pour nourrir sa famille » comme il l’avoue simplement à Bettina…En fait, ils ont trouvé facilement du travail dans les industries textiles de Bradford, alors en plein essor. Mais les conditions de travail étaient dures pour ces jeunes immigrés…Ils « turbinaient » alors « sept jours sur sept », comme le dit Parvez à M. Schitz, son client allemand…
Le film nous rappelle ainsi que le Royaume-Uni est un des pays européens de forte immigration (avec l’Allemagne et la France). Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, un flux migratoire constant et important s’est mis en place depuis les anciennes colonies britanniques vers leur ex-métropole. Venant en particulier d’Asie, ces immigrés sont alors surtout des ruraux, très peu qualifiés mais attirés par les salaires plus élevés que dans leurs pays d’origine. Dans la communauté pakistanaise en particulier, une véritable chaîne d’immigration est en place à partir des années 1960 : les premiers arrivés préparent l’accueil et le soutien logistique des suivants. Cette organisation s’appuie sur une structure patriarcale très hiérarchisée ainsi que sur une unité religieuse et linguistique très homogène (parfois même régionale : un nombre important d’immigrés pakistanais vient de la région du Pendjab). Ce mouvement continue au cours des années 1970 avec notamment la pratique du regroupement familial quand il devient évident que le séjour en Grande-Bretagne sera plus long que prévu (dans le film My Son the Fanatic, Parvez a fait venir sa femme Minoo qui semble d’ailleurs le regretter amèrement…).

La communauté pakistanaise
Parvez, Minoo, et Fizzy appartiennent à la communauté pakistanaise, un des groupes les plus importants de l’immigration au Royaume-Uni. En 1991, les immigrés comptaient 3,3 millions de personnes, soit 5,9% de la population totale (ils étaient 2 millions en 1981). Les Indiens sont les plus nombreux (27% du total) et les Pakistanais constituent le deuxième groupe (17%) juste avant les Antillais (15%). Ils se sont surtout concentrés dans les régions industrielles de la vieille Angleterre, Londres et Birmingham en particulier.. Bradford, où se déroule l’action du film, compte 68 000 immigrés dont les deux tiers sont Pakistanais (ils repésentent, avec les immigrés bengali, 15% des 488 000 habitants de la ville). Les plus xénophobes se plaignent de cette implantation massive et la ville est parfois surnommée par dérision Bradistan…

Un désir d’intégration ?
Dans cette communauté se pose bien sûr le problème de l’intégration des immigrés pakistanais à la société britannique, qui est un des thèmes essentiels du film de Prasad . Cette intégration n’est pas nécessairement souhaitée par les Britanniques eux-mêmes. Comme le remarquait un rapport récemment remis à Tony Blair, les communautés semblent « vivre parallèlement les unes aux autres ». Mais cet « apartheid » de fait arrange d’une certaine façon la Grande Bretagne. Selon Anand Menon, maître de conférence à Oxford, « contrairement au modèle républicain universaliste français, il ne s’agit pas pour les Britanniques de fondre les nouveaux arrivants dans un moule égalitaire et de les intégrer à la société. En Grande Bretagne, l’étranger est souvent ignoré mais toléré, à défaut d’être accepté ». Une doctrine de séparation qui se veut respecteuse des uns et des autres (equal but seperated , comme dans le sud des Etats-Unis…)
Mais du point des vue des immigrés eux-mêmes , la tentation est forte de s’intégrer à la société britannique et notamment pour s’élever dans l’échelle sociale. Parvez par exemple n’a aucune envie de « rentrer au pays », au contraire de sa femme…Il est bien trop séduit par certains aspects de la civilisation occidentale : le whisky, le jazz, les saucisses du petit déjeuner…Il se sent chez lui, à Bradford, au point de faire une visite guidée de la ville à ses clients, comme s’il y avait vécu depuis plusieurs générations. De fait, il considère que son dur travail dans les usines de la ville l’autorise à se revendiquer comme un citoyen de Bradford à part entière…Il envie aussi la réussite de son ami Fizzy , dont le restaurant « typique » semble connaître un grand succès (sa femme le trouve « âpre au gain »), alors qu’il est seulement chauffeur de taxi depuis des années pour des revenus apparemment modestes. Il veut surtout que son fils Farid réussisse sa vie. Il le pousse à faire des études de comptabilité et surtout, suprême honneur, espère bien qu’il va épouser une charmante jeune fille anglaise, Madelaine, fille du chef de la police local. Lors des fiançailles, il multiplie les photos avec les deux familles mélangées…
Il existe d’ailleurs des preuves d’un frémissements d’une intégration réussie : la trajectoire de certains membres des milieux intellectuels témoigne de la vitalité de ces communautés (Prasad lui-même, Om Puri, le principal interprète du film, Hanif Kureishi et V.S Naipaul, auteurs reconnus au Royaume-Uni ou même Kulvinder Ghir, producteur de Goodness Gracious me, célèbre émission de télévision sur les Indo-pakistanais…). Mieux encore, les jeunes immigrés d’origine asiatique semblent particulièrement studieux : 71% des adolescents indiens entre 16 et 19 ans sont encore dans le circuit scolaire (seulement 58% des jeunes « Britanniques de souche »…). Un quart des étudiants en médecine sont d’origine pakistanaise…

La xénophobie au Royaume-Uni
Mais ce désir d’intégration se heurte à un rejet certain d’une partie de la population britannique. Dans le film, Parvez est durement éprouvé quand il se retrouve dans une boîte de nuit aux côtés de M. Schitz et de Bettina et qu’il subit les sarcasmes racistes d’un soi-disant humoriste (celui-ci traite le chauffeur de taxi de « Saldam Rushdie », de « trou du cul satanique »…). De même, l’inspecteur de police Fingerhut, le père de la fiancée de son fils, paraît un peu « dégouté » par les manières trop démonstratives de Parvez (c’est du moins ce que Farid affirme à son père…).
De ce point de vue, il est certain que l’opinion britannique a montré parfois plus que des réticences… dans les années 1970, Enoch Powell, membre du shadow cabinet du parti Conservateur, exacerbe les sentiments contre les immigrés. Lors d’un discours retentissant à Birmingham en 1968, il s’en prend directement aux étrangers : « il est souhaitable que s’organise un flux régulier de rapatriement volontaire pour les individus qui ne veulent pas ou ne peuvent pas s’intégrer (…). Ce pays ne sera plus digne d’être habité par nos enfants. Comme les Romains, il me semble voir le Tibre se couvrir de sang… » . Par la suite, les idées racistes vont s’incarner dans le mouvement skinhead de manière beaucoup plus violente surtout au cours des années 1970-1980. Leur détestation des Pakis est particulièrement forte : « ils ne sont rien, ni noirs ni blancs »…Ces décennies sont marquées par un regain de tension, des émeutes raciales nombreuses, qui concernent aussi les immigrés venus d’Asie (Notting Hill en 1977, East End de Londres en 1978, Londres à nouveau Manchester et Liverpool en 1981…) . Depuis cette mouvance a vu son influence décliner, en partie parce que le gouvernement Thatcher est arrivé au pouvoir et qu’il est apparu intraitable face à l’immigration, mais les tensions n’ont pas disparu. Mais ce sentiment xénophobe est sans doute partagé par une frange plus importante de la population… Selon des sondages récents, deux tiers de la population s’avoue raciste et ce sentiment de défiance est important envers les Pakistanais (30% des personnes interrogées disent s’en méfier…).

Les fraises et le curry
En tout état de cause, Farid , après avoir cédé pendant sa jeunesse aux sirènes de la civilisation occidentale, n’a pas de mots assez durs pour la rejeter de toutes ses forces. Il possède des atouts non négligeables : il parle très correctement l’anglais (au contraire de son père, qui a gardé un fort accent asiatique…) : il semble avoir été un élève modèle (« il n’avait que des A », selon Parvez)..Peur de l’avenir ? Peur de ne pas être admis réellement dans la société blanche ? Toujours est-il que le jeune homme coupe brutalement les ponts avec le british way of life, sous les yeux éberlués de son père…Il vide sa chambre de tous les objets « occidentaux » (photos de la fiancée, batte de cricket, guitare électrique…). Il reproche à la société britannique de « se noyer dans le sexe », de ne vivre que « pour les choses matérielles »…Il ne croit pas à une intégration possible et de toute façon, il ne le souhaite pas… : Répondant à son père qui évoque son mariage avec Madelaine, Farid affirme : « nos cultures ne peuvent pas se mélanger. Peut-on mélanger du curry avec des fraises ? ». Il va donc se réfugier dans l’islam le plus dur, rejoindre ceux « qui ne veulent plus de ce désordre », retrouver « la croyance, la pureté »…Il fait clairement allusion à un mouvement à la limite de la légalité, lorsqu’il évoque, au cours d’un dîner avec son père, « certains hommes en prison qui ont besoin de guide »…L’islam de Farid se revendique comme clairement antisémite et contre les « Blancs » (Farid reproche à son père d’avoir cédé « à la propagande judéo-blanche »). On peut aussi relever un rejet du système économique anglais (un soupçon de marxisme ?), quand Farid avoue à son père son intention d’arrêter ses études : « la comptabilité, c’est le capitalisme et l’exploitation ! ». Un peu plus tard, il décrit ainsi les usines de Bradford au guide spirituel venu du Pakistan : « cette grande cheminée est le symbole de l’ego démesuré des industriels britanniques du XIX° siècle »… Ce « mélange des genres » est d’ailleurs curieux : en général, l’islamisme est plutôt conservateur dans le domaine social. Faut-il y voir une réminiscence des idées autrefois marxisantes du scénariste ? Mais son islam est aussi très strict envers les femmes « qui manquent de foi et donc de raison »…Parvez est ainsi très choqué de s’apercevoir un beau matin que sa femme a été cantonnée dans sa cuisine par Farid et le « sage » venu de Lahore…de même, les deux hommes sont pleinement impliqués dans les manifestations organisées par les islamistes de ville contre les prostituées : ils assiègent une maison où se sont réfugiées les jeunes femmes, parmi lesquelles se trouve l’amie de Parvez, Bettina…
Le film de Udayanba Prasad correspond bien à une réalité. L’appartenance religieuse est fortement revendiquée par les immigrés pakistanais : 97% se réclament de l’islam et d’un islam d’autant plus « pur et dur » qu’il doit affronter un environnement hostile. En 1988, d’importantes manifestations ont eu lieu à Bradford contre le livre de Salman Rushdie : « Les versets sataniques » avaient été brûlés et des portraits de l’ayatollah Khomeiny brandis par la foule. Les Musulmans réclamaient alors une loi les protégeant du blasphème et des subventions pour leurs écoles…Selon Antoine Sfeir, les mouvements islamistes ont pris de l’ampleur depuis quelques années au Royaume-Uni. Par exemple, le groupe Tabligh et le Jama’at islami du Pakistanais Mawdoudi prêchent pour la constitution d’un état islamique…Les dirigeants du FIS algérien ont aussi trouvé refuge dans la capitale britannique. Le docteur Kalim Siddiki crée en 1992 un Parlement musulman, de stricte obédience. Le sheik Omar Bakri Mohamed installé à Londres, d’origine syrienne, rêve d’un califat qui s’étendrait jusqu’au Royaume-Uni, pour lui « territoire infidèle »…Il refuse totalement l’intégration : ses coreligionnaires ne sont pas « des Musulmans britanniques » mais des « Musulmans en Grande-Bretagne »…
En fait, tous ces mouvements ont longtemps bénéficié de la neutralité « bienveillante » des autorités britanniques : ils sont tolérés, « tant que ces islamistes ne menacent pas la sécurité nationale, ne participent pas à des opérations criminelles ou à des actes terroristes », comme l’affirme le ministère de l’intérieur.. Même depuis les attentats du 11 septembre, si la police a procédé à certaines arrestations et plusieurs enquêtes, l’heure est plus à la vigilance qu’à la répression. Comme l’écrit un journaliste du Times, « alors que la France est prompte à judiciariser les extrémistes, l’Angleterre préfère les sanctuariser. En d’autres termes, leur laisser une certaine liberté d’expression pour les surveiller et ne pas les les pousser vers la clandestinité »…On n’oubliera pas que l’argent islamique-voire islamiste-pèse d’un poids certain à la City : 4 000 associations charitables, 50 banques, 3 millions de livres perçues au titre de l’impôt musulman (Zakat) sans compter les dons volontaires, les sommes en jeu sont considérables…
Quoi qu’il en soit, les islamistes ont le vent en poupe et en profitent pour tenter de s’implanter dans les 500 mosquées que compte le Royaume-Uni, pour développer leur presse, pour infiltrer les associations de croyants déjà en place…Dans My Son the Fanatic, un incident oppose d’ailleurs à la mosquée ces jeunes islamistes aux imams traditionnels…En tout cas, leur propagande s’oriente surtout vers la jeunesse, et avec un certain succès. Un journaliste d’un hebdomadaire musulman londonien relève que « la première génération suit la loi islamique à la lettre, la deuxième a choisi de rechercher l’esprit de cette loi »…

Règlements de compte familiaux
Nul doute que l’engagement de Farid dans l’islamisme est une manière aussi pour lui de « régler ses comptes » avec son père… Déjà, il lui reproche sa soumission, de sa servilité envers des gens qui le haïssent..Il l’accuse de se « compromettre » avec la civilisation occidentale « décadente». En particulier, il lui en veut de fréquenter des prostituées, d’organiser des « partouzes » pour son client allemand…En quelque sorte, il inverse le rapport d’autorité traditionnelle si fort dans la communauté pakistanaise, qui veut que ce soit le père qui fasse la leçon à son fils, et sûrement pas l’inverse…Farid se sert de l’islam pour mettre Parvez en infériorité et celui-ci est désarçonné par cette tactique. Lors du dîner orageux dans le restaurant de Fizzy, le chauffeur de taxi se sent vaguement coupable quand son fils lui lance certaines accusations à la figure et il se se réfugie dans la boisson, augmentant ainsi le malaise (cf la séquence reproduite dans ce dossier : Une explication de famille). Un peu plus tard, à court d’arguments, il finit par frapper son fils pour le faire taire et Farid de répliquer : « alors qui est le fanatique ? »…

   En fait, Parvez est dans une situation difficile. Il se rend bien compte que le sort des Pakistanais à Bradford est loin d’être enviable. « Combien de nous sont-ils heureux ici ? », s’interroge-t-il en discutant avec M. Schitz…L’homme d’affaires allemand lui fait d’ailleurs remarquer qu’il ne maitrise pas encore parfaitement l’anglais après tant d’années passées au Royaume-Uni…Au début, Parvez est même presque soulagé lorsqu’il comprend que Farid s’est engagé dans la voie de la religion. Comme il le confie à Bettina, il est d’abord très inquiet car il craint que son fils ne soit devenu homosexuel ou drogué…Mais il est séduit par l’Angleterre. Il lui rappelle que les cultures ont déjà commencé à se mélanger depuis longtemps et qu’il faut s’adapter au pays où l’on vit…Il ne se fait pas faute non plus de montrer à son fils les hypocrisies de certains imams. Parvez lui même a été définitivement « guéri » de la religion islamque à cause du traitement qu’il avait subi dans sa jeunesse, quand il apprenait l’islam avec un soit-disant « homme de foi » plutôt sadique…Il rappelle au « sage de Lahore » qu’au « pays des Purs », il existe aussi des prostituées dans les grandes villes…Il ne manque pas d’informer Farid que le guide spirituel veut s’installer dans l’Occident « décadent » et qu’il lui a demandé de lui fournir des papiers (Parvez surprend d’ailleurs le « sage » en train de s’esclaffer devant un dessin animé qui passe à la télévision…). Il est d’autant plus « remonté » contre l’imam que celui-ci devient franchement envahissant et dépense sans compter (c’est Parvez qui doit régler des factures astronomiques pour le téléphone ou l’électricité…). Parvez a une attitude parfois paradoxale. Il veut laisser à son fils « son libre arbitre » comme cela se fait en Angleterre : en même temps, il se sert de l’autorité paternelle traditionnelle pour imposer à Farid un mariage arrangé…avec une Anglaise !

Parvez et Bettina…
Enfin , le film My Son the Fanatic aborde un thème cher à Hanif Kureishi, la constitution de couples mixtes, issus d’origines différentes (on le retrouve dans beaucoup de scénarios ou de livres écrits par l’auteur, lui même né d’un père pakistanais et d’une mère anglaise…). Visiblement, Parvez et Bettina se retrouvent car ils sont tous deux isolés dans leur propre communauté : la jeune femme utilise un prénom d’emprunt et semble vivre seule ; le chauffeur de taxi partage ses journées entre son travail et sa cave-refuge, où il peut boire tranquillement son whisky en écoutant des disques de jazz…Leur amour est une façon de joindre leurs deux solitudes…Quand ils se découvrent l’un l’autre, ils s’émancipent de leur entourage, des préjugés de leur communauté d’origine. D’ailleurs, leur liaison est mal vue : même Fizzy, l’ami de Parvez, n’accepte de l’aider que s’il rompt son idylle avec la jeune femme…Ils se comportent en êtres humains libres (sans doute Parvez a-t-il épousé Minoo, son épouse pakistanaise à la suite d’un mariage arrangé…). Mais le film est ambigu sur l’avenir de leur relation…

   A la fin du film, la rupture de la cellule familiale semble consommée : Minoo a quitté la petite maison sans doute pour rentrer au Pakistan, Farid a rejoint ses amis islamistes…Mais la dernière séquence montre que Parvez garde l’espoir, comme il l’a confié à Bettina. Allongé devant la porte de la chambre de Farid, un verre d’alcool à la main, il attend le retour du fils « égaré » sur les chemins de la foi…My Son the Fanatic pose bien le problème de la seconde génération : à défaut de s’intégrer, elle risque de basculer vers l’islamisme et l’ambiance depuis le 11 septembre n’a sans doute rien arrangé. Comme le redoute un journal britannique, « notre pays, longtemps terre d’asile, deviendra-t-il terre de fracture à cause d’un homme, Ben Laden s’étant fixé pour but d’organiser une guerre entre musulmans et non-musulmans ? ». Les émeutes au sein de la communauté pakistanaise qui ont eu lieu pendant l’été 2001 à …Bradford sonnent comme un avertissement. Le film de Prasad et Kureishi est,dans un sens, prémonitoire…

 

The Full Monty, une comédie sociale à l’anglaise

The Full Monty, un film de Peter Cattaneo

Royaume-Uni, 1 heure 32 , 1997

Interprétation : Robert Carlyle, Mark Addy, Tom Wilkinson
Paul Barber, Steve Huison, Hugo Speer

Synopsis :

   Sheffield, un des centres industriels les plus actifs de Grande Bretagne dans les années 1960. 25 ans plus tard et après une décennie de thatcherisme, la ville est en plein marasme et le chômage sévit. Gaz (Robert Carlyle), divorcé,sans emploi et vivant d’expédients, décide avec cinq autres laissés pour compte, de monter un spectacle de strip-tease masculin (à la manière des Chippendales, splendides jeunes gens qui exhibent leurs corps devant un public plutôt féminin…). Le problème est que les 6 chômeurs n’ont pas vraiment le physique de l’emploi et qui leur faudra trouver une attraction supplémentaire…

The Full Monty, une comédie sociale à l’anglaise

  A première vue, The Full Monty s’inscrit dans la longue tradition des comédies britanniques pas toujours réputées pour leur légèreté. Dans les années 1970, plusieurs films ont ainsi obtenu un réel succès en tablant sur le registre comique (A Fish Called Wanda avec John Cleese en 1988, bien sûr Four Weddings And A Funeral de Mike Newell en 1994…)…Cette veine a été aussi exploitée à la télévision britannique depuis les années 1960, pour le meilleur et pour le pire (des émissions des Monthy Python à Benny Hill, en passant M. Bean…). Le film de Peter Cattaneo mise à l’évidence sur ce tableau et la campagne promotionnelle est explicite : une braguette sur les jambes du M de Monty, un slogan plutôt racoleur, « la comédie anglaise qui dévoile tout »…Au point que le film a été classé dans la catégorie R aux États-Unis (Restricted, interdit aux mineurs de moins de 17 ans non accompagnés), for the language et some nudity.... Le côté graveleux n’est pas occulté, c’est le moins que l’on puisse dire, au point de constituer le nœud de l’intrigue. Comme le dit John Cleese, « dans une comédie britannique, l’homme doit forcement baisser son pantalon »: c’est en quelque sorte la marque de fabrique du genre…

Dans l’Angleterre en crise…
Mais si The Full Monty a remporté un tel succès populaire, c’est qu’il témoigne aussi des préoccupations quotidiennes de la classe ouvrière anglaise. Le film est bien en 1997 dans l’air du temps. Comme l’écrit Derek Malcolm, critique du Guardian, « Quatre mariages, c’était la middle-class aisée avec pour seule préoccupation les intrigues sentimentales. The Full Monty, c’est la classe ouvrière ou ce qu’il en reste. Des hommes au physique moyen, la lutte pour la survie, les enfants du divorce. Le public populaire s’y est retrouvé ».
Et le film évoque à plusieurs reprises la crise qui a frappé si durement l’Angleterre industrielle ainsi que le désarroi de cette classe ouvrière autrefois reconnue.
Le générique s’ouvre sur un court film promotionnel tourné 25 ans auparavant, qui vante le dynamisme de Sheffield, « cœur de l’Angleterre industrielle, joyau du Yorkshire ». Le commentaire rappelle que la richesse de la ville repose avant tout sur la sidérurgie, qui « produit le meilleur acier du monde », qui fabrique les objets les plus variés, « des poutrelles de haute tension aux couverts inoxydables sur votre table ». Et d’insister en conclusion : « grâce à l’acier , Sheffield est vraiment une cité qui va de l’avant (on the move) ». Depuis le XIX° siècle, cette région du Yorkshire est un centre industriel pionnier, à l’avant-garde des nouvelles technologies du secteur. C’est à Sheffield qu’on utilise pour la première fois de nouveaux convertisseurs, qu’on produit les ferro-alliages, qu’on adopte les fours électriques pour les aciers inoxydables. Cette activité est « l’un des piliers de la prospérité anglaise des années 1960 ». Après la nationalisation de la sidérurgie par les Travaillistes en 1967 et la création de la British Steel Corporation, la production nationale d’acier est alors à son apogée en 1970, avec 28 millions de tonnes produites dans l’année.
Aussi, les séquences suivantes soulignent l’ampleur du déclin des industries de Sheffield : Gaz, son fils et son copain Dave errent dans de vastes hangars vides, laissés à l’abandon. Seule une fanfare continue à animer l’endroit et maintenir une présence ouvrière fantomatique ( cet orchestre fait bien sûr penser à celui du film Les Virtuoses, dont l’action se déroule aussi dans la région du Yorkshire…). Cette grave crise de l’industrie britannique est pour une bonne part dûe aux effets de la politique de Margaret Thatcher, qui devient Premier Ministre au début des années 1970. Comme l’explique Yann Le Chevalier dans un article du même dossier (cf Vingt ans de libéralisme en Grande-Bretagne), l’ultra libéralisme prôné par « la Dame de Fer » a provoqué la quasi faillite des industries traditionnelles britanniques, incapables de résister à la concurrence internationale. Les vieilles régions manufacturières connaissent alors un déclin irrémédiable et le cinéma social anglais s’en fait l’écho : Manchester dans Raining Stones, le Yorkshire dans Les Virtuoses et The Full Monty, Glasgow dans My Name Is Joe….
Gaz et ses amis connaissent bien évidemment le chômage et la plupart du temps, ils vivent d’expédients. Dans une des premières séquences, le héros du film entraîne son fils et son ami dans une aventure incertaine, qui consiste à récupérer des poutrelles d’acier pour les revendre…Il propose aussi à Nathan de regarder le match de Manchester United à travers une ouverture dans le grillage…Mais ces moyens s’avèrent insuffisants quand il s’agit de régler les arriérés de la pension alimentaire que Gaz doit verser à sa femme…Aussi pour échapper à cette vie minable, que son fils ne supporte plus, Gaz et ses copains vont se lancer dans l’aventure que l’on sait (la somme ramassée en une seule soirée par les Chippendales, soit près de 10 000 £, les a tous laissés rêveurs…). Les candidats aux auditions pour recruter de nouveaux danseurs sont souvent pathétiques : l’un d’eux, qui se déshabille sur la musique lascive de Serge Gainsbourg, avoue « qu’il est au bout du rouleau »…Les copains de Gaz fréquentent aussi souvent le « Job Club » où ils sont censés trouver de l’aide pour retrouver un emploi. Mais comme le fait remarquer Gaz, il y a bien un Club mais peu de Job….Un peu plus tard, ils viennent chercher leurs indemnités au bureau de chômage : une préposée interroge Horse avec insistance sur ses perspectives d’emploi (tout au long des années 1980, les gouvernements conservateurs vont durcir les conditions pour toucher les allocations ,et faire baisser ainsi le nombre de chômeurs dans les statistiques : en quelques années, les critères de recensement ont changé une dizaine de fois…!). On retrouve aussi dans The Full Monty le personnage peu sympathique du prêteur sur gage, le loan-shark, déjà repéré dans d’autres films sociaux des années 1980 (Raining Stones, Les Virtuoses, My Name is Joe…). Gerald surtout doit 120 £ et continue à s’endetter pour maintenir un certain train de vie. Après un premier avertissement, la sanction ne se fait pas attendre : sa maison est vidée de presque tout son mobilier, des nains de jardin à la télévision….
Mais Gaz et ses amis ne sont pas non plus prêts à accepter n’importe quel emploi. Le père de Nathan rejette les emplois qu’il juge méprisables. Par exemple, quand son ex-femme lui propose de devenir magasinier pour 2,5£ de l’heure …Il se moque de Dave qui a fini par prendre un poste de surveillant dans une grande surface..On sent bien leur amertume de ne plus être considéré comme des ouvriers qualifiés. Quand il voit l’héroïne de Flashdance s’essayer à la soudure, Dave s’amuse de sa maladresse…Ces steelworkers ont la fierté d’avoir appartenu à l’élite du prolétariat britannique, d’être les dépositaires d’un savoir-faire…
Ainsi, on peut interpréter leur projet comme une ultime révolte contre un système humiliant qui leur refuse un emploi mais aussi la reconnaissance de leur qualification. Comme l’écrit Pierre Murat dans Télérama, « les oppresseurs du monde entier commencent toujours par déshabiller ceux qu’ils veulent humilier. Ici, c’est en se dessapant que les héros retrouvent, pour quelques instants, leur dignité perdue ». On pousse ainsi la logique jusqu’au bout : vous nous avez tout pris, nous montrons tout ce qu’il nous reste…

Vers un nouvel ordre sexuel…
Mais The Full Monty aborde un autre aspect de la psychologie de ces chômeurs : le désordre social s’accompagne d’un désordre sexuel qui peut se résumer ainsi : les femmes ne sont plus à leur place et ont même tendance à prendre la place des hommes …Au Job Club, Gaz et ses copains se lamentent sur ce bouleversement qu’ils constatent mais qu’ils ne peuvent endiguer. Le jeune chômeur est encore sous le choc de ce qu’il a vu dans les toilettes (pour hommes!) du night-club : « si les femmes se mettent à pisser comme nous, c’est cuit! » et les remarques amères fusent : »d’ici quelques années, (il n’y aura) plus d’hommes, sauf au zoo. (Nous sommes) des dinosaures, passés de mode ». Et de prédire un sombre avenir : « mutations génétiques, elles deviendront…nous! ».
Plusieurs personnages de la bande partagent un même « problème » : ils sont dominés par une femme. Gaz doit verser une forte somme pour la pension de son ex-femme et continuer à voir son fils. Dave vit aux crochets de son épouse et s’en veut de ne pas être à la hauteur. Gerald n’a pas réussi à avouer à sa femme qu’il est au chômage, et continue depuis 6 mois à faire comme si de rien n’était…Ainsi, leur impuissance économique est aussi « sexuelle » et le chômage a provoqué un renversement des rôles au sein des familles. Dans cet univers d’hommes en proie au doute, on peut aussi relever que le plus « masculin » d’entre eux, Guy, n’est pas vraiment tenté par les aventures féminines. Ce sont les femmes qui travaillent et qui détiennent le pouvoir correspondant…Elles peuvent bien sûr se montrer compréhensives : après le « pillage » de sa maison, la femme de Gerald lui avoue qu’elle a toujours détesté les nains de jardin et lui reproche surtout d’avoir manqué de confiance en elle. C’est Jean qui pousse Dave à affronter le public féminin et qui lui redonne un peu d’assurance. Mais le machisme naturel de ces ouvriers est quand même mis à mal (on est bien loin du personnage parfaitement odieux d’Andy Capp…). Le film montre aussi des femmes plus pragmatiques, qui s’adaptent plus facilement à la nouvelle flexibilité du marché du travail ( mais cette vision peut bien sûr se discuter…). En tout cas, le projet des 6 chômeurs peut apparaître comme une reconquête de leurs positions perdues : c’est en dévoilant leur « spécificité » que Gaz et ses amis comptent retrouver leur position dominante dans la guerre des sexes…

Une version light…
Mais si The Full Monty aborde des sujets graves, il ne les prend jamais complètement au sérieux. Un cirtique parle ainsi « d’une version light, colorée, souriante du cinéma anglais engagé… » Le ton du film est toujours décalé, ironique. Comme l’a relevé Samuel Blumenfeld, les objets et les lieux sont souvent « détournés »: un nain de jardin sert de cache-sexe, le Job Club se transforme en tripot dès que l’animateur a le dos tourné, le bureau de chômage devient une salle de danse alors que Donna Summer chante dans les haut-parleurs. Les scènes les plus dramatiques sont désamorcées par l’ironie ou l’humour. Quand Lomper essaie de suicider avec les gaz d’échappement de sa voiture, Dave toujours serviable, s’empresse de réparer son moteur avant de comprendre de quoi il retourne. Les scènes de répétition dans des hangars sinistres prêtent souvent à rire : Guy rate lamentablement son imitation de Singing In The Rain : les apprentis danseurs réussissent leur scénographie en appliquant les règles du hors-jeu pratiquées à Arsenal…Mais le film ne bascule jamais complètement dans la comédie. Le scénariste explique qu’il a voulu retrouver « l’alchimie bizarre de la vie » et qu’il a supprimé des scènes très drôles, « mais qui créaient un déséquilibre »….

Un plein succès
C’est d’ailleurs sans doute un des clés de la réussite du film : The Full Monty remporte un grand succès populaire, qui a sans doute surpris ses promoteurs : il reste trois mois au sommet du box-office, et fait mieux ainsi que 4 mariages et un enterrement. Il a connu aussi une forte audience aux États-Unis et en France…
Le film a d’abord bénéficié d’une production soignée : Uberto Pasolini qui a initié le projet, a été chercher aux États-Unis le financement auprès de la Fox et a pu disposer d’un budget de 3,5 millions de dollars. Il peut engager l’acteur alors en vogue, Robert Carlyle, qui vient de se faire connaître grâce à Trainspotting…Le scénariste, Simon Beaufoy , explique leur idée : « montrer comment des marginalisés par le système qui n’y ont plus leur place, trouvent le ressort pour rebondir et récupérer leur identité ». Nul doute que le public populaire n’ a pas eu de mal à s’identifier à ces personnages de chômeurs, ni beaux, ni riches, ni célèbres mais pleins d’énergie. Pour certains, le film est porteur d’espoir. Un député travailliste du Yorkshire explique ainsi : « The Full Monty montre que la société civile est si profondément ancrée ici que Maggie n’a pas réussi à détruire sa résistance et son sens de l’humour. Il décrit aussi la débrouille, le soutien mutuel et indique que la page de la récession est tournée, que les gens sont prêts à tout pour avoir un boulot ». Cette dimension politique n’est pas vraiment revendiquée par les auteurs du film. Le scénariste précise : Les Virtuoses est un film politique , avec in grand P. On y conspue Margaret Thatcher et c’est tant mieux. Nous , nous ne tenons pas de discours de ce type: le constat est avant tout social et humain »…
Mais l’impact du film a été au delà des intentions de ses créateurs. Sa sortie coïncide avec la lassitude de l’opinion anglaise envers les gouvernements conservateurs au pouvoir depuis 18 ans. : « The Full Monty, c’est vraiment la fin des années Thatcher-Major » (Robert Carlyle). David Roger, producteur, n’hésite pas à dire « que ‘le film » symbolise l’optimisme et que les gens se sentent mieux depuis l’élection de Tony Blair le premier mai. The Full Monty fournit une sorte d’espoir, d’amusement, même s’il est superficiel ». L’année même de la sortie du film, le parti travailliste remporte une victoire écrasante aux élections législatives, en obtenant 420 sièges des 659 de la Chambre des Communes. Reste à savoir si les spectateurs comblés de The Full Monty ne sont pas devenus des électeurs déçus de Tony Blair, tant les changements de la politique sociale ont été imperceptibles…

 

Le chemin de la liberté ou l’itinéraire d’une enfant volée…

Le chemin de la liberté, un film de Philip Noyce

Australie, 1 heure 34, 2001

Interprétation : Everlyn Sampi, Tianna Sansbury, Laura Mongaham
Kenneth Branagh, Ningali Lawford, David Gulpili

Synopsis :

   En 1931, à Jigalong, en Australie occidentale, près du désert de Gibson, trois fillettes métisses (leurs pères sont des blancs) vivent avec leurs familles au sein de la communauté aborigène : Molly (14 ans), sa soeur Daisy (8 ans) et sa cousine Gracie (10 ans). Mais M. Neville donne l’ordre d’emmener les trois adolescentes au camp de Moore River, à l’autre bout du continent.
Arrivées dans cet endroit peu accueillant, les fillettes ne supportent pas les conditions de vie contraignantes et surtout d’être séparées de leurs mères. Molly et ses deux compagnes décident de s’enfuir pour rentrer chez elles. Commence un long voyage semé d’embûches de près de 2000 km, le long d’une clôture à lapins providentielle…

Le chemin de la liberté
Ou l’itinéraire d’une enfant volée…

   En réalisant Le chemin de liberté, le cinéaste australien Philip Noyce a voulu rendre hommage à une communauté très longtemps brimée et persécutée dans son pays, celle des Aborigènes). Pour ce faire, il a raconté le destin extraordinaire d’une adolescente de 14 ans, Molly qui n’a pas supporté d’être enlevé à sa famille et qui a parcouru près de 2000 km avec sa sœur Daisy et sa cousine Gracie pour rejoindre sa région d’origine (cette odyssée exceptionnelle a été racontée par la propre fille de Molly, Doris Pilkington Garimara, dans son livre Follow the rabbit proof fence, publié en Australie en 1996).

Une jeunesse heureuse interrompue

   Au début du film, les premières scènes évoquent la vie apparemment heureuse de Molly et de ses deux compagnes au sein de leur communauté, les Mardus, installés près du poste de Jigalong proche de la fameuse clôture à lapins . En fait, Doris Pilkington nous apprend que l’histoire familiale de Molly est un peu particulière. Sa mère Maude, avait été promise à un homme de sa tribu mais qui l’avait reniée. La jeune femme, intelligente et débrouillarde, avait travaillé comme domestique au service du chef de poste M. Hawkins. Elle avait rapidement appris l’anglais et surtout était tombée enceinte d’un employé blanc, Thomas Craig, chargé de l’entretien de la clôture. C’est ainsi que Molly est conçue : quelque temps après, Daisy naît, elle aussi d’un père blanc. Le film laisse supposer que les pères de ces enfants métis ne se sont guère occupés de leur descendance (un des gardes précise : « ils ont foutu le camp depuis longtemps… ») mais Doris Pilkington suggère que Molly a quand même connu son père. En tout cas, il semble bien que tous ces enfants métissés aient été quelque peu tenus à l’écart par le reste de la communauté : Molly reste plutôt seule jusqu’à l’âge de 4 ans, et apprécie quand elle est rejointe par Daisy, sa petite sœur et Gracie, sa cousine. M. Kelling, le chef de poste, précise : « on ne leur donnait pas toutes leurs chances, car les Noirs considéraient que les métis leur étaient inférieurs ». En tout cas, leur situation est signalée aux autorités qui chargent l’agent Riggs de récupérer les fillettes afin de les envoyer au camp de Moore River, où elles seront « rééduquées » selon les principes développés par M. Neville (selon les thèses raciales alors à la mode, on doit pouvoir en quelques générations, effacer toute trace de leur origine aborigène). Nul doute d’ailleurs que ce enfants issus de relations sexuelles entre les deux « races » n’aient suscité alors un profond malaise dans la communauté blanche. Dans le film, M. Neville, lors d’un exposé face à un escadron de bourgeoises pincées, évoque la création « d’une indésirable troisième race » .
Quoi qu’il en soit, le film souligne bien l’intensité des liens familiaux qui existent entre les trois fillettes et leurs mères. Quand Martha, une des filles du camp de Moore River, parle de « tous ces bébés « qui n’ont pas de maman », Molly répond : « j’en ai une, moi ». Une autre séquence traduit aussi la force de cet attachement : au début de leur fuite, les fillettes posent leurs mains sur la clôture à lapins alors qu’à l’autre extrémité, fait le même geste, un sourire aux lèvres…
L’arrachement des trois fillettes à leurs mères est une scène bouleversante et l’arrivée au camp de Moore River ne peut renforcer la conviction de Molly qui veut s’enfuir à la première occasion (un rapport de l’époque prévenait d’ailleurs la direction du centre : « il est nécessaire de les surveiller pour les empêcher de s’enfuir »). Molly et ses deux compagnes sont choquées par tout ce qu’elles découvrent : la promiscuité des dortoirs, l’embrigadement religieux, les tâches qu’on veut leur imposer, le racisme imbécile des autorités (on leur interdit de s’exprimer dans leur langue), et même la brutalité de la répression dont sont victimes celles qui tentent de s’échapper (la jeune Olive partie retrouver son petit ami, enfermée au mitard, après avoir été retrouvée par le traqueur Moodoo). Aussi, l’adolescente prend rapidement sa décision : alors qu’elle rêve à sa mère, elle pense avec dégoût à ceux qui l’opprime, M. Neville et le traqueur : « ils me rendent malades, ces gens-là ».

Un chemin semé d’embûches

   Le périple qui est accompli par les trois fillettes est alors incroyable : près de 2000 km, pendant 9 semaines, dans une des régions les plus dures du monde. Les obstacles semblent presque insurmontables.
Déjà, ceux qui se lancent à leur poursuite sont puissants et tenaces. Moodoo, le traqueur aborigène, a déjà fait la preuve de son efficacité (il vient de ramener la jeune Olive). Il est aussi probable que les autorités lui font miroiter une liberté future (il veut retrouver sa famille dans une autre région), s’il fait la preuve de son zèle dans l’accomplissement de sa mission. M. Neville se montre aussi particulièrement acharné à retrouver les trois fillettes. Il craint déjà pour la réputation de son service, si elles n’étaient pas rattrapées. Il se croit en quelque sorte investi d’une mission sacrée envers les Aborigènes. A la fin du film, il se désole que ceux-ci ne soient pas plus coopératifs : « si s’ils voulaient bien comprendre ce que nous essayons de faire pour eux ». Aussi, il tente de mobiliser le plus de moyens possibles , notamment en policiers, pour réussir la traque des trois enfants.
Un autre obstacle évident est la région même dans laquelle se déroule la fuite des trois fillettes (cf article dans le même dossier) : elles doivent affronter la dureté du climat de cette partie de l’Australie, la végétation clairsemée du bush, la faible densité humaine alors qu’elles ne semblent avoir emporté que le strict minimum (elles n’ont pas de manteaux pour affronter le froid).
E    nfin, le groupe des trois fillettes a parfois du mal à rester soudé. Molly s’impose comme le chef naturel des trois gamines : elle est la plus âgée et la plus décidée et c’est elle qui prend la décision de quitter le camp de Moore River. Elle doit quand même faire face, à plusieurs reprises, aux doutes, au découragement, à la fatigue de sa petite sœur et de sa cousine (les deux plus grandes doivent porter la plus petite sur leur dos..). Elle ne parvient pas à dissuader Gracie d’aller rejoindre sa mère qui se trouve dans la ville de Wiluna (la fillette sera d’ailleurs reprise à ce moment-là par la police). Quand, à la fin du film, Molly se jette dans les bras de sa mère, elle se désole : « j’en ai perdu une ».

Des atouts non négligeables
Malgré cela, les trois fillettes bénéficient de circonstances favorables. D’abord, à plusieurs reprises, elles sont aidées dans leur entreprise par les personnes qu’elles rencontrent sur leur chemin, qu’elle soient de la communauté blanche ou aborigène. Selon Doris Pilkington, il semble bien que les trois fillettes en aient profité tout au long de leur fuite : en général, Daisy et Gracie allaient à la rencontre des personnes susceptibles de les aider, alors que Molly restait en embuscade, pour avoir comment les choses allaient tourner. Sans doute sensible à la situation difficile des trois enfants, c’est une fermière blanche, au début de leur évasion, qui les nourrit, leur donne des manteaux et leur indique la direction de la clôture (dans la réalité, Mme Flanagan avertit aussi les autorités de la présence des trois fillettes en fuite). Un peu plus tard, c’est un des hommes chargés de l’entretien, qui leur indique comment couper à travers le bush pour rejoindre la clôture nord (involontairement, il permet ainsi à Molly et ses deux compagnes d’échapper à leurs poursuivants…). Les membres de leur communauté leur apportent aussi une aide précieuse : au début de leur fuite, elles croisent deux chasseurs aborigènes, qui quelques allumettes et une partie de leur gibier. Plus tard, une jeune domestique, qui a connu le camp de Moore River, les héberge pour une nuit et leur permet d’échapper à nouveau à la police.
Les trois fillettes bénéficient aussi des dissensions qui règnent dans le camp de ceux qui les pourchassent. Assez vite, l’inspecteur de police de Perth renâcle à accorder tout son soutien à M. Neville : la traque des Aborigènes coûte cher en hommes et en moyens financiers. Les policiers blancs ont aussi plus de mal que les indigènes à supporter la dureté du climat du bush : après trois semaines d’attente près de la clôture à lapins, c’est l’agent qui finit par se décourager et décide de lever le camp (« autant chercher une aiguille dans une botte de foin »). On peut aussi relever à ce propos l’ambiguïté de l’attitude de Moodoo, le traqueur aborigène. Certes, il a tout intérêt à réussir à rattraper les trois fillettes (M. Neville pourrait lui en être reconnaissant et le laisser repartir chez lui). Mais il est aussi en quelque sorte solidaire de Molly. Il est admiratif devant l’ingéniosité de l’adolescente à brouiller les pistes (« elle est intelligente, cette petite ») et il comprend parfaitement sa motivation, d’autant qu’il voudrait bien faire la même chose (« elle veut rentrer chez elle »). Quand le blanc décide d’abandonner les recherches, le traqueur esquisse un petit sourire.
Les trois fillettes semblent aussi très bien adaptées à la vie dans le bush, au contraire de certains de leurs poursuivants. Dans son livre, Doris Pilkington précise que Molly a été initiée dès son enfance à cette vie dans cette région, grâce à son beau-père. De toute façon, la communauté aborigène a , au cours de temps, accumulé tout un savoir-faire que les adolescentes ont reçu en héritage de leurs familles. Ainsi, la clôture à lapins, construite en 1907, est un point de repère connu et utilisé par toutes les tribus aborigènes d’Australie occidentale depuis une vingtaine d’années (ce n’est sans doute pas, comme le suggère le film, une idée géniale apparue dans le cerveau de Molly…). Les trois fillettes savent se repérer, chasser, marcher de longues heures sous le soleil, se nourrir de quelques herbes arrachées au désert…bref, elles sont capables d’une résistance physique hors du commun, due à une éducation précoce.
Mais, outre ce savoir-faire, les trois fillettes sont aussi animées d’une foi chevillée au corps. Comme nous l’avons déjà dit, elles veulent absolument retrouver leurs familles, avec qui elles sont en communion, pour ne pas dire en communication spirituelle (certaines scènes du film suggèrent l’intensité de ces liens familiaux). Elles se sentent comme poussées par leur foi et il leur semble que l’oiseau-esprit les guide et les protège à la fois (quand Molly et Daisy s’évanouissent dans le désert, c’est lui qu’elles aperçoivent quand elles se réveillent).

Le cinéma au service de la mémoire
La conclusion du film est amère. Si la détermination des fillettes finit par payer, c’est aussi l’acharnement des Blancs qui doit être relevé. Gracie, arrêtée alors qu’elle essayait de rejoindre sa mère à Wiluna, est renvoyée au camp de Moore River et ne reverra jamais Jigalong. Molly, qui s’est mariée et a donné deux naissance à deux petites filles, est à son tour reprise et également placée dans le centre d’où elle s’était enfuie (elle réussira d’ailleurs une seconde fuite avec sa fille Annabelle, neuf ans après la première!). le générique de fin nous apprend également que ces déplacement d’enfants aborigènes ont duré jusqu’en 1970… On mesure alors à quel point ce film est utile pour entamer l’indispensable travail de mémoire, à propos du sort réservé aux Aborigènes en Australie. Il était temps que le cinéma australien s’intéresse à ces « générations volées », dont Molly est une figure emblématique.

 

 

 

Le Tunnel : De la fiction à la réalité historique

Le Tunnel, un film de Roland Suso Richter

Allemagne, 2 heures 37, 2001

Interprétation : Heino Ferch, Nicolette Krebitz, Sebastian Koch
Alexandra Maria Lara, Claudia Michelsen, Mehmet Kurtulus
Felix Eitner, Heinrich Schmieder, Uwe Kokisch

Synopsis :

    Berlin, août 1961 : l’Allemagne de l’Est ferme ses frontières entre les deux zones de Berlin…Harry Melchior, champion de natation en RDA quitte Berlin-Est avec de faux papiers mais promet à sa soeur Lotte de revenir la chercher. Il retrouve son ami ingénieur Matthis, dont l’amie Carola est restée à l’Est après avoir été arrêtée lors de leur fuite à l’Ouest. Ensemble, les deux hommes projettent de percer un tunnel sous le Mur..Vic et Fred se joignent à eux et les travaux commencent. Une jeune fille, Fritzi, veut absolument intégrer l’équipe pour faire venir son ami Heiner, mais Harry est méfiant…A l’Est, le colonel Krüger emploie tous ses efforts pour empêcher le projet d’Harry et de Matthis. Notamment, il fait pression sur leur entourage pour les obliger à collaborer avec la police est-allemande…Mais l’audace et l’obstination des jeunes Allemands semblent avoir raison de tous les obstacles…

Le Tunnel :
De la fiction à la réalité historique

   Le film de Roland Suso Richter aborde un sujet si fondamental qu’on est presque étonné du faible nombre de films allemands qui l’ont traité. Certes, pendant la Guerre Froide et la Détente, le cinéma américain ne s’est pas fait faute d’évoquer le sort de Berlin pour développer des thématiques le plus souvent pro-occidentales. Pour ne citer que les plus célèbres, on peut mentionner L’homme de Berlin de Carol Reed (1953), Les gens de la nuit de Nunnally Johnson (1954), A Man on a Thightrope d’Elia Kazan (1959) ou encore L’espion qui venait du froid de Martin Ritt (1965)… Mais dans ce dernier film, le manichéisme de l’époque précédente est battu en brèche : on n’est plus trop sûr que l’Ouest soit le bon côté…En tout cas, la production allemande sur ce thème est plus limitée. Tous les grands réalisateurs allemands des années 1970 aux années 1980 ont évoqué des sujets politiques de leur époque (Volker Schlondörff avec L’honneur perdu de Katharina Blum –1975-, Rainer Werner Fassbinder avec Le Mariage de Maria Braun -1979- Tous les autres s’appellent Ali-1973-, Margarethe Von Trotta avec Les années de plomb -1981-…) Mais leurs préoccupations sont autres : ils s’intéressent plus au passé nazi de leur pays et à ses traces, à l’américanisation de la société allemande, au problème du terrorisme des « années de plomb »…Plus récemment, depuis la chute du Mur en 1989, le « travail de deuil » a commencé mais Bernard Eisenschitz dans son livre sur le cinéma allemand ne relève que deux fictions évoquant la coupure de l’Allemagne : Les Fruits du paradis d’Helma Sanders-Brahms (1991) et Les années du Mur de Margarethe Von Trotta (1994). Il y a peu, Schlöndorff revient sur le terrorisme et ses liens avec la RDA dans Les trois vies de Rita Vogt (1999).
Aussi, Le Tunnel de Roland Suso Richter est bienvenu : il permet de revenir sur des épisodes essentiels de l’histoire allemande et européenne. Certes, le réalisateur a mis en « fiction » une aventure réelle dans un style qui rappelle le cinéma d’aventures hollywoodien : un personnage principal fort, une narration claire et bien menée, un sens certain du suspense. L’histoire de Harry Melchior est inspirée de la vie d’Hasso Herschel qui entreprend avec ses amis le creusement d’un tunnel dans le secteur français de Berlin : en 1964, 36 jeunes gens et une jeune fille…dégagent une galerie de 145 mètres de long pendant près de 6 mois, qui aboutit dans Bernauer Strasse : 28 personnes réussissent ainsi à fuir Berlin-Est…L’intérêt du film de Richter est de s’ancrer dans la réalité historique. Plusieurs séquences (comme celles du générique) sont directement tirées d’archives de l’époque. D’autres, comme celle du soldat est-allemand qui saute par dessus les barbelés le 15 août 1961, sont reconstituées d’après des images tournées alors par la presse filmée (en particulier, plusieurs incidents le long du Mur de Berlin évoqués dans le film sont inspirés d’épisodes réels, comme nous l’évoquons plus loin…). La petite histoire du Tunnel s’inscrit bien dans la Grande Histoire de l’Allemagne d’après-guerre…

Avant le Mur de Berlin
Avant même la fin de la seconde guerre mondiale, les Alliés, y compris l’URSS, avaient prévu l’occupation de l’Allemagne et son partage en plusieurs zones. Le protocole du 14 novembre 1944 prévoyait ainsi que Berlin serait administrée par une autorité interalliée, la Kommandatura et qu’aucune puissance alliée ne serait habilitée à exercer seule son autorité dans son secteur…Ce démembrement est entériné aux conférences de Yalta et de Postdam : il est précisé que chaque vainqueur peut « se servir » dans sa zone d’occupation pour les réparations de guerre, et qu’il est chargé de la dénazifier…De fait, ce partage ne correspond pas une vision commune et chacun reste avec ses arrière-pensées. Ainsi Staline confie-t-il à un communiste yougoslave : « celui qui a conquis un pays lui impose son propre système sociopolitique aussi loin que son armée avance, il ne peut en être autrement ». Comme le note Anne Le Gloannec, « l’émergence d’une particularité berlinoise et de la division en deux états résultèrent, non d’un accord politique, mais bien d’un constat de désaccord, qui figea les lignes de fracture de l’occupation militaire ».
L’URSS va d’ailleurs essayer assez rapidement de profiter de son avantage (c’est elle qui parvient d’abord dans la capitale du Reich…), en plaçant notamment ses hommes dans certains postes clés , dans la police ou l’enseignement par exemple…Le KPD pratique un véritable forcing envers le SPD pour l’amener à fusionner le plus rapidement possible…Mais les sociaux-démocrates s’y refusent car ils ont alors le vent en poupe et se méfient d’une alliance qu’ils estiment contre nature. Les communistes créent alors le SED (Sozialistische Einheit Parti) en avril 1946. Les élections d’octobre 1946 consacrent la suprématie du SPD dans la ville de Berlin (ils ont presque la majorité, alors que la CDU obtient 22% des voix et les communistes seulement 20%…). La nomination du social-démocrate Ernst Reuter à la mairie se heurte au veto de l’URSS…
En 1947, comme on le sait, la tension entre les deux camps ne cesse d’augmenter (discours de Churchill à Fulton, proposition du plan Marshall…) et la pression soviétique se fait immédiatement sentir dans la ville de Berlin : contrôle de plus en plus tatillon des liaisons, départ de l’URSS de la commission de contrôle…Finalement, Staline fait mettre en place en juin 1947 le blocus de Berlin, qui va durer près d’un an . Alors que les Occidentaux ne disposent que de 6 semaines de vivres, un immense pont aérien permet de ravitailler Berlin Ouest et ses habitants (Reuter est triomphalement réélu, les fonctionnaires communistes sont « épurés »…).
Cette première crise de Berlin, outre qu’elle conduit à la création de deux états opposés, a pour conséquence de mieux souder les Alliés. Mais elle montre aussi les limites de ce peuvent faire les puissances occidentales : dès 1948, elles semblent considérer que Berlin Est est perdu…et elles abandonnent de facto presque tous leurs droits sur la zone occupée par les Soviétiques (elles continuent cependant à circuler dans la partie Est, notamment jusqu’à la prison de Spandau où est enfermé Rudolf Hess…). La situation se fige alors pour plus d’une décennie. Berlin-Est regroupe 8 des 20 arrondissements d’avant guerre, soit 403 km². La partie Est de la ville rassemble 1,08 millions d’habitants, soit une densité de 2685 hb/km² (pour Berlin-Ouest, les chiffres sont les suivants : 479 km², 2,19 millions d’habitants, 4571 hb/km²). Il est à noter que Berlin-Est est mieux lotie sur certains points que sa rivale occidentale. D’abord, elle comprend certains des quartiers les plus prestigieux de la capitale d’avant guerre : le vieux centre politique, certaines avenues comme Unter der Linden…Elle bénéficie aussi d’avoir été choisie comme capitale du nouvel état d’Allemagne de l’Est et de profiter ainsi d’importants travaux d’urbanisme dès les années 1950 (construction des Magistrale, dont la fameuse Stalin-Allee…). A l’inverse, Berlin-Ouest a une situation géopolitique complexe : elle se trouve dans le territoire de la RDA et elle n’est pas la capitale de la RFA…Au point qu’on a pu parler d’une certaine désaffection des politiciens occidentaux allemands envers cette ville qui apparaît comme le symbole de la défaite du pays… Le chancelier Adenauer, rhénan chrétien-démocrate, ne se rend que trois fois en vingt ans dans le Berlin-Ouest social-démocrate…La coupure entre les deux parties de la ville est renforcée par le manque de moyens de liaisons (Seuls le métro et le S-Bahn parcourent les deux zones…).
Malgré tout, les déplacements sont encore libres : tous les jours, 50 000 Allemands de l’Est se rendent pour travailler dans la partie Ouest (ils en profitent pour se ravitailler…) et 10 000 Allemands de l’Ouest font le chemin inverse…Après la mort de Staline en 1953, des révoltes très graves éclatent à Berlin-Est et dans plusieurs grandes villes de la RDA : les ouvriers, pourtant flattés par le régime, s’insurgent contre les mauvaises conditions de travail et l’accroissement des normes de production : ils réclament clairement le départ de Walter Ulbricht (« La barbichette doit partir ! ») (cf article dans le même dossier : Berlin-Est, 1953). La brutalité de la répression des Soviétiques et des Allemands de l’Est montre que le dégel n’est pas encore commencé dans cette partie de l’Europe (les Berlinois restent très sensibles à l’évolution de la situation politique à l’Est : quand la révolte hongroise est écrasée en 1956, près de 100 000 personnes , emmenées par Willy Brandt, vont manifester devant le mémorial aux victimes du fascisme…).

L’ultimatum de Khrouchtchev
A la fin des années 1960, les dirigeants de l’URSS tentent de profiter d’une situation internationale qui leur est plus favorable. D’abord, ils semblent avoir comblé leur retard technologique par rapport aux Etats-Unis , et les ont même dépassé dans le domaine spatial
(ce sont eux qui prennent l’avantage avec le lancement du premier engin spatial, l’envoi d’un homme dans un satellite…). Dans la course aux armements nucléaires, ils ont massivement développé les missiles intercontinentaux (certes, ce fameux missile gap, dénoncé par Kennedy, s’est avéré illusoire mais ce qui compte, c’est que les Soviétiques ont l’impression d’avoir marqué des points…). Sur le terrain, c’est à dire en Allemagne même, la supériorité des troupes de l’URSS et de ses alliés est écrasante : 22 divisions des forces du Pacte de Varsovie sont stationnées en RDA, sans compter les 6 divisions d’Allemagne de l’Est. Face à ces troupes, les Alliés ne comptent que 11 000 hommes à Berlin-Ouest…Aussi, en novembre 1958, le premier secrétaire de l’URSS communique une note aux trois Alliés, qui ressemble plutôt à un ultimatum : il demande que Berlin-Ouest devienne une ville libre et démilitarisée, placée sous le contrôle de l’ONU. Il reproche en outre aux Occidentaux d’alimenter dans les zones qu’ils contrôlent un foyer « d’activités subversives »…Khrouchtchev reste flou sur les échéances mais cette initiative trouble le camp allié. De conférence en conférence, l’idée finit par s’enliser : en particulier, la réunion de Paris en 1959 est torpillée par l’incident de l’U2, alors qu’Eisenhower s’apprêtait à lancer l’idée d’Open Skies (un contrôle aérien réciproque des deux Grands)…Khrouchtchev claque la porte de la conférence. Quelques mois plus tard, le dirigeant soviétique essaie de profiter de l’inexpérience du jeune président démocrate Kennedy au pouvoir depuis janvier 1961, déjà embourbé dans la malheureuse affaire de la Baie des Cochons…La réunion de Vienne en avril 1961 tourne au cauchemar pour le dirigeant américain qui doit subir une forte pression des Soviétiques, et en particulier sur la question de Berlin…Finalement, Kennedy repousse les exigences de l’URSS et réaffirme les 3 principes intangibles de la politique américaine (The Three Essentials): présence américaine à Berlin-Ouest, libre accès des troupes américaines à Berlin, viabilité et sécurité de la ville avec le reste de de la RFA…

La RDA en crise
La situation intérieure de la RDA se détériore un peu plus, augmentant encore la tension entre les deux camps…Dans les années 1950 en effet, le régime est-allemand tente de marcher plus rapidement vers une « soviétisation » de la RDA. En 1957, le SED avait annoncé la mise en place d’un plan septennal pour l’économie, sur le modèle des plans soviétiques (ce qui impliquait en particulier un accroissement des normes de production)… La collectivisation des terres était menée avec plus de détermination. En 1959, seulement un tiers des terres sont collectivisées : il est prévu de mettre en place 300 000 fermes collectives pour l’année, et encore le même nombre pour l’année suivante. Enfin, le contrôle idéologique et social est renforcé (Erich Honecker met en place l’organisation de la Jeunesse allemande libre)…Le résultat ne tarde pas et les dirigeants est-allemands ne peuvent que constater le nombre toujours croissant de « ceux qui votent avec leurs pieds » : 331 000 en 1953, 184 000 en 1954, 280 000 en 1956, plus de 200 000 encore en 1960. L’année 1961 se présente tout aussi mal pour le régime communiste, qui dénonce violemment ceux qui font « trafic d’êtres humains » : près de 17 000 en mai, deux fois plus en juillet, 1000 par jour la première semaine d’août, 2 000 la deuxième semaine du mois…Cette hémorragie est d’autant plus grave que la RDA se voit privée d’une main d’oeuvre qualifiée (15 % de la population active, dont 7000 personnes de professions supérieures, 5 000 médecins et dentistes, 17 000 scientifiques…Les personnages du Tunnel de ce point de vue sont emblématiques : Matthis est ingénieur, Harry un brillant sportif que la RDA essaie de retenir… Comme à chaque fois en période de crise, les dirigeants est-allemands multiplient les contrôles tatillons, coupent les liaisons téléphoniques, exigent de nouveaux documents pour entrer en zone Est…Mais, pour Walter Ulbricht, le dirigeant de la RDA, il est temps d’agir avec plus de détermination (il avait déjà voulu profiter de la crise hongroise en 1956 pour annexer Berlin-Ouest mais s’était alors heurté au veto soviétique…). Dès la fin des années 1960, le SED avait préparé un plan de fermeture de la frontière entre les deux secteurs de Berlin, l’opération « Muraille de Chine » mais l’URSS était encore hésitante. Au début du mois d’août 1961, lors d’une réunion des secrétaires généraux des partis communistes membres du Pacte de Varsovie, Ulbricht obtient le feu vert des Soviétiques et l’appui des autres démocraties populaires. Même les Américains semblent s’attendre et même se résigner à une action de la RDA. Le sénateur démocrate Fullbright déclare le 30 juillet : « les Russes ont le pouvoir de fermer l’échappée berlinoise ». D’ailleurs, il avoue ne pas comprendre que les Allemands de l’Est ne ferment pas la frontière « car ils ont le droit de le faire… » (dès le lendemain de cette déclaration, le flot des réfugiés venant de l’Est s’accroît…).

Berlin : 13 août, 0 h 35…
Alors que les premiers week-ends connaissent une augmentation des « passeurs de frontière » (plus de 3000 le 6 et 7 août, 3700 le 8 et le 9.. .), les forces de la RDA passent à l’action dans la nuit du 12 au 13 août : plusieurs divisions est-allemandes prennent position, appuyées par des blindés soviétiques, deux mètres en retrait de la ligne de démarcation…Les lignes de S-Bahn sont fermées et les points de passage considérablement réduits (97 avant le 13 août, plus que 13 ensuite…). Les troupes sont nombreuses (on compte un soldat tous les deux mètres…) mais il ne s’agit encore que de barbelés ou des chevaux de frise…Le blocus n’est pas hermétique : la Spree, certains canaux, les lacs de Berlin ne sont pas gardés avec la même vigilance…Le long de la Bernauer Strasse dans le secteur français, des immeubles surplombent la partie occidentale et beaucoup n’hésitent pas à sauter par les fenêtres. Aussi, les tentatives de fuite juste après le 13 août sont nombreuses : encore 50 à 80 personnes par jour dans la semaine qui suit…(dans le film, Harry et Matthis assistent à l’évasion réussie du soldat est-allemand sautant par dessus les barbelés, le même Matthis et sa femme Carola choisissent de passer par les égoûts….). Aussi, dès le 15 août, les autorités est-allemandes entreprennent la construction d’un véritable mur « en dur », de 1 mètre 50 à 2 mètres…

Une action « condamnable mais prévisible »
Les réactions des Alliés sont plus que prudentes…Il faut dire que le moment a été bien choisi (en pleine vacances d’été, un week-end, alors que le corps diplomatique ets souvent absent de Berlin) et que le rapport de force est pour le moins déséquilibré (dans la ville même, on compte 11 000 soldats des forces alliées contre…60 000 hommes des troupes de la RDA et de l’URSS…). L’attitude américaine est bien timide. Dean Rusk, le secrétaire d’Etat déclare vers 17 heures le premier jour : « jusqu’à présent, les mesures prises ne visent que les habitants de Berlin-Est et de la RDA et non la position des Alliés à Berlin-Ouest ou leur accès à la ville » : d’ailleurs, le président Kennedy ne renonce pas à ses vancaces dans la propriété familiale de Hyannis Port…Comme à l’accoutumée, le ministre des affaires étrangères français, M. Couve de Murville, se montre froidement réaliste : « on fera une note et voilà tout » confie-t-il au diplomate Hervé Halphand et de qualifier l’action de la RDA de « condamnable mais prévisible »…De fait, certains dirigeants sont presque soulagés : « Cela aurait pu être pire… » entend-t-on à l’ambassade américaine, où l’on craint sans doute une réédition du blocus de 1948. La presse occidentale peut brocarder le régime communiste, mais les réactions d’indignation semblent bien peu efficaces. Le Times écrit ainsi que la RDA doit « admettre que son pays est si déplaisant que ses malheureux citoyens doivent y être retenus par la force »…

   Bien sûr, la réaction de la population de Berlin-Ouest est différente : dès les premières heures, de nombreux rassemblements ont lieu tout au long de la ligne de démarcation du côté occidental, et la foule invective les forces de sécurité…Dès le 16 août, Willy Brandt organise une immense manifestation qui réunit près de 250 000 personnes devant l’Hôtel de Ville. Les slogans trahissent toute l’amertume des Berlinois de l’Ouest qui espéraient une réaction plus déterminée des puissances occidentales : « Trahis par l’Ouest », « Munich 1938, Berlin 1961 »…La population est déçue : « nous avons été vendus mais pas encore livrés » et la propagande est-allemande enfonce le clou : « mettez vous de notre côté car des autres , vous n’avez rien à attendre »…Mais les habitants de Berlin-Ouest regrettent aussi l’attitude réservée du chancelier Adenauer, alors en pleine campagne électorale : « on a rappelé au Vieux qu’il n’y avait pas que les élections… ». La presse ouest-allemande est au diapason de l’opinion publique : le Bild Zeitung peut titrer : « L’Est agit, l’Ouest ne fait rien » En tout cas, les Berlinois perdent vite leurs illusions : en 1961, 71 % des habitants croyaient encore à une intervention des Occidentaux, mais seulement 41% après 1962…
En fait, les évènements de Berlin vont être occultés par d’autres tensions, plus graves encore. Moins d’un an après, les États-Unis doivent affronter la crise des fusées à Cuba en octobre 1962. Ce dernier affrontement les convainc qu’il faut activer le rapprochement avec l’URSS et entrer réellement dans l’ère de la Détente. Dans ce nouveau contexte, Berlin ne doit pas constituer un casus belli, même si les Américains rappellent aux Russes les conditions minimums à respecter (les fameux Three Essentials). Même le fameux discours de Kennedy en juin 1963 n’a pas toujours été compris.. Le même jour, il tient des propos très apaisants envers l’URSS et insiste sur le développement de bonnes relations avec l’Est . De fait, il adopte plus ou moins la position gaulliste : le maintien d’une espérance à long terme et une approche pragmatique à court terme (le Général estime que la réunification dans la liberté est « le destin normal du peuple allemand »). Alors qu’avant 1961, Berlin était une obsession pour les Occidentaux (Dean Rusk déclarait alors : « when I go to sleep, I try not to think about Berlin », « quand je vais dormir, j’essaie de ne pas penser à Berlin ») , la situation est en quelque sorte figée, mais à moindre frais. Comme l’écrit Anne Marie Le Gloannec, « dans l’immédiat, le mur est apparu comme un facteur de stabilisation. Il s’élevait entre les hommes et la guerre. Il évitait même que la crise n’éclate vraiment (…). Personne n’avait pensé mourir pour Berlin. Dans les imaginations, le mur marquait le « finis occidentalis » : au delà, la barbarie… »

Vivre avec le Mur
Aussi, dans les années suivantes, les Allemands s’habituent à vivre à l’ombre du Mur de Berlin. Déjà, la RDA développe considérablement le système défensif autour de la ligne de démarcation (les spécialistes distinguent 4 étapes de renforcement…) . Dès la fin de l’année 1961 et jusqu’en 1963, les immeubles situés près du Mur sont rasés (les habitants sont prévenus seulement quelques heures avant…). Le ciment aggloméré est remplacé par du béton armé. Sont installés des défenses antichars, des mines antipersonnels, des barbelés électrifiés, des nappes de sable afin de repérer les traces, des miradors et des bunkers. Les troupes affectées à la surveillance sont nombreuses et bien équipées (au moins cinq administrations sont concernées : la Stasi, l’armée, les Vopos, la police des frontières, les milices ouvrières réputées les plus loyales envers le régime…). Au début des années 1980, on comptera jusqu’à 14 000 hommes chargés de surveiller le Mur, avec 600 chiens policiers (cf article dans ce même dossier : Le Mur en chiffres…). La population est-allemande et en particulier à Berlin subit une surveillance sévère de la part des différents services de police et de leurs nombreux correspondants (comme Carola et Théo recrutés par le colonel Krüger dans le film : cf article dans ce même dossier).
Ce renforcement de la surveillance ne décourage pas les Allemands de l’Est d’essayer de franchir l’obstacle. De multiples tentatives ont lieu pendant « les années du Mur ». Anne Marie Le Gloannec relève que près de 60 000 personnes ont été arrêtées pour « délit de fuite », 70 tués au cours de leur fuite, mais que près de 200 000 ont réussi à passer à l’Ouest. Certaines de ces tentatives apparaissent d’ailleurs dans le film de Roland Suso Richter : outre le soldat est-allemand, on voit également un autobus qui enfonce le Mur, permettant à un groupe de réfugiés de prendre la fuite du côté Ouest (forcer le passage avec un véhicule est un moyen souvent utilisé : près d’une vingtaine de fois durant cette période…). On assiste également à la tentative de Heiner, l’ami de Fritzi, mais qui est abattu par un garde et laissé à l’agonie. Cet épisode rappelle l’histoire de Peter Fechter, tué en août 1962 alors qu’il tentait de passer le Mur et laissé sans secours pendant un long moment : cet incident avait provoqué la colère des Berlinois qui scandaient devant les Vopos : « Der Mauer muss weg » (« le Mur doit disparaître »). Mais le procédé le plus sûr est celui utilisé par Harry et ses amis : creuser un tunnel. Certes, cette méthode pose de nombreux problèmes : éviter de faire trop de bruit, évacuer la terre, ressortir au bon endroit mais ce système semble avoir bien fonctionné et en plusieurs endroits. Il est moins spectaculaire et plus fiable que d’autres moyens utilisés par certains Allemands de l’Est : se laisser glisser le long d’un câble entre deux immeubles, monter à bord d’une montgolfière ou d’un petit sous-marin pour traverser la Spree !
Les deux Berlins s’habituent lentement au Mur : les graffitis témoignent même d’une certaine résignation : « les bonnes barrières font les bons amis », « Il serait temps que nous vivions » : et d’ailleurs pour certains, les priorités sont autres : « Pour les homos, il y a partout des murs »…En tout cas, à l’ombre du Mur, les deux Allemagnes se développent. En particulier, la RDA se sent moins vulnérable et cherche à assurer son développement économique (entre 1958 et 1965, la production industrielle progresse de 50 %) ainsi qu’à pérenniser l’existence du régime (à l’Est, on parle alors d’une nation allemande, formé de deux peuples de deux états -« Staatsvölker »-). Berlin-Est, capitale administrative du pays, en est aussi la vitrine : des travaux d’urbanisme sont entrepris pour l’embellir (rénovation du centre historique, des Unter den Linden, aménagement de Alexander Platz…). Après une période de crispation, les relations avec l’Ouest évoluent même dans un sens plus pacifique…Au cours des années 1960, le SPD prône « l’Ostpolitik ». Son arrivée au pouvoir lui permet de mettre en oeuvre certaines de ses idées…Willy Brandt est ministre des affaires étrangères en 1966 dans la Grande Coalition puis chancelier à partir de 1969…La RFA conclut ainsi un accord avec l’URSS en 1970 et avec la RDA en 1972 (en particulier, l’Allemagne de l’Ouest reconnaît la frontière Oder-Neisse, l’existence du régime d’Allemagne de l’Est…). Comme toujours, Berlin est un des enjeux importants des discussions. Après de longues négociations entre les 4 puissances occupantes en 1970 et 1971, un accord est conclu sur le statut de la ville, la présence des Occidentaux, les accès vers Berlin-Ouest…Le régime des visites est réellement libéralisé jusqu’aux années 1980 : durant cette période, 2 à 3 millions de personnes franchissent chaque année la frontière d’Ouest en Est…30 millions de visites en 10 ans sont effectués à Berlin-Ouest venant de Berlin-Est. A partir de 1974, les retraités de l’Est sont autorisés à s’installer dans la partie occidentale (256 000 y sont définitivement installés depuis 1961). Les deux parties de ville coopèrent même pour certains évènements (en 1987, pour célébrer la fondation de ville, en 1981, pour une grande exposition sur la Prusse…). Ainsi, avant même la chute du Mur, les Berlinois ont appris à faire avec…

   Pour autant, le Mur n’est pas oublié et jusqu’en 1989, il connaît encore son lot de victimes (le 6 février, Chris Gueffroy est abattu par les gardes est-allemands : par la suite, l’ordre de tirer à vue sur les fuyards sera suspendu…). « Mur de la Honte » pour les uns, « Rempart antifasciste » pour les autres, il a concrétisé pour le Monde et l’Europe l’affrontement des deux blocs. On pourra reprocher à Roland Suso Richter une approche peu nuancée du problème : son film Le Tunnel a au moins le mérite d’exister et d’évoquer le sort de ceux qui ont été les premiers concernés mais peut-être un peu oubliés : les Allemands eux-mêmes…

 

Coeur de Tonnerre : Le personnage de Ray Levoi ou la quête des origines

Cœur de Tonnerre, un film de MIchael Apted

États-Unis, 1 heure 59, 1992

Interprétation : Val Kilmer, Sam Shepard, Fred Ward, Fred Dalton Thompson, Sheila Tousey, Chief TED THIN ELK, Juilus Drum
JOHN Trudell, Allan R. J Joseph

Synopsis :

   Dans une réserve sioux du Dakota du Sud, un meutre est commis contre un membre du Conseil tribal, Leo Fast Elk. Le FBI décide de dépêcher sur place un de ces agents, le jeune Ray Levoi, qui a déjà une brillante carrière et qui se trouve être d’origine indienne. Il doit retrouver à Rapid City une des légendes du service, Frank Coutelle, qui a déjà passé près de 9 ans sur le terrain. Arrivé dans la réserve, Levoi se retrouve en pleine guerre civile interne : les militants du Mouvement des Droits Indiens, menés par Jimmy Looks Twice et Maggie Eagle Bear, qui défendent les valeurs traditionnelles , s’opposent aux Indiens pro-gouvernementaux, dirigés par Jack Milton, le président de la tribu et ses auxiliaires plutôt brutaux, les Goons…Le jeune agent du FBI prend conscience que ce meurtre, qu’on attribue un peu vite à Jimmy, cache des affaires bien douteuses…Avec l’aide du policier indien Walter Crow Horse, du vieux GrandPa Reaches et Maggie l’institutrice, il parvient à saisir toutes les implications du meurtre, et retrouve aussi petit à petit ses origines…

Le personnage de Ray Levoi ou la quête des origines

Quand Michael Apted réalise Cœur de tonnerre, c’est bien sûr l’occasion pour le cinéaste anglais d’évoquer les Indiens, leurs conflits internes, et les spoliations dont ils sont les victimes : on sait qu’il s’est inspiré des évènements qui se sont déroulés, au milieu des années 1970, dans la réserve sioux de Pine Ridge . Mais le réalisateur, à travers le personnage de Ray Levoi , nous propose aussi le portrait attachant d’un Indien d’abord honteux de ses origines, mais qui finit par retrouver ses racines…

Ray, Indien honteux…
Au début du film, Ray Levoi ne revendique absolument pas ses origines indiennes et semble même les rejeter…Il est parfaitement intégré, le cheveu court, propriétaire d’une belle voiture décapotable, le modèle type du bon agent du FBI…Il est d’ailleurs presque gêné quand son officier supérieur évoque son père indien…Ray prétend même ne l’avoir pas connu alors qu’il avait quand même sept ans lorsqu’il est mort… Il ne réagit pas davantage quand son chef se laisse aller à quelques clichés racistes à propos des Indiens (« on ne vous demandera pas de tresser des paniers ou de faire tomber la pluie »…).
Il adopte la même attitude à son arrivée dans la réserve. Son mentor, le vétéran Frank Coutelle, semble d’ailleurs sceptique sur ses origines : il lui dit qu’il ressemble à Sal Mineo dans Arrows in the Prairie, autant dire à un Blanc qu’on a déguisé en Indien…(cet acteur fait partie des interprètes « typés », comme Charles Bronson ou Anthony Quinn, qu’on utilisait encore dans les années 1950 pour jouer les rôles de « Peaux-rouges » …). Alors qu’ils sont en train de traverser le village indien, Ray est visiblement choqué par la pauvreté qui y règne. Il acquiesce lorsque Coutelle parle du « Tiers-Monde au milieu des États-Unis »…Le jeune agent estime d’ailleurs que la responsabilité en incombe aux Indiens eux-mêmes : selon lui, « ils feraient mieux de nettoyer leurs cours », avant de penser à retrouver leur gloire d’antan…
Levoi est aussi déconcerté quand les Indiens qu’il rencontre lui dévoilent « leur logique », une façon de penser qu’il juge irrationnelle. Quand le policier indien Walter Crow Horse lui conseille « d’écouter le vent et les arbres », le jeune agent du FBI lui rétorque qu’il « vient du monde qui s’appelle le XX° siècle »…Les « déclarations »  de GrandPa Reaches le laissent dubitatif dans un premier temps. Il s’énerve aussi quand l’institutrice Maggie lui parle des métamorphoses animalières de Jimmy, le jeune militant indien…Il est même méprisant quand la jeune femme lui dit que sa grand-mère ne veut pas lui parler (« je lui expliquerai l’avion, elle m’expliquera la métamorphose »…). Visiblement, il ne connaît pas grand chose du monde indien où il débarque…Walter Crow Horse relève qu’il ne parle pas leur langue, qu’il ne sait pas quelles sont les coutumes de bienvenue (il n’a pas apporté de tabac au vieil Indien, comme le veut la tradition…. Ray doit aussi recourir au troc avec GrandPa Reaches pour obtenir des informations, mais il le fait de mauvais gré, tant il a l’impression que ce sont des échanges « inégaux » (il se fait ainsi dépouiller de ses lunettes de soleil Ray Ban, de son stylo, plus tard de sa montre…).

Une prise de conscience progressive
Mais, alors que l’enquête avance, Ray Levoi est de plus en plus mal à l’aise. Sur un plan strictement policier, il commence à éprouver quelques doutes à propos de la culpabilité du principal accusé, Jimmy Looks Twice, qui, comme par hasard, est aussi un militant actif de la cause indienne, et donc « un ennemi des Etats-Unis » selon Frank Coutelle…Il est aussi très choqué du comportement brutal de Jack Milton, le chef du Conseil tribal, et de ses auxiliaires (les Goons, miliciens indiens pro-gouvernementaux). Il peut lui-même s’en rendre compte quand ceux-ci viennent mitrailler la maison de Maggie et qu’un des enfants est blessé lors de la fusillade…Quand il fait part de ses doutes à son partenaire, celui-ci lui fait la leçon …Coutelle lui dit estimer le peuple indien mais que c’est un aussi un peuple vaincu, et « leur futur est dicté par le peuple qui les a conquis »…Ce cynisme au nom de la raison d’état et de la loi du plus fort ne semble pas convaincre le jeune agent du FBI…Ray se permet même d’ironiser, quand il parle de « protéger le rêve américain dans sa pureté »…

    Progressivement, Ray Levoi prend aussi conscience des problèmes des Indiens, du racisme dont ils ont souffert de la part des Blancs, et ce depuis fort longtemps (Jimmy évoque une lutte qui a duré 500 ans, soit depuis l’arrivée de Christophe Colomb…). Maggie lui rappelle avec brutalité que les militants du mouvement ont été décimés, sans doute abattus par des Goons ou des agents du FBI et qu’aucune enquête n’a abouti (selon le Conseil international des traités indiens, près de trois cent personnes ont été assassinées dans la réserve de Pine Ridge dans les années 1970 et 1980…). Alors qu’il se rend à une fête traditionnelle, Walter lui parle de son complexe d’infériorité qui l’a miné pendant toute son enfance, d’autant plus que ce sentiment était intériorisé (le policier indien lui raconte qu’il voulait être Gary Cooper quand ils jouaient aux Cow-boys et aux Indiens…). Alors qu’il était au pensionnat, les Blancs l’ont obligé à se couper les cheveux et surtout à ne plus parler sa langue, sous peine de se faire laver la bouche au savon…
Le jeune agent du FBI n’est pas insensible non plus aux « visions » que lui raconte grandPa Reaches…Quand le vieil homme lui fait part de ses rêves, on comprend qu’il décrit de façon très précise les rapports entre Ray et son propre père, cet Indien « aux vêtements sales et aux dents gâtées » qui faisait honte à son fils…le jeune agent du FBI a lui-même plusieurs visions, alors qu’il surveille Maggie ou le vieil homme. Il rêve d’Indiens en train de pratiquer la Danse des Esprits, puis il se voit lui-même, au milieu de femmes et d’enfants sioux, pourchassé par des cavaliers blancs…En fait, ces visions sont une allusion assez évidente aux évènements de Wounded Knee à la fin du XIX° siècle (cf article dans ce même dossier). Walter Crow Horse est d’ailleurs un peu jaloux de ce don que le jeune agent du FBI semble développer « spontanément »…Il le traite d’ « Indien instantané » . Ray écoute aussi, fasciné, le vieil Indien lui expliquer sa dernière vision : lui-même, Ray Levoi, serait le descendant –spirituel ?- de Cœur de Tonnerre, un des braves tués lors du massacre de 1890…. Il aurait été envoyé par les Esprits pour sauver son peuple…(le jeune homme va d’ailleurs vérifier que ce nom est bien inscrit sur le monument commémoratif du village…).

Ray choisit son camp
Aussi, à la fin du film, Ray bascule définitivement du côté des Indiens. Il est convaincu que Jimmy est innocent et que toute cette affaire a été montée, en particulier par son partenaire Coutelle, pour discréditer le militant indien, sans doute pour cacher des « magouilles» inavouables…Il découvre d’ailleurs le fin mot de l’histoire, grâce à une vison du Vieil Indien, qui a vu dans un rêve « des êtres étranges à Red Deer Table »…Lors de leur ultime rencontre, il avoue à Maggie qu’il a voulu oublier son père parce qu’il avait honte de lui. Celui-ci, qui était un vrai casse-cou, construisait des gratte-ciels « pieds nus et sans harnais de sécurité »… Arrivé complètement saoul au travail, il a été victime d’un accident …Mais il se souvient encore du surnom dont son père l’avait affublé : Washi, ce qui veut dire « grassouillet » selon l’institutrice…Ray estime qui c’est « son » peuple (c’est à dire les Sioux) qui lui a permis de renouer avec la mémoire de son propre père…Il a donc définitivement choisi son camp…Dans une des dernières séquences, Ray qui est confronté avec Coutelle et Milton le chef du Conseil tribal, reprend le mot d’ordre des militants indiens : « cette terre n’est pas à vendre »…

   Quand le jeune agent du FBI quitte la route poussièreuse de la réserve pour rejoindre l’autoroute des Blancs, les apparences sont trompeuses…On peut penser que rien n’a changé pour lui, mais en fait Ray n’est plus le même : il s’est réconcilié avec ses origines et son propre père : avoir vécu avec « son » peuple lui a permis de mieux les comprendre et peut-être même commence-t-il à penser comme eux : il n’a plus en tout cas le même attachement aux choses qu’à son arrivée. Lors d’un dernier troc avec le vieil Indien, il échange sa montre Rollex contre un splendide calumet…

 

Bowling for Columbine : voyage au pays de la violence et de la peur

Bowling for Columbine, un film de Michael Moore

États-Unis, 2 heures, 2002

Synopsis :

   Bowling for Columbine prend comme un point de départ un incident réel, qui a traumatisé l’Amérique : le 20 avril 1999, deux jeunes gens, Eric Harris (18 ans) et Dylan Klebold (17 ans), lourdement armés notamment de fusils et de pistolets-mitrailleurs, tuent douze de leurs camarades, un professeur, puis se suicident : comme d’habitude, avant de commettre un mauvais coup, les deux adolescents avaient été tranquillement jouer dans le bowling de la ville…
Face à cette tragédie, Michael Moore cherche à comprendre comment son pays en est venu à être l’un des plus violents de la planète : violence de l’histoire, violence de la société, violence des médias, violence économique… Sur un ton parfois ironique mais toujours grave , il dresse un état des lieux sans concession, et décrit une Amérique surarmée et paranoïaque. En quelque sorte l’envers de la médaille de «l’Empire du bien »…

Bowling for Columbine : voyage au pays de la violence et de la peur

   Dans ces deux films documentaires précédents, Michael Moore s’était attaqué aux grandes entreprises qui dominent l’économie américaine et licencient sans états d’âme des milliers d’employés, afin d’augmenter leurs profits (la General Motors dans Roger and me, Nike dans the Big One)…Cette fois, le réalisateur américain aborde un autre problème essentiel de son pays : la violence qui imprègne toute la société américaine. Il prend comme point de départ le massacre qui a eu lieu dans le lycée d’une petite ville du Colorado, Littleton (Columbine High School). Le 20 avril 1999, deux élèves, Eric Harris (18 ans) et Dylan Klebold (17 ans), arrivent dans l’établissement un peu après 11 heures, lourdement armés (un fusil à canon scié, un fusil à pompe, un pistolet semi-automatique 9 mm, un fusil semi-automatique 9 mm, ainsi qu’une trentaine de bombes artisanales). Selon un plan préparé à l’avance, ils investissent plusieurs endroits du collège : la cafétéria, une salle de sciences, la bibliothèque. En plus de deux heures, ils tuent douze de leurs condisciples et un professeur, puis se suicident : près de 900 balles ont été tirées par les deux jeunes meurtriers (Moore inclut quelques images de la tuerie, filmées par une caméra vidéo située dans le lycée, alors que la bande-son fait entendre les conversations téléphoniques de la police au cours de la fusillade.). A partir de cette tragédie, Michael Moore tente de comprendre pourquoi deux adolescents, enfants gâtés de la classe moyenne blanche, ont pu en venir à de telles extrémités. A sa manière bien particulière, il dresse ainsi un état des lieux assez terrifiant d’une société américaine gangrenée par la violence.

Une violence omniprésente
Cette violence semble omniprésente et touche l’Amérique dans ses profondeurs : elle a des dimensions historiques, politiques et sociales.

Une violence historique
Michael Moore évoque dans un court dessin animé situé au milieu du film, l’histoire violente des Américains, depuis l’arrivée des premiers pèlerins du May Flower jusqu’à l’époque la plus contemporaine… Et de rappeler les guerres indiennes, la guerre de Sécession, tous les épisodes meurtriers qui ont marqué la courte histoire des États-Unis : Charlton Heston lui-même insiste sur le fait que « l’histoire de notre pays a beaucoup de sang sur les mains »…Mais c’est pour l’association qu’il préside, la National Rifle Association, une manière de justifier le surarmement des Américains… Invoquer le Wild West, la tradition des pionniers qui devaient se défendre dans un environnement hostile, permet au prestigieux acteur d’expliquer que les détenteurs d’armes à feu sont quasiment en état de légitime défense. Or, ce fait est loin d’être avéré. Selon Philippe Jacquin, éminent spécialiste de l’histoire américaine, il y eut certes des violences au cours de la conquête de l’Ouest mais plus limitées qu’on ne le croit. Les villes de bétail (cattle towns) présentées comme des enfers, ont été plus calmes que ne le prétend la légende. Et de raconter la déception des touristes quand ils constatent qu’il n’y a que 28 tombes dans le cimetière de Boot Hill. Par contre, l’historien français met en cause le rôle des journaux de l’époque, avides d’histoires à sensation : «quant aux crimes et violences, on a le sentiment que leur nombre augmente, aussitôt que le tirage baisse»… Les guerres indiennes ont un bilan plus lourd : entre 1789 et 1898, les Indiens ont tué près de 7000 Blancs (les deux-tiers étant des soldats) et ont perdu près de 4000 combattants. Ces chiffres n’ont rien à voir avec la baisse démographique catastrophique de la population amérindienne, entre l’arrivée des premiers blancs sur le continent et la fin du XIX° siècle ( sans doute plusieurs millions d’individus à l’époque de la conquête, moins de 250 000 lors du premier recensement en 1900). De même, les Noirs ont payé un lourd tribut au cours des siècles derniers : juste après la guerre de Sécession, alors que le Ku-Klux-Klan est fondé, les lynchages se multiplient: 2500 sont dénombrés entre 1884 et 1900 dans les 4 états du Sud profond (Géorgie, Alabama, Mississippi, Louisiane).

Une violence politique
Mais cette violence n’est pas seulement historique: elle est aussi politique. Michael Moore s’intéresse ainsi aux groupes paramilitaires qui ne cessent de se former aux Etats-Unis (l’organisation des Patriotes comprendrait 100 000 membres actifs, dont 12 000 au Michigan, 5 millions de sympathisants). Il s’entretient avec des membres de la milice du Michigan, organisation dont sont issus Timothy MacVeigh et Terry Nichols, les auteurs de l’attentat d’Oklahoma City (en 1995, ces deux hommes, militants d’extrême-droite, avaient fait sauter un bâtiment public de la ville, provoquant la mort de 168 personnes). Certes, ces petits bourgeois en treillis militaire, se défendent de toute volonté agressive : ils se présentent comme des «citoyens vigilants» mais «ni racistes, ni terroristes, ni agitateurs». Mais l’entretien qu’accorde James Nichols au cinéaste est pour le moins édifiant. Relâché faute de preuves après l’attentat, l’homme développe des idées qu’on retrouve dans de nombreuses organisations paramilitaires. Il ne cesse de faire référence à la constitution (en particulier au deuxième amendement) et dénigre les forces de l’ordre du gouvernement fédéral («des représentants de la loi, si l’on peut dire»). Surtout, il invoque le droit à se révolter contre le gouvernement, s’il devient tyrannique: «si les gens comprennent qu’ils ont été dépouillés et asservis (…), ils se révolteront. Le sang coulera dans les rues». Ces idées sont celles de toute une mouvance d’extrême-droite, qui s’est développée surtout depuis les années 1980. Ces organisations prônent souvent l’utilisation de la force armée. La grande majorité d’entre elles mettent sur pied des camps d’entraînement où les plus militants apprennent les méthodes de guérilla utiles lorsque la guerre raciale commencera… La plupart d’entre eux se réclament du deuxième amendement de la constitution, qui autorise la formation de milices armées. Dans certains états comme le Washington, l’Oregon, les Dakotas, le Montana, le Kansas, l’Arkansas, l’Idaho, le Missouri, le Texas, des dizaines de camps sur des surfaces importantes (jusqu’à plus de cent hectares) parfois au sein même de bases militaires, accueillent régulièrement des candidats à la lutte «pour la survie». Il est certain que les deux jeunes tueurs de Littleton ont été sensibles à cette idéologie : une lycéenne précise que l’une des victimes a été abattue juste parce qu’elle était noire (Isiah Shoels). Le groupe de lycéens auquel appartenaient Harris et Klebold, la «mafia des longs manteaux» avait déjà manifesté sa fascination pour les idées nazies. Le massacre a lieu le 20 avril, date anniversaire de la naissance de Hitler. Comme MacVeigh et Nichols, certains d’entre eux sont prêts à tous les excès. Dans Bowling for Columbine, James Nichols témoigne même d’un humour qui fait froid dans le dos. Quand Michael Moore lui demande s’il faudrait contrôler la possession des armes nucléaires, le militant s’interroge gravement : « il faudrait quand même limiter (les armes atomiques), il y a des cinglés, il ne sont pas tous enfermés».

Une violence impérialiste
Michael Moore s’attarde aussi sur la violence des États-Unis envers l’extérieur. Il relève ainsi toutes les interventions des troupes américaines ou des agents de la CIA, depuis les années 1950 et la guerre froide jusqu’aux évènements du 11 septembre.. Il ne peut s’empêcher de faire le rapprochement entre la violence des deux adolescents de Littleton et la politique agressive des États-Unis. Par contre, le responsable de Lockheed Martin interrogé dans le film «ne voit pas bien le rapport» : il s’agit pour les États-Unis de se défendre contre des agresseurs. Et de préciser immédiatement que son entreprise a décidé de consacrer 100 000 $ pour le financement d’un programme sur «la gestion de la colère» dans les établissements scolaires.

Une violence médiatique
Michael Moore ne manque pas aussi de relever à quel point la violence est complaisamment étalée à la une des journaux ou dans les émissions de télévision. L’un des témoins qu’il interroge, le professeur Glassner indique «qu’alors que les meurtres ont baissé de 20 %, les reportages à la TV sur les crimes ont augmenté de 600 %!». De fait, dans un contexte de plus en plus concurrentiel, les principaux médias américains se livrent à une course à l’audience implacable. Et dans cette optique, il n’est pas douteux que la violence est un excellent argument de vente (comme l’avoue un journaliste de Los Angeles, «on choisit toujours le flingue») . Quand Michael Moore lui demande pourquoi il ne traite pas de la délinquance financière, le producteur de la célèbre émission Cops répond que «cela n’est pas palpitant». On a même vu dans les années 1980-1990, apparaître des chaînes spécialisées dans les affaires judiciaires (en 1991, est lancée Courtroom television Network qui diffuse des procès réels, en direct ou en différé. Le procès O.J Simpson a été reconstitué en studio par une chaîne privée). Cette dérive médiatique est d’autant plus grave que les reportages sur les crimes ont tendance à stigmatiser toujours les mêmes catégories de population, renforçant encore la paranoïa ambiante : selon le professeur Glassner interrogé dans le film, «l’homme anonyme, urbain, généralement noir, devient le bouc-émissaire de tout le monde»…

Une violence sociale
Enfin, le cinéaste aborde le thème de la violence sociale, à propos d’un autre tragique incident. A Flint, la ville natale de Michael Moore, un petit garçon, Jimi Hugues, tue une de ses camarades de l’école primaire, Kayla Rowlands, âgée de 6 ans (l’enfant avait trouvé une arme dans l’appartement de son oncle). En approfondissant son enquête, le réalisateur prend conscience des conditions très difficiles dans lesquelles vivait la mère du petit garçon. En fait, elle devait suivre un programme «d’aide sociale» , censé la remettre dans le droit chemin. Tous les jours, elle devait faire 3 heures de route aller et retour pour se rendre sur son lieu de travail, dans une ville située à 120 km de son domicile, pour gagner 5,5$ de l’heure. Pour compléter ses revenus, elle avait dû prendre un deuxième emploi dans une chaîne de restaurants… Ainsi, elle ne pouvait voir ses enfants de toute la journée, alors qu’elle travaillait 70 heures par semaine. Sans excuser le geste du petit garçon, Michael Moore montre bien la perversité du système d’aide sociale aux Etats-Unis, passé en quelques années du Welfare de l’époque de Roosevelt au Workfare au temps de Ronald Reagan. Déjà, sous le mandat du président républicain, est voté l’Omnibus Budget Reconcilation Act,qui aboutit à une baisse de 25% des crédits pour l’aide sociale. Pendant la présidence Clinton, le congrès à majorité républicaine fait voter en 1996 le Personal Responsibility and Work Opportunity Act, qui instaure un système plus contraignant : les allocations sont réduites et limitées dans le temps, assorties de conditions souvent draconiennes. Les pouvoirs locaux sont en charge de distribuer les aides sociales et on insiste sur la dimension morale (la famille et le mariage doivent être préservés). Pour percevoir certaines aides, les mères célibataires qui ont moins de 18 ans doivent demeurer chez leurs parents. Cette dureté envers les plus déshérités de la société américaine est d’autant plus choquante que les inégalités sociales n’ont cessé de se creuser dans les deux dernières décennies : en 1979, les 5% des ménages les plus riches gagnait 10 fois plus que les 20% les plus pauvres. En 1999, le rapport est passé à 19 fois plus… En 1980, un patron d’une grande entreprise américaine touchait en moyenne 42 fois le salaire de son ouvrier : en 2000, 691 fois plus… Même si le taux de pauvreté a reculé pendant les années 1990, le phénomène reste massif : 32 millions de personnes sont concernées, et de plus en plus des femmes et des enfants (40% des enfants noirs sont pauvres).

Des causes complexes
Au moment d’avancer une explication, Michael Moore semble hésiter et multiplie les pistes. Le père d’une des victimes du massacre avoue son désarroi: «je ne sais pas» finit-il par lâcher, après avoir envisagé plusieurs hypothèses. Dans une autre séquence, le cinéaste aligne, en très courts extraits des «opinions d’experts» en général conservateurs, qui invoquent pèle-mêle, le laxisme à l’école, la télévision, et même South Park, Marylin Manson et le rock gothique… Michael Moore s’empresse d’aller interroger les personnes incriminées mais reste perplexe. Les auteurs du célèbre feuilleton télévisé disent s’être beaucoup inspirés de Littleton, «cette ville de bouseux débiles», pour créer leurs personnages. Le chanteur de rock estime qu’il est une cible bien pratique : « je suis un symbole de la peur. Je représente ce que tout le monde redoute ». Le cinéaste ne se contente pas non plus de réponses toutes faites. Quand Charlton Heston affirme que l’histoire des États-Unis a été violente, Michael Moore lui fait remarquer que d’autres peuples ont eu, eux aussi, un passé sanglant, comme l’Allemagne, le Japon, le Royaume-Uni, ou la France et que pour autant, ces pays n’ont pas le même taux effrayant d’homicide (lors d’une autre séquence du film, il illustre l’histoire de ces états par quelques images d’archives).

En fait, Michael Moore voit dans toute cette violence l’expression d’une paranoïa, surtout ressentie par la communauté blanche du pays (cf textes de Michael Moore sur la culture de la peur dans ce même dossier). Selon lui, dès les premiers temps, les Américains ont eu peur d’ennemis réels ou potentiels: peur des Indiens, des Noirs, des immigrés clandestins et c’est cette crainte permanente, alimentée par les médias, utilisée par les politiciens, qui est à l’origine de ce désir de se protéger des autres… Dans la société américaine, le modèle intégrateur américain, s’il n’a jamais existé, est en panne : le melting pot a cédé la place au salad bowl (la salade composée ) et les WASP (White Anglo Saxon Protestants) sont sur la défensive. Les rapports entre les communautés se sont détériorées, au point qu’en 1990, le FBI a créé un indice spécial , les «crimes de haine» (hated crimes), qui recensent ce type de délinquance (en 1997, 9861 infractions, 70% contre des personnes,les deux tiers étant des noirs).A l’extérieur, les Etats-Unis ont toujours eu tendance à diaboliser leurs adversaires : on se souvient de la fameuse formule de Ronald Reagan, qui qualifiait le camp soviétique d’ « Empire du mal » ou plus récemment de George W. Bush, désignant Saddam Hussein comme le nouveau Satan. Cette peur de l’Autre pourrait être la clef de la crispation de la société américaine.
Michael Moore trouve au Canada le contre-exemple qui lui semble appuyer ses arguments. Le voisin américain est un pays dont les habitants sont aussi très bien armés, mais où le taux d’homicide est nettement inférieur. La principale raison tient, selon le cinéaste, aux relations pacifiées qui règnent au sein de la société : des habitants si peu craintifs qu’ils ne ferment pas leurs portes à clef (Michael Moore va s’en assurer!), des rapports cordiaux entre les races, un système social qui profite à tous, des quartiers pauvres tout à fait «convenables»…

Une Amérique qui se protège
Dans le climat d’angoisse qui prévaut aux États-Unis, il ne faut pas s’étonner de l’arsenal de mesures protectrices qui n’a cessé de s’étoffer au cours des dernières années. Déjà, l’Amérique est une nation en armes : 200 millions d’armes circulent dans le pays. Les deux tiers des personnes qui détiennent une arme à feu, en ont plusieurs et 12 millions d’armes sont vendues chaque année. 25% des 70 millions des détenteurs d’armes à feu affirment les garder toujours chargées. Cette situation est favorisée par le fait qu’il est assez facile d’acheter une arme, même les plus puissantes: si la législation a été renforcée pour les achats dans les armureries, on peut toujours s’approvisionner dans les «foires aux armes» (guns shows) ou sur Internet (certaines des armes utilisées par Harris et Klebold à Littleton ont été achetées de cette façon). Le prix de ces armes est assez abordable : en 1999, il faut débourser 350 $ pour un pistolet mitrailleur Tec.9, 450 $ pour un fusil d’assaut AK 47 . Michael Moore commence d’ailleurs son film sur ce thème : il obtient un splendide fusil juste en ouvrant un compte dans une banque locale (le cinéaste peut ironiser en remarquant qu’il n’est peut-être pas très prudent de distribuer des armes à feu dans un tel établissement). Un peu plus tard, il s’insurge, avec deux victimes de Littleton, de la vente libre de munitions 9 mm dans les magasins K-Mart (grâce à une pression médiatique, il parvient à faire reculer la direction). Mais ce surarmement ne suffit pas ou plus. Dans tout le pays, les gated communities se sont multipliées, permettant à la classe moyenne blanche de se calfeutrer dans des quartiers réservés, très bien protégés… En 1995, près de 4 millions d’Américains habitent déjà dans ce type d’endroits, surtout en Floride et en Californie et tous les urbanistes estiment que ce nombre va continuer d’augmenter : Disney a prévu de construire en Floride Celebration, la plus grande ville privée des États-Unis (8000 logements pour 20 000 habitants). La répression contre la criminalité a aussi été durcie. Les lois ont été modifiées de telle sorte que la délinquance soit sévèrement punie dès les premiers actes et que les criminels ne bénéficient d’aucune tolérance excessive (c’est le sens de la fameuse règle de base-ball «three strikes and you’re out» c’est à dire « trois fautes et tu es éliminé», que certains ont voulu appliquer sans états d’âme dans le domaine de la délinquance). A New York en 1993, lors du mandat de Rudolph Giuliani, la police a mis en place une politique de répression implacable, traquant les plus petits délits (stratégie dite de «la vitre cassée» : on n’hésite pas à punir les actes les plus anodins, afin de prévenir une criminalité plus importante). Ce durcissement a abouti à une véritable explosion du nombre de détenus : depuis que Bill Clinton a été élu Président, l’effectif des prisonniers a doublé pour atteindre aujourd’hui près de 2 millions de personnes… Selon Loïc Wacquant, professeur à l’université de Berkeley (Californie,) cette tendance n’est pas seulement une réponse à l’insécurité, elle correspond aussi à une peur sociale. Ce grand «renfermement» des «classes dangereuses», comme au XIX° siècle, est la conséquence de la progression de l’idéologie néo-libérale aux États-Unis depuis depuis une vingtaine d’années. On assiste «à la mise en place d’une politique de criminalisation de la misère qui est le complément indispensable de l’imposition du salariat précaire et sous-payé ainsi que le redéploiement des programmes sociaux dans un sens restrictif et punitif». On sait enfin que la peine de mort est appliquée avec sévérité dans nombre d’états américains (38 à ce jour) : deux à trois cent condamnations à mort sont prononcées chaque année (une centaine d’exécutions ont eu lieu en 1999) et plus de 3000 détenus attendent dans les «couloirs de la mort» (au Texas, l’état du gouverneur George W. Bush, 150 personnes ont été exécutées entre 1995 et 2000 et 450 sont en attente). Les autorités du FBI ont même réfléchi aux signes avant-coureurs qui permettraient de déceler les adolescents «tueurs-nés» (cf article dans ce même dossier): à partir de l’étude de 18 cas de massacres survenus en milieu scolaire, ils ont établi une liste de symptômes qui devraient alerter les responsables adultes (cette idée de repérer les criminels potentiels rappelle le scénario du film de Steven Spielberg, Minority Report). Mais, malgré toute cette panoplie répressive, les progrès sont limités (même si le recul de la criminalité est spectaculaire à New York) et la société américaine est encore une des plus violentes au monde.

Vers une prise de conscience?
Depuis quelques années, l’opinion publique américaine varie, au rythme des massacres les plus médiatisés. En général, la population se montre favorable à un contrôle sur les armes à feu à chaque nouvel incident. Ainsi, en juin 1999 (quelques semaines après Littleton), un sondage indique que 73% des personnes interrogées se prononcent en faveur d’une limitation des armements. De nombreuses villes (Chicago, Detroit, Philadelphie, Miami, San Francisco ou Washington) ont porté plainte contre les fabricants d’armes, en les accusant de ne se pas préoccuper de la distribution de leurs produits (en février 1999, 15 fabricants d’armes ont ainsi été condamnés par un jury fédéral de Brooklyn). Plusieurs de ces agglomérations ont mis en place des programmes afin de récupérer les armes en circulation : une certaine somme d’argent est versée à toute personne qui remet ses armes à la police (guns for cash). Le 14 mai 2000, des centaines de milliers de femmes, blanches et noires, défilent à Washington afin d’obtenir des lois beaucoup plus sévères quant à la vente d’armes à feu (Million Mom March). Au cours de ses deux mandats, le président Clinton, sans doute sincèrement ému par ces massacres, a tenté à plusieurs reprises de faire voter des textes limitant la vente et l’utilisation d’armes à feu… Son attitude contraste avec la «timidité» des présidents républicains qui l’ont précédé (Bush père en particulier ne se résout à adopter une législation plus restrictive à propos des armes de guerre que sur l’insistance de sa femme, après la tuerie de Stockton en 1988…). Deux lois sont votées sous l’administration du président démocrate. La loi « Brady Handgun Violence Prevention Act » (1993) exige que les armuriers demandent à leurs clients leur casier judiciaire avant de leur vendre une arme. 250 000 personnes sont ainsi écartées (soit 2% des ventes). De même, le Congrès vote en 1994 le Violent Crime Control and Law Enforcement Act, qui déclare illégale la possession d’armes à feu pour les mineurs de moins de 18 ans. Après le massacre de Littleton, Clinton tente de profiter de l’émotion soulevée par le carnage mais ne réussit à faire voter qu’un modeste amendement par le Congrès.

   En fait, l’opinion est aussi travaillée par les puissants lobbies hostiles à toute limitation des armes à feu. Le plus célèbre et le puissant de ces groupes est bien sûr la National Rifle Association, présidée à partir de 1998 par l’acteur Charlton Heston. Cette association est fondée en 1871, par des vétérans de la guerre civile, notamment pour assurer «la promotion de la sécurité des citoyens». La base fondamentale sur laquelle s’appuie la NRA est le fameux deuxième amendement, notamment invoqué par Charlton Heston lors de son entretien avec Michael Moore. L’acteur estime qu’il s’agit «d’un des droits transmis par les blancs qui ont inventé ce pays». Ce texte voté en 1789, ratifié en 1791, indique : « une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, il ne pourra être porté atteinte au droit du peuple de détenir et de porter des armes». La jurisprudence reste ambiguë car elle précise rarement s’il s’agit d’une autorisation individuelle ou collective… Reste que la NRA s’appuie constamment sur ce texte pour empêcher le vote de toute loi restrictive à l’acquisition et à la détention d’armes (dans de nombreux états, cet amendement est considéré comme un «droit sacré»). L’association s’appuie sur un réseau très dense d’adhérents (autour de 3,5 millions de personnes en 2000) et bénéficie du soutien financier considérable …des fabricants d’armes (Colt, Browning,…). Dans les années 1990, alors que les massacres se multiplient, la NRA semble en perte de vitesse (le nombre d’adhérents aurait baissé : il serait passé de 5,7 millions en 1980 à près de 4 millions en 1995-1997) et doit se défendre de soutenir les tueurs (son principal argument est de dire que ce sont les hommes qui tuent, non les armes…). C’est d’ailleurs à cette époque que Charlton Heston est porté à la tête de l’association, afin de redorer son blason et de mener une campagne médiatique plus active (comme le remarque Michael Moore, la NRA organise systématiquement des réunions dans les villes où ont eu lieu des massacres, comme à Littleton ou à Flint). C’est au cours de ces meetings que l’on peut voir le célèbre acteur brandir un fusil au dessus de sa tête, en s’écriant : «s’ils le veulent, il faudra me passer sur le corps» (Charlton Heston a été reconduit à la tête de l’organisation en 1999 et en 2000).
Mais son pouvoir de nuisance reste redoutable. La NRA dépense des sommes considérables pour soutenir les hommes politiques qui sont favorables à ses idées : les républicains au Congrès auraient ainsi reçu annuellement une somme de 1,5 millions de dollars de l’association et ont bloqué certaines des initiatives de Bill Clinton. Juste après le massacre de Littleton, un texte sur la délinquance juvénile (The Juvenile Crime Bill) est voté par le Sénat en mai 1999 (il prévoyait notamment de contrôler les antécédents judiciaires des acheteurs lors des «foires aux armes» (guns shows). Mais la loi est rejetée dès le mois suivant à la Chambre des Représentants, en majorité républicaine, grâce à l’action des partisans du lobby des armes. Plus récemment, certains attribuent même l’échec d’Al Gore dans certains états lors des dernières élections présidentielles (Arkansas, Virginie, Tennessee) à l’influence de la NRA . L’association n’a caché pas sa joie quand elle a appris la candidature de George W. Bush : «ce sera comme si nous avions un bureau à la Maison Blanche», affirme alors l’un des principaux responsables. Après l’élection du président républicain, un autre dirigeant s’est félicité: «avec la nouvelle équipe, nous allons travailler activement et évincer les bureaucrates anti-armes au cœur du gouvernement fédéral». D’ailleurs, le nouveau ministre de la justice, John Ashcroft, ne tarde pas à montrer quel est son camp : «le texte et l’objectif originel du deuxième amendement garantissent clairement le droit des individus de porter des armes à feu». Une nouvelle loi est en préparation, qui interdirait de porter plainte contre les sociétés responsables de la fabrication et de l’importation d’armes à feu. Aujourd’hui, la plupart des politiciens des États-Unis semble avoir renoncé à toute volonté de contrôle des armes à feu : selon Erich Pratt (Gun owners of America), «il serait politiquement suicidaire de défendre le contrôle des armes».

   Ainsi, quatre ans après le drame de Littleton, on ne peut que partager le pessimisme de Michael Moore à la fin de son film. D’autant que l’actualité récente semble illustrer les propos qu’il tient dans Bowling for Columbine : «le gros avantage d’un peuple terrorisé, c’est que les hommes d’affaires et les hommes politiques peuvent se permettre presque n’importe quoi»…La façon dont l’administration républicaine a utilisé la menace terroriste pour faire adopter le Patriot Act en témoigne: ce texte, voté à une écrasante majorité au Congrès le 25 octobre 2001, restreint de manière conséquente les libertés individuelles auxquelles les Américains se disent si attachés. Il n’est plus vraiment question de limiter l’accès aux armes alors que la psychose des attentats est encore bien présente. La tragédie de Littleton semble bien oubliée…
Reste une interrogation que le cinéma américain retourne dans tous les sens : comment se fait-il que de jeunes adolescents blancs, gâtés par la vie, se livrent à de tels déchaînements de violence? Les derniers films de Gus Van Zant (Elephant) ou de Larry Clark (Ken Park) montrent que le sujet n’est pas clos.