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Kingdom of Heaven, un film « politiquement correct »…

Kingdom of Heaven, un film de Ridley Scott

États-Unis, 2 heures 25, 2005

Interprétation :  Orlando Bloom, Eva Green, Jeremy Irons,
Liam Neeson, Brendan Gleeson, Marton Csokas, Ghassan Massoud
Edward Norton

Synopsis :

   France, 1187 : Balian, un jeune forgeron qui vient de perdre sa femme et son fils, en vient presque à douter de sa foi. Alors qu’il pleure leur disparition, un chevalier Godefroy
d’Ibelin , baron du roi de Jérusalem, vient le trouver et lui révèle qu’il est son père : il lui demande de l’accompagner jusqu’à la Ville sainte. Balian accepte, mais Godefroy tombe dans une embuscade. Juste avant de mourir, le père transmet à son fils son titre et ses terres à Jérusalem.
Entre la deuxième et la troisième croisade, une paix fragile règne alors sur la Ville sainte, grâce aux efforts de son roi Baudouin IV et à la modération du légendaire chef musulman, Saladin. Les habitants de confession chrétienne, musulmane et juive coexistent pacifiquement. Malade, les jours de Baudouin sont comptés et le fanatisme, l’appât du gain et la jalousie menacent la trêve. D’une intégrité sans faille, Balian se retrouve en terre étrangère, au service d’un roi déclinant. Il y rencontre aussi Sibylle, la sœur du roi mourant, une jeune femme aussi belle qu’énigmatique, au cœur de toutes les intrigues et à la veille d’une lutte décisive entre Croisés et Musulmans…

Kingdom of Heaven, un film « politiquement correct »…

   Sans doute, Ridley Scott n’est pas connu pour ses engagements politiques de « gauche ». Ses réalisations précédentes ont surtout démontré son réel talent à mettre en scène des films à grand spectacle (Alien, Blade Runner, Gladiator…) et certaines œuvres ont une dimension vraiment originale (la vision apocalyptique d’une métropole du futur dans Blade Runner, l’étrange road-movie presque féministe de Thelma and Louise). Par contre, La chute du faucon noir, réalisé peu après les attentats de 2001, a laissé un goût amer à certains critiques. Il apparaît effectivement que le cinéaste a obtenu le soutien intéressé du Pentagone pour réaliser l’adaptation à l’écran du livre de Mark Bowden : l’US Army a fourni troupes et matériel à Ridley Scott et elle s’est montrée enchantée du résultat…Un officier américain estime que « les valeurs de l’armée sont bien représentées : le professionnalisme, l’héroïsme ». De fait, le metteur en scène britannique s’attache surtout à décrire les aspects techniques du sauvetage d’une poignée de soldats américains face à une foule déchaînée et fanatique : il occulte complètement les dimensions politiques de la présence américaine en Somalie. En cela, il rejoint les objectifs patriotiques de son producteur Jerry Bruckheimer. Comme l’écrit Samuel Blumenfeld, à la fin du film, « les soldats américains apparaissent triomphants, harassés mais convaincus de la haute valeur de leur mission. Sûrs d’eux-mêmes, dominateurs, éclatants, ils sont désormais de taille à affronter les forces maléfiques de cet « axe du Mal » défini par le président George W. Bush et qui menace l’Amérique de l’après 11 septembre » (Le Monde, 20 février 2002).

Des musulmans de bonne volonté
Aussi, de ce point de vue, Kingdom of Heaven marque une évolution du cinéaste et l’on sent bien que le « message » de son nouveau film ne se situe pas dans le même registre. Les moyens imposants sont bien sûr au rendez vous  mais la vision du cinéaste semble avoir évolué… Déjà, et les spécialistes n’ont pas manqué de le relever, Ridley Scott et son scénariste William Monahan, ont noirci à dessein les personnages de certains chrétiens, les Templiers et en particulier les nobles Renaud de Châtillon et Guy de Lusignan… A l’inverse, la figure de Saladin est traitée avec ménagement, sans insister outre mesure sur certains détails peu glorieux de sa biographie (notamment les massacres auquel il s’est livré après la prise de Jérusalem). Le cinéaste a au contraire privilégié les personnalités presque « humanistes », réelles ou inventées pour la circonstance : Balian, jeune forgeron vite monté en grade, le sage Tibérias, conseiller de Baudoin IV, le roi lépreux lui-même qui se désole de voir s’envenimer les rapports entre communautés de différentes religions dans la Ville sainte….La conception des mentalités de l’époque peut apparaître anachronique (les doutes métaphysiques du jeune Balian semblent d’un autre temps, Saladin est présenté plus comme un pragmatique que comme inspiré par Dieu…). Cette façon de renvoyer dos à dos les fanatiques des deux bords est clairement assumée par le cinéaste anglais et il invoque la réalité historique. Comme il l’explique au Monde, « nous avons fait un film (si) équilibré. Je déteste l’expression « politiquement correct », mais c’est en fait ce que nous avons réussi. C’est un équilibre qui vient de l’histoire, qui n’est pas là parce que nous nous y sommes efforcés à tout prix ». En tout cas, ce film a été salué par certains critiques français qui ont relevé l’évolution du cinéaste, après la réalisation de La Chute du faucon noir. Jean-Luc Douin estime que « Ridley Scott se dédouane dans Kingdom of Heaven de toute suspicion d’être le porte-parole de la Maison Blanche et du Pentagone ». Et de noter qu’on peut rapprocher le fanatisme des Chrétiens des Croisades et celui de Bush et des néo-conservateurs d’aujourd’hui : « les faucons américains s’apparentent aux Templiers du film (la cupidité de Châtillon renvoyant à celle des affamés de pétrole). Il arrive qu’Hollywood se pose vis à vis de l’État en contre-pouvoir ».

Hollywood, du patriotisme au regard critique
En fait, le film de Ridley Scott s’inscrit dans un contexte politique différent. Dans la période juste après les attentats de 2001, les studios ont senti que l’heure était au patriotisme, d’autant qu’ils avaient été accusés d’avoir inspiré les terroristes avec leurs scénarios–catastrophes (par exemple, Couvre feu d’Edward Zwick, sorti en 1998, qui évoque des attentats à New York, perpétrés par des extrémistes islamiques …) Robert Altmann déclare alors: « les films ont donné l’exemple et ces gens-là n’ont fait que les copier. Personne n’aurait jamais songé à commettre une telle atrocité sans l’avoir vue auparavant dans un film ». Le producteur Jerry Bruckheimer renonce à son projet World War III, montrant les villes de Seatle et de San Diego ravagées par une charge nucléaire mais s’engage dans celui du film La chute du Faucon noir. D’autres films sortis en 2002, comme Bad Company de Joel Schumacher ou La somme de toutes les peurs d’Andrew Robinson font directement allusion aux forces de « l’axe du mal », dénoncées par George W. Bush. Collateral Damage d’Andrew Davis, réalisé avant le 11 septembre, est complété lors de sa sortie en salle, par une séquence où un leader terroriste s’en prend aux « criminels de guerre américains ».
Mais depuis la dernière campagne présidentielle aux États-Unis, le ton a changé dans la communauté du cinéma américain: on se souvient de l’écho rencontré auprès du public par le documentaire engagé de Michael Moore Farenheit 9/11, sorti en 2004. Plusieurs films « engagés »  tournés depuis confirment que certains producteurs ont pris leurs distances avec l’action du gouvernement républicain : Syriana de Stephen Gaghan sur la politique américaine au Proche-Orient, Jarhead de Sam Mendes à propos de la première guerre en Irak, ou Good night and Good luck de George Clooney qui évoque le MacCarthysme, témoignent que le cinéma américain a évolué. Certains critiques français ont relevé qu’Hollywood renouait avec l’engagement politique. Aux « libéraux » déjà connus tels Tim Robbins, Sean Penn, et Susan Sarandon, se sont joints de nouveaux acteurs et producteurs, désireux de « réfléchir à certains problèmes », comme le dit George Clooney, un des membres les plus actifs de cette « nouvelle vague » (il est réalisateur de Goodbye and Good luck, producteur et acteur du film Syriana). Dans ce nouveau contexte, Ridley Scott n’a pas tort d’estimer que son film Kingdom of Heaven, qui ne diabolise pas les musulmans adversaires des chrétiens, est « politiquement correct »…
Même si on peut estimer ce changement a des arrière-pensées opportunistes (commercialement, il n’est jamais bon d’aller à l’encontre d’un courant de pensée devenu majoritaire), il est quand même significatif d’un nouvel état d’esprit dans l’industrie du cinéma : Hollywood ne part plus en guerre mais se pose des questions. Il est en tout cas en phase avec l’évolution de l’opinion publique aux États-Unis.

 

Trois enterrements : Quand l’Ouest cherche ses valeurs…

Trois enterrements, un film de Tommy Lee Jones

États-Unis, 2 heures, 2005

Interprétation : Tommy Lee Jones , Barry Pepper, Julio Cédillo
Dwight Oakam, January Jones , Melissa Leo, Vanessa Bauche
Mel Rodriguez, Levon Helm

Synopsis :

Le corps de Melquiades Estrada est retrouvé en plein désert, où il a été rapidement enterré après son assassinat. Les autorités locales, sans chercher à trouver les raisons de ce crime, ont précipitamment fait enterrer Melquiades au cimetière public.
Pete Perkins, contremaître dans la région et meilleur ami de Melquiades, va lui-même mener l’enquête et découvrir le meurtrier. Seul garant d’une réelle humanité dans cette étrange région du Texas, il va obliger l’assassin à emmener son ami vers son Eldorado natal, le Mexique, lui offrant son plus beau voyage, celui de son troisième enterrement…

Trois enterrements :
Quand l’Ouest cherche ses valeurs…

   Le film de Tommy Lee Jones est étonnant à plus d’un titre : il était difficile d’imaginer que l’acteur, si performant au box-office (du Fugitif à Men in black), réalise une œuvre aussi personnelle. Son regard sur l’Ouest est profondément original et lucide quant à l’état moral de la société texane contemporaine. Et de fait, Tommy Lee Jones a vraiment tenu à parler de ce qu’il connaît : « c’est mon pays, c’est ce que je comprends le mieux » (l’acteur a vécu dans le sud du Texas depuis son enfance, non loin de San Antonio, et il possède un ranch de plusieurs milliers d’hectares dans la région).

Un monde bi-culturel…
Comme il le dit lui-même, Tommy Lee Jones vit dans une société bi-culturelle , qu’il a voulu décrire dans son film : « l’idée a été de faire un film qui était quelque part une étude sur les contrastes sociaux entre la rive Nord et la rive sud de la rivière, comment les choses sont les mêmes et sont différentes, ce que sont les éléments sociaux, moraux, émotionnels, éducatifs qui créent un passeport entre les communautés des deux côtés ». Pour développer cette approche multiple, le réalisateur américain a demandé à un auteur mexicain de rédiger le scénario, Guillermo Arriaga, qui avait déjà travaillé pour les films Amours chiennes et 21 grammes. Le premier jet a d’ailleurs été écrit en espagnol puis traduit pour Tommy Lee Jones (par trois personnes différentes !). Les intertitres du film sont d’ailleurs rédigés dans les deux langues…
Le cinéaste insiste sur l’osmose qui existe entre les populations qui vivent des deux côtés de la frontière : «  mêmes vêtements, même histoire, même nourriture, même langue, même économie, tout est semblable »…De fait, les deux rives se ressemblent : les paysages sont les mêmes des deux côtés du Rio Grande et le film offre quelques magnifiques panoramas de vastes étendues de collines sèches, de déserts, de falaises abruptes ( Tommy Lee Jones avoue bien volontiers s’être inspiré de séquences équivalentes entraperçues dans les films de Ford et d’autres réalisateurs de westerns…). L’élevage y est pratiqué de la même manière (Mel dans le film n’a pas de mal à trouver du travail car il exerçait le même métier au Mexique…). Surtout, la pratique de l’espagnol est courante au Texas (Pete semble bien le maîtriser et ne s’adresse que dans cette langue à son ami Melquiades). Le vieil aveugle , croisé par Pete et Mike, s’avoue sensible au charme de l’espagnol, qu’il ne comprend pourtant pas…De même, dans les localités mexicaines proches de la frontière, les habitants répondent facilement en anglais à Pete qui recherche le village natal de son ami (comme lui dit une jeune fille, « on a tous travaillé de l’autre côté »..).

Une Amérique vide de sens…
Mais si les deux mondes ont des points communs, le milieu des gringos semble avoir perdu , en tout cas en bonne partie, ses références morales. Tommy Lee Jones et son scénariste Guillermo Arriaga dressent une galerie de portrait d’Américains moyens assez terrifiante…Le shérif Belmont semble impuissant dans beaucoup de domaines. Il se montre incapable de satisfaire Rachel, et ne veut surtout pas d’histoire à propos de la mort d’un simple clandestin sans famille. Gomez, qui commande les gardes frontières, n’est pas plus acharné à découvrir le coupable (d’autant qu’il le sait assez rapidement et qu’il craint que cet incident ait des conséquences pour la réputation de son service…). Rachel a une vie sentimentale et sexuelle plutôt complexe : elle multiplie les liaisons (vénales ?), avec Belmont, Pete mais elle n’est pas décidée à quitter son mari…Surtout le couple Lou-Ann/Mike semble l’incarnation même de la middle-class américaine : ils sont d’anciennes vedettes de leur lycée de Cincinnati mais leur mode de vie est particulièrement médiocre. Leurs revenus sont trop modestes pour qu’ils puissent acquérir la maison de leurs rêves. Lou-Ann ne pense qu’à se rendre dans des grandes surfaces (elle évoque avec nostalgie la beauté de Cincinnati en automne, « plein de centres commerciaux »…). Elle rechigne à fraterniser avec des voisins peu aimables et s’abrutit à regarder des feuilletons télévisés en attendant le retour de son mari…Quant à Mike, il semble être un éternel insatisfait de bien des façons. Sa vie de couple se réduit à des rapports brutaux devant la télévision, debout sur le comptoir de la cuisine et il se  console avec des revues pornographiques…Il est violent et se fait reprendre par le capitaine Gomez quand il frappe brutalement des clandestins qu’il pourchasse…Le film insiste d’ailleurs sur le lien entre ses pulsions sexuelles et sa propension à tirer sur tout ce qui bouge…
Dans cet univers médiocre, la relation entre Pete et Mel est une bouffée d’oxygène…L’Américain apprécie les qualités du jeune Mexicain : sa modestie (quand il se présente, il dit simplement : « soy un vaquero, no màs »), sa compétence, sa fidélité à la famille…Au cours d’une séquence en flash back, il montre à son ami gringo des photos de sa charmante femme Evelia, de ses deux filles et de son petit garçon, qu’il n’a pas vus depuis cinq ans. Mel offre même son propre cheval à Pete en gage d’amitié, un témoignage d’affection qui compte dans ce milieu d’éleveurs…Dans l’autre sens, Pete essaie de distraire son ami mexicain de sa vie monacale en l’entraînant dans une virée avec Rachel et Lou-Ann.. Le jeune Mexicain est assez proche de son ami américain pour lui demander un service très personnel. Mel n’a pas envie d’être enterré aux États-Unis. Il fait promettre à Pete de ramener son corps au Mexique : « si je meurs ici, ramène-moi à ma famille et enterre moi dans mon village. Je ne veux pas être enterré de ce côté, sous les panneaux de pub »…Et il trace, à l’intention de son ami, un itinéraire très précis pour qu’il puisse retrouver le hameau de Jimenez dont il est originaire…

Sur l’autre rive
Aussi, lorsque Pete se rend compte que les autorités américaines ne feront rien pour rendre justice à son ami assassiné, il veut la rendre lui-même, à sa manière, c’est à dire celle des hommes de l’Ouest. Il enlève Mike, l’auteur du meurtre et l’oblige à ramener avec lui le corps au Mexique, dans le village natal du jeune mexicain. Commence alors pour le jeune policier, un véritable « chemin de croix » : entravé et bousculé par Pete, il doit déterrer le corps puis subir toutes sortes d’épreuves…Il est ainsi obligé de dormir auprès du cadavre en décomposition : après avoir essayé de s’enfuir, il est mordu par un serpent et soigné par une clandestine qu’il avait arrêté quelques temps auparavant…Celle-ci le frappe violemment quand il est remis sur pied…Au terme du voyage, il enterre le corps de Melquiades dans un village abandonné, mais semble enfin pris d’un vrai remords : il s’effondre en s’excusant devant Dieu et en demandant pardon au Mexicain…On peut d’ailleurs remarquer que cette évolution est inattendue : Lou-Ann, sa propre épouse, estime que Mike « est irrécupérable » et elle décide de retourner à Cincinnati (la phrase en anglais est plus précise : « this son of a bitch is beyond redemption »…). Cette attitude qui semble sincère est en tout cas appréciée par Pete, qui lui laisse la vie sauve et lui accorde son pardon : il ajoute même  : « tu peux garder le cheval, fils », autant dire que la boucle est bouclée. Et il s’éloigne tel un cow-boy solitaire, avec la satisfaction d’une mission accomplie…

Une ambiguïté quand même…
Mais cette histoire très linéaire et somme toute classique de rédemption et de pardon se complique car Tommy Lee Jones et son scénariste prennent plaisir à brouiller les pistes. En effet, il semble bien que Mel se soit inventé une famille et un village d’origine : dans la région où Pete et Mike débarquent avec le cadavre, personne ne connaît le jeune Mexicain : si la jeune femme dont Mel détenait une photo existe bien, elle s’appelle en réalité Rosa et elle est mariée avec un autre homme. Mel s’est donc crée un Eldorado imaginaire, avec une famille idéale habitant une vallée qui est « un des plus beaux endroits du monde »…Mais au fond, peu importe pour Pete : le village est sûrement là puisque son ami lui en parlé : il suffit de le voir au bon endroit…(on pense à la fameuse réplique du film de John Ford, « dans l’Ouest, quand la légende devient un fait, c’est la légende qu’il faut imprimer »…). Ce qui est clair, c’est que c’est au sud du Rio Grande que l’Ouest va retrouver son âme et ses valeurs perdues. Certes, le chemin est inhabituel : le passeur mexicain est tout étonné d’avoir à faire traverser le fleuve dans ce sens…Mais, comme l’écrit Pascal Sennequier dans la revue Positif, « le Mexique est encore empreint de cette dimension sacrée qui a déserté le sol américain, rappelant à chacun qu’on ne possède jamais rien en ce bas monde ». Ainsi, une société entièrement basée sur la propriété des biens matériels devient vide de sens. Comme le souligne le critique, les Etats Unis se résument à quelques images superficielles : celles des femmes nues des magazines pornos, celles des shérifs avec le costume et le chapeau de cow-boy, …Les Américains s’accrochent à quelques formules toutes faites glanées dans les séries TV : « il y aura toujours un Red River Valley pour nous »…

   Pour Tommy Lee Jones, il n’est pas question de juger mais de constater cette érosion des valeurs, à un moment où les États-Unis sont en proie au doute…Avec modestie et une efficacité certaine, Trois enterrements pose des questions importantes à la société américaine.

 

Monsieur Batignole : de l’indifférence à l’engagement…

Monsieur Batignole, un film de Gérard Jugnot

France, 1 h 40, 2001

Interprétation : Jules Sitruk, Gérard Jugnot, Michèle Garcia,
Jean-Paul Rouve, Alexia Portal, Violette Blanckaert, Daphné Baiwir, Götz Burger, Elisabeth Commelin

Synopsis :

Paris, 15 juillet 1942 : la capitale est occupée depuis près de deux ans et la vie des habitants est rendue très difficile par le rationnement imposé par les Allemands. Par contre, Edmond Batignole, charcutier de son état, semble bien profiter de la situation et sa boutique ne désemplit pas…Tout bascule lorsque la famille Berstein, qui vit deux étages au dessus, est arrêtée par la Gestapo, dénoncée par Pierre-Jean, le fiancé de la fille du commerçant, un collaborateur fanatique… Alors qu’il s’est installé avec sa propre famille dans l’appartement des Juifs déportés, Edmond est bien embarrassé quand le jeune fils Simon Berstein sonne à la porte. Le charcutier, qui ne voulait pas « faire de politique », est face à un choix : il va bien être « obligé de prendre parti et d’agir »…

Monsieur Batignole : de l’indifférence à l’engagement…

   Comme bien d’autres films de Gérard Jugnot, le dernier long métrage du réalisateur, Monsieur Batignole raconte l’histoire d’un Français moyen touché par la grâce…Depuis ses débuts, le cinéaste s’est en effet attaché à présenter des personnages plutôt ternes, voire antipathiques, mais qui dans des circonstances particulières, sont capables de se transformer en héros…Jugnot est d’ailleurs très au courant de l’évolution de la représentation de cette période dans le cinéma français. Il a bien remarqué que les films sur la seconde guerre mondiale ont d’abord présenté les Français comme ayant tous résistants. Puis, « dans les années 1970, tout le monde était salaud, collabo… ». Aujourd’hui, il estime à juste titre qu’on a plus de recul et qu’on a une vision plus nuancée sur cette période…Et Gérard Jugnot s’inscrit clairement dans cette dernière tendance…

« Ici, on ne fait pas de politique »…
Au début du film, M. Batignole apparaît comme un personnage très peu sympathique. Il se montre à la fois lâche et profiteur… Il ne cesse de répéter « qu’il ne veut pas d’ennui », par exemple lorsque Pierre-Jean lui propose de profiter de l’arrestation des Berstein… Quand une cliente s’en prend à « ceux qui dénoncent les Juifs » , il rétorque sèchement « qu’ici (dans la charcuterie), on ne fait pas de politique ». A Simon qui l’interpelle sur les persécutions que subissent les Juifs, il répond piteusement que ce n’est pas lui « qui fait les lois »…Mais cela ne l’empêche pas de profiter de la situation, bien au contraire…Il se livre au marché noir, en liaison avec son frère resté en Normandie , il élève des animaux dans sa cour et dans sa cave…Ses affaires semblent propsères, si on en juge par les files d’attente qui s’allongent devant sa boutique…Sa femme et lui semblent la réincarnation des odieux personnages inventés par Jean Dutourd dans son livre Au bon beurre…Le charcutier semble même reprendre à son compte quelques clichés antisémites que lui assène Pierre-Jean à longueur de journée…Quand il discute avec M. Berstein, il laisse apparaître sa hargne : « comme le dit mon gendre, si on vous en veut à ce point, doit y avoir des raisons. Il n’ya pas de fumée sans feu »…
Mais son attitude reste prudente, pusillanime, et sa femme, sa fille, et même le colonel SS lui en font reproche. Marguerite en particulier ne cesse de le harceler pour qu’il s’engage plus clairement dans le camp des vainqueurs et se plaint de son « manque d’ambition » : « le problème de mon mari, c’est qu’il n’a jamais su saisir sa chance. Et Dieu sait que l’on pourrait se faire de l’argent par les temps qui courent »…Cette petite bourgeoise aigrie savoure leur revanche : « le malheur des uns fait le bonheur des autres (…) Chacun son tour, comme à confesse… » assène-t-elle à une cliente exaspérée par une longue attente… Elle ne cache pas sa joie à l’idée de profiter du grand appartement des Berstein, et d’échanger leur minable 20 m² contre le vaste 200 m² qu’ils vont désormais occuper…On peut relever que Gérard Jugnot semble s’être en partie inspiré de sa propre mère pour construire ce personnage. Comme il le raconte dans l’entretien reproduit dans ce même dossier, celle-ci regrettait que le grand père du cinéaste , qui était boucher, n’ait pas su mieux se débrouiller : « pourtant, à l’époque, il y avait de quoi faire ! » Et ce brave homme de faire faillite en 1947 : sans doute un des seuls commerçants à s’être ruiné par la période de l’ Occupation…
Quand M. Batignole reproche à sa fille Micheline sa liaison avec Pierre-Jean, collaborateur fanatique, la jeune fille lui répond qu’elle est surtout intéressée par les relations du journaliste (« il connaît le tout-Paris »)…Elle fait remarquer à son père : « on vit à l’heure allemande et tu es bien bête de ne pas en profiter »… Quant au colonel SS qui veut faire d’Edmond le traiteur officiel de la Gestapo, il l’encourage : quand le charcutier lui avoue qu’il fait « un peu de marché noir », Spreich lui conseille : « Voyez grand ! »…
Mais, malgré toutes ces pressions, Edmond ne s’engage pas complètement : un vieux fond « anti-boche » qui date de la guerre de 14-18 l’empêche de « faire du gringue » aux Allemands, comme il l’explique à sa fille…Il s’est quand même battu quatre ans contre eux et en gardé une blessure à la cuisse…C’est peut-être aussi une certaine réticence à prendre parti dans un conflit qui le dépasse…Il conseille ainsi à une cliente : « faites comme moi, pensez pas trop ! »…

Les petits cailloux…
Mais son univers bascule quand Simon Berstein fait sa réapparition. Il se plaint bien sûr amèrement (« c’est toujours sur moi que ça tombe », ne cesse-t-il de répéter…). Mais il ne peut se résoudre à laisser ce gamin dans la nature, d’autant qu’il est sans illusion sur le sort des parents Berstein (Pierre-Jean lui a fait comprendre qu’ils ne risquent pas de revenir…). Batignole se sent aussi vaguement coupable, à la fois des conditions de l’arrestation de cette famille juive et d’avoir profité de l’occasion pour récupérer leur appartement…Progressivement, le charcutier prend conscience du sort des Juifs. Lorsque Simon lui raconte leur détention après leur arrestation, surtout quand il énumère toutes les lois antisémites qui frappent les Juifs, on sent qu’Edmond est ébranlé…Son indifférence se lézarde et il se rend bien compte qu’il ne peut plus fermer les yeux…Le petit garçon met les choses au point : ce ne sont pas seulement les Allemands qui sont responsables mais aussi les Français…Il lui rappelle « qu’il y a la guerre »…Surtout M. Batignole s’aperçoit que les explications officielles ne tiennent pas…Quand Simon lui demande si les enfants dans les « camps de travail » vont aussi casser des cailloux, il répond : « oui, ils vont casser des petits cailloux, avec des petits marteaux »…Devant le regard incrédule de Simon, il se rend compte immédiatement de la stupidité de ses propos…
Mais Edmond prend aussi conscience progressivement de l’avidité de tous ceux qui profitent de la situation, à commencer par sa femme, son « gendre » Pierre-Jean et tous les acolytes divers, comme Lucien Morel le passeur, l’antiquaire ou l’administrateur provisoire…Bien sûr, les Allemands ne sont pas en reste et le charcutier est épaté par les biens confisqués aux Juifs et amassés dans le dépôt où ils attendent d’être envoyés en Allemagne…
Ainsi, Batignole s’engage de plus en plus : il cache et nourrit Simon, cherche à le faire passer, retrouve ses cousines… alors qu’en surface, il gave les occupants et leurs amis…Et il finit par ne plus supporter cette double vie : lors d’un repas familial, il rompt brutalement avec sa femme qui le harcèle une fois de trop : « c’est toi qui me fait honte », lui lance-t-il et quelque temps plus tard, il n’hésite pas à se débarrasser de son gendre devenu encombrant et dangereux…Il est allé jusqu’au meurtre pour défendre ses protégés…La vie du charcutier bascule alors complètement dans la clandestinité car il ne peut plus reculer. Recherché par la Gestapo, il quitte Paris pour le Jura avec les trois enfants, afin de trouver un passage vers la Suisse….

Des rapports de classe
Certes, comme le fait remarquer Gérard Jugnot, les rapports entre le commerçant et le jeune enfant juif sont aussi des rapports « de classe », et ils appartiennent à deux mondes que tout oppose. Batignole a fait peu d’études, travaille très dur et n’a pas le temps de lire alors que Simon est un enfant brillant, excellent musicien (il a eu un prix de conservatoire) et polyglotte…Dans un premier temps, le charcutier reprend à son compte quelques clichés sur les Juifs « riches et arrogants » (il reproche à M. Berstein son mépris à son égard…). Il fait aussi remarquer à Simon, qui se plaint de la chambre de bonne mal chauffée, que ça ne dérangeait pas ses parents quand ils y logaient leur domestique…Mais Edmond est quand même touché par « ses » enfants : Simon enchanté quand il lui donne ses soldats de plomb, Colette qui veut lui tenir la main pour s’endormir…Surtout, il a bien conscience que c’est grâce à Simon il a donné un sens à sa vie. Quand l’enfant veut le remercier, il lui répond : « c’est moi qui doit te dire merci »…

Qui est le sous-homme ?
A la fin du film, M. Batignole a accompli sa métamorphose…Harcelé par le lieutenant de gendarmerie, il se range résolument dans le camp des persécutés et revendique une hypothétique judéité…Dans une longue tirade (reproduite dans ce même dossier), il évoque les persécutions antisémites, l’amertume des Juifs français rejetés par le pays qu’ils ont défendu pendant la première guerre mondiale, et qui prétend être la nation des droits de l’ »homme…Il apostrophe le gendarme : « qui est le sous-homme ? ». Quand ils sont à la frontière avec la Suisse, le charcutier n’hésite pas longtemps à accompagner les enfants dans ce nouveau monde : ils leur faut bien quelqu’un pour « parler le suisse »…

   Monsieur Batignole est donc allé au bout de son courage….Comme le dit le réalisateur, on a l’impression « qu’il se met délibérément dans les situations qui l’obligeront à bien agir ». Quand il récupère aussi Sarah et Guila, les cousines de Simon, il n’hésite pas à les prendre en charge. Mais le charcutier reste modeste. Quand Irène le félicite pour ce qu’il a fait, il se contente de répondre : « c’est le hasard »…Jugnot commente : « comme le courage est hasardeux, il fat se mettre dans la situation de l’obligation »…

   C’est donc à une réflexion que nous invite Gérard Jugnot. Dans les pires circonstances, même les plus insensibles apparemment peuvent se découvrir meilleurs qu’ils ne sont en réalité…Il se trouve d’ailleurs, comme l’affirme Serge Klarsfeld, que certains Français se sont montrés solidaires et ont évité l’extermination aux Juifs qu’ils ont cachés : malgré le zèle de Vichy et des nazis, la proportion des déportés en France s’élève à 25 % mais elle est bien plus importante dans d’autres pays européens…Le parcours de M. Batignole n’est donc pas impossible…Mais Jugnot se défend d’avoir voulu en faire un modèle moral, il ne veut pas être « un donneur de leçons » …Il veut juste « raconter le destin d’un homme », qui a « retrouvé sa dignité » et qui mérite bien d’être appelé « Monsieur » Batignole…

 

 

Juno, une autre vision de la famille américaine

Juno, un film de Jason Reitman

États-Unis, 1 h 31, 2007

Interprétation : Ellen Page, Michael Certa, Jennifer Gardner, Jason Bateman, Allisson Janney, J. K Simmons, Olivia Thirlby

Synopsis :

Âgée de 16 ans, Juno MacGuff se retrouve enceinte de son petit ami et camarade de classe, Paulie Bleeker. Malgré le soutien de ses parents, la jeune fille ne se sent pas prête pour une maternité. Après avoir envisagé l’avortement, elle part à la recherche de parents adoptifs pour son futur enfant, aidée par sa meilleure amie Leah. C’est ainsi qu’elle rencontre un couple fortuné et infertile, Vanessa et Mark Loring. Mais les choses ne sont pas aussi simples que cela…

Juno, une autre vision de la famille américaine

Dans la production cinématographique américaine récente, l’image de l’adolescent de la classe moyenne blanche oscille entre deux visions extrêmes : soit l’adolescent obsédé sexuel de la saga des American Pie, soit le jeune potentiellement criminel des films de Larry Clark ou de Gus Van Sant…
Dans la première série de films, les jeunes Américains apparaissent comme surtout préoccupés par la perte de leur virginité et dotés d’une libido exigeante…Ce schéma de base donne bien sûr lieu à des scènes scabreuses et graveleuses (les ébats du jeune héros diffusés sur Internet ou l’utilisation d’une tarte traditionnelle à des usages qui le sont moins…). Dans les trois films de la série, les parents se montrent compréhensifs (une des mères d’un jeune de la bande n’hésite pas à payer de sa personne…) et même un peu pesants (le père de Jim, héros principal de la série, a une fâcheuse tendance à intervenir au mauvais moment). La « morale » de ces films est sommaire : le sexe est indispensable mais c’est quand même mieux lorsqu’on est épris…On peut associer à ce corpus ce qu’Antoine de Baecque analyse dans son dernier ouvrage, L’histoire caméra, les Very Bad Films (les très mauvais films), dénommés ainsi par les adolescents américains : un des plus emblématiques de la série est Mary à tout prix des frères Farrelly, avec Ben Stiller et Cameron Diaz, sorti en 1998…On peut signaler aussi le film de Peter Berg, Very Bad Things, une version trash des American Pie. Leurs scénarios ( si l’on peut dire…) se déroulent souvent aux marges de l’adolescence et en tout état de cause, le comportement des personnages principaux les rattache clairement à un âge primitif…Pour le critique, tous ces films sont bien sûr ont des aspects vulgaires, laids, grotesques, scatologiques…mais surtout, ils sont « des satires au vitriol du mode de vie américain »…
Les films de Larry Clark (Kids, Bully, Ken Park) ou de Gus Van Zant (Elephant, Paranoïd Park…) sont d’une autre envergure mais présentent une vision tout aussi décourageante la jeunesse américaine. Les adolescents pratiquent une sexualité débridée (dans Ken Park, la jeune latino est loin d’être une jeune fille innocente, comme son père semble le supposer).
Mais surtout ils apparaissent comme très violents, même s’ils le sont parfois involontairement (Alex dans Paranoïd Park) : cette violence est souvent futile et gratuite (dans Bully, la victime est massacrée par ses copains pour avoir quitté brutalement une ex-petite amie…). Et que dire des deux personnages d’Elephant, inspirés des adolescents tueurs de Columbine, qui tirent à vue sur leurs camarades d’école avant de se suicider…Surtout tous ces adolescents semblent sans repères moraux ou familiaux : ils sont le plus souvent laissés à eux-mêmes, avec des parents absents ou fantomatiques… Dans tous ces films, le modèle familial américain est mis à mal. Son effondrement semble à l’origine de bien des dérives adolescentes, jusqu’au meurtre parfois. Dans Ken Park, trois jeunes sur les quatre protagonistes ont des parents qui n’assument pas leur rôle (une belle collection de pères frustrés, alcooliques, intégristes, incestueux…). Elephant de Gus Van Zant présente les personnages de deux adolescents meurtriers, Eric et Alex, qui semblent livrés à eux-mêmes, sans référence familiale. Ils n’ont aucun échange avec leurs parents, qui n’apparaissent même pas à l’écran. Alex, le « héros » du dernier film de Gus Van Sant, Paranoid Park, ne parvient pas à communiquer avec son père pour partager un secret trop lourd pour lui. Dans Thirteen, le film de Catherine Hardwicke, la mère Mélanie, interprétée par Holly Hunter, a bien du mal à reprendre en mains sa fille Tracy qui donne tous les signes d’une grave dérive : il faut dire que sa propre vie n’est pas non plus exemplaire…

    Dans ce contexte cinématographique , Juno, le film de Jason Reitman se démarque assez nettement. Par certains cotés, Juno est une jeune fille de son temps et de son milieu. Comme les jeunes déjà vus dans d’autres films, elle est préoccupée par sa virginité : elle s’exaspère d’ailleurs du langage codé des adultes qui parlent d’adolescents « sexuellement actifs » mais, pour franchir le pas, elle choisit son partenaire avec soin…Elle est aussi intéressée par la musique rock et les films d’horreur, des goûts pas franchement originaux dans sa tranche d’âge…Quand elle est confrontée à son « problème », elle a d’abord du mal à y croire, refaisant trois fois le test de grossesse. Elle renonce à se faire avorter après s’être rendue à la clinique, mais pas pour des raisons morales…Elle est franchement écœurée par l’ambiance pesante qui règne dans l’établissement (l’hôtesse d’accueil lui demande de répondre à tout le questionnaire, y compris aux questions les plus indiscrètes…et lui propose des préservatifs parfumés avec un air entendu). Juno n’est pas convaincue par les arguments pro-life de sa camarade Su Chin mais s’effraie quand celle-ci lui affirme que le bébé a déjà des ongles…

Illusions perdues
Cette grossesse imprévue oblige la jeune fille à se poser des questions qui ne l’avaient pas encore vraiment effleurées. En tout état de cause, comme elle le dit à ses parents, elle ne se sent pas « prêtre à être mère » et elle le redit quelques temps après, aux futurs parents adoptifs qu’elle a choisis : « je suis lycéenne, je ne suis pas prête… » . Son intention clairement affichée est d’ailleurs de laisser son enfant sans chercher à maintenir un lien qui serait superficiel : comme elle le dit à Mark et Vanessa, avec une certaine verve : « je ne veux ni photos ni compte-rendu. Je préfère la méthode à l’ancienne. Je mets le bébé dans un panier et je vous l’envoie comme Moise…Comme quand c’était plus rapide et plus crade ! ».
Cela ne l’empêche pas de choisir avec soin la future famille de son enfant : Juno explique à sa copine Leah qu’elle ne veut pas de famille trop saine, de gens trop « cadrés » : elle refuse ainsi une annonce : « couple éduqué et aisé, enfant pour compléter chaleureuse famille de cinq. Dédommagement prévu. Aidez nous à fermer le cercle de l’amour ». Avec bon sens, Juno remarque que « cela fait secte : ils ont déjà trois enfants, sales pervers ! »…la jeune fille veut des parents moins coincés , du genre « graphiste, la trentaine, avec amie asiatique, cool, sapé fashion, jouant de la basse ». Aussi est-elle sûre d’avoir le fait le bon choix en préférant Mark et Vanessa Loring : « ils étaient beaux, même en noir et blanc »…Elle est renforcée dans son intention quand elle découvre l’intérêt de Mark pour la musique et les films d’horreur, même si elle se dispute avec lui sur la période de l’apogée du rock…

   Finalement, Juno va progressivement comprendre que ce couple est presque trop lisse et trop parfait (les photos de Vanessa et Mark tout de blanc vêtus sont accrochées un peu partout dans leur maison, illustrant jusqu’à la caricature l’idéologie new age des années 1970-1980). De plus, la jeune femme témoigne d’une volonté presque excessive de « posséder » un enfant. Elle prépare l’arrivée du nouveau né, avec un soin méticuleux et presque obsessionnel…Comme elle le dit à son mari, « on est prêts. On a lu des livres, on a suivi des cours, la chambre est prête… ». Elle aménage la pièce où sera installé l’enfant pour préparer la « nidification ». Lorsqu’elle croise Juno enceinte dans la galerie commerciale, elle se montre très inquiète quand le bébé ne « la reconnaît pas » (c’est à dire qu’il ne bouge pas…) : elle est par contre enchantée quand elle sent ses mouvements.. Cette attitude démonstrative peut d’abord sembler à Juno presque ridicule , alors qu’elle même ne ressent aucune émotion particulière, y compris lorsque apparaissent les images de l’embryon au cours de l’échographie. Mais Mark semble beaucoup plus hésitant : dès le premier entretien avec Juno et son père, il se montre ironique quand on l’interroge sur son désir de paternité : « et comment ! Tout le monde veut être père, entraîner l’équipe de foot, aider au projet de technologie »…En fait, il semble beaucoup plus préoccupé de flirter gentiment avec Juno et surtout de pouvoir se consacrer entièrement à sa carrière musicale…Il considère que ce désir d’enfant chez Vanessa correspond à sa volonté de sauver leur couple, mais que cela ne suffira pas…Il finit par avouer, à sa femme et à Juno : « je ne suis pas prêt à être père »…Vanessa tente de bien de le rasséréner : « une femme devient mère quand elle est enceinte, l’homme devient père quand il voit le bébé »…Rien n’y fait et elle renonce devant les prétentions de son mari : « si je dois attendre que tu sois Kurt Corbain, je ne serai jamais mère »…Devant cette situation, Juno est hésitante mais de plus en plus lucide : quand Mark estime qu’elle trop jeune pour comprendre ce qui se passe, elle lui rétorque brutalement : « j’ai seize ans et je sais reconnaître les connards »…Finalement, elle comprend toute la sincérité de Vanessa et que c’est elle, la personne la plus responsable du couple…Aussi, elle peut lui laisser son enfant en toute confiance…

Le soutien familial
Dans cette prise de conscience , Juno peut compter sur son milieu familial. Sa mère est loin d’elle et a des rapports ambigus avec sa fille (elle lui envoie un cactus ( !) chaque année à la Saint Valentin…). Bren, sa belle-mère, ne la ménage pas non plus : elle la traite de sotte ou d’idiote et lui explique les sacrifices qu’elle a du consentir pour vivre avec elle (en l’occurrence, ne pas avoir de chien à la maison…). D’un autre coté, elle est sans doute assez fière de sa belle-fille : quand Juno leur apprend la solution qu’elle a finalement choisie (« tu es un petit viking »…), elle est satisfaite que quelqu’un puisse recevoir « le don de Jésus dans cette situation merdique »…De son coté, Juno apprécie aussi très certainement la colère de Bren lorsqu’elles se rendent ensemble pour réaliser une échographie. Sa belle-mère remet vertement l’infirmière à sa place, lorsque celle-ci se permet de donner des leçons de morale inopportunes (elle parle de « l’environnement toxique des adolescents »…).
Surtout, Juno sait qu’elle peut compter sur le soutien indéfectible de son père. Lorsqu’elle informe ses parents de sa grossesse, celui-ci semble presque rassuré : « je pensais qu’elle avait été virée ou arrêtée pour drogue ou conduite en état d’ivresse »…Il l’accompagne lors de la première visite de Juno chez Vanessa et Mark (il « se méfie des tarés en manque de bébés »). Il s’en veut de ne pas l’avoir mieux compris (« c’est de ma faute », dit-il, quand Juno avoue son problème…). Lors d’une grande discussion à la fin du film et que nous reproduisons dans ce dossier, Juno avoue à son père qu’elle est bien désemparée devant l’évolution de la situation : « j’ai réglé des problèmes qui dépassent ma maturité ».Et quand elle l’interroge sur ce qui fait sa solidité d’un couple, il n’ergote pas et répond sans détours, d’autant qu’il ne peut se présenter comme un père parfait (« je n’ai pas le meilleur casier du monde », avoue-t-il). Pour lui, l’essentiel de trouver quelqu’un capable d’aimer et de supporter l’autre en toutes circonstances…Juno se rend compte alors qu’elle a sans doute trouvé cette « perle rare »…Son père, ironique, lui dit qu’elle a en face d’elle… !
Cet apprentissage de la vie lui est alors bien utile, pour éclaircir ses relations avec son partenaire d’un soir…Car au début du film, autant Bleeker semble passionnément attaché à Juno, autant elle se montre distante et parfois même franchement désagréable avec lui! Lorsqu’elle lui apprend qu’elle est enceinte, il semble aussi désemparé qu’elle mais le montre bien davantage…Juno semble exaspérée par l’attitude hésitante du jeune homme : elle l’est encore plus quand Bleeker lui dit qu’il va se rendre au bal de fin d’année avec Katrina, une autre camarade de classe. Elle lui en veut clairement de son indifférence apparente et elle le lui fait payer par des vannes plutôt acides (elle fait l’amour avec lui parce qu’elle s’ennuyait…). Aussi, il se braque et l’envoie balader (« comme si j’allais me marier avec toi ! Tu serais la femme la plus méchante du monde »…). Mais après avoir vu l’évolution du couple –modèle formé par Mark et Vanessa, après les discussions avec son père, Juno finit par relativiser et apprécier l’amour sincère que Bleeker lui porte : il sera là lorsqu’elle accouchera, même si ce n’est pas l’enfant qu’ils élèveront…Comme le dit Juno, « il est le fromage râpé sur mes pâtes : je sais que les gens doivent s’aimer avant de se reproduire : la normalité, c’est pas notre truc ! ».

Un film « politiquement correct » ?
Finalement, ll n’est pas certain que Juno ait une morale aussi marginale qu’elle le croit…Cette philosophie de la vie de couple a des airs de déjà vu et même de « politiquement correct » : certains aux Etats-Unis ont approuvé le choix que Juno fait au début du film en refusant l’avortement…les militants pro-life, à l’instar de la belle-mère de la jeune fille, ont dû apprécier que ce « don de Jésus » ne soit pas perdu…Au bout du compte, elle incarne même une certaine image de la normalité : elle garde son enfant, elle fait plaisir à une femme qui désire un bébé et qui présente toutes les garanties possibles, elle découvre qu’elle est amoureuse de son partenaire d’occasion…Il ne manque plus que le mariage pour que le happy end soit complet…

   Cela dit, on doit aussi reconnaître que Juno est un film décalé par rapport à la production actuelle : on est loin des jeunes américains libidineux ou criminels de certaines œuvres vues récemment. Un peu comme dans Little Miss Sunshine, l’image que le film de Reitman donne de la famille et des adolescents américains est quand même rassurante ou réconfortante, dans une société américaine en plein doute…Encore un signe des temps, pourront dire certains.

 

La famille et les adolescents dans le cinéma américain récent : quelques exemples :
La saga American Pie :
American Pie 1 , Paul Weitz, Chris Weitz (1999)
American Pie 2, James B. Rogers (2000)
American Pie 3 : marions-les ! Jesse Dylan (2003)
Les films de Gus Van Zant
Elephant (2003)
Paranoid Park (2007)

Les films de Larry Clark
Kids (1995)
Bully (2001)
Ken Park (2003)
Wassup up rockers (2006)

Very Bad Things, Peter Berg (1999)
Thirteen, Catherine Hardwicke (2003)
Little Miss Sunshine, Jonathan Dayton, Valerie Favis ( 2006)

Frozen River ou l’envers du rêve américain

Frozen River, un film de Courtney Hunt

États-Unis, 1h 37, 2009

Inteprétation : Melissa Leo, Misty Upham, Charlie McDermott, Mark Boone Junior, Michael O’Keefe, Jay Klaitz, Bernie Littlewolf
Dylan Carusona

Synopsis :

Massena, une petite ville américaine dans l’état de New York, à la frontière avec le Canada. Ray peut enfin offrir à sa famille la maison de ses rêves et bientôt quitter leur mobil-home décati. Mais quand son mari Troy, joueur invétéré, disparaît avec leurs économies, elle se retrouve seule avec ses deux fils, TJ et Ricky, sans plus aucune ressource.
Alors qu’elle essaie de retrouver la trace de son mari, elle rencontre Lila, jeune mère célibataire d’origine Mohawk, qui lui propose un moyen de gagner rapidement de l’argent : faire passer illégalement aux États-Unis des immigrés clandestins, à travers la rivière gelée du Saint Laurent, située dans la Réserve indienne.
Comme elle a cruellement besoin d’argent juste avant Noël, Ray accepte de faire équipe avec Lila. Mais, les risques sont élevés : la police surveille les voitures suspectes , la glace est peu épaisse et peut céder à tout instant

Frozen River
ou l’envers du rêve américain

   Le film Frozen River est sorti en 2009, à une période intéressante : le cinéma américain semble à nouveau s’intéresser à ses pauvres…En fait, depuis les débuts du cinéma américain, les réalisateurs outre-atlantique ont toujours évoqué les laissés pour compte : de nombreux films, aux différentes époques du XX°, ont évoqué ces miséreux qui souvent ont « pris pour la route » à la recherche d’une vie meilleure : deux exemples célèbres sont Les Raisons de la Colère de John Ford dans les années de 1940 et l’Épouvantail de Jerry Schatzberg dans les années 1970 pour ne citer que deux œuvres reconnues en leur temps. La sortie du film de Courtney Hunt est emblématique du retour de ce thème dans le cinéma américain, à la fin de l’ère Bush, alors que la pauvreté progresse sensiblement dans le pays le plus riche du monde (les personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté ont augmenté de 5,4 millions entre 2000 et 2004, : ils se montent à 37 millions d’individus et représentent 12,3 % de la population totale).
En fait, plusieurs films réalisés récemment abordent aussi ce thème des laissés pour compte : ainsi, le Wrestler de Darren Aronofsky (2008) , avec Mickey Rourke comme interprète principal, raconte l’histoire d’un catcheur qui essaie de remonter sur le ring, en d’autres termes « un loser incarné par un acteur has been » (Télérama). Des femmes réalisatrices ont aussi tourné de beaux portraits de personnages féminins : Sherrybaby de Laurie Collyer sorti en 2006 ou plus récemment Wendy et Lucy de Kelly Reichardt (2008). Dans le premier film cité, Sherry est une toxicomane qui sort de prison et qui fait tout pour récupérer sa fille : selon Jean François Rauger, « le film décrit une Amérique déglinguée, fonctionnant sur le spectre de structures familiales déstabilisées ou disloquées par l’abandon, la faillite ou la veulerie des pères ». De même, Wendy et Lucy évoque l’histoire d’une jeune femme seule en route pour l’Alaska, mais qui tombe en panne dans une petite ville de l’Oregon : pratiquement sans ressources, elle perd sa chienne et la recherche partout.. « Le visage de Wendy exprime la volonté éperdue de résister à la dureté de la vie »…Wendy et Lucy filme, sans y toucher, la panne sèche de l’Amérique » (Jacques Mandelbaum).
On l’aura compris, ces jeunes réalisatrices ne sont pas vraiment intégrées au système hollywoodien (en général, leurs œuvres ont été connues grâce au célèbre festival du cinéma indépendant de Sundance). Courney Hunt elle-même a éprouvé les pires difficultés à monter son projet : elle réalise d’abord un court-métrage sur le sujet de Frozen River mais mais a eu beaucoup de mal à trouver un financement pour en faire un long métrage. Les studios auxquels elle s’adresse voulaient qu’elle change le scénario et même les actrices (Melissa Leo n’est sans doute pas une vedette assez « glamour » pour Hollywood…). Mais finalement, l’acharnement de Courtney Hunt paye : son film obtient le grand prix du Festival de Sundance en 2008 et le soutien un peu maladroit de Quentin Tarantino (ce dernier parle « d’une merveilleuse description de la pauvreté » -sic- et du « thriller le plus excitant de l’année »…),

Dans le monde glacial des laissés pour compte…
Toute l’action se déroule dans les paysages glacés du nord de l’état de New York, dans la petite ville de Massena toute proche de la frontière du Canada (« la ville de la quatrième côte », comme il écrit sur le panneau à l’entrée de l’agglomération…). Les conditions climatiques y sont particulièrement difficiles au cours de l’hiver (lors d’une séquence du film, le présentateur météo égrène sa litanie de mauvaises nouvelles : des chutes de neige entre 20 et 30 cm, des vents soufflant jusqu’à 70 km/h, une baisse des températures jusqu’à moins 34 degré…).
Dans ce cadre oppressant, le film présente « trois visages de la marginalité » ( Thomas Sotinel). D’abord, Ray elle-même, une femme sans âge et au visage déjà marqué par les épreuves…Elle a été abandonnée par son mari Troy, qui est dévoré par le goût du jeu et qui est parti avec l’agent mis de côté pour acheter une nouvelle maison. Elle doit s’occuper de ses deux enfants, encore à l’école, TJ un adolescent de 15 ans et Ricky, beaucoup plus jeune. Elle occupe un travail de vendeuse dans un magasin, où elle n’est employée qu’à temps partiel. Elle est obligée de tout acheter à crédit : la télévision, la nouvelle maison dans laquelle elle espère emménager…Elle est constamment sous la menace des employés ou des huissiers chargés de percevoir les règlements et qui ne lui font aucun cadeau…En ce sens, le film est une vision prémonitoire assez juste de ce qui va arriver lors de la crise des subprimes : comme l’écrit Thomas Sotinel, « on peut y déchiffrer le mécanisme de ces crédits toxiques accordés à des gens dont les banquiers savaient qu’ils n’étaient pas solvables ». Ray est par ailleurs très économe et elle est obligée de tout compter au cent près : l’essence qu’elle met dans son réservoir, l’argent qu’elle remet à TJ pour leurs repas à l’école…
Face à cette situation difficile, qui la classe dans la catégorie des « working poors », Ray se bat avec détermination. D’abord, il semble bien qu’elle ait elle-même chassé son mari, car « il jouait l’argent de la bouffe », au point même de lui tirer une balle dans le pied. Elle revendique auprès de son employeur Matt pour qu’il lui donne enfin un travail à plein temps, comme il le lui avait promis depuis deux ans (en fait, son patron estime qu’elle n’est pas assez « motivée » : il semble bien qu’il préfère l’autre employée Pat , nettement plus avenante même si elle arrive régulièrement en retard). Elle est aussi sensible au sort de ses deux garçons : elle refuse absolument que TJ quitte l’école pour travailler : elle souhaite qu’il poursuive ses études et qu’il s’occupe de son petit frère. Elle défend même l’image de son mari fugueur ( « c’est un bon père quand il ne joue pas » )mais son fils aîné n’est pas convaincu : « il nous dépouille et s’enfuit juste avant Noël ». Elle se décarcasse aussi pour que Ricky reçoive à Noël le circuit de voitures de ses rêves. Enfin, elle bascule dans l’illégalité quand elle est vraiment acculée en se livrant au trafic d’immigrés clandestins de part et d’autre e la frontière.
Pour se faire, Ray décide de participer aux activités auxquelles se livre Lila, jeune indienne Mohawk de la réserve. Celle-ci présente un visage constamment renfrogné car elle vit aussi une situation très difficile. Elle a perdu son mari et la garde de son enfant, « enlevé » par sa belle- mère dès qu’elle est sortie de l’hôpital. Elle est logée dans la caravane de son beau-frère, perdue au fond des bois. Elle a de plus de graves problèmes de vision, qui la rendent incapable d’assumer certaines tâches (comme caissière dans un magasin ou standardiste…). Pour survivre, elle s’adonne à différents trafics, de part et d’autre de la frontière, avec l’aide d’un réseau de passeurs : elle fait passer d’abord des cigarettes puis des immigrés clandestins. Elle semble d’ailleurs considérer que ce n’est vraiment pas un trafic. Pour elle, il n’y pas vraiment de frontière car tout le territoire, des deux côtés du Saint-Laurent, appartient aux Mohawks. : « c’est du libre échange entre nations », précise-t-elle à Ray. … Lila dépose l’argent ainsi récolté devant la maison de sa belle-mère, pour l’éducation de son bébé.
Enfin, les derniers marginaux, et sans doute les plus déclassés, sont bien sûr les immigrés clandestins qui passent par le Canada pour rejoindre le territoire des États-Unis. Pour une fois, le cinéma américain ne traite pas des flux migratoires du sud des États-Unis : de fait, le sujet a été plus abondamment traité ; du film d’Hebert Biberman , Le Sel de la terre, tourné en 1953 en passant par Lone Star de John Sayles (1996) ou Bread and Roses de Ken Loach (2000), jusqu’au long métrage de Tommy Lee Jones ,Trois enterrements, réalisé en 2005. Dans le film de Courtney Hunt, ces clandestins sont d’origine asiatique (Chinois ou Pakistanais) et ils ont accompli un très long périple : ils sont en plus durement exploités par leurs futurs employeurs, comme Lila l’explique à sa « complice » : le coût du passage est exorbitant et les malheureux sont obligés de travailler de longues années pour rembourser le prix de leur passage. Ray est d’ailleurs stupéfaite de constater leur acharnement à venir aux États-Unis : elle est bien placée pour savoir que le « rêve américain » n’est qu’une illusion… Quand Lila lui explique l’exploitation auxquels se livrent les « esclavagistes », Ray ne peut s’empêcher de s’exclamer : « putain, je rêve! ».

Les laissés pour compte de la société américaine :de la défiance à la solidarité
Mais Courtney Hunt veut aussi montrer que la solidarité entre ces déclassés ne va pas de soi, même s’ils ont les mêmes ennemis…Au début du film, Ray et Lila s’affrontent durement : elles ne se ménagent pas et éprouvent l’une envers l’autre, de solides préjugés. Ainsi, Ray tire un coup de feu dans la caravane de la jeune Indienne quand elle vient récupérer la voiture de son mari et lui confisque l’argent qu’elles ont gagné ensemble, après s’être battue avec elle. Elle ne se montre pas très tolérante à l’égard des Mohawks : elle estime par exemple que « c’est nul de ne pas fêter Noël » alors que cela fait tellement plaisir aux enfants…TJ, son fils aîné, semble d’ailleurs partager le même sentiment : il parle ainsi « d’aller casser du Mohawk » quand il apprend les déboires de sa mère.
De même, Lila est très hésitante au début du film à prendre Ray comme partenaire dans son trafic : « je bosse rarement avec des Blancs », lui précise-t-elle. Elle n’a pas la même conception de la légalité. Elle la traite aussi durement au début de leur relation : elle suggère méchamment que son mari est peut-être parti avec une femme plus jeune et plus jolie qu’elle… Ray est aussi peu sensible au sort des clandestins qu’elle transporte : pour elle, il s’agit de gagner de l’argent rapidement et rien d’autre. Elle devient même franchement paranoïaque quand elle apprend lors d’un voyage au Canada, que les deux personnes qu’elle doit prendre en charge, sont originaires du Pakistan. Victime sans doute du climat de peur aux États-Unis après le 11 septembre, elle les soupçonne clairement d’être des terroristes. C’est pour cela qu’elle jette leur sac « suspect » sur la rivière gelée (en fait, elle apprendra par la suite qu’il contenait l’enfant des deux Pakistanais).
Mais progressivement, les deux femmes vont se rapprocher. Ray en particulier se rend compte de la sincérité de l’amour maternel de sa partenaire : alors que Lila voit son fils avec sa belle-mère dans un restaurant, Ray peut ressentir la douleur qu’éprouve la jeune Indienne. Et petit à petit, elles vont échanger quelques confidences à propos de leurs familles respectives. Ray s’indigne quand Lila lui raconte que son fils lui a été enlevé par sa belle-mère mais celle-ci répond que ces affaires ne regardent pas la justice et se règlent à l’intérieur de la tribu. Les deux femmes subissent le même choc lorsqu’elles s’aperçoivent que le sac qu’elles ont jeté sur la rivière gelée contenait un enfant :elles font immédiatement demi-tour : elles éprouvent le même soulagement lorsqu’il revient à la vie. A la fin du film, alors que la police est à leurs trousses, les deux femmes sont prêtes à se sacrifier l’une pour l’autre. Ray hésite un peu et s’apprête à rentrer chez elle, mais, prise de remords, elle finit par se rendre aux autorités: elle se rend compte qu’elle risque nettement moins que la jeune indienne : elle est blanche, sans casier judiciaire, avec deux garçons à charge…elle ne devrait faire que quelques mois en prison…Elle prend conscience qu’elle s’est beaucoup rapprochée de Lila : quand le policier qui l’arrête lui demande à qui elle va confier ses enfants, elle peut lui affirmer qu’elle les laisse « à une amie »…
Certes, on peut estimer que les héroïnes du film ont des rêves bien petit-bourgeois : Ray tient avant tout à sa maison future (sur son lit, elle regarde sans cesse la brochure qui vante les mérites de son futur logement…Live a dream, comme il est écrit sur la couverture). Lila veut surtout récupérer la garde son enfant…Mais leur combativité est exemplaire : dans cette « lutte pour la vie », elles restent humaines et en plus, découvrent une solidarité qui les rend plus fortes.

    Ainsi, Frozen River est un beau portrait de femmes, au pluriel…Ces deux paumées, Ray et Lila, ont su trouver dans leur amitié et leur complicité la force d’affronter une vie difficile. Comme l’écrit le critique de Positif, Courtney Hunt a réalisé « un film de genre solidaire et féministe , sans tomber dans les pièges du naturalisme ». On peut d’ailleurs constater que certains cinéastes européens ont aussi été «inspirés» par la crise et ceux qu’elle a laissés sur le bord du chemin : des films comme It’s a free world de Ken Loach (2008), Welcome de Philippe Lioret (2008) ou Fish Tank de Andra Arnold (2009) sont de vraies réussites. Comme Frozen River, deux de ces films traitent aussi du problème particulier des clandestins, dont les migrations se sont développées avec la mondialisation. Une manière de montrer que le cinéma est capable d’aborder des sujets sociaux, avec de réelles qualités artistiques et sans tomber dans la mièvrerie…

 

Le colonel Chabert et la société de son temps

Le colonel Chabert, un film de Yves Angelo

France, 1 h 50, 1993

Interprétation : Gérard Depardieu, Fanny Ardant, Fabrice Lucini, André Dussolier

Synopsis :

Paris, février 1817, trois ans après la Chute de l’Empire, l’avoué Derville reçoit la visite d’un vieillard misérablement vêtu. Il assure être Le Colonel Chabert, passé pour mort, à la bataille d’Eylau en 1807. Il avait alors contribué à la victoire en conduisant une charge de cavalerie devenue célèbre. Le vieil homme raconte comment, se réveillant dans un fossé entre des cadavres, il a survécu à ses blessures. Il revient dix ans après et souhaite réclamer son titre, faire valoir ses droits et revivre avec sa femme. Celle-ci, durant son absence, s’est mariée avec Le Comte Ferraud…

Le colonel Chabert et la société de son temps

   Le roman de Balzac et le film d’Yves Angelo se déroulent dans une période particulière de l’histoire de France, un « temps mort » du XIX° siècle, à savoir la Seconde Restauration. Or la compréhension de cette époque est essentielle pour saisir l’arrière plan politique et social de l’intrigue…(le cinéaste et son dialoguiste ont été ainsi amenés à introduire une séquence au début du film, lorsque le comte Ferraud discute avec ses amis ultras, pour exposer le contexte politique…)
En décrivant la société française juste après les bouleversements de la Révolution et de l’Empire , Balzac, et le cinéaste à sa suite, montrent bien toutes les ambiguïtés de cette période charnière et la corruption morale qui règne alors dans l’élite de la société (Lénine, parait-il, appréciait le talent du romancier, pour sa peinture de la décadence des classes dirigeantes…).

La seconde Restauration
L’action du colonel Chabert se déroule donc en 1817 , c’est à dire pendant la seconde Restauration. Louis XVIII, le frère de Louis XVI, rentré d’exil en 1814, avait dû quitter le pays à nouveau pendant les Cent jours, alors que Napoléon 1er revenait au pouvoir..Il revient définitivement en 1815 après la défaite de l’Empereur à Waterloo, avec l’aide des ministres Talleyrand et Fouché . Mais ce ministère ne dure pas, tant les deux hommes sont marqués par leurs liens avec le pouvoir napoléonien (selon la célèbre formule de Chateaubriant, « le vice appuyé sur le bras du crime »). Aux élections d’août 1815, les électeurs envoient une large majorité de candidats royalistes à l’Assemblée (les 9/10 des députés!) : c’est « la chambre introuvable », selon les propres termes du Roi. Mais en 1816, le parti ultra connaît une forte baisse et l’instabilité politique règne jusqu’à la fin du règne de Louis XVIII.
Le frère de Louis XVI , qui est resté en exil en Angleterre jusqu’en 1814, est bien sûr marqué par l’idée de rétablir une forme de société d’ancien régime : la continuité temporelle de la monarchie est restaurée et le temps de la république et de l’empire est annulé : les actes officiels sont datés à partir de la dix-neuvième année de règne (c’est à dire de la mort de Louis XVII en 1795), comme si les évènements survenus entre temps n’avaient jamais existé…Les premiers temps de la seconde Restauration se déroulent dans une atmosphère pesante, de répression et de réaction : la « terreur blanche » en Languedoc et en Provence, l’exécution de certains généraux bonapartistes comme le maréchal Ney, « l’épuration » des fonctionnaires jugés peu fiables (6000 condamnés politiques, au moins un quart des personnels renvoyés).
Mais le roi reste prudent et prend vite conscience qu’un retour radical au système précédent est impossible (comme il l’écrit, « mon système se fonde sur cette maxime qu’il ne faut pas être le roi de deux peuples ». Il accepte la charte de 1814, fortement inspirée par Talleyrand ,et qui entérine certains acquis essentiels de la Révolution : le régime adopté est une monarchie constitutionnelle, avec un suffrage censitaire et un pouvoir législatif exercé par deux chambres (chambres des députés et chambres des Pairs). Le suffrage censitaire est progressivement élargi au cours du règne et quelques lois « libérales » sont adoptées, comme celle sur la conscription de Gouvion Saint Cyr en 1817, qui permet la constitution d’une armée nationale, au grand dam des « ultras »… Surtout, il n’est pas vraiment question de rendre les « biens nationaux » vendus au cours de la Révolution : Louis XVIII ne compte pas revenir au système féodal d’avant 1789 : dans la charte de 1814, il est écrit expressément : « la noblesse ancienne reprend ses titres, la nouvelle conserve les siens. Le Roi fait des nobles à volonté mais il ne leur accorde que des rangs et des honneurs sans aucune exception des charges et des devoirs de la société ».Le gouvernement Villèle propose quand même l’indemnisation des nobles émigrés sous la forme d’une rente versée aux « victimes » (le fameux « milliard des émigrés » ).

La chambre des Pairs
Une des innovations du nouveau régime est la création de la chambre des Pairs dès 1814 par la Charte constitutionnelle. Elle est clairement inspirée de la Chambre des Lords qui existe en Grande Bretagne, où ont séjourné nombre de nobles émigrés. Dans l’esprit de Louis XVIII, cette chambre doit être en harmonie avec la monarchie restaurée et représenter une classe sociale, l’aristocratie. Aussi, les membres devaient être nobles ou le devenir en entrant dans cette instance. Selon plusieurs ordonnances, la chambre des Pairs est composée de membres « de droit » (les Princes du sang) et des membres choisis par le Roi, qui doivent se constituer un majorat (c’est à dire des biens immobiliers ou de rentes qui produisent un revenu fixé en fonction du titre de noblesse). Le titre est aussi héréditaire (« la dignité de pair est et demeure héréditaire, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture »). C’est dans cette institution que le comte Ferraud cherche à rentrer à tout prix : devenir pair serait pour lui l’aboutissement de sa réussite sociale…Mais son mariage avec la veuve Chabert pose quelques problèmes…

« Les vieux débris de la Grande Armée »
    Le colonel Chabert est aussi une évocation des vieux soldats de l’Empereur, encore très nombreux sous la Restauration et surnommés de manière peu élégante, « les vieux débris de la Grande Armée » (sans doute près d’un million est rentré dans ses foyers). Le colonel Chabert, le personnage principal, est évidement un exemple type, peut-être inspiré par des officiers de l’Empereur qui ont réellement existé (selon le dictionnaire Napoléon, la vie de certains officiers supérieurs de l’armée impériale ont pu nourrir l’imagination du romancier comme le colonel Chabert -1764-1851-, qui s’engage dans l’armée dès 1792 : il devient chasseur à cheval en 1805 et participe à plusieurs batailles de l’Empire comme la campagne de Russie en 1812). La plupart végètent dans des conditions misérables car les revenus alloués par l’état sont faibles. En particulier, 20 000 officiers et sous-officiers de l’armée impériale ont été mis en disponibilité et ne touchent qu’une partie de leur solde (ils sont surnommés les « demi-soldes ») : ceux qui ont participé aux Cent Jours ne touchent aucun revenu…. A part le colonel Chabert, Balzac s’est aussi inspiré de ces vieux combattants dans d’autres romans, comme Le Médecin de campagne, en créant les personnages de Goguelat et Gondrin. Dans le roman et le film, Chabert et ses compagnons d’armes (son ordonnance Boutin) vivent dans un dénuement certain : l’avoué Derville est atterré de découvrir les conditions de logement de son protégé, qui dort dans un taudis malodorant. Ces anciens soldats doivent tout à la Révolution et à l’Empire : dans le roman de Balzac, Chabert, enfant trouvé, doit sa gloire et sa fortune à son activité militaire au service de Napoléon Bonaparte : il est déjà à ses côtés lors de la campagne d’Égypte et se fait remarquer par son courage lors de la bataille d’Eylau..
Au cours des opérations auxquelles il participe, et à l’instar des officiers de la Grande Armée, il en profite pour arrondir sa fortune : il avoue d’ailleurs quelques pillages à Derville quand il évoque les objets d’art qu’il a rapportés lors de ses campagnes à l’étranger…Son titre nobiliaire lui a été concédé par l’Empereur lui-même (sous l’Empire, il est le comte Chabert).

La noblesse impériale
De fait, Napoléon 1er a aussi tenté de faire émerger une élite de privilégiés, dont il fera la fortune et qui lui sera toute dévouée. A cet effet, il met en place d’abord la Légion d’honneur en 1802 , et surtout la Noblesse impériale en 1808. Le système nobiliaire voulu par l’Empereur est rationnel et hiérarchisé (il comprend 4 niveaux de noblesse : prince, duc, comte, baron. Au total, près de 3300 titres seront décernés au cours de l’Empire). Il devait récompenser les personnes les plus dévouées à l’Empire, et en particulier les militaires qui se sont distingués sur le champ de bataille (plus de 60 % des titres seront accordés à des membres de l’armée). Napoléon 1er espère aussi rallier à lui une partie de l’ancienne noblesse…Comme on le sait, Chabert permet aussi à sa femme de connaître une ascension sociale fulgurante : il a d’abord connu Rose Chapotel dans une maison de passe du Palais-Royal : aussi, il accepte mal son air condescendant lorsqu’elle fait mine de ne pas le reconnaître..

Des aristocrates revanchards…
Le roman de Balzac et le film de Yves Angelo permettent aussi d’évoquer une autre catégorie sociale, surtout incarnée par le comte Ferraud., la noblesse d’Ancien Régime. Dans le livre , Ferraud est présenté comme le fils d’un conseiller au Parlement de Paris (c’est à dire la noblesse de Robe), qui émigre pendant la Terreur et qui doit abandonner tous ses biens (« s’il sauva sa tête, il perdit sa fortune »). Il revient à l’époque du consulat mais reste fidèle à Louis XVIII : dans le roman, Balzac écrit : « il appartenait à cette partie du Faubourg Saint Germain qui résista noblement aux séductions de Napoléon »…De fait, une partie de la noblesse revient sous l’Empire (en 1802, une amnistie est prononcée envers « tout individu prévenu d’émigration »). Mais les biens nationaux ne sont pas rendus et les aristocrates ont perdu à peu près la moitié de leurs propriétés foncières. Aussi, ils n’acceptent le régime impérial qu’à contrecœur : comme le dit le vicomte de Ségur, « Napoléon, c’est qu’un homme que personne n’aime mais que tout e monde préfère (…) Quel malheur qu’il ne soit pas légitime! » . L’Empereur utilise la séduction et l’intimidation (l’exécution du duc d’Enghein en 1804) : mais les ralliements sont peu nombreux ( Mme de Bouillé, de la Rochefoucauld, Ségur..). Les mariages dans la noblesse d’ancien régime son fortement endogamiques : les alliances mixtes , comme celle du comte Ferraud et de la veuve Chabert dans le roman, sont rares (Fouché, régicide et haut dignitaire du régime impérial, épouse Ernestine de Castellane). Par contre, certains nobles d’ancien régime continuent une opposition feutrée à l’Empereur : « on acceptait honneurs et argent mais on continuait à fronder », avoue le baron de Fremilly…
En tout cas, à l’époque de la Restauration, certains sont tentés par une attitude revancharde : dans le film, les amis ultras de Ferraud comme Chamblin, témoignent d’une hargne certaine à l’égard de Napoléon, à qui ils attribuent des qualificatifs peu amènes : « l’usurpateur », « le petit caporal », l’ogre »…Ils font aussi clairement comprendre à leur ami que son mariage avec la veuve Chabert risque de l’empêcher d’accéder à la Pairie : cette alliance leur semble contre-nature tant cette femme est marquée par son histoire. Comme ils l’expliquent au comte, « il s’agit de ce qu’elle représente, son passé, cette fortune acquise sous l’Empire… ». Ils montrent tout leur mépris envers ces parvenus qui ne doivent leur place qu’à leur lien avec l’usurpateur (« elle dansait avec des maréchaux qui ciraient nos bottes »). Aussi, ils suggèrent fortement à Ferraud de répudier son épouse et de s’allier à une héritière d’une grande famille au blason irréprochable, comme celle du baron de Courcelles qui a justement trois filles…Ferraud, qui ne néglige rien pour assouvir son ambition (il multiplie les rencontres avec les personnes qui pourraient lui être utiles), est embarrassé…Ainsi, en rentrant en France, le colonel Chabert se retrouve dans des luttes de pouvoir en qui le dépassent : on comprend que ce spectacle le dégoûte et l’amène à se retirer du monde, laissant à Derville le rôle du justicier.

  En tout cas, la description que Balzac (et le film) font de la société en France à l’époque de la Restauration est sans concession : les valeurs de loyauté et de courage sont peu de choses devant la brutalité des ambitions et il n’est pas sûr que la morale l’emporte., même si Rose Chapotel sera sans doute punie pour ses intrigues. Le film est donc bien fidèle à l’œuvre littéraire, en évoquant aussi la dimension historique du roman de Balzac : outre la qualité des dialogues et de l’interprétation, on peut estimer l’adaptation réussie aussi de ce point de vue.

 

Bob Roberts, ou la politique à l’américaine

Bob Roberts, un film de Tim Robbins

États-Unis, 1h 43, 1992

interprétation : Tim Robbins,  Giancarlo Esposito,  Ray  Wise,  Gore Vidal,  Alan Rickman

Synopsis :

1990. Le chanteur de Country Bob Roberts (Tim Robbins ), self-made man millionnaire, se porte candidat au Sénat, dans l’Etat de Pennsylvanie..Il se prononce, au travers de ses chansons, en faveur d’un retour aux valeurs détruites par le laxisme des années 1960 : il est l’un des porte-parole de cette Nouvelle Droite apparue lors de la première Présidence de Ronald Reagan : il en appelle ainsi aux idéaux fondamentaux de l’Amérique conservatrice: la famille, la religion et fonde une organisation chargée de lutter contre la drogue (  » Broken Dove » )…Avec l’aide de ses conseillers, Chet Mac Gregor ( Ray Wise ) et Lukas Hart III ( Alan Rickman ), Roberts mène une campagne électorale impitoyable contre son adversaire démocrate, le sénateur sortant Brickley Paiste ( Gore Vidal ), dans une ambiance typique de ces années 1990, alors que tous les coups bas sont permis (accusations diffamatoires, insultes,manipulations des médias)…
Alors que les sondages indiquent que l’écart avec le sénateur Paiste diminue, Bob Roberts est mis en cause par un journaliste indépendant Bugs Raplin ( Giancarlo Esposito ), qui l’accuse d’être impliqué dans un scandale financier lié à un trafic de drogue…Les chances de l’emporter pour le candidat-chanteur semblent compromises, à moins d’un évènement imprévu..

 

Bob Roberts, ou la  politique à l’américaine
En réalisant Bob Roberts, Tim Robbins a délibérément choisi le ton de la satire pour dépeindre le monde politique et médiatique des États-Unis. Mais comme le dit le cinéaste lui-même, la réalité a souvent fini par rejoindre la fiction qu’il avait imaginée . Deux aspects méritent d’être évoqués : le déroulement d’une campagne électorale américaine et l’émergence depuis les années 1980 d’une Droite extrême de plus en plus influente…

Une nouvelle génération d’hommes politiques
D’abord , le personnage imaginé par Tim Robbins est typique de la nouvelle génération de politiciens américains nés après la seconde guerre mondiale ( dans le film, Bob Roberts est censé naître en 1955 )…Ces baby-boomers partent à la conquête du pouvoir dans les années 1980…Roberts aurait très bien pu appartenir à la cohorte des 73 freshmen ( nouveaux élus) menés par Newt Gingrich et qui ont pris d’assaut le Congrès en novembre 1994 ( ces parlementaires s’étaient engagés à appliquer le « Contrat avec l’Amérique », de tonalité franchement réactionnaire ). Alors que pour la première fois le Parti Républicain détient la majorité dans les deux Assemblées du Congrès, il engage une partie de bras de fer avec le pouvoir exécutif , notamment pendant l’année 1996 à propos du vote du budget ( Clinton utilisera son droit de veto à plusieurs reprises et la situation sera parfois bloquée…)…Cette nouvelle génération a une culture politique différente de celle qui l’a précédée, surtout marquée par les années de la grande Dépression et la Seconde Guerre Mondiale ( c’est le cas de personnalités comme Lyndon B. Johnson, Richard Nixon et même dans une moindre mesure de John Fitzerald Kennedy…). Elle a vécu son adolescence et sa jeunesse dans un contexte différent, celui de la Guerre Froide et de la guerre du Vietnam, pour le meilleur et pour le pire ( dans le film, la mère de Bob Roberts est présentée comme une peacenick c’est à dire une militante de la paix et l’enfant est élevé dans une sorte de communauté hippie). Ce conflit de générations s ‘est d’ailleurs incarné lors de l’élection présidentielle de 1996, entre Bob Dole le vétéran de la Deuxième Guerre Mondiale et Bill Clinton, de « la génération Vietnam »…Mais ces « jeunes loups » ont eu du mal à faire leur trou, car le système parlementaire américain donne un avantage considérable aux sortants. Certains parlementaires semblent d’ailleurs presque indéracinables ( ce fut le cas de plusieurs dirigeants, souvent démocrates sudistes, comme Sam Rayburn, LB Johnson, ou Mike Mansfield…) : un sénateur exerce en moyenne 2,5 à 3 mandats…Les élus profitent de leur situation acquise, en obtenant des subventions pour l’état qu’ils représentent ( pork barrel = tirelire des fonds gouvernementaux ) ou des faveurs individuelles pour leurs électeurs ( caseworks ). Aussi, les nouveaux venus doivent-ils consacrer toute leur énergie à se faire connaître, notamment en menant « une politique de terrain » ( grass roots politics ). Bob Roberts et son équipe, qui affrontent un sénateur démocrate solidement implanté, sillonnent les routes de Pennsylvanie dans leurs bus ultra-sophistiqué et multiplient les apparitions publiques…

Le coût des campagnes électorales
Le film de Tim Robbins est une bonne évocation d’une campagne électorale « à l’américaine ». Le montage très serré de courtes séquences donne une impression de frénésie qui correspond bien à l’intensité d’une élection aux États-Unis : les réunions où les supporters affichent leur passion, avec leurs banderoles, leurs badges et leurs calicots, les émissions télévisées où le candidat ne manque pas d’apparaître, même les concerts où le chanteur exprime ses idées en chansons,…Le film est aussi rythmé par l’annonce des sondages en faveur de l’un ou l’autre candidat, jusqu’au résultat final…Mais Bob Roberts évoque aussi d’autres aspects intéressants. Ainsi, les campagnes électorales aux États-Unis nécessitent des fonds de plus en plus considérables, pour des raisons que nous évoquerons plus loin : en 1976, un sénateur dépensait en moyenne 595 000 $ pour obtenir son siège et près de 2,5 millions en 1990 ( les sommes vont jusqu’à 5 millions en Floride, 9 millions en Californie…). Certes, surtout depuis le scandale du Watergate , des lois ont été votées qui imposent des règles plus contraignantes ( cf article sur le Sénat des États-Unis ). Mais les dépenses ne sont pas plafonnées, au nom de la liberté individuelle…Aussi, les candidats passent une bonne partie de leur temps à rassembler des fonds ( fund raising ). Actuellement, l’essentiel vient des contributions individuelles ( plus de 50% du total ) : mais l’argent est aussi fourni de plus en plus par les Comités d’action politique ( Political Action Committees = Pacs ). Ces organismes sont de nature très diverse : syndicats, groupes professionnels , grandes sociétés ( General Electric, ATT, Philip Morris, ou des mouvements défendant une cause particulière ( par exemple les associations anti- avortement…). Au total, l’aide financière de ces Pacs représentait déjà 28% des sommes dépensées aux élections sénatoriales de 1986..Un tel système avantage bien sûr les politiciens aisés, qui peuvent investir leur fortune personnelle : les exemples récents de Ross Perot et de Steve Forbes en sont l’illustration. Le premier cité, candidat aux élections présidentielles de 1992 et de 1996 possède une des plus grosses fortunes des États-Unis ( près de 3 milliards de dollars ) et a dépensé plusieurs dizaines de millions de dollars lors de sa première campagne ( il a obtenu 19% des voix, soit le meilleur score jamais atteint par un candidat indépendant ). Cette prime aux plus riches est aussi sensible au Congrès : en 1982, 35 sénateurs ( sur 100 ) sont des milliardaires…Et si la dynastie des Kennedy a régné si longtemps sur l’État du Massachusets, elle le doit en partie à la fortune familiale…Dans le film, Bob Roberts est aussi présenté comme un homme très riche ( un journaliste précise même qu’il « pèse » 40 millions de dollars…), un businessman avisé qui a même su profiter du krach d’octobre 1987…

Une affaire de professionnels
Cette inflation des dépenses électorales est due notamment à la professionnalisation croissante de la vie politique aux États-Unis . Surtout depuis les années 1960, les politiciens américains ont recours à des cabinets spécialisés dans le marketing politique, qui ont proliféré dans les années 1980 ( en 1988, on comptait près de
5 000 cabinets, qui interviennent même dans des élections locales, le seuil de rentabilité étant fixé à 5 000 électeurs…). L’idée essentielle est d’appliquer à la politique les méthodes de la publicité, avec toutes les conséquences qu’on peut imaginer ( dans son livre The Selling of The PresidentComment on vend un président-, Joe Mac Ginnis décrit l’application de ces théories lors de la campagne de Richard Nixon en 1968 ). Ces consultants politiques, chargés de la conception et de l’organisation des stratégies politiques des candidats, ont pris une place grandissante : ils sont à la fois cause et conséquence des changements dans la vie politique aux États-Unis ( selon la formule « le marché crée le produit, le produit crée le marché » ) . Ils sont en particulier responsables du coût toujours plus important des campagnes électorales ( un cabinet se fait payer au moins 25 000 $ pour enquêter sur l’adversaire qu’on veut battre : en 1994, les candidats au Congrès ont dépensé près de 16 millions $ pour ce genre d’opérations…). Dans Bob Roberts, le candidat est effectivement assisté de toute une équipe : des conseillers financiers pour ses affaires privées, des hommes chargés de sa sécurité, et aussi plusieurs personnes qui s’occupent de sa campagne électorale ( son ami Lukas Hart III et surtout Chet Mac Gregor ). Ce « staff » a des activités multiples : organiser les réunions, préparer les passages du candidat à la télévision, concevoir et réaliser les spots télévisés qui vont mettre en valeur leur « homme » ou au contraire « démolir » l’adversaire, analyser les sondages afin de modifier éventuellement la stratégie…

La gestion des signes
Les candidats et leurs consultants sont notamment sensibles à ce que Jean-Pierre Lassale appelle « la gestion des signes ». Tout est fait pour que l’homme politique apparaisse le plus souvent possible dans les médias audiovisuels qui ont une importance décisive dans le choix des électeurs ( aux États-Unis, 99% des foyers ont au moins un poste de télévision, 55% plus d’un récepteur : les Américains regardent ce média en moyenne 3 heures par jour et accordent en général leur confiance aux informations diffusées….) Or, selon les consultants politiques, le candidat qui passe à la télévision, doit mettre en avant ses qualités d’homme et non son programme . Comme l’écrivait un des conseillers de Richard Nixon, « ceux de la TV génération sont émotifs, non structurés, directs et spontanés (…) La raison repousse le téléspectateur, elle l’agresse (…) L’impression peut le motiver, sans requérir d’effort de pensée. Les émotions sont plus faciles à provoquer ». Aussi, les messages doivent-ils être simples, brefs et soigneusement préparés ( les fameuses « petites phrases » – sound bites aux États-Unis-, qui vont être reprises au journal télévisé…). On peut d’ailleurs considérer que les médias se sont parfaitement prêtés au jeu : leurs compte-rendus sont souvent superficiels et ils ne dédaignent pas le sensationnel : comme le déplore l’ancien journaliste du Washington Post, Carl Bernstein,  » nous couvrons la campagne ( électorale ) comme si c’était une course de chevaux, et les candidats des personnages de roman-photo »….La traditionnelle insolence de la presse américaine semble être un lointain souvenir…Ainsi, dans le film de Tim Robbins, Bob Roberts ne manque pas une occasion de se montrer à la télévision, même dans des situations qui ne lui sont pas à priori favorables mais dont il sait tirer avantage. Quand il est interrogé par une journaliste plutôt incisive, il réplique en l’accusant d’être communiste…Lorsqu’il est invité dans une émission de variétés Cutting Live, il impose son programme de chansons « engagées »…A plusieurs reprises, Bob Roberts et son équipe montrent leur savoir-faire : le spot télévisé en faveur du candidat est réduit à l’essentiel et insiste sur sa personnalité (  » For a new day, Vote Bob » )..Lors du face à face avec le sénateur Paiste, le débat d’idées est inexistant mais Bob Roberts en profite pour glisser quelques formules qui doivent faire mouche ( il déclare ainsi : « je défendrai les valeurs de l’homme de la rue à Washington », phrase d’une tonalité très populiste…). Son adversaire démocrate regrette d’ailleurs qui l’émission se soit réduite à une « séance-photo »…

La publicité négative
Le film de Tim Robbins évoque aussi une pratique particulière du débat politique aux États-Unis et qui n’existe pas en France, en tout cas pas sous cette forme : il s’agit de la « publicité négative » télévisuelle, très utilisée par les politiciens américains. Un des premiers exemples de ce procédé est le fameux spot « Daisy« , que les Démocrates avaient conçu en 1964 contre le Républicain Barry Goldwater : pour montrer les risques qu’entrainerait l’élection de ce candidat plutôt belliciste, on voyait une petite fille effeuillant une marguerite ( Daisy), pendant qu’une voix égrenait le compte à rebours précédent une explosion nucléaire… En 1988, la campagne de Michael Dukakis est déstabilisée par un spot télévisé qui le rendait responsable de la libération d’un dangereux criminel ( Alors qu’il était gouverneur du Massachusetts, le candidat démocrate avait autorisé une permission pour un délinquant noir, Willie Horton, accusé d’avoir violé une femme blanche…cf la transcription de ce spot célèbre). Une illustration de ces pratiques est donnée dans Bob Roberts : alors qu’un téléphone sonne sans arrêt, une voix-off accuse le sénateur Paiste de « vouloir aider les chômeurs paresseux, de se voter une augmentation à lui-même » et conclut  » Pendant qu’il dort, nous vivons son cauchemar ; réveillez-vous, Votez Bob ». Cette surveillance des élus est d’ailleurs un procédé courant des organisations d’extrème-droite : celles-ci relèvent les votes des parlementaires sur les sujets sensibles ( l’avortement, la religion.. ), pour décider s’ils méritent d’être soutenus ou combattus ( morality rating record ).

Les coups bas
Mais le débat politique aux États-Unis prend parfois un aspect plus déplaisant encore. Les hommes politiques n’hésitent pas à fouiller dans la vie privée de leurs adversaires, et à étaler sur la place publique, ce qui pourrait les mettre en difficulté…Cette attitude correspond d’abord au vieux fonds puritain de ce pays majoritairement protestant . Il y règne, selon l’expression de Lucien Romier, un  » collectivisme moral » et les Américains sont persuadés qu’un candidat qui postule à une charge publique, doit se montrer irréprochable dans sa vie privée. Ils sont attentifs à la corruption mais aussi à toute « déviance » par rapport à la norme ( la drogue, l’alcoolisme, l’homosexualité, l’infidélité,…). Par le passé, plusieurs hommes politiques ont eu à souffrir de cette « vigilance ». La carrière de Ted Kennedy a été sérieusement compromise par la fameuse affaire de Chappaquidick Bay en 1969 ( sa jeune secrétaire avait été tuée dans un accident de la route, alors que le sénateur était au volant…). En 1987, le sénateur démocrate du Colorado Gary Hart, sérieux candidat à l’investiture de son parti, doit renoncer quand la presse révèle sa liaison avec une actrice. Lors de la campagne présidentielle de 1992, la fidélité conjugale de Bill Clinton est mise en doute par des journaux à scandale…Actuellement, les politiciens américains engagent des spécialistes des « coups pourris » ( dirty tricks ), noblement désignés sous le nom d' »oppositions researchers » ( en abrégé, opps ), chargés des enquêtes qui vont compromettre le concurrent…Nul doute qu’ils ont été mis à contribution pour impliquer le couple présidentiel dans l’affaire Whitewater ( en 1992, le parti démocrate avait dépensé 30 000$ pour enquêter sur la vie privée de George Bush et de son fils…). Ces informations , souvent douteuses, sont parfois reprises par la presse dite « sérieuse ». En 1992, le magazine Time publie des reportages sur « L’enfance oubliée de Bill Clinton », alors qu’US News consacre 6 pages à « La vie cachée de Bill Clinton »…Le film Bob Roberts fait allusion à ce genre de procédé : l’adversaire du candidat chanteur est ainsi accusé d’entretenir une liaison avec sa jeune secrétaire, comme semble le montrer une photo prise à son insu ( par la suite, le sénateur Paiste se justifie en affirmant que l’image était truquée et que la jeune fille était une amie de sa petite-fille… Mais le mal est fait comme l’indiquent très vite les sondages…).
Enfin, le film nous présente un homme politique qui monte de toutes pièces un attentat contre lui même, afin de se donner une image de martyr et de l’emporter sur son rival. Certes , les attentats politiques ne sont pas rares aux États-Unis, et la la longue série de politiciens blessés ou tués en témoigne. Parmi les plus connus, on peut citer John Fitzerald Kennedy en novembre 1963, son frère Bob Kennedy en juin 1968, George Wallace paralysé à la suite d’une agression en 1972, le président Ronald Reagan blessé en mars 1981…Mais il ne semble pas qu’un candidat ait été aussi loin que le suggère Tim Robbins : le cinéaste a sans doute poussé la caricature un peu loin pour les besoins de sa démonstration…

Bob Roberts, apôtre de la Nouvelle Droite
Un autre intérêt du film au point de vue politique est d’attirer l’attention sur un courant politique, qui a pris une influence certaine depuis les années 1980, celui de la Nouvelle Droite. A plusieurs reprises au cours du film, Bob Roberts est qualifié d’épithètes qui le rattache à cette tendance :  » le Rebelle Conservateur », « le martyr de la Nouvelle Droite », le  » Yuppie fasciste »…

Une idéologie revancharde et réactionnaire
La Nouvelle Droite n’est pas un parti structuré, mais plutôt « un enchevêtrement de mouvements, de groupuscules, tous orientés vers la défense des causes conservatrices » ( Mokhtar Ben Barka ). On y trouve des groupes de réflexion ( think tanks ), comme la Heritage Foundation créée en 1974 et qui a élaboré une partie du programme de Ronald Reagan ; des Pacs, comme le National Conservative Political Action Committee ; et enfin des groupes défendant une seule cause ( single issue groups ), comme la célèbre National Rifle Association, la coalition pro-life, ou des associations de parents ( People of America responding to Educational needs in Today’s Society = PARENTS ). Tous ces mouvements apparaissent à la fin des années 1970 et au début des années 1980 ( l’inventeur de la Nouvelle Droite, Richard Viguerie crée son organisation en 1974, Jerry Falwell fonde la Moral Majority en 1979 ) et sont bien sûr « dopés » par la victoire de « leur » candidat Ronald Reagan aux élections présidentielles de 1980…
Si tous ces groupes peuvent parfois s’opposer, ils s’accordent pour défendre une idéologie fondamentalement conservatrice et même réactionnaire. Il flotte souvent comme un parfum de revanche dans les discours des dirigeants de la Nouvelle Droite. Selon eux, les années 1960-1970 ont été une période noire pour les États-Unis : ils dénoncent violemment la contre-culture , les mouvements contre la guerre du Vietnam, le laxisme, la mollesse devant l’ennemi communiste…Comme l’écrit Nicole Bernheim à propos de l’élection de Reagan, « les Américains qui avaient rongé leur frein devant l’avènement des hippies, les manifestations pacifistes, les émeutes noires,  » la société permissive » des années 1970, se sentirent vengés, soulagés ». Ces idées se retrouvent dans le film de Tim Robbins, quand Bob Roberts s’indigne : « les années 1960 sont une tache sur notre histoire. Jamais l’illégalité et l’immoralité n’ont été aussi répandues » et de prophétiser dans une de ses chansons  » The times are changing back ».

   Cette idée d’une Amérique en déclin est essentielle, car ces mouvements de la Nouvelle Droite sont imprégnés de fondamentalisme religieux : pour eux, le peuple américain s’est détourné de Dieu et du coup subit tous les fléaux . Pat Robertson, le célèbre télé-évangeliste fulmine ainsi « contre les assassins d’enfants, les lobbies qui réclament la légalisation des mariages homosexuels, et les adversaires de la morale chrétienne ». Ce retour aux valeurs chrétiennes est à leurs yeux primordial : ils réclament l’interdiction de l’avortement ( ils souhaitent le vote d’un amendement à la Constitution en ce sens ), des unions entre personnes de même sexe. Une de leurs cibles privilégiées est « l’école sans Dieu » : ils demandent notamment la prière quotidienne dans les établissements scolaires et l’enseignement du créationnisme, à égalité avec l’évolutionnisme. Bob Roberts ainsi prône le retour à la religion : dans ses chansons, il dénonce ces enseignants « qui ne veulent pas de prière dans leurs écoles » et déplore que « le Monde se détourne de Dieu »…

  Les idéologues de la Nouvelle Droite sont aussi d’accord pour estimer que le capitalisme libéral est le meilleur des systèmes économiques. Certes, ce credo est partagé par la quasi-totalité de la classe politique aux États-Unis mais sans doute pas sous cette forme extrémiste. D’abord, ils croient à la réussite individuelle, au mythe du « self made man », dont la réussite témoigne de l’élection divine…Après la jeunesse altruiste des années 1960-1970, apparait la « génération du moi » ( the me generation ), beaucoup plus préoccupée par son enrichissement personnel. Bob Roberts est bien l’un de ces Yuppies ( Young Urban Professionnals ) de l’époque Reagan , qui profitent de l’âge d’or de la spéculation à Wall Street. Le chanteur lors d’un concert avoue :  » je voulais être riche » et il est présenté par un journaliste comme « le potentiel du rêve américain »…Les dirigeants de la Nouvelle Droite ont aussi repris à leur compte les théories des économistes libéraux à propos de l’État ( F. Von Hayek, Milton Friedman et l’école de Chicago ). Ils sont partisans de « l’économie de l’offre » ( supply side economy ) et veulent supprimer tout ce qui pourrait gêner le fonctionnement « naturel » du marché. En particulier, ils veulent une réduction drastique des charges fédérales, et en conséquence la suppression des programmes sociaux ( certains évoquent un « anti New Deal conservateur » )…Cette idée s’accompagne souvent d’un discours moralisateur : « le premier principe est que, pour s’en sortir, les pauvres ne doivent pas seulement travailler, mais ils doivent travailler plus dur que ceux qui appartiennent aux classes supérieures. Toutes les générations précédentes ont fait de tels efforts » ( Georges Gilder, Richesse et Pauvreté ). Selon la formule de Kurt Vonnegut, « est pauvre celui qui n’a pas su devenir riche » et donc ne mérite pas qu’on s’intéresse à lui. Ces idées se retrouvent aussi dans le discours de Bob Roberts qui veut réduire les programmes sociaux et accuse son rival de vouloir les augmenter ( le sénateur Paiste incarne un Démocrate de « la vieille école », partisan d’une intervention de l’État pour prendre en charge les plus pauvres, dans les traditions des « grands » présidents de son parti : Roosevelt, Kennedy, Johnson et sa « Grande Société » ). De même, le candidat chanteur évoque « les chômeurs professionnels », tous ces miséreux « qui n’arrêtent pas de se plaindre encore et encore », une antienne beaucoup entendue pendant la Présidence Reagan…
A propos du racisme, les représentants de la Nouvelle Droite se distinguent par leur discrétion : on peut relever qu’aucun dirigeant conservateur n’appartient à une minorité, et que certains d’entre eux comme Pat Robertson ont parfois fait des déclarations antisémites. Surtout, les réductions des programmes sociaux vont affecter les groupes les plus défavorisés, qui se trouvent être les Noirs ou les Hispaniques…Même remarque pour la remise en cause de l' »affirmative action », qui est censée compenser les handicaps des minorités…L’attitude de Bob Roberts est aussi ambiguë : certes, un de ses assistants est Noir ( germanophone de surcroît…) et le chanteur est un moment accompagné par un chœur de gospel…Mais sa sollicitude s’arrête là : le seul Afro-américain présent dans son équipe semble surtout servir d’alibi : il est d’ailleurs violemment pris à partie par la journaliste noire de la télévision, qui lui reproche « de laisser sa peau au vestiaire »…

   Enfin, la Nouvelle Droite affiche un patriotisme intransigeant : notamment, elle veut conserver la position dominante des États-Unis dans le monde et elle est littéralement obsédée par la lutte contre le communisme. La Défense est d’ailleurs le seul domaine où les Conservateurs admettent l’engagement de l’État. Comme le dit John T. Dolan, « nous voulons rétablir la supériorité militaire absolue des États-Unis. Si vous êtes contre l’accroissement des dépenses militaires, vous n’avez pas une position conservatrice. C’est une attitude fondamentale ». Plusieurs organisations de la Nouvelle Droite ont d’ailleurs joué un rôle actif dans la lutte contre les mouvements de gauche en Amérique Latine : elles utilisent souvent de pseudo-associations humanitaires pour financer des réseaux paramilitaires privés ( Pat Robertson a ainsi aidé les Contras au Nicaragua, en lutte contre le gouvernement sandiniste dans les années 1980 ) . Dans le film Bob Roberts, ces activités sont évoquées dans plusieurs séquences . Lukas Hart III, ami et financier du candidat, est montré en train d’être auditionné par une Commission du Congrès qui enquête sur sa fondation Broken Dove, et ses agissements au Nicaragua. Les parlementaires s’interrogent sur la réalité de cette aide humanitaire, alors qu’on a retrouvé des armes et des traces de drogue dans l’un des avions de l’organisation abattu par les Sandinistes. Cette affaire rappelle évidemment celle de l’Irangate, qui a défrayé la chronique aux États-Unis pendant le second mandat de Ronald Reagan. En novembre 1986, on apprend que le Président a autorisé des ventes d’armes à l’Iran, afin d’obtenir la libération d’otages américains au Liban. L’argent récupéré aurait servi à acheter des armes pour les Contras au Nicaragua. Toute cette opération aurait été montée par la CIA mais à l’insu du Congrès ( en fait, l’amendement Boland voté en 1984 interdisait justement tout soutien des Etats-Unis à ces mouvements ). Après une enquête menée par une Commission parlementaire en 1987, des poursuites sont engagées contre des responsables du Conseil National de Sécurité, notamment l’amiral Poindexter et le fameux lieutenant-colonel Oliver North. Ce dernier se montre particulièrement arrogant devant les Sénateurs, mais « couvre » le Président Reagan, mis hors de cause. Episcopalien fondamentaliste et ancien agent de la CIA, il a bien pu servir de modèle au personnage de Lukas Hart III qui, dans le film, s’indigne que « le Congrès freine la sauvegarde de la démocratie en Amérique centrale ». Bob Roberts a aussi l’occasion de manifester son nationalisme à propos de l’engagement des États-Unis contre l’Irak, quelques mois avant le déclenchement de la guerre du Golfe. A plusieurs reprises, il apporte son soutien au Président Bush et reproche à son concurrent démocrate son manque d’ardeur patriotique. Le sénateur Paiste, qui exprime sans doute les convictions du réalisateur, estime que Sadam Hussein est un bouc-émissaire bien commode, un nouvel « être immonde » après Fidel Castro, le dictateur panaméen Noriega ou le dirigeant lybien Kadhafi, qui correspond bien à l’image de « l’homme que vous aimerez haïr  » ( the man you love to hate ). Dans son entretien au Monde, Tim Robbins souligne surtout la manipulation de l’opinion américaine par Bush et les médias. Comme il est rappelé à la fin du film, la population devient favorable à une intervention militaire en novembre 1990 alors qu’elle y était hostile quelques semaines plus tôt…

L’influence de la Nouvelle Droite
Ce courant politique dispose de moyens financiers considérables, et en particulier de l’appui d’hommes d’affaires très riches ( Heritage Fondation bénéficie du soutien du brasseur milliardaire Joseph Coors et du groupe de presse Reader’s Digest…)…En plus, les stratèges conservateurs ont parfaitement intégré les technologies les plus modernes de la communication et savent les utiliser au services de leurs idées ( ainsi les réseaux câblés de télévision, le « direct mail » c’est à dire le courrier personnalisé géré par ordinateur, qui permet de collecter des fonds ou de mener des campagnes politiques…). A propos de cette alliance entre idées réactionnaires et techniques de pointe, Serge Halimi parle du « mariage entre Internet et la chaise électrique »…Plusieurs personnalités de la Nouvelle Droite sont à la tête d’empires multimédias, comme Richard Viguerie, Jerry Fallwell, ou encore Pat Robertson. Ce dernier présente tous les jours un talk-show sur une chaine spécialisée ( Christian Broadcasting Network ) suivi par 2 millions d’auditeurs, dirige un centre d’Enseignement supérieur ( Regent University ), un hôtel pour conférences ( the Founders Inn ) et un centre d’expédition du courrier ( Mail Room ) : au total, son groupe réalise un chiffre d’affaires d’un demi-milliard de $, et Pat Robertson lui-même a un revenu d’un demi-million de dollars annuels. Bob Roberts est lui aussi un homme polyvalent : il est à la fois un chanteur de country à succès, et un homme d’affaires avisé ( l’équipement électronique de son bus lui permet de spéculer sur toutes les places boursières du globe…) . Avec son ami Lukas Hart III, il anime également une fondation Broken Dove, chargée de venir en aide aux drogués…

Un bilan nuancé
Il est difficile de faire un bilan exact de l’action de la Nouvelle Droite. R. Reagan ,qui avait repris une partie de ses idées, n’a pu obtenir le soutien du Congrès et les résultats législatifs ont été « décevants »..Certes, les programmes sociaux ont été réduits, mais le déficit budgétaire est resté considérable et les impôts ont même augmenté pendant sa Présidence. Quant à son successeur George Bush, il a été jugé trop modéré par les plus radicaux ( Pat Robertson l’a même qualifié « d’Antéchrist »…). Au niveau local, les organisations de la Nouvelle Droite ont marqué des points : plusieurs États, surtout dans le Sud et l’Ouest, ont obligé les écoles à enseigner le créationnisme, ont adopté des lois restrictives à propos de l’avortement ou des délinquants récidivistes…Mais, pour l’instant, ces législations ont souvent été remises en cause par la Cour suprême…Plusieurs dirigeants conservateurs ont subi des échecs quand ils se sont présentés « à visage découvert » : Pat Robertson aux élections primaires du Parti Républicain en 1988, Pat Buchanan à celles de 1992 et de 1996…David Duke, ancien membre du Klan et candidat au poste de gouverneur de Louisiane, est battu en 1991.
Mais malgré ces revers, la Nouvelle Droite conserve une forte influence, alors que l’audience des deux grands partis traditionnels est en recul. Les  » victimes » de la classe moyenne blanche ( the angry white male ) ont tendance à chercher refuge dans les valeurs traditionnelles et on ne compte plus les mouvements prônant le retour à la famille et à la religion ( ainsi les Promise Keepers – les Fidèles de la Parole donnée- qui s’engagent à respecter le pacte conjugal et qui comptaient plus de 250 000 membres en 1994…). Comme l’écrit Mokhtar Ben Barka,  » la Nouvelle Droite banalise l’inacceptable, rend crédible l’incroyable, accroit la peur dans les esprits modérés (…) Au minimum, elle répand le doute (…) Bien implantée dans le paysage politique américain, elle n’est pas prête à disparaitre. Elle répond à de vieilles angoisses et de vieux rêves ». Son influence est sensible au Parti Républicain : sous la houlette de Newt Gingrich, le Grand Old Party a élaboré en 1994 un « Contrat pour l’Amérique » qui reprend plusieurs de ses idées ( sur la réduction des programmes sociaux, la législation anti-avortement…). Lors de la Convention du Parti à San Diego en août 1996, la plate-forme du candidat Bob Dole a été inspirée par les idéologues de la Christian Coalition et notamment par Ralph Reed, discret représentant de Pat Robertson. Certes, l’électorat centriste et surtout les femmes, reste peu sensible aux thèmes les plus extrémistes. Reste que le centre de gravité de la vie politique aux États-Unis s’est nettement déplacé vers la droite de l’échiquier. Le ralliement de Bill Clinton à certaines idées de ses adversaires Républicains en témoigne ( notamment à propos du démantèlement du Welfare State ). Enfin, aux marges de la Nouvelle Droite, gravitent des groupes fanatisés, qui n’hésitent pas à utiliser la violence pour défendre leurs idées. Pour mémoire, on peut mentionner la trentaine d’attentats commis par des commandos anti-IVG et qui ont provoqué la mort de plusieurs personnes travaillant dans des cliniques pratiquant l’avortement. Ou encore l’activisme des milices privées prêtes à tout pour défier l’État fédéral ( ces groupes sont sans doute à l’origine de l’attentat d’Oklahoma City en avril 1995 qui a fait 167 morts, et peut-être de l’explosion d’une bombe meurtrière aux J.O d’Atlanta en juillet 1996 ).

Ainsi, le film de Tim Robbins informe sur des problèmes bien réels de la vie politique aux Etats-Unis, sur la forme et le fond : la dérive préoccupante du débat politique et l’apparition d’une Nouvelle Droite d’autant plus dangereuse qu’elle maitrise parfaitement les techniques de communication…En ce sens, Bob Roberts est un film utile…

 

A propos d’American History X : l’extrème droite aux Etats-Unis

American History X,  un film de Tony Kaye

États-Unis, 1 h 59, 1999

interprétation : Edward Norton, Edward Furlong, Elliot Gould…

Synopsis :

A travers l’histoire d’une famille américaine, ce film tente d’expliquer l’origine du racisme et de l’extrémisme aux États-Unis. Il raconte l’histoire de Derek qui, voulant venger la mort de son père, abattu par un dealer noir, a épousé les thèses racistes d’un groupuscule de militants d’extrême droite et s’est mis au service de son leader, brutal théoricien prônant la suprématie de la race blanche. Ces théories le mèneront à commettre un double meurtre entrainant son jeune frère, Danny, dans la spirale de la haine (Allociné)

L’EXTRÊME DROITE AUX ÉTATS UNIS
Une menace permanente…

   A priori, le système politique américain laisse peu d’espace à l’expression de mouvements situés aux extrêmes. Mis en place dans la première moitié du XIX°, le bipartisme a régné presque sans partage jusqu’à nos jours . Si l’on excepte quelques membres de la Chambre des Représentants, la quasi totalité des parlementaires appartiennent à l’un ou l’autre des deux grands partis outre-atlantique…Certes, quelques candidats populistes ont pu réussir des scores flatteurs : George Wallace, qui fonde en 1968 le Parti américain indépendant, obtient 13,5% des voix aux élections présidentielles. Ross Perot, à l’origine du Parti réformateur, atteint 19% des suffrages exprimés en 1992…Mais leurs tentatives ont été sans lendemains…
En tout cas, ce n’est pas la constitution qui est en cause…Le premier amendement a souvent été interprété de manière absolue par les différentes instances judiciaires américaines : la liberté d’opinion et d’expression font l’objet d’une attention constante (on a ainsi parlé de l’absolutisme du premier amendement : First Amendment Absolutism). tout citoyen américain a le droit absolu d’exprimer ses opinions, même si elles sont extrêmes, et si elles ne s’accompagnent pas de violences ou de faits répréhensibles… En 1978, la Cour Suprême annule des arrêtés municipaux interdisant une manifestation néo-nazie qui devait se dérouler dans une banlieue de Chicago, essentiellement peuplée de Juifs parfois survivants des camps, au motif qu’on ne pouvait attenter à la liberté d’expression. Pendant la guerre du Vietnam, certains opposants pacifistes, d’abord condamnés pour avoir exprimé leur hostilité à la guerre, ont obtenu gain de cause auprès de la Cour Suprême…C’est la raison pour laquelle les mouvements extrémistes aux États-Unis ne se privent pas d’étaler leur propagande nazie, y compris les œuvres de Hitler et de ses complices et toute la littérature négationniste, qui sont très aisément accessibles (Dans le film, Danny explique à son professeur Sweeney qu’il a mis une semaine à lire Mein Kampf…).
En fait, ce sont surtout les idées d’extrême gauche qui ont été marginalisées…Il y a bien eu quelques tentatives au cours de l’histoire des États-Unis mais elles se sont soldées par des échecs (Le parti progressiste de Théodore Roosevelt au début du siècle, la popularité du sénateur La Follette dans les années 1920, le Parti communiste, qui n’a jamais dépassé quelques milliers d’adhérents…). C’est surtout pendant la période de la Guerre Froide que les Etats-Unis ont restreint la liberté d’expression pour tous ceux qui professaient des opinions communistes (Smith Act de 1940, loi Taft-Harley en 1947, Communist Control Act en 1954).

La permanence de l’extrême droite
Par contre, l’extrême droite américaine, sans avoir jamais réussi à s’imposer politiquement au niveau national, a acquis une influence qu’on ne peut négliger (certains politiciens extrémistes comme David Duke en Louisiane ou Tom Metzger en Californie obtiennent des succès locaux mais limités…) . Si l’on remonte dans l’histoire américaine, on doit relever qu’au Sud des Etats-Unis, le Ku Klux Klan , fondé en 1866 par un ancien général sudiste pour s’opposer à l’émancipation des Noirs, semble toujours prêt à renaître de ses cendres (on en serait au 5° Klan : les chiffres 33/5 s’expliquent ainsi : trois fois la onzième lettre, le K, pour sa cinquième renaissance…). Après des débuts meurtriers (3500 assassinats lui sont attribué entre 1866 et 1875, encore 1100 entre 1900 et 1914…), le KKK connaît une première éclipse pour réapparaître dans les années 1920 (en 1925, près de 5 millions de membres : 40 000 klanistes défilent en tenue dans les rues de Washington, devant la Maison Blanche). Après la seconde guerre mondiale, le Klan est encore présent, notamment quand la lutte des Noirs pour les droits civiques s’intensifie dans les années 1950…

La nébuleuse des organisations d’extrême droite
Au plan organisationnel, l’extrême droite aux États-Unis est marquée par son morcellement…Roger Martin, spécialiste de la question (cf Amerikkka, Voyage dans l’internationale fasciste) relève près de 70 organisations différentes, rassemblant entre 30 000 et 70 000 personnes (pour chaque militant, il estime qu’il y a 10 sympathisants prêts à passer à l’action et 70 sympathisants passifs…). Cette diversité s’explique par des nuances idéologiques (tel mouvement ayant des priorités différentes…plutôt le racisme contre les Noirs, l’antisémitisme, la lutte contre le gouvernement fédéral…) mais aussi pour des raisons plus prosaïques. Ainsi, de nombreux mouvements sont sous la coupe d’une personnalité « charismatique » et déclinent quand leur leader disparaît… ou est incarcéré (ainsi James Venable des Chevaliers nationaux du KKK, Tom Metzger, chef de l’organisation White Aryan Resistance, dominent sans partage leur organisation ; les frères Gerhardt dirigeants du Parti Nationaliste américain blanc, ont été emprisonnés à la suite d’attentats où ils étaient impliqués…). Les luttes entre chefs sont fréquentes, et les différents leaders s’entredéchirent pour le contrôle des militants : Thom Robb, qui prend la tête d’un des plus violents Klans dans les années 1990, est traité de K K Klown par ses rivaux. David Duke , à la tête des Chevaliers du KKK, se voit reprocher ses « manipulations financières et son goût du vedettariat »… Dans American History X, l’âme damnée de l’organisation néo-nazie est Cameron, habile à manipuler les frères Derek et Danny Vinyard…Ainsi, les mouvements d’extrême droite pullulent littéralement, sur une bonne partie du territoire américain (surtout dans les états du Sud et de l’Ouest) : on compte près de 30 Klans différents, une bonne dizaine de mouvements nazis (dont deux en Californie…) sans compter les innombrables organisations hybrides (survivalistes, groupes militaro-religieux comme les Nations aryennes, groupes anti-pouvoir fédéral comme le Posse Comitatus…)

Le pot commun de l’extrême droite américaine
Au delà de leurs divergences, tous ces mouvements se retrouvent sur l’essentiel : un fond idéologique commun, un même recrutement social, des pratiques d’action identiques…
L’extrême droite américaine amalgame plusieurs tendances : au vieux fond de racisme anti-noir prôné par le KKK, elle ajoute un violent antisémitisme et un rejet absolu de tout ce qui vient du gouvernement fédéral, accusé d’être complice « des nègres et des youpins »…Ainsi, la plupart de ces extrémistes dénoncent le ZOG, autrement dit le Zionist Occupation Government, qui se cache derrière les autorités fédérales… Le gouvernement des États-Unis est dénoncé pour avoir trahi le peuple américain au profit du GATT, « qui livrera nos vies et notre sécurité à l’étranger » et pour avoir signé l’ALENA, « qui saignera l’Amérique au profit des millions de Mexicains qui n’ont pas envie de travailler »…Les très fameuses milices du Montana se sont constituées en communautés quasi indépendantes et refusent d’acquitter leurs impôts…Ce syncrétisme extrémiste se retrouve dans les paroles de la chanson que chante Seth, l’ami de Derek dans American History X , sur l’air de John Brown’s Body... : « Mes yeux ont vu le glorieux massacre au zoo, On s’est baigné dans le sang des noirs et des métis, On va démonter la machine sioniste Juif après Juif, L’homme blanc va de l’avant… ». Lorsque le héros du film veut recruter de nouveaux adhérents, il s’emporte contre ce gouvernement qui dépense 3 milliards de dollars pour les immigrés latinos en Californie « alors qu’ils se foutent de notre pays »…
Le recrutement de tous ces mouvements est aussi bien ciblé : il s’agit avant tout des jeunes hommes blancs de la classe moyenne américaine, qui se sentent persécutés et méprisés. En particulier, ils supportent très mal que la culture noire l’emporte sur celle des Blancs : ils estiment aussi que la fameuse affirmative action pour mieux intégrer les Noirs mise en place dans les années 1960 s’est faite à leurs dépens…Ils se sentent attaqués dans leur virilité par la montée en puissance des idées féministes et sont mal à l’aise devant la vitalité de la communauté homosexuelle. Dans le film, un des frères s’indigne parce que son professeur Sweeney est « fier d’être Noir »…Le père des deux garçons incarne très bien « l’homme blanc en colère » ( angry white male ou AWM), qui commence à apparaître dans les années 1990: lors d’un repas familial, il s’énerve contre « l’arrogance » nouvelle des Noirs : « on encense les Noirs à tout va »…Il prévient ses fils : « ces histoires d’égalité, c’est pas si simple » et de s’insurger contre la « discrimination positive » qui pénalise les gens qui ne sont pas de couleur : « j’ai récupéré deux Noirs dans mon équipe, alors que deux Blancs ont mieux réussi aux tests ». Pour lui, le seul principe vraiment américain qui vaille est : « t’es le meilleur, t’as le boulot »…Et le père de soupçonner « un plan occulte ou autre chose »…Au passage, il montre sa méconnaissance de la culture noire (il semble tout ignorer du roman de Richard Wright, Native Son –Un enfant du pays, 1940…).
Les organisations d’extrême droite ont aussi des moyens d’action très semblables, et en particulier l’utilisation de la force armée. La grande majorité d’entre elles mettent sur pied des camps d’entraînement où les plus militants apprennent les méthodes de guérilla utiles lorsque la guerre raciale commencera…Un des best-sellers de la littérature extrémiste (juste après la Bible…) est le Journal de Turner, sans doute écrit par William Pierce.. Chacun des chapitres de ce roman d’action est une leçon de guérilla : un des passages raconte l’explosion d’une bombe dans un bâtiment administratif de Washington, et qui fait 700 victimes. Il semble bien que cet ouvrage ait été l’un des livres de chevet de Timothy Mac Veigh… Les « survivalistes » estiment par exemple qu’une guerre nucléaire est inéluctable et qu’il faut dès à présent s’entraîner à survivre, pour affronter ultérieurement les Noirs et les Juifs…(un des films préférés des milieux extrémistes est L’Aube rouge de John Milius, qui raconte la résistance de jeunes Américains à une invasion des États-Unis par des troupes communistes…). La plupart de ces militants se réclament du deuxième amendement de la constitution : une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un état libre, le droit des gens à posséder et à porter des armes ne doit pas être restreint »…Dans certains états comme le Washington, l’Oregon, les Dakotas, le Montana, le Kansas, l’Arkansas, l’Idaho, le Missouri, le Texas, des dizaines de camps sur des surfaces importantes (jusqu’à plus de cent hectares) parfois au sein même de bases militaires, accueillent régulièrement des candidats à la lutte « pour la survie » (ils sont parfois présentés comme des « séminaires écologiques » !). Presque toutes ces organisations sont aussi mêlées à des violences diverses contre les Noirs, les Juifs, les immigrés hispaniques ou plus récemment contre le gouvernement fédéral et ses représentants (on se souvient bien sûr du terrible attentat à la bombe perpétré par Timothy Mac Veigh à Oklahoma City en 1995, qui a fait 168 morts et plus de 500 blessés…). Elles sont aussi responsables des attaques contre les cliniques et le personnel médical qui pratiquent des avortements (plus de 600 actes de violence entre 1984 et 1994, plusieurs médecins et des infirmières abattues par des membres de ces mouvements…). Cette recrudescence des violences extrémistes a été d’ailleurs prise en compte par le FBI, qui recense dorénavant à part les « crimes de haine » (hate crimes) : en 1997, 7900 faits de ce type ont ainsi été reconnus par l’administration, dont la moitié concernait les Noirs, un millier les Juifs et encore un millier les homosexuels…Aussi, les différents incidents qui rythment le film d’American History X ne sont pas vraiment une surprise, même si Derek et Cameron essaient de donner un sens « politique » à leurs actions racistes (on attaque une épicerie parce que le patron coréen l’a « volé » à son précédent propriétaire blanc…)…
Plus récemment, certaines de ces organisations ont investi les moyens multimédias, et en particulier elles exploitent les possibilités fournies par le développement d’Internet, pour mieux diffuser leur propagande. Ainsi, Tom Metzger, chef de la White Aryan Resistance, a produit des émissions télévisées intitulées « Race et Raison », diffusées sur certains réseaux câblés. Et on ne compte plus les sites néo-nazis installés sur la Toile : dans le film, Cameron se vante auprès de Derek de leurs progrès dans ce domaine : « tu devrais voir le travail sur Internet… ».

L’extrême droite dans les années 1990
Il est difficile de faire le point sur l’influence réelle de cette mouvance mais il est clair que sa prospérité est liée au contexte politique. L’extrême droite s’est assagie lors des présidences républicaines de Ronald Reagan (soutenu par certains Klans…) et de George Bush (certains comme Tom Metzger lui reprochent quand même sa guerre contre l’Irak : le chef nazi salue Saddam Hussein lors que le premier missile irakien tombe sur Tel-Aviv avec cette phrase : « un ennemi de mon ennemi est un ami ». Les mouvements anti-gouvernement fédéral ne désarment pas…). Mais l’extrême droite américaine se réveille brutalement lors de l’élection de Bill Clinton à la présidence en 1992 : ce baby-boomer, opposant à la guerre du Vietnam et dont la moralité lui semble douteuse, semble incarner tout ce qu’elle déteste (beaucoup des Clinton haters –ennemis de Clinton-vont se recruter dans les mouvements extrémistes). D’autant que le nouveau président prend un malin plaisir à annoncer des mesures particulièrement sensibles pour cette partie de l’opinion américaine…Il prévoit de protéger les droits des homosexuels dans l’armée, de réglementer l’usage des armes à feu, de renforcer le droit des femmes à l’avortement… Aussi, les mouvements d’extrême droite se retrouvent aux côtés de la droite républicaine (notamment menée par Newt Gingrich) pour lutter contre les initiatives du président démocrate. Ils l’ont fait de manière légale dans certains cas, en portant plainte contre des cliniques qui pratiquaient l’avortement ou en faisant voter des lois discriminatoires contre le homosexuels (Colorado, Idaho, Oregon…). Mais ils ont aussi mené des actions beaucoup plus violentes comme nous l’avons déjà vu…
Ainsi, il est sans doute prématuré de penser que cette tendance extrémiste est en régression. Certes, le FBI constate une baisse du nombre de groupes activistes (ils sont passés de 850 en 1996 à seulement 194 en 2000). Il est certain que l’attentat d’Oklahoma City a discrédité pour un temps en tout cas les dérives criminelles ces mouvements. Mais certains facteurs, qui ont pu expliquer le développement de ces mouvements, n’ont pas disparu : les relations interraciales ne s’améliorent pas (en Californie, le gouverneur Pete Wilson sait flatter son électorat en évoquant la remise en cause de l’affirmative action…) alors que le melting pot semble devenu une utopie, la violence de la société américaine reste élevée, la critique du Big Government est toujours virulente dans certains états…La fin amère du film American History X semble l’annoncer : au delà d’une morale facile (qui sème le vent…), la lutte contre l’intolérance aux États-Unis est loin d’être gagnée…

 

 

Nuit et brouillard, un documentaire de référence

     Ces dernières années, Nuit et Brouillard semble être devenu le documentaire de référence par excellence, projeté sur les chaînes de télévision sur injonction ministérielle, chaque fois que l’opinion publique est troublée par un évènement lié au génocide des Juifs lors de la seconde guerre mondiale (par exemple, quand le cimetière juif de Carpentras est profané en 1990, ou lorsque la chambre d’accusation de Paris rend son « célèbre » arrêt dans l’affaire Touvier en avril 1992). Ce « réflexe conditionné » a pu irriter certains enseignants, qui sont sommés d’obtempérer au »devoir de mémoire », brandi par les instances médiatiques et politiques. Or, ils estiment faire plutôt correctement leur travail sur ce thème de l’extermination des Juifs :  depuis plusieurs années, les générations qui sortent du système scolaire sont sans doute mieux informées que les précédentes sur ce sujet… On peut aussi s’interroger sur ce qui fait encore de Nuit et Brouillard un film de référence sur les camps de concentration, alors que la filmographie sur l’univers concentrationnaire s’est considérablement étoffée depuis 1955 ( pour ne citer que les plus connus, Shoah de Claude Lanzmann, sorti en 1985 dans le genre documentaire, La liste de Schindler de Steven Spielberg en 1993 ).

La réalisation de Nuit et Brouillard
Quand Alain Resnais s’empare de ce projet en 1955, il n’a encore réalisé que des documentaires sur la peinture ( Van Gogh en 1948, conçu avec R.Hessens, Gauguin et Guernica en 1950 ) ainsi qu’un court-métrage sur l’Art africain ( Les statues meurent aussi, tourné avec Chris Marker en 1950-1953 ). C’est sans doute à cause de ses qualités reconnues dans ce genre cinématographique qu’il se voit confier par le Comité d’Histoire pour la seconde guerre mondiale, le projet de réaliser un moyen-métrage sur le monde concentrationnaire, à l’occasion du dixième anniversaire de la libération des camps. Il est assisté par l’écrivain Jean Cayrol, qui va rédiger le commentaire et qui a personnellement éprouvé la dureté des camps ( il a été déporté au camp d’Oranienbourg, où son frère est mort de ses souffrances…). Pour réaliser son montage, Resnais puise à des sources diverses : il se rend sur place en Pologne à Auschwitz pour y filmer les baraques et bâtiments encore debouts ( ce sont les fameuses séquences en couleur qui ouvrent le film ) : il utilise les archives photos et filmées de divers pays, ainsi que les séquences tournées par des cinéastes des armées alliées, lors de l’ouverture des camps ( en particulier celles réalisées par Sidney Bernstein à Bergen-Belsen : elles devaient être montées par Alfred Hitchcock pour être diffusées à un large public mais le projet n’aboutira pas. Ces images seront néanmoins montrées sur une chaîne anglaise, puis à la télévision française en 1985, sous le titre La mémoire meurtrie…il s’agit notamment des terribles scènes où des bulldozers poussent des monceaux de cadavres dans de gigantesques charniers : Ce sont les troupes alliées qui procèdent à ces opérations, afin d’éviter tout risque d’épidémie…). Le réalisateur « emprunte » quelques séquences au film La dernière étape de la cinéaste polonaise Wanda Jakubowska, elle-même ancienne déportée à Birkenau et qui tourne en 1947 sur les lieux-mêmes de son emprisonnement ( il s’agit notamment des scènes où le train rempli de déportés entre dans le camp en pleine nuit, attendu par les gardes SS et de quelques vues des crématoires crachant leur épaisse fumée…).

Un film qui dérange
Mais le film d’Alain Resnais doit surmonter bien des obstacles, avant et après sa sortie. Déjà, la censure l’oblige à occulter le képi d’un gendarme montant la garde au camp de Pithiviers, afin d’éviter que ne soit évoqué le rôle de la police française au service de l’occupant. Ensuite, la sélection du film pour représenter la France au Festival de Cannes de 1956 amène l’ambassade de l’Allemagne fédérale à protester auprès du quai d’Orsay et à obtenir son retrait. Malgré cela, le film est présenté hors-festival et produit une forte impression : il obtient un succès certain en salles ( il reste 4 mois à l’affiche du studio de l’Etoile ) et reçoit le prix Jean Vigo 1956. On peut relever enfin que la réussite de Resnais sur un sujet aussi délicat amène un autre projet à voir le jour : peu de temps après, le producteur Anatole Dauman demande au cinéaste de tourner un documentaire sur la bombe atomique. Après quelques péripéties, l’idée initiale se transforme et aboutit à la réalisation du premier film de fiction d’Alain Resnais, Hiroshima, mon amour, sur un scénario de Marguerite Duras.

Le génocide absent
Avant d’analyser les raisons de l’efficacité toujours actuelle de Nuit et Brouillard, il faut s’attarder sur ce qui pourrait apparaître comme une faiblesse de l’œuvre de Resnais, à savoir l’absence de toute mention précise de l’extermination des Juifs. Comme l’a remarqué Annette Wieviorka , la mémoire du génocide connaît plusieurs phases à partir de 1945 : jusqu’aux années 1960, l’idée s’impose « d’unifier le sort de tous les déportés en faisant de tous les camps, Birkenau et Buchenwald, Dachau et Treblinka,un seul grand camp mythique ouvert en 1933 et liberé en 1945,où tous, Juifs et non-Juifs,auraient connu indifféremment le même sort : « Nuit et Brouillard est emblématique de cette vision ». Et de fait, si le fonctionnement des chambres à gaz est décrit précisément, le sort particulier réservé aux Juifs n’est pas clairement explicité ( les déportés raciaux sont seulement mentionnés au début du film, dans la longue énumération de tous les « raflés » d’Europe : de même, aucune distinction n’est faite entre camp de concentration et camp d’extermination…). La « bonne foi » de Resnais et de Cayrol n’est bien sûr pas en cause : en fait, cette vision correspond à l’état des connaissances et l’état d’esprit de ces années 1950. Ainsi, le film déjà cité de Wanda Jakubowska ne fait pas non plus la différence entre déportés juifs et non-juifs, et la recherche historique en est encore à ses débuts sur ce sujets. Dans le livre La tragédie de la déportation publié par Olga Wormser et Henri Michel en 1954, recueil de témoignages qui a servi de base au travail de Resnais et de Cayrol, le génocide n’est pas encore distingué du système concentrationnaire. Même si certains survivants comme Eugen Kogon ou Georges Wellers ont déjà témoigné, les grandes synthèses sont encore à venir ( en particulier celle de Raoul Hillsberg, La destruction des Juifs d’Europe, publiée aux Etats-Unis dans les années 1960 mais seulement en 1988 en France ). Plus profondément, les déportés raciaux eux-mêmes ne souhaitent pas alors être différenciés des autres déportés. Selon Annette Wieviorka, le « marché implicite » est le suivant : les Juifs « taisent la spécificité de leur destin. Ils deviennent en échange des patriotes et résistants, voués à l’anéantissement en tant qu’antifascistes ». Cette vision est particulièrement celle du PCF qui prend alors « en charge » la mémoire de la déportation .Pour les survivants si peu nombreux ( 4% seulement sont rentrés des camps d’extermination contre 40% des autres camps ), c’est aussi une manière de s’intégrer ( en particulier les Juifs d’origine étrangère, si actifs dans les groupes de FTP-MOI ). Aussi, Resnais et Cayrol ne peuvent être tenus pour responsables d’une interprétation alors dominante parmi les déportés eux-mêmes
( comme en témoignent les prises de position de la FNDIRP à l’époque ).

Les raisons de l’efficacité
A part de ce problème particulier mais important, Nuit et Brouillard est un film encore très efficace, à la fois dans son approche et sa structure : il annonce même parfois des pistes de recherche suivies par les historiens bien des années plus tard.
D’abord, Alain Resnais amène le spectateur à l’endroit même où se sont déroulées les atrocités décrites ensuite : c’est le fameux traveling avant ,au début du film, tourné à l’entrée du camp d’Auschwitz, au milieu des champs couverts de fleurs jaunes…Tout de suite, « le paysage innocent se voit creuser d’une réalité coupable. Une honte transportable qui se communique au spectateur et responsabilise son regard » ( Robert Benayoun ). A plusieurs reprises, Resnais reprend le procédé d’ouverture : des séquences en couleur tournées dans le camp d’Auschwitz ( baraques plus ou moins délabrées, châlits vidés de leurs occupants…) s’opposent aux images des violences nazies en noir et blanc, et ces « lieux de mémoire » perdent alors leur innocence…
Autre force du film, le montage qui, avec une grande rigueur, englobe tout le système concentrationnaire, depuis la construction des bâtiments jusqu’à la vie quotidienne des déportés. Aucun aspect n’est négligé : les rafles opérées dans toute l’Europe, la dureté des conditions de transport qui aboutit à une première élimination, la sélection impitoyable à l’entrée du camp, le système répressif soigneusement organisé, le sadisme des gardiens, les « expériences » médicales, l’exploitation de la main d’œuvre concentrationnaire par les industriels allemands, le fonctionnement des chambres à gaz… ( certains de ces thèmes ont été étudiés par les historiens : ainsi, Jean-Claude Pressac a récemment décrit avec précision les chambres à gaz et des crématoires à partir des devis retrouvés à Auschwitz ). Le système concentrationnaire est présenté comme une machine implacable ( la musique de Hans Eisler souligne cet aspect « mécanique » du massacre…) : l’organisation de la déportation est le fait d’une bureaucratie qui planifie tout jusqu’au moindre détail ( par exemple, la récupération du corps des victimes…) : il ne s’agit pas de quelques fous aveuglés par leur haine…En ce sens, Resnais et Cayrol annoncent les idées de Hannah Arendt sur la « banalité du mal », qu’elle exprime lors du procès Eichmann à Jerusalem : les responsables des déportations ne sont pas des sadiques mais de petits fonctionnaires sans état d’âme.
De manière générale, Resnais et Cayrol savent trouver le ton juste pour évoquer un sujet aussi difficile. L’émotion n’est pas absente, mais maitrisée ; le montage et l’écriture du commentaire sont d’une grande retenue ( François Truffaut parle à ce propos « d’une douceur terrifiante » ), qui fait ressortir peut-être davantage l’horreur des images. La qualité du texte de Cayrol y est pour beaucoup : phrases courtes, sans boursouflures inutiles, lues d’une voix calme mais intense par Michel Bouquet. L’ironie perce souvent, par exemple quand Cayrol évoque les « écoles » d’architecture concentrationnaire ( « style alpin,style garage,style japonais,…sans style  » ) ou quand il s’étonne des préceptes moralisateurs des SS, surréalistes en ces lieux ( « la propreté, c’est la santé », « le travail, c’est la liberté » ). Le commentaire s’adapte aux images avec beaucoup d’intelligence : parfois il suggère l’horreur mais sans la détailler ( « inutile de décrire ce qui se passait dans ces cachots » ); il précise un détail qui donne tout son sens à ce qu’on voit à l’écran ( les traces d’ongles au plafond des chambres à gaz ) : enfin, quand les images sont trop violentes, il sait tout simplement se taire : lorsque le film décrit comment les Nazis »récupèrent » les corps de leurs victimes, le texte dit : »avec les corps,mais on ne peut plus rien dire,avec les corps, on fabrique du savon;quant à la peau… ». A propos des choix des images par Resnais, il est frappant de constater l’absence de témoignage « en direct » des survivants eux-mêmes ( les témoins existent et se sont déjà manifestés par leurs écrits, comme David Rousset ou Robert Antelme…). Sans doute, les rescapés encore marqués par leurs souffrances n’étaient-ils pas « prêts  » à en faire part devant une caméra. On peut aussi supposer que Resnais voulait éviter ce genre de séquence, pour ne pas « étaler » une émotion qu’il voulait justement contrôler…

   Le film de Resnais se fait aussi l’écho de certains des débats qu’ont soulevé le phénomène concentrationnaire. Ainsi, le problème de la culpabilité est évoqué à la fin du film (  » Je ne suis pas responsable » dit le kapo, « je ne suis pas responsable dit l’officier, alors qui est responsable ?  » ) et cette question fut au centre des débats lors du procès de Nuremberg en 1945-1946 : chacun des acteurs du massacre rejette sa faute sur son supérieur, et la responsabilité est tellement partagée qu’elle semble être diluée…Enfin, si la spécificité du génocide des Juifs n’est pas évoquée, Resnais et Cayrol ne manquent d’avertir le spectateur : les camps de concentration sont le fait des Nazis ( jamais le peuple allemand n’est mis globalement en cause ) mais ils pourraient fort bien revenir avec « la venue de nouveaux bourreaux » ( Robert Benayoun y voit une allusion à la guerre d’Algérie qui commence en ces années 1950 ).

Nuit et Brouillard aujourd’hui
On peut constater aussi que Nuit et Brouillard soutient la comparaison avec les documentaires réalisés depuis les années 1950 . Certes, les dernières émissions intègrent les avancées de l’historiographie. Ainsi, le documentaire Contre l’oubli diffusé au printemps 1995 sur France 2 et réalisé par William Karel décrit avec sobriété les mécanismes du génocide et surtout s’interroge sur la mémoire de la Shoah, en suivant son évolution depuis la libération des camps jusqu’au procès Eichmann en 1961, début de la prise de conscience…L’historien Tom Segev est aussi interrogé pour évoquer l’accueil des survivants en Israël après la guerre…Mais cette émission s’en tient à son rôle pédagogique et n’a pas la dimension « morale » du film de Resnais.
Il est aussi intéressant de rapprocher Nuit et Brouillard du film de Claude Lanzmann Shoah, sorti en 1985 et dont l’impact fut considérable. Certes, les deux réalisateurs n’ont pas le même « objet »‘ ( Resnais traite du monde concentrationnaire, alors que Lanzmann ne s’intéresse qu’au génocide ) mais on peut comparer leurs démarches respectives. Les deux cinéastes partent du même point de départ : une interrogation sur « les lieux mêmes du crime », dont ils entendent dévoiler l’innocence apparente. Comme Alain Resnais, Lanzmann va filmer en Pologne même les forêts qui recouvrent le site des camps d’extermination : « sous les camouflages – de jeunes forêts, l’herbe neuve-il a su retrouver les horribles réalités », écrit Simone de Beauvoir à propos du film. Mais, devant ces lieux apparemment vides, Lanzmann adopte une attitude toute différente de celle de Resnais, en ce sens qu’il refuse à priori toute image d’archives. Comme il le dit lui-même, « si j’avais trouvé un film secret montrant comment 3 000 Juifs mouraient ensemble dans une chambre à gaz, non seulement je ne l’aurai pas montré mais je l’aurai détruit. Je suis incapable de dire pourquoi. Ça va de soi ». En fait, pour le réalisateur de Shoah, la représentation à l’écran du génocide, que ce soit par des images d’archives d’ailleurs presque introuvables ou par des films de fiction , ne peut être que réductrice et même « triviale », selon son expression. La souffrance endurée par le peuple juif a été unique, au delà des images…Comme il l’explique, « les images tuent l’imagination », qui est peut-être le seul moyen d’approcher la vérité de la Shoah. Aussi, on connaît la démarche de l’auteur : son film se compose de longs entretiens, souvent pénibles et heurtés, avec les survivants « mis en situation » dans les camps où ils « revivent » leurs souffrances ( au début du film, Simon Sbrenik à Chelmno ) : on est loin de la manière « distanciée » qui est la marque de Nuit et Brouillard.

    Mais Resnais et Lanzmann se retrouvent à nouveau , en mettant en garde contre une banalisation de la mémoire de ces évènements : le réalisateur de Shoah prévient : « le pire crime est de considérer l’Holocauste comme passé. L’Holocauste est soit légende, soit présent . Il n’est en aucun cas de l’ordre du souvenir ». Cette mise en garde est aussi présente dans le film de Resnais : le commentaire évoque « l’eau froide et opaque comme notre mauvaise mémoire » et dénonce ceux « qui feignent de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne comme si on guérissait de la peste concentrationnaire ». Au total, au delà de leurs approches parfois différentes, les deux réalisateurs ont fait preuve de la même cohérence et des mêmes exigences morales.
Les évocations des camps dans les films ou documentaires tournés récemment abondent souvent en images-chocs, parfois terrifiantes. Dans De Nuremberg à Nuremberg de Fréderic Rossif, les séquences consacrées au génocide sont presque insupportables : elles sont censées contredire l’ignorance affichée par les chefs nazis jugés à Nuremberg en 1945. Il ne s’agit pas alors de prendre du recul mais de provoquer une réaction émotionnelle , avec les risques qu’évoque Lanzmann quand il parle de « la jouissance des larmes »…

   Aussi, malgré ses imperfections, Nuit et Brouillard reste une œuvre forte, qui mérite d’être toujours  diffusée, même si certaines mises au point sont nécessaires : le film « n’accuse nullement ses 36 ans. Aussi pur qu’au premier jour, il reste traversé d’un souffle brûlant qui nous emporte sur les ailes de l’horreur » ( Daniel Schneidermann, le Monde, mai 1992 ). C’est bien « une mise en mouvement de la mémoire », qui sait concilier la démarche pédagogique, l’art cinématographique et la rigueur morale.

 

Metropolis, un film politique

   Depuis sa sortie en 1927 et jusqu’à nos jours, le film Metropolis de Fritz Lang a suscité de nombreuses interprétations (y compris psychanalytiques) mais c’est sans doute son aspect politique qui a provoqué le plus de polémique. Le cinéaste allemand rappelle lui-même que les nazis auraient été sensibles -à leur façon- à son oeuvre. Quand il rencontre Goebbels en 1933, le ministre de le propagande lui déclare : « le führer a vu Metropolis et a décidé : voilà l’homme qui nous donnera le cinéma nazi ». A la suite de cette entrevue, Lang s’empresse de quitter l’Allemagne…
Ainsi, plusieurs critiques ou historiens de cinéma ont souligné la parenté des thèmes évoqués dans le film de Lang et certaines des idées du régime hitlérien, même si la plupart veut bien accorder au réalisateur allemand le bénéfice du doute (de fait, Metropolis est réalisé plusieurs années avant l’arrivée au pouvoir des nazis). Ainsi Siegfried Kracauer, dans son célèbre ouvrage De Caligari à Hitler publié en 1947, insiste sur le caractère pré-nazi du film: selon lui, « l’appel de Maria pour la médiation du cœur entre la main et le cerveau aurait pu être formulé par Goebbels ». Il rapproche la morale de Metropolis avec un discours du ministre prononcé en 1934 à Nuremberg, « le pouvoir fondé sur le fusil peut être une bonne chose : néanmoins, il est beaucoup mieux et plus agréable de gagner le coeur du peuple et le garder ». Le critique Georges Sadoul reprend cette accusation dans son Histoire du cinéma, en rapportant une anecdote, significative selon lui : en 1943, un déporté qui gravit pour la première fois l’escalier géant de Mathausen demande à l’un de ses compagnons : « connais-tu le film Metropolis? ». Pour conclure sur cette série d’accusations, Michel Ciment relève dans son dernier ouvrage sur Fritz Lang : « cette idéologie de l’alliance du capital et du travail, où les exploités sont montrés passifs et soumis, annoncent le fondement de l’Etat nazi ».

Une société totalitaire
Pour un spectateur d’aujourd’hui, la société que met en scène Lang dans son film présente plusieurs aspects totalitaires indéniables. Ainsi, cette ville-état est structurée comme une pyramide strictement hiérarchisée). En haut (à tous les sens du terme), l’élite de la ville, menée par Fredersen, occupe les étages supérieurs des gratte-ciels, où elle mène une vie agréable (les quelques scènes de Freder gambadant dans les Jardins éternels, ou son père dirigeant ses affaires d’une main de fer depuis son bureau directorial). On peut même évoquer l’aspect physique des membres des classes supérieures, qui présentent toutes les caractéristiques d’un type « racial » que les nazis apprécient particulièrement : l’Aryen, blond aux yeux bleus. Cette classe dirigeante s’appuie sur une haute technologie, qui lui permet de surveiller et réprimer comme il se doit les masses ouvrières (le bureau du maître de la ville est rempli de machines plus ou moins complexes). Fredersen garde jalousement sous la main le savant Rotwang, à qui il a accordé le privilège de conserver sa maison médiévale délabrée au milieu des buildings…
Les classes inférieures sont cantonnées dans les entrailles de la ville, où se trouvent leurs lieux de travail et leurs logements collectifs. Ils semblent abrutis par de terribles journées de travail, habillés de manière uniforme et marchant comme des automates. Sans craindre l’anachronisme, beaucoup de critiques ont relevé que ces hommes-esclaves rappelaient fortement la main d’œuvre concentrationnaire exploitée dans les camps de concentration nazis. De même, la vision de Freder, qui voit les ouvriers jetés dans le brasier de la machine-usine, a pu sembler à certains prémonitoire, comme une anticipation des crématoires où les corps des déportés ont été brûlés au cours de la seconde guerre mondiale.

La collaboration de classe
Mais ce catalogue d’images prémonitoires ne suffit pas à expliquer le malaise de certains critiques : le message politique et social du film pose aussi problème. La morale, annoncée au début et rappelée à la fin du film, est simple -pour certains simpliste- : « le cœur est le médiateur entre les mains et le cerveau ». Et la réconciliation finale, sur le parvis de la cathédrale, signifie clairement que le pouvoir n’a absolument pas changé de mains : comme l’écrit Kracauer, Fredersen reste maître du jeu : « l’industriel ne renonce pas à son pouvoir mais il va l’étendre à un royaume encore non annexé, le royaume de l’âme collective. La rébellion de Freder débouche sur l’établissement de l’autorité totalitaire ». On pourrait multiplier les citations d’auteurs -souvent marqués à gauche- qui estiment que le film est en quelque sorte « pré-nazi » : ainsi Freddy Buache résume son trouble : « rétroactivement, ce schéma qui postule qu’un Chef emprunt de tendres sentiments doit réunir dans un même élan de mutuelle compréhension le Capital et le Travail, fait froid dans le dos. Hitler, Staline et tous les dictateurs sourient paternellement aux petites filles en robes de dentelles qui leur offrent des bouquets ». Même si cette critique peut paraître facile ou excessive, on peut relever quand même que les états fascistes vont justement mettre en place des institutions sociales où étaient rassemblés patrons, ingénieurs et ouvriers ( Les corporations dans l’Italie de Mussolini et le Front du travail dans l’Allemagne hitlérienne).
A l’inverse, beaucoup ont remarqué que, si la dureté des conditions de vie des prolétaires est soulignée, la révolte ouvrière est présentée de manière très négative : C’est bien la créature maléfique créée par Rotwang qui incite les masses à se rebeller. La fausse Maria a un comportement complètement déréglé : elle prononce des discours véhéments, avec des grimaces sardoniques, se livre à des danses lascives devant des bourgeois lubriques. C’est aussi la fureur aveugle des masses ouvrières qui est montrée, lorsque, à l’instigation de la fausse Maria, ils envahissent l’usine souterraine, en saccageant tout sur leur passage et notamment la salle des machines (la partition d’origine prévoyait qu’on entende alors la Marseillaise).
Certains auteurs estiment que Metropolis comporte même des aspects racistes (Francis Courtade pense que le film de Lang « porte en creux toute une charge d’antisémitisme ordinaire »). Et on peut relever quelques éléments troublants. Ainsi, Rotwang serait l’incarnation à l’écran du pouvoir maléfique des Juifs. En donnant vie à la fausse Maria, robot-révolutionnaire, il serait l’avatar du rabbin de la légende, qui crée le Golem, sa créature à partir d’argile. La bicoque biscornue qu’occupe le savant ressemble beaucoup aux maisons médiévales des ghettos d’Europe centrale (et on pense notamment à celles représentées dans le cinéma allemand des années 1920). A la fin du film, l’élimination de Rotwang, cet élément indésirable, permet la réconciliation finale.

D’autres lectures possibles…
Mais il est d’autres lectures possibles du message politique du film. Beaucoup de critiques ont été frappés par l’influence chrétienne qui semble imprégner Metropolis. Ainsi beaucoup des scènes où intervient Maria, sont baignées de religiosité : au début du film, la jeune femme apparaît à Freder, entourée d’enfants, le corps comme irradié par une lumière céleste. Un peu plus tard, Maria prêche dans les souterrains de la ville à la foule des ouvriers rassemblés, comme un rappel des premiers chrétiens réunis dans les catacombes de Rome. La longue séquence qui raconte l’édification de la tour de Babel est aussi une allusion directe à l’épisode biblique. Enfin, la scène finale se déroule sur le parvis de la cathédrale, une fois que les mauvais démons en ont été chassés . On pourrait presque parler d’un « christianisme social », qui instaure entre les classes sociales antagonistes un véritable dialogue fraternel. Les nazis eux-mêmes n’ont pas été unanimes à propos du film de Fritz Lang. Quelques années après les propos admiratifs tenus par Goebbels, le critique Otto Kriegk dénonce en 1943 l’idéologie confuse du film réalisé par deux « juifs libéraux » (Lang et son producteur Pommer), fascinés par les Etats-Unis (par contre, il omet de signaler la participation de Thea Von Harbou). Et de relever que Metropolis a été interdit en Italie et en Turquie pour « tendance bolchevique ».

Un malentendu?
Comme on le voit, le film de Fritz Lang se prête à de nombreuses interprétations et il a beaucoup déconcerté les critiques. L’idée s’est souvent imposée d’une œuvre plastiquement réussie mais avec un discours ambigu ou déplaisant. Luis Bunuel , en 1927, parle ainsi de « deux films collés par le ventre » : s’il est admiratif de ce « merveilleux livre d’images », par contre, il dénonce le scénario de Metropolis : « ce qui nous y est raconté est trivial, ampoulé, pédant, d’un romantisme suranné ». Ce qui ajoute à la confusion, c’est le jugement ultérieur de Fritz Lang lui-même, très sévère sur certains aspects de son film : « personnellement, je n’aime pas Metropolis parce que le film essaie de résoudre un problème social d’une manière puérile. Je dois d’ailleurs en accepter la responsabilité, bien qu’elle ne soit peut-être pas tout à fait mienne ». le cinéaste allemand fait allusion ici à la mise en cause par la plupart des historiens du cinéma de son épouse et scénariste de l’époque, Thea Von Harbou. Cette jeune femme, militante nazie convaincue et qui a collaboré à la plupart des films allemands de Fritz Lang, s’est défendue d’avoir voulu exposer une quelconque idéologie dans le film. Dans la préface du livre qui a précédé le scénario, elle précise « qu’il ne sert aucune tendance, aucune classe, aucun parti. Il est une aventure qui s’organise autour d’une idée : le médiateur entre le cerveau et la main doit être le cœur ». Avec une certaine élégance, Fritz Lang assume d’ailleurs sa propre responsabilité quand certains critiques, comme Lotte Eisner, mettent les aspects les plus déplaisants du film au compte de Von Harbou .

Une prise de conscience progressive
En fait, il semble bien qu’au cours des années 1920, le cinéaste allemand soit encore assez immature au point de vue politique: dans ces films précédents, il montre son goût pour les récits d’aventures et les affaires criminelles. A propos de Metropolis, Lotte Eisner, son amie et critique de cinéma, révèle que Lang aurait sans doute voulu développer davantage un des thèmes récurrents de son œuvre, le pouvoir des forces maléfiques : il avait notamment prévu de tourner plusieurs scènes oniriques montrant le déchaînement de la Mort, mais il y aurait renoncé, craignant l’incompréhension du public. Le réalisateur, qui avait commencé des études d’architecture avant la guerre, semble avoir été aussi fasciné par tous les signes de la ville moderne (une de ses sources d’inspiration pour le film aurait été le voyage qu’il a accompli en 1924 à New York, en compagnie d’Erich Pommer). On sait le soin qu’il a apporté aux décors du film, avec l’aide de toute son équipe technique (en particulier Karl Freund, Otto Hunte, Erich Kettelhut, Karl Vollbrecht) : d’énormes moyens sont mis en œuvre pour réaliser les maquettes, animations, et autres effets spéciaux qui sont l’une des réussites de Metropolis, alors le film plus cher jamais produit par la société UFA. On sait aussi l’intérêt de Fritz Lang pour la science-fiction : dans l’une des versions envisagées, il avait prévu qu’à la fin du film, Freder et Maria s’envolaient vers la lune dans un aéronef.
Au point de vue politique, Fritz Lang se pose encore peu de questions. Il est sans doute un pangermaniste et un patriote sincère. Alors qu’il mène une vie de bohème à Montmartre, il s’engage en août 1914 dans l’armée austro-hongroise et il est blessé au cours du conflit. Il est naturalisé allemand en 1922 et traite dans Die Nibelungen d’une légende chère au cœur des nationalistes, la légende de Siegfried (le jour de la sortie du film, Lang aurait fait fleurir la tombe de l’empereur d’Allemagne). Là encore, certains critiques ont remarqué que l’opposition entre Burgondes et Huns fait irrésistiblement penser à la doctrine raciste des nazis. On peut penser qu’à cette époque, Fritz Lang partage certaines des idées conservatrices de son épouse et qu’il se démarque nettement d’autres artistes de la période de Weimar, nettement plus engagés à gauche. Une de ses œuvres les plus célèbres, M le Maudit réalisé en 1930, a souvent été interprétée par les historiens du cinéma comme une allusion directe à la montée du nazisme dans la république de Weimar (cf notamment les analyses de Freddy Buache ou Marc Ferro). Mais il semble bien que Fritz Lang n’ait pas voulu dans son film dénoncer l’idéologie nazie, en tout cas pas de façon délibérée : son intention première était d’évoquer une affaire criminelle et d’explorer les aspects psychologiques du personnage incarné par Peter Lorre, plutôt que de s’aventurer sur le terrain politique.
En fait, le cinéaste allemand aurait pris conscience de la situation politique de l’Allemagne et du danger que constituait l’idéologie nazie peu de temps après. Selon lui, c’est dans Le testament du docteur Mabuse qu’il prend implicitement parti : pour lui, la bande de gangsters du docteur Mabuse, qui veut profiter du chaos pour s’emparer du pouvoir, est une claire évocation du parti nazi et de ses méthodes (« j’ ai mis dans la bouche de Mabuse des phrases, des slogans du mouvement hitlérien », précise le cinéaste). Le film sera d’ailleurs interdit par la censure du nouveau régime en 1933. La suite de l’histoire, telle qu’a été racontée par le cinéaste lui-même, est connue: Fritz Lang a un entretien avec Goebbels qui lui propose de prendre la tête du cinéma allemand. Alors que le réalisateur rappelle au ministre que sa propre mère est juive, celui-ci réplique que ce sont les Nazis qui décident de l’origine raciale des Allemands ( Michel Ciment pense que cette rencontre est sans doute fictive : par contre, elle ressemble furieusement à une scène de cinéma ). Ce qui n’est pas contestable, c’est qu’à cette époque, Lang quitte l’Allemagne pour Paris et continue, quelque temps après, sa carrière de metteur en scène outre-Atlantique : le réalisateur ne revient en République fédérale d’Allemagne qu’en 1956. Dans les films de sa période américaine ( plus d’une vingtaine de longs métrages, de Furie en 1936 à L’invraisemblable vérité en 1956), le réalisateur approfondit sa réflexion sur la nature humaine et se montre de plus en plus pessimiste, cherchant à débusquer selon son expression, « le fascisme qui est en nous ». En même temps, il réalise plusieurs films dont l’engagement antinazi est incontestable (Michel Ciment parle de « tétralogie antinazie » à propos de Chasse à l’homme, Les bourreaux meurent aussi, Le ministère de la peur, et Cape et poignard).

   Aussi, au terme de cette présentation rapide des lectures politiques de Metropolis, on est tenté d’avoir une analyse plus nuancée quant aux interprétations possibles du film. Beaucoup de critiques ont fait des procès d’intention à l’égard de Fritz Lang, sans doute injustifiés. Leur sévérité s’explique sans doute par certaines analogies troublantes, une morale sociale simpliste, des rapprochements inévitables. Mais, outre qu’il est souvent anachronique, ce jugement est aussi excessif : Lang n’a jamais repris à son compte les idées les radicales de l’idéologie nazie : il a plutôt témoigné, selon l’expression de Michel Mesnil, d’une « coupable innocence » à propos de l’évolution politique de son pays, en tout cas jusqu’en 1933. Par contre, le cinéaste a été sensible à « l’air du temps », comme il l’avait déjà montré dans certains de ses films précédents (le premier Mabuse est une description assez juste du climat affairiste qui règne dans la bourgeoisie allemande des années 1920). Dans Metropolis, la vision d’une société hiérarchisée, quasi totalitaire mais finalement amendable est sans doute d’une grande naïveté mais elle semble bien correspondre à la confusion idéologique de l’époque, (par la suite, le réalisateur a toujours admis que la morale de son film était -pour le moins-superficielle). Le message politique de Metropolis est au choix confus ou naïf. En cela, il témoigne aussi de son époque.

 

BIBLIOGRAPHIE :
-Fritz Lang, Les trois lumières, textes réunis par Alfred Eibel, Flammarion, Paris, 1988
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M. Le Maudit, dossier Ciné-club de Wissembourg n°15