La Guerre froide (et la Détente) au cinéma (filmographie)

   A l’époque de la Guerre Froide, le cinéma est arrivé dans son âge adulte : depuis les années 1930,on connaît son efficacité comme moyen de propagande : il a été utilisé par les dictatures et les démocraties lors du conflit mondial : aussi, il se trouve impliqué, surtout aux Etats-Unis, dans le combat politique et la Guerre Froide peut s’incarner directement à l’écran. Ce n’est qu’à partir des années 1960, une fois la tension idéologique retombée, que les réalisateurs pourront porter un regard plus distancié sur la période…( dans tout l’article qui suit, nous entendons la Guerre Froide au sens large, c’est à dire l’affrontement entre les deux grandes puissances dans les années 1950-1960, mais aussi les évènements intérieurs dans les deux camps liés à ce climat , comme par exemple le Maccarthysme aux États-Unis, la répression dans les pays de l’Est…).

Un cinéma de combat
En parcourant la filmographie de l’époque, on constate d’abord que c’est surtout le cinéma américain qui s’est engagé dans le combat idéologique. Dans la production soviétique, les allusions à la Guerre Froide sont peu fréquentes, pour autant que l’on puisse connaître les films de cette période. Déjà, leur nombre total est faible ( 19 en 1946, 61 en 1956 ). Surtout, et en partie pour rivaliser avec Hollywood, le cinéma soviétique privilégie les fresques monumentales à la gloire des Grands Hommes du pays et bien sûr les récits le plus souvent tragiques de la « Grande guerre patriotique » (La bataille de Stalingrad de Petrov, La chute de Berlin de Michael Tchiaourelli -1949- ). La plupart de ces films font la part belle au culte de la personnalité alors à son apogée ( Le chevalier à l’étoile d’or de Youli Raizman-1950- ), mais font preuve d’une certaine discrétion sur le combat idéologique : cette modération s’explique sans doute par le pacifisme affiché par les dirigeants soviétiques, qui veulent présenter le camp occidental comme l’agresseur.
Le cinéma américain est davantage mis à contribution dans la lutte idéologique contre le camp communiste. Les conditions de production changent radicalement et les réalisateurs et scénaristes font désormais l’objet d’une surveillance étroite. La Commission des activités anti-américaines, créée en 1938 pour lutter contre l’influence des Nazis, est  » réactivée » : elle procède à plusieurs audiences publiques afin d’épurer Hollywood de l’idéologie communiste ( en 1947, les « témoins amicaux » prêts à coopérer, comme Adolphe Menjou, Gary Cooper, Ronald Reagan…,puis les « témoins inamicaux » dont les fameux « Dix d’Hollywood »-John Lawson, Dalton Trumbo, Herbert Biberman…, accusés et jugés pour « outrage au Congrès »; en 1951, reprise des auditions en particulier des « repentis » célèbres comme Edward Dmytryk ou Elia Kazan, anciens communistes qui « donnent des noms »…). Les producteurs les plus importants (Sam Goldwyn, Harry Cohn, Jack Warner, Louis Mayer…) proclament, lors d’une réunion à l’hôtel « Waldorf Astoria » de New-York, « qu’ils n’engageront plus de personnes qui préconisent le renversement du gouvernement des États-Unis « . En d’autres termes, toutes les personnes suspectes d’être des « libéraux » (au sens américain, c’est à dire de gauche ) se retrouvent sur des « listes noires » et sont interdits d’embauche dans les grands studios d’Hollywood. Cette exclusion devient rapidement réalité, et de nombreux scénaristes se retrouvent au chômage ou sont obligés de travailler sous des noms d’emprunt ,comme Dalton Trumbo. La carrière de certains acteurs comme John Garfield, Paul Robeson ou Zero Mostel est brisée et les cinéastes les plus engagés préfèrent s’expatrier en Europe ( Joseph Losey, John Berry, Jules Dassin…).
Dans ces conditions, le cinéma hollywoodien s’engage dans la Guerre Froide. Les historiens du cinéma dénombrent une trentaine de films qu’on peut qualifier d’anticommunistes.Chaque grand studio veut son film « antirouge »: la MGM produit Guet-apens de Victor Saville ( 1949 ), la Warner, I was a communist for the FBI de Gordon Douglas ( 1951 ), la Paramount, My son John de Leo Mac Carey ( 1952 ).Outre les réalisateurs cités, quelques cinéastes chevronnés s’engagent dans la lutte « antirouge » : William Wellman, Sam Fuller, Henri Hattaway et dans un registre différent, Elia Kazan et Edward Dmytryk ( à l’inverse, on remarquera la discrétion ou l’habilité de réalisateurs comme John Ford, Howard Hawks, John Huston qui gardent leurs distances). La plupart de ces films font preuve d’un solide manichéisme : le communisme y est souvent comparé à une maladie qui peut gangrener la société américaine.Reprenant les thèmes développés par le sénateur Mac Carthy, toute critique contre l’American way of life est vite assimilée à une attitude communiste : beaucoup de ces films relatent des affaires d’espionnage « atomique » sur le territoire américain, dans lesquelles les agents du FBI ont le beau rôle ( Le rideau de fer de William Wellmann -1948-, I was a communist for the FBI de Gordon Douglas -1951-) : c’est aussi une manière pour les Américains d’expliquer la rapidité avec laquelle l’URSS rattrape les États-Unis dans la course aux armes nucléaires, et d’alimenter la paranoïa ambiante. Cette menace communiste est particulièrement grave quand elle s’attaque à la famille américaine elle-même. Dans My son John de LeoMac Carey, c’est le fils aîné, incarné par le trouble Robert Walker, qui est « contaminé » par la doctrine communiste et sa conversion entraîne toute sa famille dans le drame : sa mère sombre dans la dépression, le père dans l’alcoolisme : la délivrance ne peut venir que par le sacrifice de celui par qui le mal est arrivé. Certains de ces films se déroulent en Europe et en particulier à Berlin, lieu symbolique de l’affrontement Est-Ouest ( The big lift de G.Seaton -1949-, Man on a thight rope d’Elia Kazan -1952-, Les gens de la nuit de Nunnaly Johnson-1954- ) : mais les scénaristes ne s’attardent pas en général à décrire la vie au delà du rideau de fer, et leur représentation du monde communiste reste caricaturale.

La guerre des mondes
Dans ces mêmes années 1950, le cinéma de science-fiction connaît un essor remarquable, en partie à cause du climat de Guerre Froide de l’époque. D’abord, de nombreux films évoquent, sous des formes métaphoriques, la lutte entre la Terre ( c’est à dire les  États-Unis et le camp occidental ) et des mondes menaçants , comme la planète rouge Mars. Soit il s’agit d’expéditions dans ces endroits inconnus ( Red Planet Mars de Harry Horner -1952- ), soit il faut se défendre contre des envahisseurs venus d’autres univers ( Invaders from Mars de William Menzies-1953-, La guerre des mondes de Byron Haskin-1953- ). A ce propos, l’imagination des cinéastes se déchaine pour donner à ces êtres les formes les plus extravagantes, sous le prétexte qu’elles sont le fruit de mutations « atomiques » : carotte géante dans La chose d’un autre monde de Christian Nyby et Howard Hawks ( 1953 ), gigantesques calamars dans It conquered the world de Roger Corman ( 1956 ) , masse gélatineuse, le fameux « Blop », dans Danger planétaire d’Irwin Yeawoth ( 1958 ). Quand l’URSS lance avant les États-Unis ses premiers satellites à partir de 1957, l’image des soucoupes volantes semble à beaucoup d’Américains l’anticipation d’une réalité à venir…L’idée qu’on retrouve dans la plupart de ces films est  » qu’il est dangereux d’aller fureter dans des alternatives utopistes » et qu’en quelque sorte « on est bien mieux chez soi… »

Les voies de la résistance…
Cependant, l’idée d’un cinéma américain « aux ordres » doit être nuancée : d’abord l’importance des films  » antirouges » est toute relative si on la rapporte à l’ensemble de la production hollywoodienne ( une trentaine de films pour toute la période alors que la moyenne annuelle est proche de 360 long-métrages…). Pour les studios, le cinéma doit rester un divertissement et, dans ces années, la comédie musicale brille de tous ses feux ( Un Américain à Paris de Gene Kelly-1951-, Chantons sous la pluie de Kelly et Stanley Donen-1952-, Tous en scène de Vincente Minnelli- 1953-…). De plus, tout le milieu du cinéma n’est pas passé dans le camp maccarthyste et beaucoup sont choqués par cette « chasse aux sorcières » : plusieurs acteurs et réalisateurs, comme Humphrey Bogart,Laureen Bacall, John Huston, Groucho Marx, Frank Sinatra, se mobilisent pour soutenir les « Dix d’Hollywood » .Le « libéral » Joseph Manciewiz conserve la présidence de la puissante Association des réalisateurs américains, malgré les attaques du très conservateur Cecil B.de Mille, avec le soutien inattendu de John Ford et de la majorité de ses collègues… En fait, de nombreux cinéastes parviennent à contourner les interdits pour exprimer leur vision pessimiste de l’Amérique, en utilisant des genres moins exposés, comme le film noir ou le western. Dans les films noirs des années 1940-1950, la société américaine est représentée comme un véritable enfer, bien loin de l’image propre et lisse, diffusée par la propagande officielle : les grandes villes sont gangrenées par la violence et la corruption, les personnages sont fragiles, motivés seulement par l’appât du gain et le sexe .Les droits les plus élémentaires sont battus en brèche par les maffias de tous ordres ( L’enfer de la corruption d’Abraham Polonsky -1948-, La cité sans voiles de Jules Dassin-1948-, Quand la ville dort de John Huston-1950-, Règlement de comptes de Fritz Lang- 1953-…). De même, les westerns évoluent pendant les années 1950 : avant guerre, ils célébraient sans états d’âme les mythes fondateurs de l’histoire américaine : la Conquête de l’Ouest, la bravoure des pionniers, la sauvagerie des Indiens… Mais ces idées sont remises en cause après 1945 : le héros est moins viril et sûr de lui, ses motifs moins nobles et l’ambiance parfois crépusculaire ( La Vallée de la Peur de Raoul Walsh-1947-). L’image de l’Indien est revalorisée,ce qui rend plus difficile la justification de son extermination ( La flèche brisée de Delmer Daves -1950- ). Certains westerns font même allusion au climat de lâcheté et de fanatisme qui règne alors aux États-Unis, sous la férule de Mac Carthy ( Le train sifflera trois fois de Fred Zinnemann –, Johnny Guitare de Nicholas Ray-1954- ). Dans un autre registre, les cinéastes « repentis » justifient leur attitude dans leurs films, en faisant l’apologie de la délation qui peut s’avérer nécessaire ( Sur les quais d’Elia Kazan -1954-, L’homme aux colts d’or d’Edward Dmytryk -1959- ). Ainsi, comme le relève Michel Luciani, bon nombre de fictions « ont contourné l’obstacle par la maitrise du double langage, par le symbole et l’allégorie. Endormis pendant des années dans les usines à rêves, les artistes du cinéma américain ont dû d’un seul coup se surpasser ou disparaître ».

Un certain regard européen
Dans les pays alliés des États-Unis, l’engagement est beaucoup moins marqué. En Grande-Bretagne, plusieurs films sont réalisés sur des sujets liés à la Guerre Froide (le cinéaste Carol Reed en particulier adapte à l’écran plusieurs romans de Graham Greene, dont le plus célèbre, Le Troisième homme ). Le ton est encore anticommuniste, mais avec une nuance d’autodérision ( Notre agent à la Havane -1960- ) et une vision moins manichéenne des camps en présence. A propos du Troisième homme, Marc Ferro remarque que le film est hostile aux Soviétiques, accusés de tremper dans de louches trafics de médicaments, mais qu’il souligne aussi « l’angélisme » des Américains,qui décidément ne comprennent rien aux subtilités du vieux continent. En France, la filmographie sur le sujet est inexistante ( sauf à considérer La belle Américaine de Robert Dhéry comme porteuse d’un message politique…). Les films américains les plus virulents dans l’anticommunisme sont d’ailleurs édulcorés par les distributeurs : l’intrigue de Pick up on South Street, qui met en scène des espions communistes, devient une histoire de drogue, malgré l’opposition du réalisateur Sam Fuller. Dans Courrier diplomatique de Henry Hattaway, les Soviétiques sont métamorphosés en mystérieux « Slavons »… Cette situation particulière s’explique peut-être par l’influence des idées de gauche dans les milieux du cinéma en France et aussi par la prudence des distributeurs, peu soucieux de braquer l’opinion publique certainement moins « antirouge » qu’aux États-Unis ( à l’époque, le PCF recueille encore près d’un quart des suffrages..).

La fin des certitudes

   A partir de 1955, les deux Grands amorçent le rapprochement qui aboutit à la Détente après 1962. Mais ce processus est lent, hésitant, marqué par de nombreux « incidents » , de l’écrasement de la révolte hongroise en 1956 à la crise des fusées à Cuba en 1962. La stratégie dite « des représailles massives » prônée par Foster Dulles ne semble plus adaptée et le dynamisme de l’URSS dans la course technologique inquiète les  États-Unis.

Des espions fatigués
Le cinéma s’est fait l’écho de ces débats et de ces hésitations, en particulier aux États-Unis. Dans le film d’espionnage, genre privilégié à l’époque précédente, le changement de ton est sensible. Certes, la série des James Bond , inaugurée en 1962 par James Bond contre Docteur No, semble dans le droit fils des films « antirouges » des années 1950 ( ces films sont d’ailleurs violemment dénoncés pour leur agressivité par les Soviétiques ). Mais on peut aussi relever qu’à l’exception de Bons baisers de Russie ( 1963 ), l’agent 007 affronte le plus souvent des « méchants » issus de pays du Tiers-Monde ( dans Goldfinger, les tueurs sont décrits comme des « chigroes », »croisement improbable de Chinois et de Nègres »…) : le ton est donc plutôt xénophobe, voire raciste plus qu’anticommuniste ( d’ailleurs, le SPECTRE, l’organisation criminelle que combat James Bond s’attaque en général aux deux Grands..). Mais pour les autres films d’espionnage, l’heure est au désenchantement. Déjà, dans Mort aux trousses d’Alfred Hitchcock (1959 ), les agents des deux camps sont des professionnels qui se ressemblent, et les secrets d’état qu’ils se disputent semblent bien dérisoires ( des « MacGuffin » dans le langage hitchcockien…). Surtout dans les années 1960, plusieurs films sont réalisés à partir des livres de John LeCarré et Len Deighton ( L’espion qui venait du froid de Martin Ritt -1965-, Ipcress, danger immédiat de Sidney Furie-1965-, M15 demande protection de Sidney Lumet -1966-). Or, ces écrivains s’inspirent des affaires qui agitent alors le monde des services secrets (en particulier, la défection de Kim Philby en 1962, qui montre l’importance de l’infiltration du KGB dans le MI5 britannique ), et renouvellent complètement la vision de cette lutte souterraine entre les deux grandes puissances. Dans ces livres comme dans ces films, les personnages d’espions ne sont plus des héros bardés de certitudes, mais ce sont des hommes désabusés, fatigués,et qui agissent comme par réflexe, sans mobile politique apparent ; des « anti-James Bond » en quelque sorte ( par exemple, Alex Leamas dans L’espion qui venait du froid ). Les services occidentaux emploient les mêmes méthodes détestables que « le camp d’en face » et il est bien difficile de distinguer le bien du mal, tant la lutte se livre  » à fronts renversés  » : dans L’espion.., le MI5 utilise un ancien nazi pour s’infiltrer dans la hiérarchie de la RDA et n’hésite pas à sacrifier un de ses propres agents… La confusion est à son comble dans le film La lettre du Kremlin réalisé par John Huston en 1969, dans lequel espions russes et américains collaborent ensemble dans une ambiance malsaine de règlements de compte, de « coups fourrés » et de corruption…

Le cinéma de politique-fiction
Cette époque voit aussi le développement du film de « politique-fiction », qui traite des évènements les plus contemporains, souvent tourné par des cinéastes « libéraux ». Plusieurs films évoquent ainsi la menace d’extrème-droite pesant à l’intérieur même des  États-Unis et les personnages imaginés par les cinéastes s’inspirent à l’évidence de personnalités ayant réellement existé comme le sénateur Joseph Mac Carthy ou le général Mac Arthur ( Tempête à Washington d’Otto Preminger -1962-, Un crime dans la tête de John Frankheimer-1962-, Sept jours en mai du même réalisateur -1964- ). D’autres encore montrent les problèmes que posent la stratégie nucléaire menée jusque là par les États-Unis ( Point limite de Sidnet Lumet -1964-, Aux postes de combat de J.B Harris-1965- ). Le film le plus réussi sur ce thème est sans doute celui de Stanley Kubrick, Docteur Folamour réalisé en 1964, qui réussit à traiter ce sujet avec une ironie grinçante ( le sous-titre donne le ton : ou comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe ). Très bien documenté, le cinéaste dresse une galerie de portraits « à clef » : un Président façon Kennedy, un général paranoïaque à la Mac Arthur, un officier typique représentant du complexe militaro-industriel, un savant fou ex-nazi « récupéré » par les Américains, incarnation possible de l’ingénieur Werner Von Braun…. Le film expose aussi la mécanique infernale mise en place par la course aux armements atomiques et montre les limites de la dissuasion mal maitrisée.

Une même évolution à propos de la Guerre Froide est sensible dans d’autres genres cinématographiques : dans la comédie de Billy Wilder Un, deux, trois ( 1961 ), James Cagney incarne un fringant homme d’affaires représentant de la firme Coca-Cola, prêt à tout pour aller s’implanter en Europe de l’Est et qui ne s’embarrasse surtout pas de considérations idéologiques. Dans le même film, le farouche militant communiste abandonne son idéal brutalement et sans état d’âme.. Dans les films de science-fiction, les personnages d’extra-terrestres n’ont plus d’intentions hostiles ( dans Teen-agers from Outer Space de T.Graef -1959-, le voyageur venu de l’espace tombe amoureux d’une jeune rock’n’rolleuse…).

A partir des années 1960, le cinéma américain s’est donc libéré du carcan idéologique de la période précédente : il exprime la crise d’identité d’une Amérique moins sûre d’elle même . Les films de cette époque insistent moins sur les divergences politiques entre les deux camps que sur les aspects qui les rapprochent. Une page est donc tournée. Alors qu’en 1975, la Commission des activités anti-américaines est dissoute, certains réalisateurs et scénaristes autrefois écartés reviennent travailler à Hollywood ( Dalton Trumbo qui écrit le scénario du film Spartacus de Kubrick, Abraham Polonsky qui réalise Willie boy en 1970…. ). Les cinéastes de la génération suivante se montrent beaucoup plus indépendants et n’hésitent pas à mettre en cause les institutions américaines ( la CIA dans Les trois jours du Condor de Sidney Pollack-1973-, le Président lui-même dans Les hommes du Président d’Alan Paluka-1976- ). Ils montrent toute leur liberté d’esprit à propos de la guerre du Vietnam, qui a inspiré nombre d’entre eux ( Francis Ford Coppola, Elia Kazan, Michael Cimino, Oliver Stone, Stanley Kubrick…). Quelques uns abordent même le thème du MacCarthysme pour en dénoncer les excès, au nom de la liberté d’expression bafouée ( Nos plus belles années de Sidney Pollack-1973-, Le prête-nom de Martin Ritt-1976-, La liste noire d’Irwin Winkler -1991- ). Certes, les années Reagan sont marquées par une floraison de films « antirouges », comme aux plus beaux temps de la Guerre froide : la série des Rambo, qui affronte les Vietnamiens ( Rambo II en 1986 ) puis les Soviétiques en Afghanistan ( Rambo III en 1988 ), le personnage de Rocky encore interprété par Sylvester Stalone, qui combat contre un boxeur russe dans Rocky IV ( 1985 ), Invasion USA de Joseph Zito ( 1985 ), qui reprend un titre des années 1950 et qui évoque l’invasion de la Floride par des troupes sovieto-cubaines… Mais, l’effondrement du bloc communiste à partir de 1989 tarit pour un temps cette source d’inspiration et les conservateurs américains s’inquiètent à nouveau de la moralité des films produits par Hollywood.

« The French Touch »
En Europe, dans les années 1960-1970, le nombre de films consacré à la Guerre Froide reste faible : dans le genre du film d’espionnage, comme aux États-Unis, les scénarios présentent des personnages plus complexes, des hommes-machines, manipulés par leurs services : Les Espions d’Henri-Georges Clouzot ( 1957 ), Le silencieux de Claude Pinoteau ( 1972 ) . Mais un film de cette période retient surtout l’attention : L’Aveu de Konstantin Costa-Gavras ( 1970 ). Adapté du livre d’Arthur London, il évoque les procès staliniens qui se déroulent au lendemain de la guerre en Tchécoslovaquie socialiste ( en particulier, le procès Slansky en 1952 ). Ce film rigoureux et austère est presque une œuvre expiatoire pour le réalisateur, le scénariste ( Jorge Semprun ) et l’interprète principal ( Yves Montand ), tous trois proches ou membres du Parti communiste. Cette génération d’intellectuels de gauche, qui avait préféré se taire auparavant pour ne pas donner d’arguments au « camp d’en face », prend maintenant ses distances avec le passé stalinien du mouvement communiste. En quelque sorte, leur démarche « croise » celle des cinéastes américains, surtout préoccupés de s’émanciper du Maccarthysme. Plus récemment encore, plusieurs films français se sont intéressés à la période, dans une veine presque « populiste » ( Vive la Sociale de Gérard Mordillat-1984-, Rouge Baiser de Vera Belmont-1985-, Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes de Jacques Zilbermann-1993- ). Certes, les personnages sont des « staliniens de base » et leur sectarisme, voire leur aveuglement ne sont pas occultés : dans Rouge Baiser, Laurent Terzieff qui incarne un vieux militant de retour du camp » socialiste » essaie d’informer ses camarades sur la réalité dans les démocraties populaires mais se heurte à leur incompréhension. Dans le même film, l’héroïne est exclue pour « titisme ». Mais ces réalisateurs parlent de ces hommes et de ces femmes avec chaleur et affection, insistant sur leur dévouement et leur sincérité ( on pense notamment au personnage joué par Josiane Balasko, dans Tout le monde… ) : cette vision des choses est bien spécifique au cinéma français et elle correspond au rapport particulier et parfois nostalgique qu’entretiennent les anciens militants du PCF avec l’organisation qui a marqué leurs vies.

    Ainsi, la Guerre Froide est bien présente dans le cinéma des années 1950 à nos jours, mais sa représentation a varié selon les époques et les pays. Pendant la Guerre Froide elle-même, c’est un cinéma de combat qui s’impose surtout aux États-Unis, alors que les réalisateurs « libéraux » se réfugient dans la métaphore. A partir des années 1960, le regard porté sur la Guerre Froide se nuance, comme dans les films d’espionnage qui en arrivent à renvoyer les deux camps dos à dos. Aux États-Unis, un cinéma politique dynamique remet en cause les idées reçues de l’époque précédente et n’épargne plus les institutions : une réflexion sur l’histoire de cette période commence, même si on peut la juger limitée… En France, l’époque inspire davantage les réalisateurs, qui dénoncent les excès du sectarisme des militants communistes, mais avec un regard chaleureux sur les hommes… En d’autres termes, la vision de la Guerre Froide est moins polémique que par le passé : elle s’est approfondie et enrichie de nouveaux points de vue, dans un contexte politique nouveau.

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De Metropolis à Blade Runner : la ville du futur ou l’avenir de l’Utopie

  Le film de Fritz Lang est sans doute l’un des premiers films de science-fiction : en particulier, il met en scène un décor promis à un bel avenir : la cité du futur. Depuis cette époque, on peut citer une bonne vingtaine de longs métrages qui ont comme cadre et parfois comme sujet, la ville de l’avenir, depuis Aelita de Jakov Protazanov (1924) à Gattaca d’Andrew Niccol (1998), en passant par Alphaville de Jean-Luc Godard (1965), 1984 de Michael Radford et Brazil de Terry Gillian tous deux réalisés en 1984, sans oublier Blade Runner, le film de Ridley Scott sorti en 1982 (cf filmographie à la fin de l’article)..Le succès d’un tel thème ne doit rien au hasard : d’abord, il permet aux réalisateurs d’élaborer de splendides décors, souvent en mettant à contribution des peintres ou des dessinateurs de leur époque (pour Aelita, certains artistes russes constructivistes ont collaboré au film de Protazanov). D’autre part, les cinéastes décrivent des sociétés du futur, ce qui les amène à dénoncer les dérives possibles du monde de leur époque.
Dans cette optique, deux films semblent se répondre, à près de 60 ans de distance : Metropolis réalisé par Fritz Lang en 1926 et Blade Runner tourné par Ridley Scott et sorti sur les écrans en 1982 (cf fiche sur le film à la fin de l’article). Cette comparaison est d’autant plus justifiée que le metteur en scène anglais a clairement revendiqué cette filiation, en déclarant que l’œuvre du cinéaste allemand était l’une de ses sources d’inspiration. Elle devrait aussi permettre de faire le point sur l’évolution de ce bel objet de cinéma, la ville du futur…

Une fascination commune pour la ville moderne
Les deux réalisateurs partagent déjà la même fascination pour le décor urbain. Comme il l’a été souvent rappelé, Fritz Lang, en voyage avec son producteur Erich Pommer à New York en 1924, aurait été subjugué par les « lumières  de la ville » ( à l’époque, le Rockefeller Center ou l’Empire State Building n’ont pas encore été construits…). Lang avait d’ailleurs dans sa jeunesse, entamé des études d’architecture et il s’est visiblement intéressé aux mouvements artistiques de son temps qui réfléchissent sur l’urbanisme de l’avenir (les futuristes italiens, les constructivistes russes, l’école du Bauhaus). Dans Metropolis, la sculpture qui se dresse au milieu des quartiers ouvriers est la réplique exacte de celle réalisée par Walter Gropius et qui se trouvait à Weimar. De même, Ridley Scott s’est inspiré des grandes villes américaines : le modèle urbain de Blade Runner serait un mélange de New York et de Chicago, pour un film censé se dérouler à Los Angeles (le cinéaste parle de recréer une ambiance, « comme dans la 42ième rue en novembre »…). Les bâtiments qu’ont voit dans le film relèvent d’un mélange assez étonnant de styles et d’époques (art déco, art nouveau, kitsch) , y compris de bâtiments existant réellement (la résidence d’Ennis Brown construite par Frank Lloyd Wright et le Bradbury Building). Les deux cinéastes ont apporté un soin tout particulier, avec leur équipe technique, à la qualité des décors de leurs films. On a déjà vu que Fritz Lang avait consacré beaucoup d’énergie à soigner les aspects visuels de Metropolis. De même, Ridley Scott s’attache les services d’excellents techniciens : Syd Mead, qui a déjà travaillé dans les équipes techniques des films Star Trek et Tron, et Douglas Trumbull, spécialiste des effets spéciaux (2001, Rencontres du troisième type, Star Trek). Les deux réalisateurs ont d’ailleurs eu du mal avec leurs producteurs respectifs car les investissements engagés pour réaliser les décors et les effets spéciaux de leurs films ont été très importants et leurs œuvres n’ont pas connu le succès populaire et critique espérés : aussi, les carrières de Metropolis et de Blade Runner ont été assez mouvementées (dans les deux cas, plusieurs versions sensiblement différentes existent, souvent après de longues années d’intervalle).

Des thématiques proches
Les deux villes mises en scène par Lang et Scott ont aussi un aspect commun : elles se déploient dans le sens de la hauteur. Dans Metropolis, le bureau du maître de la ville ainsi que les quartiers des classes dirigeantes se situent dans les étages supérieurs, alors que dans Blade Runner, Tyrell domine la cité depuis son appartement au 700ième étage.. Cette verticalité du décor urbain est soulignée par les mouvements de caméra, qui suivent les engins volants vers le haut et vers le bas (dans le film de Fritz Lang, même les intertitres défilent de haut en bas et inversement…). Les deux œuvres évoquent aussi l’agitation urbaine frénétique (en particulier, une circulation aérienne intense) ainsi que l’omniprésence de la signalisation urbaine (horloges dans Metropolis, écrans de télévision dans Blade Runner).
Mais cette verticalité a aussi une signification sociale : dans les deux films, le pouvoir se répartit de haut en bas. Les hauteurs des villes sont réservées aux élites dirigeantes (Fredersen dans Metropolis et Tyrell dans Blade Runner) et constituent des endroits privilégiés : dans le film de Lang, c’est à ce niveau que se trouvent les Jardins Éternels où le jeune Freder insouciant, folâtre avec quelques jeunes filles. L’appartement de Tyrell est le seul exposé au soleil, perçant le brouillard pesant sur le reste de la grande cité dans le film de Ridley Scott. Par contre, les classes laborieuses sont cantonnées dans les bas quartiers : les ouvriers robotisés de Metropolis n’accèdent jamais aux étages supérieurs et se déplacent dans les sous-sols de la ville, entre leurs logements et l’usine : apparemment, ils ne voient jamais le jour. Les rues de Los Angeles dans le film de Ridley Scott grouillent d’une étrange humanité, très métissée, dans une atmosphère glauque et pesante. Dans les deux œuvres, les rapports de force sont tendus. Les maîtres des villes, Fredersen et Tyrell, règnent sans partage , grâce aux forces de répression : ils ont aussi le contrôle des technologies les plus avancées et se sont assurés les services de savants qui leur permet d’affirmer leur pouvoir (Rotwang dans Metropolis, qui élabore la fausse Maria, et Sebastian, le créateur des répliquants dans Blade Runner : on peut noter que ces deux personnages se distinguent aussi par leurs logements respectifs, en décalage avec le reste de la cité : la petite maison de Rotwang et l’appartement bizarre de Sebastian). Ces deux cités présentent ainsi le même visage : celui de sociétés totalitaires, hiérarchisées et militarisées.
Dans les deux films encore, les réalisateurs ont créé des personnages, Freder et Deckhart, qui tentent de se rebeller contre le système oppressant qui règne dans ces cités. Dans le film de Lang, le fils de Fredersen, en suivant la jeune Maria, découvre horrifié, les conditions de vie de la classe ouvrière dans les usines de son père. Deckhart, le policier chargé de pourchasser les répliquants, finit par être attiré et séduit par certains d’entre eux : les deux héros sont motivés par l’amour d’une femme (Maria pour Freder, Rachel pour le policier incarné par Harrison Ford). Ces deux personnages sont en quelque sorte des médiateurs entre les deux parties de ces sociétés urbaines, entre oppresseurs et opprimés. Par contre, le dénouement de leurs aventures est différent.

Des messages différents
Car, au delà de thématiques souvent proches, les deux cinéastes ont des visions très différentes quant à l’avenir de ces cités du futur. Comme nous l’écrivons par ailleurs dans le même dossier, Fritz Lang se veut -artificiellement?- optimiste : la morale de Metropolis est rassurante : à la fin du film, on assiste à la réconciliation symbolique du Capital et du Travail, par l’intermédiaire du cœur (!). La technique correctement maîtrisée peut donc être mise au service de l’homme (seul le savant fou Rotwang est éliminé). Fredersen, le maître de la ville, maintient et même accroît son pouvoir, alors que la révolte ouvrière s’apaise (la fausse Maria révolutionnaire est immolée sur le bûcher par les prolétaires). En d’autres termes, l’ordre règne à Metropolis. Par contre, Ridley Scott tient un propos radicalement différent : d’abord, pour lui la ville du futur est en fait celle du présent… Les décors urbains qu’il filme dans Blade Runner sont ceux des grandes agglomérations américaines de son temps (verticalité des CBD, quartiers ethniques dégradés au centre des cités, multiples signaux urbains, notamment écrans télévisés ou panneaux publicitaires…). On peut même estimer que les personnages des répliquants sont une allusion au sort que connaissent les Afro-américains dans la société américaine: comme eux, ils sont chargés des sales boulots, ostracisés, considérés comme inhumains et utilisent la violence pour se faire entendre. Ridley Scott porte un regard accusateur sur cette société urbaine et il fait bien comprendre que, pour lui, le soit-disant progrès scientifique est porteur de bien des dangers, surtout s’il tombe entre des mains mal intentionnées. Au point que dans Blade Runner, les créatures artificielles que sont les répliquants apparaissent comme plus « humaines » que ceux qui les ont créés : Rachel est capable d’aimer et leur chef, Roy Batty, finit par épargner Deckhart au terme d’un violent combat, prouvant ainsi sa condition humaine.

   Si la vision des deux cinéastes est si différente, c’est sans doute à cause d’un contexte politique et historique qui a radicalement changé en un demi-siècle. Quand Fritz Lang réalise son film dans les années 1920, une grande confusion idéologique règne encore et les sociétés totalitaires, soit ne sont pas encore en place, soit sont encore mal connues. Beaucoup d’artistes de cette époque (futuristes, constructivistes, école du Bauhaus) sont fascinés par le monde des machines, des techniques, des nouvelles cités : pour eux, tous ces progrès devraient permettre d’assurer l’instauration d’un bonheur humain rationnel… Par contre, après la deuxième guerre mondiale, les totalitarismes sont mieux analysés (et en particulier le phénomène concentrationnaire, nazi et soviétique, est maintenant connu) : les dérives de sociétés techniciennes mais inhumaines sont mieux perçues. Ces villes monstrueuses, répressives, baignant dans une atmosphère glauque, sont de plus en plus nombreuses à l’écran (depuis les années 1980, les visions des réalisateurs, comme Richard Fleischer, Terry Gillian, Michael Radford sont la plupart du temps très pessimistes). Il est d’ailleurs frappant de noter que la Nature apparaît dans plusieurs films comme une alternative à l’enfer urbain (Soleil vert, Brazil). En un sens, Blade Runner radicalise Metropolis : la cité futuriste réconciliée décrite par Fritz Lang est devenue un cauchemar urbain dans le film de Ridley Scott. S’il a conservé tout son pouvoir d’évocation, le cinéma a perdu ses illusions et son optimisme.

voir aussi filmographie les villes du futur au cinéma

 

 

Images présidentielles dans le cinéma américain

Images présidentielles dans le cinéma américain

(cet article a été rédigé pour le dossier du film Des hommes d’influence)

    Même si la politique n’est pas un sujet évident pour le cinéma de distraction produit par les studios d’Hollywood, elle est quand même présente dans la production cinématographique américaine ,et ce depuis ses débuts. On peut déjà considérer, comme beaucoup d’auteurs, que « tout est politique », que la vision du monde proposée par les films américains les plus innocents apparemment, ne l’est justement pas. Comme l’écrit Anne Marie Bidaud dans son livre Hollywood et le rêve américain, « le cinéma ne peut se développer contre la société qui le produit: en tant qu’industrie commanditée par les plus grands groupes financiers américains, il ne peut également qu’être solidaire de leurs intérêts, économique et idéologique ». Mais, le cinéma américain a aussi souvent représenté le système politique et social des États-Unis, soit comme sujet principal soit comme toile de fond à une fiction : à toutes les époques, il s’est trouvé des réalisateurs , de Capra à Stone, que « la vie de la cité  » ne laissait pas indifférents…

   Dans cette optique, il est intéressant d’étudier l’évolution de l’image du Président dans le cinéma américain. A priori, on peut penser que sa représentation est importante et en quelque sorte « verrouillée » : le chef de l’exécutif est une figure incontournable du système politique américain et il joue à plusieurs reprises dans l’histoire américaine le rôle du «  père de la nation ». La liste des présidents qui se sont succédé à la tête du pays ne manque pas de personnalités fortes, de George Washington et Abraham Lincoln à Roosevelt et Kennedy, sans même parler des figures plus ambiguës ou dramatiques comme Grant, Théodore Roosevelt, Nixon et Clinton…En d’autres termes, de quoi alimenter l’inspiration défaillante des scénaristes, en quête de personnages.
Dans le film Des hommes d’influence, le Président est plus une silhouette qu’un personnage réellement incarné. Il est surtout visible aux journaux télévisés ou en contact téléphonique avec ses conseillers politiques. Mais c’est justement cette discrétion qui a un sens, dans la mesure où le film s’intéresse surtout à l’entourage du chef de l’État : le Président lui-même est à la limite aux mains de ses conseillers. Ce relatif désintérêt pour le premier personnage de l’État a un sens : il traduit bien la crise de l’image présidentielle dans le cinéma américain d’aujourd’hui…

Des débuts timides
Dans l’entre deux guerres, les figures présidentielles sont plutôt rares dans le cinéma américain…Cette relative discrétion est d’autant plus étonnante que les studios d’Hollywood tournent alors beaucoup de biographies épiques (biopics), racontant les « success stories » de grands personnages de l’Histoire (la Warner s’en est presque fait une spécialité…). Quelques exceptions existent cependant : John Ford s’attache dans Vers sa Destinée- Young Mister Lincoln- (1939) à raconter les premiers pas du futur président, encore jeune avocat, au moment où se forgent sa personnalité et ses convictions… En fait, le célèbre réalisateur semble surtout intéressé par l’aspect édifiant de l’apprentissage du jeune Lincoln, en racontant comme ce jeune campagnard (interprété par Henri Fonda) s’élève de « sa cabane à la Maison Blanche » (from the cabin to the White House)…Dans la production d’alors, on retrouve aussi certains personnages qui sont des avatars plus ou moins lointains de Franklin Delano Roosevelt : ainsi, dans le curieux Gabriel à la Maison Blanche (George LaCava, 1932), le ton et la prestance du Président (Walter Huston) évoquent la figure du chef démocrate (sans parler de son programme de lutte contre le chômage et de redressement de l’État). Dans Les Raisins de la colère (John Ford, 1940), l’image rassurante du chef du camp gouvernemental où échoue la famille Joad n’est pas sans rappeler la physionomie du Président de l’époque (il a les traits d’un homme d’âge mûr, les cheveux blancs, et de fines lunettes…). Cette représentation plutôt timide est peut-être due à la prudence des producteurs : la stature des Présidents les plus glorieux est trop imposante et a pu décourager les cinéastes (l’hommage à la statue de Lincoln à Washington est une séquence récurrente des films de Capra…). L’action politique de certains d’entre eux prête à polémique et il est inutile de heurter la sensibilité des futurs spectateurs…

L’époque de tous les dangers
Après guerre, les choses se compliquent, d’autant qu’en 1963, est assassiné Kennedy, image même du Président « qui ressemble à une vedette de cinéma »…L’image est en quelque sorte brouillée alors que la fonction est devenue plus difficile en ces temps de Guerre froide…Dans Point limite (Sidney Lumet, 1964), Henri Fonda négocie durement avec l’URSS et doit même consentir à « atomiser » New York, pour compenser une attaque nucléaire fortuite contre le rival soviétique…L’exercice du pouvoir est bien lourd à porter. Sur le même thème, Peter Sellers dans Docteur Folamour (Stanley Kubrick, 1963) a un air pincé d’intellectuel bureaucrate : l’acteur britannique, qui joue deux autres rôles dans le même film, s’est fait une tête de petit chauve à lunettes, qui « feint la maîtrise de l’affolement ». En fait, il est complètement dépassé par les événements (un général d’extrême-droite lance une attaque surprise contre l’Union soviétique) : il est impuissant face aux manœuvres du complexe militaro-industriel dénoncé en son temps par Eisenhower (le représentant de ce milieu belliciste est incarné par George C. Scott). Dans Sept jours en mai de John Frankenheimer (1964), le Président interprété par Frederic March accuse bien son âge : il est peu aimé, très impliqué dans le sérail politicien de Washington. Mais il doit faire face à un complot d’extrême-droite, mené par un actif général hostile à la Détente (Burt Lancaster). Comme l’aurait dit Churchill, la démocratie reste le pire régime politique, à l’exception de tous les autres…

Le Président face au cinéma engagé
La période suivante est marquée par l’engagement de certains réalisateurs américains : la guerre du Vietnam et le Watergate sont passés par là et les cinéastes sont plus politisés . La dénonciation des abus du pouvoir, et en particulier de la Présidence, est claire : Sidney Pollack dans Les trois jours du Condor (1971), Alan Pakula dans Les Hommes du président (1973), Robert Altman dans Secret Honor (1984). Il faut y ajouter la plupart des films d’Oliver Stone qui traitent souvent de sujets politiques et en particulier ceux sur Kennedy (JFK en 1992) et sur Nixon (Nixon en 1995). Les Présidents sont critiqués par la gauche américaine comme faisant partie d’un système oppressif…Oliver Stone a poussé loin cette conception paranoïaque de l’Histoire : sa thèse des multiples complots qui aboutissent à l’assassinat de Kennedy donne le vertige. Paradoxalement, le cinéaste est plus à l’aise pour évoquer les ambiguïtés du personnage de Nixon, interprété par Anthony Hopkins. Comme l’écrit alors le Monde, « il ne peut dissimuler la compréhension et la compassion que lui inspire cet homme peu à peu abandonné, brisé par un enchaînement funeste d’évènements ».. Mais sa vision de l’Histoire, que le réalisateur lui- même qualifie de « spéculation informée », lui a été vivement reprochée par certains historiens…

Une image de plus en plus brouillée
Dans les années 1990, J-M Frodon remarque que les apparitions du personnage se multiplient dans la production hollywoodienne, comme si il pouvait s’intégrer à nouveau dans les codes narratifs à la mode. On peut ainsi citer dans des genres variés, de la comédie au film de science-fiction : Le Président et miss Wade (Rob Reiner, 1995), Mars attaque (Tim Burton, 1996), Los Angeles 2013 (J. Carpenter, 1996), Independance Day (R. Emmerich, 1996), Les pleins pouvoirs (C. Eastwood, 1996), Meurtre à la Maison Blanche ( D.H Little, 1997), Air Force One (W. Petersen, 1997), , The Second Civil War (Joe Dante, 1997) et bien sûr Couleurs primaires (M. Nichols, 1998)….
Déjà les techniques audiovisuelles permettent maintenant d’intégrer de véritables images d’archives dans les films de fiction : le plus célèbre d’entre eux est Forrest Gump (R. Zemeckis, 1993), dans lequel Tom Hanks croise quelques personnalités de premier plan de l’histoire américaine…
Surtout, ces films retrouvent des thématiques passées. Plus que jamais , le Président dirige la seule superpuissance mondiale (alors que l’URSS a disparu de la scène internationale) et donc la seule capable de défendre la planète des « aliens » de tout poil (les terroristes dans Air Force One, les extraterrestres dans Mars attaque ou Independance Day, même les bestioles des Hommes en noir…). Le personnage est alors incarné par un acteur solide et viril, à la figure énergique (Harrison Ford dans Air Force One).

Les Présidents sur la sellette
Mais comme le remarque Frodon, la tendance puritaine apparue dans les années 1980 traque aussi l’ennemi à l’intérieur des âmes  : le mal ne vient pas seulement des autres mais aussi de nous-mêmes et de notre conduite dépravée… Ces idées, défendues par exemple par la Nouvelle Droite américaine, connaissent leur apogée pendant les mandats de l’acteur-Président Reagan : une vague de rectitude morale balaie la scène politique aux Etats-Unis, exigeant des dirigeants une conduite irréprochable…Les affaires de cœur de Clinton ont contribué à renforcer le scepticisme à l’égard de la conduite morale des hommes qui dirigent l’Etat. Le Président est de moins en moins un « intouchable ». Le critique du Monde s’est amusé à relever les traits de caractère prêtés aux Présidents dans plusieurs films de fiction récents : le chef de l’exécutif apparaît corrompu et malhonnête dans Los Angeles 2013, narcissique dans The Second Civil War, faible dans Meurtre à la Maison Blanche, idiot dans Mars attaque, concupiscent et meurtrier dans Les pleins pouvoirs, tel qu’en lui même dans Couleurs primaires…Les acteurs qui incarnent ces personnages présidentiels ont des profils correspondant à cette image pour le moins troublée : ce sont des hommes imposants, forts mais avec aussi des aspects inquiétants et ambigus (Gene Hackman dans Les pleins pouvoirs, Jack Nicholson dans Mars attaque, John Travolta dans Couleurs primaires). Ainsi, la fonction n’est pas remise en cause. Par contre, les faiblesses trop humaines de ces Présidents sont largement évoquées, comme si la société américaine commençait à prendre conscience des limites du mythe présidentiel. De ce point de vue, Des hommes d’influence est un aboutissement : le Président apparaît comme une marionnette aux mains de ses conseillers politiques…Il n’est sans doute pas indifférent qu’aux élections présidentielles américaines, l’abstention atteigne 50% des inscrits, même pour élire le chef suprême…

 

Le cinéma britannique et les immigrés d’Asie

Le cinéma britannique et les immigrés d’Asie

(cet article a tété rédigé pour le dossier du film Fish and Chips)

    Depuis la fin des années 1980 surtout, le cinéma anglais se distingue par sa sensibilité particulière aux milieux populaires. Souvent avec humour, il se fait l’écho de leurs problèmes, notamment après une décennie de thatcherisme…La plupart des films de Ken Loach (Riff-Raff, Raining stones, Ladybird, My Name is Joe…), certaines œuvres de Stephen Frears (The Snapper, The Van), de Terence Davies (Distant Voices, Long Day Close) et de Mike Leigh (Naked), les succès plus récents de Mark Hermann (Les virtuoses) et de Peter Cattaneo (The Full Monty) témoignent de la vitalité de cette inspiration sociale du cinéma britannique…A propos des immigrés, pauvres parmi les pauvres, la filmographie est limitée au cours des années 1970 (on peut quand même citer le film de Jerzy Skolimowski, Travail au noir, réalisé en 1982 : il raconte l’histoire de Polonais clandestins qui viennent aménager un appartement en Angleterre, alors que le général Jaruleswki procède à un coup d’état « légal » dans leur propre pays…).

Un cinéma autobiographique
Par contre, au cours des années 1980, de nombreux films abordent le thème de l’immigration et notamment celle venue du sous-continent indien (la communauté africaine et antillaise est peu présente à l’écran…). L’association du cinéaste Stephen Frears et du scénariste Hanif Kureishi donne naissance à deux œuvres importantes (My Beautiful Laundrette en 1985, Sammy and Rosie Get Laid en 1987). En 1993, est réalisé Bhaji on the Beach par Gurinder Chadha : Uduyan Prasad met en scène Brothers in Trouble (1996) et My Son The Fanatic (1998). Sans oublier Fish and Chips de Damien O’Donnell, d’après la pièce d’Ayub Khan-Din. On aura remarqué la présence importante de réalisateurs et scénaristes eux-mêmes issus de l’immigration, qui donne à l’ensemble de ces films une dimension particulière. Beaucoup de ces histoires ont été vécues de l’intérieur (plusieurs scénarios sont autobiographiques) et sont souvent racontées avec un sens certain de l’autodérision.
D’abord, tous ces films évoquent la dure condition de ces immigrés souvent clandestins, vivant dans des conditions misérables et exploités sans vergogne par le patronat britannique, en butte à un racisme parfois virulent. En particulier, Brothers in Trouble décrit bien la misère sociale, affective, sexuelle des travailleurs pakis soumis au bon vouloir des « parrains » de la communauté. Pour les faire venir en Angleterre, les loger dans des habitations insalubres, ces profiteurs extorquent de fortes sommes aux clandestins sans recours. Les employeurs anglais savent aussi jouer de leur statut précaire pour leur accorder des salaires dérisoires et des travaux pénibles (dans le film, ils sont employés dans une usine textile tout droit sortie du XIX° siècle…).

Des traditions dénoncées
Un des thèmes récurrents de cette filmographie est le poids des traditions (et en particulier de la religion islamique) sur les membres de la communauté exilée. Les femmes sont présentées comme des victimes du système patriarcal. Dans plusieurs films, est évoqué le problème des mariages arrangés par les parents ou les oncles… Dans Brothers in Trouble, le personnage incarné par Om Puri veut obliger sa compagne anglaise à épouser son neveu : le petit groupe de femmes dans Bhaji on the Beach ne parle que de cela…Quant aux fils Kahn (Fish and Chips), leur sort matrimonial a été soigneusement réglé par leur père George. Pour certains immigrés, cette endogamie est un réflexe de légitime défense face au racisme de la société britannique, autre thème souvent abordé dans ces films.. Dans My Beautiful Laundrette, Zaki, un des immigrés pakistanais, constate : « comment voulez-vous que l’Angleterre raciste nous donne la moindre chance de faire quoi que ce soit, si on ne lui arrache pas de force ? ». Et une femme d’ajouter : « comment pourrait-on se croire chez soi sur cette petite île ridicule au large de l’Europe ? ».

Fascinante Angleterre
Cela dit, l’Angleterre fascine quand même ces immigrés venus de si loin pour échapper à leur misère.. Le héros de Brothers in Trouble, arrivé clandestin et misérable, finit par faire venir sa famille et devient postier de sa gracieuse Majesté…Hashida dans Bhaji on the Beach entreprend des études supérieures et fait la fierté de ses parents. Comme le dit le père d’Omar dans My Beautiful Laundrette, « l’homme blanc nous assiège. Pour nous autres, l’éducation, c’est le pouvoir ». Dans le même film, Nasser résume bien le sentiment ambivalent des immigrés face à leur pays d’accueil : « dans ce fichu pays que nous détestons et nous aimons, on peut avoir tout ce qu’on veut. Tout est là, à portée de main. Voilà pourquoi je crois à l’Angleterre. Il suffit de savoir presser les mamelles du système ». Un credo presque thatcherien à la gloire du libéralisme anglais qui leur donne enfin leur chance, alors que le règne de la Dame de Fer n’a pas été de tout repos pour les immigrés…On est aussi frappé du nombre de personnages pakistanais qui « s’affichent » avec une épouse ou une compagne d’origine britannique : Nasser et Rachel dans My Beautiful Laundrette, Rafi et Alice dans Sammy, Parvez et Bettina dans My Son the Fanatic et bien sûr George et Ella dans Fish and Chips…Comme si la première conquête de l’homme immigré était la femme anglaise et que l’intégration passait par le métissage…
Cet distance prise face aux traditions est encore plus nette pour la seconde génération qui ne peut plus supporter les pesanteurs de son milieu d’origine. Dans My Beautiful Laundrette, Omar se voit accusé par son père de singer les Britanniques (il vit en couple avec Johnny, ancien punk raciste…) : « on nous hait en Angleterre, et toi, tu passes ton temps à leur lécher le cul, à te prendre pour un vrai petit British ! ». La fille de Nasser dans le même film préfère quitter sa famille plutôt que de suivre la voie qu’on lui a tracée. Hashida dans Bhaji on the Beach finit elle-aussi par s’émanciper de la tutelle de son milieu, malgré l’opprobre des femmes plus âgées de la communauté (même si une des femmes du groupe n’est pas insensible à la campagne de séduction d’Oliver, charmant quinquagénaire anglais). Grinder fuit le domicile conjugal pour échapper aux violences de son époux. La structure familiale traditionnelle apparaît sérieusement remise en cause dans la plupart de ces films.

Le parcours exemplaire d’Hanif Kureishi
La représentation de l’immigré pakistanais dans le cinéma anglais doit beaucoup à l’œuvre d’Hanif Kureishi. C’est un romancier à succès (en particulier Le bouddha de banlieue écrit en 1990 puis adapté à la télévision) et le scénariste de trois films importants (My Beautiful Laundrette, Sammy…, My Son the Fanatic). Son travail est largement autobiographique : son père est attaché d’ambassade et pakistanais, sa mère anglaise et ouvrière…Il affirme avoir beaucoup souffert du racisme pendant sa jeunesse (un de ses professeurs ne l’appelle que « le Pakistanais ») et il est alors très attiré par les mouvements noirs les plus extrémistes (Black Panthers, Black Muslims…). Mais leur racisme anti-blanc virulent le choque, alors qu’il est issu d’un couple mixte et que son meilleur ami est un jeune Anglais devenu skin (le modèle de Johnny dans My Beautiful Laundrette). Sa vision de l’immigration est plus nuancée et plus originale…
Après un séjour au Pakistan, il revient troublé par l’intolérance qui y règne, déçu par « les innombrables monologues médiévaux infligés par les mollahs ». Un ami de ses oncles l’avertit : « la religion est en train de sodomiser ce pays. Elle commence à nous empêcher de gagner de l’argent. Nous voilà entraînés par cette dynamique de régression (…) Le Pakistan est devenu l’un des principaux pays à fuir d’urgence…Et cette tirade se retrouve telle quelle dans le scénario de My Beautiful Laundrette…Cette génération des quinquagénaires, selon Kureishi, est en porte à faux : d’une part, elle se sent investie d’une mission émancipatrice, comme Ali Bhutto qui a fait ses études à Oxford et qui se voit bien en « président Mao du sous-continent indien ». Le scénariste anglo-pakistanais s’en est sans doute inspiré pour créer le personnage de Rafi dans Sammy…Quand il est agressé par sa bru Rosie, celui-ci rétorque : « c’est notre gouvernement qui a réveillé les foules opprimées et chassé les impérialistes occidentaux… ». Mais d’autre part, ces Pakistanais d’âge mûr sont très proches, par leurs études et leurs modes de vie, des élites britanniques, qu’ils jalousent et qu’ils imitent…Cette génération est surnommée la génération cocktail, sans doute pour son goût prononcé pour les alcools britanniques…Ses maîtres à penser sont Shaw et Russell.
Hanif Kureishi souligne aussi le désarroi de la seconde génération, à laquelle il appartient et qui s’est vite laissée séduire par les charmes du swinging London . Dans Sammy, Rafi apostrophe son fils : « vous les jeunes cosmopolites, vous me stupéfiez. Pour vous, le monde de la culture est une sorte de gigantesque grand magasin. Vous entrez et vous prenez ce qui vous intéresse. Mais vous ne vous attachez à rien. Votre vie est incohérente, superficielle ». Il est d’ailleurs très déconcerté par les relations assez libres entre Sammy et Rosie. Le romancier et scénariste met aussi en garde contre la tentation islamiste, qui guette les jeunes immigrés pakis qui sont rejetés par la société britannique : « les fils d’immigrés ont du mal à faire le joint entre les traditions du pays de leurs pères et le monde libéral, moderne. Alors, ils se réfugient dans une certaine étroitesse d’esprit. Pour les Indo-Pakistanais, il s’agissait de trouver une place dans la société. Maintenant, ils cherchent davantage à affirmer une identité (Hanif Kureishi à propos du scénario de My Son The Fanatic). Comme ceux de sa génération, Kureishi se méfie d’une image trop idyllique de l’Angleterre . Certes, il y est attaché un peu à la manière de George Orwell (« les puddings à la graisse de rognons et les piliers rouges des boites aux lettres ont pénétré mon âme »). Mais, il reste lucide : « il s’agirait de voir si ces clichés à propos de tolérance recouvrent la moindre réalité »…

   Aussi, l’image des immigrés en particulier asiatiques est bien présente dans les films britanniques : elle est même assez nuancée pour faire progresser la tolérance entre les communautés. La filmographie sur ce sujet montre une société anglaise plus métissée, plus bigarrée, et qui a l’air de ne pas s’en porter plus mal, au grand dam des conservateurs de tout bord…

Filmographie (non exhaustive…)
Travail au noir, Jerzy Skolimowski (1982), 1h.37
avec Jeremy Irons, Eugene Lipinski
My Beautiful Laundrette, Stephen Frears (1985), 1h.37
avec Daniel Day-Lewis, Gordon Warnecke, Sared Joffrey
Sammy and Rosie Get Laid, Stephen Frears (1987), 1 h.41
avec Shashi Kappor, Frances Barber, Claire Bloom, Ayub Kahn-Din
Bhaji on the Beach, Gurinder Chadha (1993), 1h40
avec Kim Vithana, Jimmi Harkishin, Sarita Khajuria
Brothers in Trouble, Udayan Prasad, (1996), 1h 35
avec Om Puri, Pavan Malhotra, Angeline Ball
My Son The Fanatic, Udayan Prasad (1998), 1 h.28
avec Om Puri, Rachel Griffiths, Akbar Kurtha
Fish and Chips,de Damien O’Donnell (2000), 1 h36
avec Om Puri, Linda Bassett, Jimy Mistry

 

 

Aristocrates et domestiques dans le cinéma anglo-saxon

Aristocrates et domestiques dans le cinéma anglo-saxon

(cet article a été rédigé pour le dossier du film Les Vestiges du jour )

Le cinéma hollywoodien, qui n’oublie jamais qu’il est avant tout un moyen d’évasion, ne pouvait manquer d’évoquer le monde inaccessible mais merveilleux de l’aristocratie…Mais cette évocation est aussi pour les réalisateurs américains une façon de « régler leurs comptes » avec l’ancienne métropole coloniale et d’affirmer la supériorité morale des Etats-Unis : en effet, l’aristocratie représentée dans le cinéma américain est très souvent associée avec la Grande-Bretagne et l’image qui en est donnée n’est pas loin de la caricature : le Lord anglais est un personnage guindé, imbu de lui-même, plein de morgue et de mépris pour les classes inférieures. Son attachement aux rites sociaux de sa caste le rend ridicule ou odieux et son comportment est souvent tyrannique (voir les personnages incarnés par Charles Laughton dans Les révoltés du Bounty de F.Llyod -1935- et dans La reine vierge de G.Sidney -1953-, ou par Claude Rains, dans Les aventures de Robin des bois de M. Curtiz-1938-). Le personnage complémentaire de l’aristocrate, le majordome, est un être falot, sans personnalité , incapable d’ assumer son autonomie. On peut d’ailleurs remarquer que cette « identification négative » est systématiquement utilisée par les studios hollywoodiens. Ainsi, les acteurs britanniques, comme Charles Laughton, Basil Rathbone, Stanley Baker ou plus récemment…Anthony Hopkins, se voient souvent cantonnés à des rôles de « méchants » : ils présentent le double avantage d’incarner l’ancienne tyrannie et de parler l’anglais avec un accent déconcertant pour le public américain, ce qui les désigne à la vindicte populaire…

    Cela dit, le regard est évidemment différent selon les cinéastes et les époques. On peut apprécier la variété de ces approches à travers trois films réalisés par des cinéastes américains venant d’horizons très divers : L’extravagant M. Ruggles de Leo MacCarey (1934), La folle ingénue d’Ernst Lubitsch (1946) et The Servant de Joseph Losey (1963). Le film de Leo Mac Carey conte les aventures d’un valet anglais, Marmaduke Ruggles incarné par Charles Laughton, qui se retrouve à son grand regret au service de riches Américains dans une bourgade perdue de l’Ouest, Red Gap. Mais dans cette rude contrée, le domestique britannique finit par adopter complétement les valeurs morales américaines, et en particulier le fameux état d’esprit pionnier. Il est ainsi capable de réciter à des Yankees éberlués le fameux discours de Lincoln à Gettysburg, un des textes fondateurs des Etats-Unis. A la fin du film, Ruggles enfin émancipé ouvre « l’Anglo-American Bar« , qui devient l’endroit à la mode dans toute la région. Tout est déjà en place dans le film de Leo Mac Carey, et en particulier l’apologie sans nuances du système américain, « où chacun a sa chance » (le Nouveau monde est bien « the land of opportunity« ). Le valet Ruggles trouve dans ce pays neuf les conditions idéales et se donne même le luxe de faire la leçon à ces Américains qui semblent avoir oublié parfois leurs propres valeurs. Le cinéaste n’oublie pas non plus l’hymne à la liberté d’entreprendre, complément indispensable de la démocratie américaine, quand il nous montre l’ancien domestique monter sa propre affaire. Certes, le réalisateur américain nuance son propos : le Lord anglais est ainsi présenté comme un homme sincère, qui se range dans le camp du progrès, mais sa femme est l’incarnation même de l’aristocrate européenne sophistiquée…
Le film d’E.Lubitsch, La folle ingénue, est l’histoire de deux déclassés, Cluny Brown, une pétulante jeune femme d’origine modeste (incarnée par Jennifer Jones) et un auteur tchèque, Adam Belinsky, réfugié en Grande-Bretagne (interprété par Charles Boyer), qui se rencontrent par hasard dans un appartement londonien. Les deux personnages se retrouvent un peu plus tard dans une riche famille aristocratique anglaise, les Carmel, lui comme invité et elle comme domestique…Lubitsch, qui a quitté son pays à cause de l’arrivée au pouvoir de Hitler, s’est sûrement en partie identifié au personnage de Belinsky, « reflet estompé du réalisateur, tchèque fuyant d’abord le péril nazi, mi-artiste et mi-imposteur ». Le cinéaste décrit l’aristocratie avec ironie, comme un monde figé dans ses rites et ses préjugés. Les domestiques sont présentés comme xénophobes et plus conformistes encore que leurs maitres. Ils sont les gardiens de la Loi et comme l’a noté François El Guedj, ils se trouvent à l’office, fondement de la maison dans tous les sens du terme. Le majordome et la gouvernante dans la folle ingénue préfigurent sur un mode caricatural, le couple formé par Stevens et Miss Kenton dans les Vestiges du jour…Les Carmel apparaissent comme des innocents bienheureux, qui n’arrivent pas à comprendre que certains essaient « de construire un monde nouveau et meilleur ». Mais surtout, « alors que l’Europe danse sur un volcan » selon l’expression consacrée, le réalisateur montre l’inconscience de ces élites européennes devant la montée des périls. Comme le dit Jacqueline Nacache, il dénonce « l’aveuglement de ces êtres figés, imperméables à tout ce qui dépasse les limites de leurs regards, au point de ne pas voir l’irruption du monde extérieur sous leur toit »…Dans le film de Lubitsch, cette société apparaît d’ailleurs déboussolée et les convenances sont parfois mises à mal : une nièce de plombier qui prend le thé chez des aristocrates, un aventurier tchèque reçu par un Lord anglais comme l’un de ses pairs, des signes que les temps changent…Les deux héros de la folle ingénue terminent leur aventure, en fuyant l’Europe, ses illusions et ses dangers, pour se réfugier aux Etats-Unis, itinéraire autrefois suivi par le cinéaste d’origine allemande, qui peut donner ainsi un coup de chapeau ultime à sa patrie d’adoption…

Enfin, Joseph Losey, qui quitte les Etats-Unis dans les années 1950 pour fuir le maccarthysme et qui s’est expatrié en Grande-Bretagne, réalise the servant en 1963. Le film raconte l’évolution des rapports entre un jeune Lord anglais ( incarné par l’acteur James Fox, qui joue le rôle de Lord Darlington dans les Vestiges du jour) et son majordome (remarquablement interprété par Dick Borgade). Les relations entre les deux personnages s’inversent progressivement et à la fin du film, c’est le maitre qui est aux ordres de son serviteur…Les critiques n’ont pas manqué de relever les connotations freudiennes du film, l’homosexualité latente qui est suggérée entre les deux hommes; ils ont aussi insisté sur l’approche quasi marxiste de Losey : la classe opprimée finit par prendre le dessus sur celle qui l’opprime. Certes, les moyens pour parvenir à ce rapport de forces n’ont pas grand chose à voir avec la praxis révolutionnaire mais l’objectif est clair . Comme l’écrit F. El Guedj, « c’est ici le valet qui manipule l’étiquette : c’est lui qui organise la montée vers le sévice dans un climat de revanche sociale ».
Le film de Losey est bien dans l’air du temps, alors qu’en Grande-Bretagne le pouvoir des élites est remis en cause. Après guerre, plusieurs cinéastes anglais ont eux aussi évoqué le déclin de cette aristocratie menacée par les temps nouveaux, que ce soit sur le ton de la dérision (Dans Noblesse oblige de Robert Hamer-1949-, Alec Guinness élimine froidement toute une famille pour s’emparer du titre et de l’héritage) ou sur le ton de la révolte (dans le film If de Lindsay Anderson -1969-, les rejetons de l’élite britannique se rebellent contre le système scolaire qui les opprime et massacrent allégrement les dirigeants de leur Université…). Dans un autre film de Losey (Accident, 1967), Dick Borgade qui interprète cette fois le rôle d’un professeur d’Oxford, déclare à son jeune étudiant : »tous les aristocrates sont nés pour être tués »…

Ainsi, ces réalisateurs américains , le patriote, l’immigré et l’expatrié, ont le même regard critique sur l’aristocratie anglaise mais leurs arrière-pensées sont bien différentes. Pour les deux premiers, l’évocation de ce monde en déclin sert à mettre en valeur « l’American way of life« . Pour Losey, la classe supérieure britannique représente le système dans son ensemble : elle meurt de ses contradictions, incapable de justifier la légitimité de sa domination , et son déclin est le signe d’un malaise social plus profond. La critique du cinéaste « libéral » chassé d’Hollywood est donc autrement plus radicale. En ce sens, François El Guedj a raison d’écrire que « The Servant a pratiquement suspendu sur un paroxysme la lignée des butlers du cinéma anglo-saxon » car on voit mal comment aller plus loin, après ce film qui renverse toutes les valeurs…Aussi, Les Vestiges du jour de James Ivory peut apparaître comme un recul. Bien sûr, l’aveuglement de Lord Darlington est souligné, l’aliénation du majordome Stevens est mise en évidence…Reste que le cinéaste américain semble bien fasciné par le monde qu’il nous dépeint…

L’Indien dans le cinéma américain : l’histoire d’une reconnaissance…

L‘indien dans le cinéma américain : L’histoire d’une reconnaissance…

(cet article a été rédigé pour le dossier du film Cœur de tonnerre)

  Au delà de son interêt proprement cinématographique, Cœur de Tonnerre, le film de Michael Apted permet d’évoquer un sujet récurrent surtout dans les westerns : l’image de l’Indien dans le cinéma américain. De ce point de vue, Cœur de Tonnerre s’inscrit dans un contexte précis : le renouveau du film pro-indien après la réussite inespérée du film de Kevin Costner, Danse avec les loups...Mais il présente en plus un aspect original par rapport à la production antérieure : le film de Michael Apted décrit des Indiens contemporains, en lutte pour la défense de leurs droits dans les années 1970.

Des Indiens humains
Auparavant, on peut rappeller les grandes étapes de la représentation de l’Indien dans la production holywoodienne.
Dans les temps « héroïques » du Muet, l’image de l’Amérindien est sans doute plus nuancée qu’on a longtemps cru (voir à ce sujet les analyses de Jean-Louis Leutrat et de Georges -Henri Morin ou la rétrospective organisée par la Cinémathèque sur les westerns des années 1910 en novembre 1997). Comme l’écrit Claudine Kaufmann, « l’Indien y est traité à l’égal des Blancs, il est même souvent paré de vertus qui font cruellement défaut à ces derniers ». Beaucoup de ces productions ont souvent une dimension ethnologique, comme ces Indian Stories réalisés entre 1900 et 1914 et qui prétendent reconstituer la vie et les coutumes des Indiens (d’autant qu’il existe encore quelques survivants de l’époque héroïque…). David W. Griffith présente des personnages d’Indiens qui bénéficient d’un traitement plutôt favorable : ce sont des incarnations du bon Sauvage dans la tradition du XVIII° (ce n’est alors pas le cas des Noirs représentés dans les films du réalisateur de Naissance d’une Nation…) ; Thomas Ince est un admirateur de la race indienne et essaie de donner une image juste et sensible des Peaux Rouges ( The Great Massacre en 1912, The Way of the mother en 1913) : il n’hésite pas à recruter de véritables Indiens, d’ailleurs habitués au spectacle (ils ont souvent participé au Wild West Show de Buffalo Bill). Dans les années 1920, on peut aussi relever plusieurs films qui affichent un parti-pris pro-indien. Ainsi, The Silent Enemy de H.P Carver (1930) décrit les activités d’une tribu isolée dans les forêts canadiennes, un peu à la manière d’un Robert Flaherty évoquant les mœurs des Esquimaux dans Nanouk of The North (1920).

L’Indien , un obstacle à la conquête de l’Ouest
Mais progressivement , le discours sur les Indiens change de ton : « l’avènement du Parlant et l’élargissement du marché du western ont contribué à canoniser cette image négative de l’Indien sanguinaire que nous connaissons tous » (Raphael Bassan, revue du Cinéma, n° 435). C’est en effet l’époque où un certain nombre de réalisateurs prestigieux (John Ford, Cecil B.DeMille, Raoul Walsh, King Vidor,…) élabore la forme classique du western. Or, la mythologie de l’Ouest mise au point par ces cinéastes est sans pitié pour les premiers occupants du continent américain : les Indiens deviennent un obstacle à éliminer, dans la marche irrésistible vers l’Ouest. Il n’est pas question qu’ils puissent entraver le « destin manifeste » du peuple américain et ils s’apparentent aux divers fléaux naturels comme la grêle ou l’orage, que les colons devaient affronter dans la Prairie.
Aussi, leur image dans la production hollywoodienne se dégrade sérieusement : les Indiens apparaissent comme une masse anonyme de sauvages hostiles et cruels (quand un personnage indien est individualisé, il est souvent incarné par un acteur à l’aspect patibulaire, comme Wallace Beery en Mangua dans le premier Dernier des Mohicans, ou comme Boris Karloff en chef des Senecas dans Les Conquérants du Nouveau Monde de Cecil B. DeMille…). On s’intéresse fort peu à leur manière de vivre : le village indien apparaît surtout lors de la classique scène où le Blanc est torturé au milieu de Peaux-Rouges hurlants (Gary Cooper dans Les Aventures de Buffalo Bill du même Cecil B.DeMille). Ils frappent brusquement, apparemment sans (bonne) raison, et ne l’emportent sur les Blancs, que lorsqu’ils profitent d’une supériorité numérique écrasante ( comme par exemple dans la séquence de Little Big Horn dans La Charge fantastique de Raoul Walsh).
Il existe bien sûr des exceptions et les cinéastes que nous avons cité ont souvent assez de talent pour ne pas apparaître trop manichéens. King Vidor par exemple raconte dans NorthWest Passage l’odyssée d’une troupe de Rangers qui ravage avec sauvagerie…un village indien. William Wellman évoque dans Buffalo Bill (1944) l’histoire d’un des personnages les plus illustres amis en trace un portrait nuancé :le héros qu’il nous présente est plutôt fragile ,au point de culpabiliser d’avoir tué son ami Cheyenne, le chef Main Jaune.
Mais, en général le western classique laisse peu d’espace aux Amérindiens. Le Mythe de l’Ouest n’est pas prêt d’être remis en cause, d’autant, que, dans ces années 1930, l’Amérique s’est mise à douter d’elle-même après le krach économique et qu’elle a grand besoin d’un fondement idéologique solide…

Vers la reconnaissance
La période des années 1950 est celle du doute. Certes, l’idéologie maccarthyste fait peser une chape de plomb sur la production hollywoodienne, mais certaines questions se posent en termes différents. Au moment où la lutte des Noirs pour leurs droits s’intensifie, certains réalisateurs s’attachent à présenter les Indiens comme des êtres humains sensibles et surtout doués de valeurs morales. Dans le très célèbre film de Delmer Daves Broken Arrow (1950), le chef Apache Cochise est un honnête homme, qui préfère une bonne paix à une mauvaise guerre ( ce film a la réputation, un peu usurpée, d’être le premier western pro-indien…). Les personnages indiens commencent à être « aimables », c’est à dire susceptibles de provoquer l’amour des Blancs comme Sonseeaharay qui attire James Stewart dans le film de Delmer Daves ou la jeune Indienne Teal Eye qui séduit le compagnon de Kirk Douglas dans La Captive aux yeux clairs d’Howard Hawks (1952) (on remarquera quand même que les réalisateurs n’osent pas encore proposer le schéma inverse : une jeune femme blanche attirée par un Indien…).
Mais cette représentation nouvelle, qui témoigne d’une réelle sympathie des cinéastes pour la cause indienne, a quand même ses limites. D’abord, les personnages d’Indiens sont encore interprétés par des acteurs…blancs, comme Jeff Chandler, Anthony Quinn, Robert Taylor, Burt Lancaster…Surtout, on fait la différence entre le « bon » Indien qui veut traiter avec les Blancs et s’intégrer à leur monde, et le Peau-Rouge extrémiste qui refuse toute concession, genre Geronimo (on retrouve cette opposition dans le film de Delmer Daves). Dans La Porte du Diable , Anthony Mann évoque justement les difficultés de Lance Poole (Robert Taylor), métis Indien qui a combattu dans les rangs de l’Union, à trouver sa juste place dans le monde des Blancs…

Une image retournée
Dans les années 1960-1970, la représentation de l’Indien évolue encore, à un moment où l’Amérique connaît d’importants mouvements politiques et sociaux. : la contestation à la guerre du Vietnam s’étend, en particulier dans la jeunesse étudiante, le mouvement noir se radicalise, après les déceptions des actions non-violentes (Malcom X et la Nation of Islam, les Black Panthers). C’est à cette époque qu’un mouvement original apparaît dans la communauté amérindienne : En 1968, est fondé à Minneapolis (Minnesota) l’American Indian Movement (AIM), qui tente de fédérer l’ensemble des tribus du continent. Plusieurs actions spectaculaires sont entreprises, comme les occupations de l’ile d’Alcatraz (1969) et du site de Wounded Knee (1973), ou la longue marche de San Francisco à Washington entre février et juillet 1978. Une lutte juridique acharnée est aussi menée pour empêcher certaines grandes compagnies d’énergie, soutenues par l’État fédéral, de mettre la main sur les richesses minérales situées dans les réserves indiennes ( dans ces territoires, se trouvent 30% du charbon des États-Unis, 30% du pétrole, 90% de l’uranium…). C’est justement toutes ces luttes qui constituent le contexte historique dans lequel évoluent les personnages de Cœur de Tonnerre
A cette époque, une nouvelle génération de cinéastes souvent « libéraux » (c’est à dire aux États-Unis plutôt à gauche voire à l’extrème-gauche…) représente les Indiens de manière radicalement nouvelle (on donne parfois à l’ensemble des films qu’ils ont réalisé, le nom de wilderness cycle cycle de la vie sauvage– car la plupart évoquent une époque où l’Ouest est encore sauvage…).
D’abord, comme à l’époque du Muet, la vie quotidienne des Indiens est montrée de manière réaliste : les acteurs sont cette fois vraiment Indiens (le savoureux Chief Dan George dans Little Big Man, Will Sampson dans Josey Wales), les coutumes décrites avec précision (par exemple la Danse du Soleil dans Un Homme nommé Cheval d’Elliot Silverstein). Certains dialogues sont même interprétés en langue indienne ( dans Les Cheyennes de John Ford…). Surtout, le monde indien apparaît comme largement supérieur à celui des Blancs et les héros ne cachent pas leur préférence (comme le personnage interprété par Dustin Hoffmann dans Little Big Man). Les Indiens vivent en harmonie avec la Nature, ne tuant les animaux que par nécessité et leur vie sexuelle semble épanouie (la représentation des villages indiens présente plus d’une analogie avec celle des communautés hippies…). A l’inverse, les Blancs ont une image particulièrement négative : ils sont violents, cruels, hypocrites, attirés par l’appât du gain. Certains personnages légendaires sont dépeints avec férocité, comme le général Custer présenté comme un fou mégalomane dans Little Big Man. Pour la première fois, des réalisateurs américains évoquent avec précision des épisodes du génocide des Indiens, comme le massacre de Sand Creek dans Soldier Blue ou celui de la Washita dans le film d’Arthur Penn. Ces séquences devaient d’ailleurs rappeler aux spectateurs américains de l’époque d’autres atrocités commises par l’armée des États-Unis, mais cette fois dans des villages vietnamiens (comme la destruction du village de My Lai en 1968).
Ainsi, des années 1930 aux années 1970, l’image de l’Indien a été presque « retournée » : l’Amérindien n’a plus le rôle négatif d’antan, il est devenu le symbole d’un « Paradis perdu », saccagé par l’arrivée intempestive des Blancs sur le continent…

   Au cours de la période suivante, l’image de l’Indien s’estompe dans le cinéma américain…D’abord parce que le genre du western connaît un déclin peut-être irréversible (le nombre de films de ce genre diminue de façon sensible : une demi-douzaine entre 1980 et 1990 contre plus de quarante dans la décennie précédente…). Les « grands » cinéastes du genre se font rares : la carrière de Sam Pekincpah s’achève, alors que celle de Clint Eastwood démarre, mais celui-ci ne tourne qu’un western, Pale Rider à cette époque…Le contexte politique a aussi changé : le mouvement de contestation des Indiens a été étouffé par la répression brutale du FBI, notamment après l’occupation de Wounded Knee. Signe des temps, Michael Cimino réalise en 1980 La Porte du Paradis, qui décrit l’âpreté des luttes sociales lors de la Conquête de l’Ouest…Mais cette vision est trop dérangeante pour le public américain comme pour les studios hollywoodiens et le cinéaste subit un échec cinglant…

Autour de Danse avec les loups
Aussi, le succès du film de Kevin Costner en 1991 constitue presque un paradoxe : il intervient en effet dans une Amérique post-Reagan, qui prône le retour aux valeurs traditionnelles. Le président Républicain, lui-même acteur dans plusieurs westerns, ne manquait pas de donner en exemple le courage et la volonté de ces pionniers de l’Ouest. Le film de Kevin Costner, qui se situe bien dans la lignée des films pro-indiens des années 1960-1970, obtient donc un succès qui surprend la profession (la maison de production Orion tergiverse longtemps avant de financer le projet…). D’autant que l’acteur-réalisateur ne semble faire aucune concession. Il s’assure de la caution scientifique d’un universitaire Sioux, Albert White Hat, qui lui fournit tous les détails nécessaires à une reconstitution authentique : en particulier, le spécialiste a traduit les dialogues interprétés par les personnages indiens en langue Lakota et un tiers du film est présenté en version originale Sioux sous-titrée , une hérésie, aux États-Unis… Costner, qui ne s’était pas fait une réputation d’acteur engagé, n’a pas caché ses intentions : « le film décrit un chapitre de l’Histoire américaine que tout le monde connaît mais refuse d’appeler un génocide. On a exterminé les Indiens et détruit toute leur culture pour posséder leur terre ». C’est après le succès reconnu par toute la profession (Danse avec les loups a reçu 7 Oscars…) qu’Hollywood s’est intéressé à un thème si prometteur de bénéfices…Désormais « L’Indien apparaît sous les dehors les plus sympathiques qui soient : il est naturel, il est bio, il est light » (Bernard Geniès, Nouvel Observateur, 1992). En d’autres termes, il est devenu « historiquement correct » et parfaitement consommable…Plusieurs des réalisateurs « blancs » apprécient en particulier l’écologie « naturelle » des peuples indiens.. Kevin Costner, Michael Apted ou Val Kilmer, qui sont parfois eux-mêmes des militants de la cause écologiste, apprécient le respect que portent les Amérindiens à leur environnement…Ils sont sensibles aux luttes menées dans les réserves contre l’exploitation intensive des matières premières par certaines grandes entreprises privées…

Une brèche est ouverte dans laquelle vont s’engouffrer quelques cinéastes, sincèrement sympathisants de la cause indienne (sans oublier certains acteurs comme Robert Redford qui ont mené un long combat pour réaliser ou produire des oeuvres courageuses… ). Leur démarche a aussi l’interêt d’évoquer les problèmes les plus contemporains des Amérindiens. C’est ainsi en 1992 que Michael Apted réalise avec l’aide de Redford , deux films qui évoquent dans des registres différents (un documentaire et une fiction) des incidents qui se sont produits dans la réserve indienne de Pine Ridge au Dakota du Sud. Incidents à Oglala est une enquête minutieuse sur la mort de deux agents du FBI survenue dans ce territoire…Le film met en évidence la misère de ces populations laissées à l’abandon et les manupilations du FBI dans sa lutte acharnée contre les militants de l’AIM…Dans Coeur de Tonnerre, un agent du FBI d’origine indienne, interprété par Val Kilmer, est envoyé dans la réserve sioux pour élucider un meurtre : il s’oppose à des responsables Indiens corrompus et dévoile une conspiration montée pour s’emparer des richesses situées sur le territoire indien…En passant, il renoue avec les valeurs de son peuple…C’est la même année qu’est réalisé Dark Wind par Errol Morris, une adaptation d’un des célèbres romans de Tony Hillerman (le héros de ses livres est un policier Navajo Joe Leaphorn) , ainsi que Le Dernier des Mohicans réalisé par Michael Mann . Dans ce dernier film, Le cinéaste adopte d’ailleurs une démarche assez voisine de celle de Costner : il se dit sensible à « l’injustice faite aux Indiens » (…) On les a exterminés, on a annihilé leur culture et l’idéologie coloniale qui les a anéantis est loin d’être morte ». Le principal héros indien du Dernier des Mohicans, Chingachook, dit à son fils adoptif Œil de Faucon : « la frontière avance avec le soleil et elle chasse l’homme rouge hors des forêts sauvages. Jusqu’au jour où il ne restera plus rien. Plus de frontière…Alors notre race n’existera plus ou ne nous ressemblera plus ».
Ces cinéastes ont aussi récupéré comme interprètes des vétérans des luttes de l’AIM des années 1970, comme s’ils avaient voulu donner une garantie de plus de leur sincérité…John Trudell, qui joue dans les deux films de Michael Apted comme témoin et comme acteur, a été l’un des principaux militants du Red Power. Il a participé à tous les actions d’éclat (Alcatraz, Wounded Knee,…) et présidé le mouvement pendant plusieurs années…Il l’a d’ailleurs payé cher : le FBI l’a longtemps pourchassé et sa famille a disparu dans un incendie suspect…Russel Means, qui interprète Chongachook dans Le Dernier des Mohicans, est l’un des cofondateurs de l’AIM et porte parole des Indiens lors de l’occupation de Wounded Knee.
Mais cet engouement pour le monde indien semble déjà retombé : certes, des personnages amérindiens sont apparus dans quelques films récents (Dead Man de Jim Jarmush en 1996, Sunchaser de Michael Cimino en 1996, The Brave de Johnny Depp en 1997). Geronimo de Walter Hill est même consacré totalement aux derniers temps du chef Apache ( ce film a notamment le mérite de dénoncer la manipulation historique qui consistait à présenter le méchant Geronimo opposé au bon Cochise, en oubliant d’évoquer la déportation tragique des Apaches en Floride…). Mais, les Amérindiens ont considéré ces films réalisés par des Blancs avec une méfiance certaine. Russel Means est sans indulgence pour les films de Michael Apted et dénigre Danse avec les loups, sorte de « Lawrence des Plaines », qui permet au public américain de « ne pas se sentir coupable ». Un autre film PowWow Hihgway réalisé à la même époque par Jonathan Wacks (1989) a aussi choqué certains membres de la communauté car il présentait des personnages trop stéréotypés d’Indiens ivrognes et violents. Graham Greene, qui a joué dans Danse avec les loups et Cœur de Tonnerre, dénonce les nouveaux clichés des cinéastes blancs à propos des rôles qu’on donne aux Amérindiens : « maintenant que nous sommes plus les « méchants » ou les « nobles » de service, les réalisateurs se sentent presque tous obligés de faire de l’Amérindien un être mystique, forcement en quête de ses racines »… Les producteurs d’Hollywood restent aussi prudents et hésitent à confier des rôle de premier plan à des acteurs indiens : le personnage de Jim Chee dans Dark Wind est interprété par Lou Diamond Phillips connu pour sa prestation dans La Bamba, et Val Vilmer s’est donné bien du mal à faire la preuve de la pureté de son ascendance indienne. Enfin, on peut constater, qu’à l’inverse des Afro-américains, les réalisateurs indiens ont du mal à faire entendre leur différence. Leur existence est avérée mais peu connue du grand public. Ces cinéastes indiens émergent après les luttes des années 1970 mais sont surtout des documentalistes. Par la force des choses, car la réalisation d’une fiction suppose un budget conséquent, en général inaccessible…On peut ainsi citer Victor Masayesva, Phil Lucas, Chris Spotted Eagle, qui a dénoncé les conditions de vie des détenus indiens dans The Great Spirit Within The Hole (1983). Plusieurs d’entre eux sont d’origine canadienne comme Alanis Obomsawin (elle a pu tourner, avec l’aide de l’Office National du Film de Montréal une enquête sur les incidents qui avaient opposé les Indiens Mic-Mac et les autorités du Québec…). Les œuvres de fiction sont rares mais on peut mentionner le film de Bob Hicks, Return of the Country (1982), première œuvre de ce genre réalisée par un Indien. Le ton est aussi original car ce court-métrage est une satire décapante, où l’un des personnages imagine un monde à l’envers : un Président Indien, une réserve blanche…Mais la diffusion de ces films reste confidentielle (en général, des festivals ou des chaînes de télévision spécialisées) et aucun cinéaste indien n’a réussi le cross-over (c’est à dire être entendu au delà de sa propre communauté), comme ont pu le faire des réalisateurs afro-américains comme Spike Lee ou Mario Van Peebles…Comme l’écrit Paul-Louis Thirard, « le sort du peuple indien est fort différent (comme le montre le cinéma aussi, reflet du réel) de celui du peuple noir, différemment opprimé, différemment contestataire. En théorie, rien n’empêcherait la « mise en spectacle » de l’exploitation indienne de donner lieu à la même commercialisation que celle de la vie de Malcom X. Mais malgré quelques échos, on ne semble pas (pas encore) en être là » (Positif, n° 383, janvier 1993). Peut-être les Indiens payent-ils leur refus de s’intégrer à la société blanche…Leur présence à l’écran reste marginale comme leur existence dans l’Amérique d’aujourd’hui…
Au terme de cette rapide étude, on mesure à quel point l’image de l’Indien a varié et a été sensible à la conjoncture idéologique. Cette évolution est presque cyclique : d’une vision quasi rousseauiste dans les films du Muet, on est passé à une représentation de l’Indien presque diabolique…Après guerre, est venu le temps des remises en cause et de la réhabilitation. Au bout de près d’un siècle, les Indiens ont quand même obtenu du cinéma américain qu’il reconnaisse leur différence..On peut même estimer que certains de leurs auteurs, chanteurs, et même cinéastes d’origine indienne sont parvenus à faire entendre leur différence : Sherman Alexie et Jim Welsh dans la littérature, John Truddel dans le rock ou encore Chris Eyre, qui réalise en 1998 Phoenix Arizona , film entièrement mis en œuvre par des Indiens .

 

FILMOGRAPHIE (TRÈS ) SÉLECTIVE :
L’époque du Muet :
Le Dernier des Mohicans (The Last of the Mohicans) : Maurice Tourneur, Clarence Brown (1920)
The Silent Enemy : HP Carver (1930)

Le Western classique :
Une aventure de Buffalo Bill (The Plainsman) : Cecil B. DeMille (1936)
La Chevauchée fantastique (Stagecoach) : John Ford (1939)
La Charge Fantastique (They Died with tier boots on) : Raoul Walsh (1942)

Les années 1950 :
La Flèche brisée (Broken Arrow) : Delmer Daves (1950)
La Porte du Diable (Devil’s Doorway) : Anthony Mann (1950)
La Captive aux yeux clairs (The Big Sky) : Howard Hawks (1952)
Bronco Apache (Apache) : Robert Aldrich (1954)
Le massacre de Fort Apache (Fort Apache) : John Ford (1947)
Les Cheyennes (Autumn Cheyenne) : John Ford (1964)

« Le cycle de la sauvagerie » :
Willie Boy (Tell Them Willie Boy Is Here) : Abraham Polonsky (1969)
Soldat Bleu (Soldier Blue) : Ralph Nelson (1970)
Un Homme nommé Cheval (A Man Called Horse) : Elliot Silverstein (1970)
Little Big Man : Arthur Penn (1971)
Jeremiah Johnson : Sidney Pollack (1972)

Les années 1990 :
Danse avec les loups ( Dancing With The Wolves) : Kevin Costner (1991)
Le Dernier des Mohicans (Last Of the Mohicans) : Michael Mann (1992)
Incident à Oglala : Michael Apted (1992)
Cœur de Tonnerre (Thunderheart) : Michael Apted (1992)
Geronimo : Walter Hill (1993)
Dead Man : Jim Jarmush (1996)
Sunchaser : Michael Cimino (1996)
The Brave : Johnny Depp (1997)
Phoenix Arizona (Smoke Signals) : Chris Eyre (1998)

Bertrand Tavernier et l’Histoire

 Bertrand Tavernier et l’Histoire

(cet article a été rédigé pour le dossier sur La vie et rien d’autre)

Bertrand Tavernier a toujours clairement indiqué son goût pour l’Histoire. Il dit s’être initié très jeune au roman historique (Balzac, Zola, Hugo, Dumas, etc.) et s’être intéressé plus tard aux mémoires, chroniques, journaux de personnages de différentes époques, autrement dit à la « matière brute » de l’historien.
La filmographie de Tavernier témoigne de son intérêt . On peut citer au moins cinq œuvres dont le sujet est historique : Que la fête commence (1974), Le juge et l’assassin (1975), La passion Béatrice (1987), La vie et rien d’autre, La Guerre sans nom (1991). Même dans ses autres longs métrages, il ne laisse jamais ses personnages sans références historiques. Comme son maître, John Ford, il semble répugner à cadrer « serrer » et préfère cadrer « large » : « J’ai besoin de savoir ce qu’il y a autour des personnages, ce qui les conditionne, ce qui les fait vivre ». Ainsi, Coup de torchon n’est-il pas seulement l’adaptation réussie de « 1275 âmes« , de Jim Thompson, c’est aussi une description grinçante de la société coloniale de l’Afrique, entre les deux guerres.

Tavernier appartient aussi à une génération de réalisateurs que l’Histoire a passionnée et inspirée (René Allio, Franck Cassenti, Jean-Louis Comolli…). Il fait ses premiers pas de cinéaste (L’horloger de St-Paul, en 1973) à une époque où le film historique est en plein essor. Dans les années 1970, le genre est abondamment représenté : des Camisards de René Allio en 1971, à L’ombre rouge, de Jean-Louis Comolli en 1981, en passant par bien d’autres films : Stavisky, d’Alain Resnais (1974), Lacombe Lucien de Louis Malle (1974), Les guichets du Louvre de Michel Mitrani (1974), Souvenirs d’en France d’André Téchiné (1975), Section spéciale de Costa-Gavras (1975), Moi, Pierre Rivière de René Allio (1976), Monsieur Klein de Joseph Losey (1976), sans compter les œuvres réalisées par Tavernier lui-même.
Ces cinéastes ont bien sûr des visions différentes de l’Histoire, mais la même démarche initiale. D’abord, ils veulent rompre avec les cinémas « historiques » qui les ont précédés ou qui les suivent : ils rejettent le film à costumes, anecdotique et centré sur un grand personnage (par exemple, Si Versailles m’était compté de Sacha Guitry, ou Austerlitz d’Abel Gance) et aussi le genre comique-troupier (La Grande vadrouille de Gérard Oury, ou pire encore, la série de la Septième compagnie). Les plus convaincus d’entre eux (Allio, Cassenti, Comolli) sont aussi sensibles aux thèmes développés par les historiens de « la Nouvelle Histoire », qui commencent alors à se faire connaître (les plus éminents représentants de cette école sont reçus sur le plateau d’Apostrophes, de Bernard Pivot, en février 1979). Cette nouvelle approche de l’Histoire leur paraît féconde, notamment pour renouveler le genre du film historique : l’intérêt de la Nouvelle Histoire pour les mentalités, pour les oubliés de l’Histoire, pour une approche plus sociale, tout cela séduit ces réalisateurs. Certains y voient même l’occasion de mettre en pratique leurs convictions politiques (la plupart sont de sensibilité soixante-huitarde, avec toute l’ambiguïté que ce terme recouvre…). Franck Cassenti affirme ainsi que, « comme Georges Duby, l’Histoire qui l’intéresse c’est l’Histoire sociale, et que cette Histoire est toute l’Histoire » .
Bertrand Tavernier participe pleinement à ce renouveau du film historique, comme en témoignent plusieurs aspects de son œuvre. Ainsi, comme les autres cinéastes de son époque, il refuse les héros officiels, les grandes figures obligées de l’Histoire. Par le choix de ses personnages, il montre une attirance pour les seconds couteaux, les héros plus anonymes : le magistrat et le vagabond « fou de dieu », le seigneur crève-la-faim, le commandant pacifiste… Il n’hésite pas à faire intervenir les masses, les foules anonymes qui reprennent l’Histoire à leur compte : Que la fête commence se termine par une révolte paysanne, et Le juge et l’assassin par une grève ouvrière. Même quand Tavernier choisit un « grand » comme personnage principal, il prend un quasi-inconnu du grand public, maltraité par le cinéma, mais aussi par l’historiographie. Il s’agit bien sûr du Régent, Philippe d’Orléans, héros de Que la fête commence. Tavernier le décrit comme un homme moderne, par son désir de réforme, mais aussi par son mal de vivre..
Par le choix des périodes qu’il traite, le réalisateur montre aussi son goût pour les périodes de transition, où un monde finit, alors que le suivant n’est pas encore commencé. D’une certaine manière, comme les représentants de la Nouvelle Histoire, il évite la chronologie des grands événements imposés par l’Histoire officielle. Il nous décrit ainsi les lendemains du règne du Grand Roi, la dureté des luttes sociales dans la France de la Belle Époque, l’Afrique coloniale dans les années 1930, la France de la Guerre de cent ans… En somme, des avant ou des après-guerres, des moments où l’histoire a un goût souvent amer.

Comme d’autres cinéastes des années 1970, Tavernier veut aussi dépoussiérer le film historique, aller contre une représentation costumée du passé. Il explique ainsi sa démarche: « Je voulais casser le côté antiquaire, le côté musée. Trop souvent, les metteurs en scène font jouer les comédiens avec notre décalage culturel. Ils les font s’extasier devant les tableaux. Or, à l’époque, on passait devant une toile de Watteau sans s’arrêter : j’ai même appris que les gens jouaient aux fléchettes sur les tableaux »… Pour la préparation de ses films, Tavernier fait ainsi preuve d’une grande rigueur dans la recherche documentaire. Jean Cosmos, scénariste de La vie et rien d’autre, affirme qu’avec « des cinéastes comme Bertrand Tavernier, certains acquis de la Nouvelle Histoire ont été assimilés ». Le recours aux sources brutes et aux ouvrages de référence les plus sérieux devient la règle. Tavernier consulte les travaux de Le Goff et Duby pour réaliser La passion Béatrice et ceux de Pierre Goubert pour La fille de d’Artagnan (en particulier, la séquence où le jeune roi reçoit sa dernière leçon de Mazarin). Cosmos a raconté les difficultés que Tavernier et lui-même avaient rencontrées pour trouver les renseignements sur les disparus de la guerre de 1914-18, et finalement, le véritable travail de recherche qu’ils avaient dû effectuer (un ancien combattant témoin, René Vincent, a d’ailleurs été sollicité tout au long du tournage). D’autres cinéastes adoptent la même démarche : ainsi, Allio consulte-t-il l’historien J.P. Peter pour Moi, Pierre Rivière et Médecin des lumières ; ainsi Comolli utilise-t-il les écrits de l’Italien Rossi pour évoquer une communauté socialiste au Brésil dans La Cécilia. Bertrand Tavernier met un point d’honneur à soigner la reconstitution du cadre historique, « en l’état des connaissances », sans enjoliver la réalité. A propos de La fille de d’Artagnan » il explique : « Je me suis dit qu’une rue de Paris de l’époque devait ressembler à une rue de New Delhi aujourd’hui : nous avons donc mis 200 personnes dans un décor très étroit, très boueux ». Dans La passion Béatrice, il nous présente un Moyen-Age « vu de l’intérieur », comme l’a écrit Jean-Luc Douin. Dans les scènes domestiques, il ne manque rien : la façon de manger, de se coucher, de prendre un bain, jusqu’au peigne en os authentique qui traîne négligemment sur la table de Béatrice… Mais dans ce film ambitieux, Tavernier cherche aussi à nous représenter la mentalité des gens de l’époque, la « religiosité frémissante du temps » (la poupée qu’on confie à une apprentie sorcière, la recluse enfermée dans sa cabane, les orties qu’on se frotte sur la langue en pénitence, etc.), la conception médiévale de la femme (« les garces n’ont pas d’âme »). Le cinéaste affirme souvent qu’il veut s’immerger dans les époques qu’il évoque. Il précise ainsi ses intentions à propos de Que la fête commence : « Je voulais qu’on oublie que les personnages étaient en costume, que l’on se sente proche d’eux, aussi proche que s’ils étaient en complet veston ». Selon la formule de Jean Rochefort, « faire comme si la caméra avait été inventée en 1778 ».

Là où Tavernier rejoint également les cinéastes de sa génération (mais se distingue des historiens de la Nouvelle Histoire…), c’est dans sa volonté d’affirmer ses engagements. Il se plaît à citer Brecht : « La pluie tombe de haut en bas et tu es mon ennemi de classe ». L’opinion de Tavernier est toujours clairement lisible, visible sur l’écran. Les séquences finales de Que la fête commence et du Juge et l’assassin ne laissent aucun doute sur les convictions du réalisateur (ces épilogues ont d’ailleurs indisposé certains critiques ou historiens, comme Leroy-Ladurie, qui parle de « chromo soviétique » à propos de la fin du Juge).
De toute façon, il est impossible, selon Tavernier, d’évoquer l’Histoire sans qu’il y ait retour sur le présent : « Je ne vois pas comment on peut traiter l’Histoire sans la relier à notre sensibilité actuelle » (cette lucidité a dû ravir Marc Ferro…). Il ne se prive pas de souligner les analogies plus ou moins évidentes entre les périodes qu’il traite et la situation contemporaine. Parlant de Que la fête commence, Tavernier précise que « ces traits sociaux et culturels apparaissent étrangement contemporains, sans que nous ayons besoin de les actualiser : l’inflation, la colonisation, le régionalisme breton »… Le discours critique contre la bourgeoisie du Juge, en plein triomphe du libéralisme giscardien, n’a pas échappé aux critiques de l’époque. Même La passion Béatrice, dans sa façon d’évoquer la religion au Moyen-Age, a intéressé les journalistes américains, qui y ont retrouvé certains comportements de leurs compatriotes.
D’ailleurs, Tavernier n’aime pas seulement l’Histoire au passé, mais, si l’on peut dire, « l’Histoire qui se fait », et ses films ont souvent traité des sujets d’actualité : les rapports parents-adolescents dans L’horloger de Saint-Paul, la déprime des enseignants dans Une semaine de vacances, l’affairisme immobilier dans Les enfants gâtés, ou plus récemment, le problème de la drogue et de sa répression dans L 627 (depuis, Tavernier a tourné actuellement L’appât, qui raconte l’histoire de trois jeunes délinquants).

Mais Tavernier a une vision quelque peu différente des cinéastes les plus engagés dans la Nouvelle Histoire (on pense en particulier à René Allio, dont la démarche semble d’une implacable rigueur). Ainsi, il n’a jamais caché son goût pour le genre « films de cape et d’épée », à la Ricardo Freda (auquel il rend constamment hommage : La passion Béatrice lui est dédié et Freda est l’auteur du projet initial de La fille de d’Artagnan). Tavernier semble notamment être obsédé par la crainte de « faire ennuyeux », « didactique » : il affirme ainsi à Jean-Luc Douin dans Télérama qu’il veut « parvenir à ce que les gens ne voient pas ses films comme des cours d’Histoire ». Son rêve semble être de réussir la synthèse entre la rigueur historique et la distraction populaire (La fille de d’Artagnan pourrait être le modèle de cette tentative). D’où son goût pour les détails piquants, amusants, qui vont retenir l’attention du public. Que la fête commence, surtout, multiplie les clins d’œil : le médecin nommé Chirac, les autonomistes bretons qui barrent les routes en déversant des pommes, le ton libertin des dialogues… De même, si Tavernier, on l’a dit, refuse de porter à l’écran les grands personnages de l’Histoire, il ne suit pas jusqu’au bout la démarche d’un Allio ou d’un Comolli, qui mettent en scène le peuple comme un « héros collectif » de leurs films (les paysans protestants dans Les camisards, d’Allio, la communauté socialiste dans La Cécilia, de Comolli). Tavernier, lui, s’arrête à mi-chemin ; il prend un personnage anonyme, mais n’en prend qu’un, approfondit son caractère et le fait interpréter par un acteur à forte carrure (il s’agit souvent de Philippe Noiret). Il ne prend pas le risque qu’évoquait ainsi René Allio : « Si vous décidez de ne pas passer par un héros central, il ne peut pas y avoir de vedette, donc il faut un autre financement (que les circuits habituels). On peut facilement représenter les classes dominantes, il est beaucoup plus difficile de représenter les classes populaires ».
Cette démarche de Tavernier lui a d’ailleurs été reprochée, surtout pour le film Que la fête commence. Frédéric Vitoux regrette ce goût pour « l’anecdote racoleuse », même si elle est authentique : « Les gens qui font pipi dans les seaux, à Versailles, on se dit que c’est le détail piquant auquel personne n’avait pensé, mais en même temps, le propos historique est distrait par un tel détail ». De même, le personnage de Pontcallec est tellement tourné en ridicule qu’il est difficile de prendre au sérieux cette révolte de la petite noblesse bretonne. En fait, ce mal-être nobiliaire correspond bien à une réalité et s’est traduit à la fin du XVlllè siècle par la fameuse « réaction seigneuriale ». Toujours à propos de ce film, certains reprochent à Tavernier la pauvreté du discours historique. Manfred Engelbergt, dans « Les Cahiers de la cinémathèque« , estime que la scène finale est « plaquée » artificiellement, que cette révolte « tombe du ciel », alors que le peuple a été peu présent dans le reste du film. Et de conclure que cette approche est typique des hésitations idéologiques de la génération d’après 1968, d’une « intelligentsia bourgeoise, prise dans une crise de modernisation mal comprise, entendue comme une révolution » (ce genre de critique renvoie à celle adressée par François Dosse à la Nouvelle Histoire, dans son livre « L’Histoire en miettes »).
De fait, Bertrand Tavernier semble avoir évolué dans sa manière de réaliser des films historiques. Si les premières œuvres sacrifient encore à quelques tics racoleurs, le réalisateur a largement épuré son style dans les films suivants, en particulier La passion Béatrice et La vie et rien d’autre (sans parler de son film d’entretiens sur la guerre d’Algérie, réalisé avec Patrick Rotman, qui échappe à tout reproche de démagogie par sa rigueur, sa sobriété, et même sa longueur…).
La vision de l’Histoire de Tavernier est stimulante : par le choix de ses personnages, il donne la parole aux gens réputés sans histoire » ; par son engagement et même ses a priori, il reprend à son compte l’idée de Michelet : « Pour traiter de l’Histoire, il faut désapprendre le respect ». Non pour céder à un révisionnisme à la mode, mais pour amener le public « à douter d’une version officielle de l’Histoire », et ainsi, « à le faire douter de la réalité contemporaine : il faut donc tirer des leçons du passé pour comprendre le présent ». Même s’il s’en défend, Tavernier fait ainsi un « cinéma de professeur », ce qui n’est pas si honteux…

Cette analyse, rédigée en 1994, ne prend pas en compte certains films plus récents de Tavernier, comme Capitaine Conan.

Roman Polanski, cinéaste de l’absurde

Roman Polanski, cinéaste de l’absurde

Roman Polanski est né à Paris en 1933, de parents polonais. Mais sa famille retourne en Pologne avant le début de la seconde guerre mondiale. A Varsovie puis à Cracovie, l’enfant subit alors les persécutions qui frappent la communauté juive du pays. La mère est emmenée en 1941 (elle ne reviendra pas) et son père déporté à Mathausen en 1943. Lui-même est hébergé clandestinement dans des familles catholiques de Cracovie. Après le conflit, alors que son père et sa soeur sont rentrés des camps, le jeune Roman suit les cours de l’école des Arts de Cracovie puis de l’école nationale de cinéma de Lodz. Dès son adolescence, il commence une -modeste- carrière d’acteur dans plusieurs films polonais de l’époque (dont La fille a parlé, d’Andrzej Wajda). Quand il est encore étudiant, il réalise plusieurs courts-métrages (notamment Deux hommes et une armoire), qui sont primés dans certains festivals internationaux. Son premier long métrage, Le couteau dans l’eau réalisé en 1962, obtient le Prix de la critique du festival de Venise et le fait connaître dans les milieux du cinéma.
Dès lors, il entame une carrière internationale, qui le mène en Angleterre, aux États-Unis, en Italie et en France. Les deux films qu’il réalise sur le territoire britannique (Répulsion, Cul de sac) sont encore marqués par son goût pour l’absurde et sa nature pessimiste, déjà apparents dans ses réalisations polonaises (ils marquent aussi le début de sa collaboration avec le scénariste Gérard Brach). Il tourne ensuite Le bal des vampires, une parodie de film d’épouvante, avant d’être sollicité par Hollywood pour réaliser le film Rosemary’s baby, qui connaît un grand succès, critique et public. Mais, la vie de Roman Polanski connaît un tour tragique : sa femme Sharon Tate est assassinée en août 1969 dans leur résidence californienne. Certains médias américains estiment que le climat angoissé des films de Polanski ne sont pas étrangers au drame… Le cinéaste poursuit sa carrière américaine, en réalisant Macbeth puis un excellent film policier, Chinatown, avec Jack Nicholson dans le rôle principal.
Le réalisateur se rend ensuite en Europe pour tourner des films plus personnels, où il peut mettre en images ses angoisses et ses fantasmes : Quoi? est une comédie surréaliste et débridée. Le Locataire, réalisé en France d’après une nouvelle de Roland Topor, est l’histoire cauchemardesque d’un personnage traqué par les voisins de son immeuble. A la suite d’une affaire trouble survenue aux États-Unis (il est accusé de viol à l’encontre d’une mineure), Polanski vient s’installer à Paris et prend la nationalité française. Il réalise alors Tess avec Nastassia Kinski, qui connaît un succès certain (plusieurs Oscars, le César du meilleur film et de la meilleure mise en scène). Par la suite, le cinéaste a encore tourné 5 films , dans lesquels il démontre à la fois son professionnalisme et son goût pour les histoires étranges ou fantastiques. D’une certaine façon, Le pianiste est plutôt un retour aux sources de son enfance, en un temps où l’absurdité du monde est à son comble.
Il faut pas oublier que Roman Polanski a aussi mené une carrière de metteur en scène d’opéras et d’opérettes (Lulu d’Alban Berg, Rigoletto de Verdi, Les contes d’Hoffman d’Offenbach…), de metteur en scène de théâtre (notamment Amadeus, de Peter Schaffer) et d’acteur, soit dans ses propres films ou dans ceux des autres (Une pure formalité de Giuseppe Tornatore, Une grosse fatigue de Michel Blanc, Zemsta d’Andrzej Wajda).

Filmographie de Roman Polanski :
Le couteau dans l’eau (1962)
Répulsion (1965)
Cul-de-sac (1966)
Le bal des vampires  (1967)
Rosemary’s baby (1968)
Macbeth (1971)
Quoi? (1972)
Chinatown (1974)
Le locataire (1976)
Tess (1979)
-Pirates (1986)
-Frantic (1988)
-Lunes de fiel (1992)
La jeune fille et la mort (1994)
-La neuvième porte (1999)
-Le Pianiste (2002)

L’univers « décalé » de Jean-Pierre Jeunet : du kitsch au réalisme poétique

L’univers « décalé » de Jean-Pierre Jeunet
Du kitsch au réalisme poétique

   Né en 1953, Jean-Pierre Jeunet commence sa carrière de cinéaste presque confidentiellement : avec son complice Marc Caro, il réalise plusieurs vidéo-clips ou courts métrages surtout connus de quelques cercles d’initiés (en particulier Le Bunker de la dernière rafale, film nourri de la culture expressionniste punk des années 1980, recréant un monde d’objets, de décors et de personnages étranges…) . Leur premier long-métrage Delicatessen sorti en 1991 connaît un certain succès critique : cette œuvre , qui raconte les aventures d’un clown amoureux de la fille d’un boucher sanguinaire , se distingue par le soin accordé aux décors (une maison aux multiples recoins), aux couleurs, aux personnages souvent extravagants…le film obtient quatre récompenses aux Césars de 1992 (dont celui de la première œuvre). Après le relatif échec de La cité des enfants perdus tourné en 1994, Jeunet continue seul sa carrière de cinéaste…à Hollywood, pour y réaliser une nouvelle version de la série des Alien (Alien, la résurrection, avec Sigourney Weaver et Winona Ryder…), sortie en 1997. De retour en France, le réalisateur rencontre un immense succès, national et international, avec la sortie du film Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, interprété par Audrey Tautou (un million de spectateurs dès sa première semaine, 8 millions sur l’année 2001 soit le plus gros succès de l’époque). Le long-métrage, qui fédère un public très large, est considéré alors comme un véritable phénomène de société (Jacques Chirac se le fait projeter à l’Élysée) et il obtient 4 Césars (meilleur réalisateur, meilleur film, meilleure musique, meilleur décor) . Il est également nominé à 5 reprises pour les Oscars en 2002. Enfin, Jean-Pierre Jeunet adapte le roman de Sébastien Japrisot Un long dimanche de fiançailles, qui provoque à sa sortie en 2004 de nombreuses polémiques « annexes » (la véritable nationalité du film, produit par la Warner, le « racisme anti-corse » …). Ce dernier film obtient 5 récompenses aux Césars 2005 et un important succès populaire (4 millions de spectateurs six mois après sa sortie)…
Mais si l’audience des films de Jean-Pierre Jeunet est incontestable, par contre la critique est plus partagée sur la qualité de son œuvre. Surtout à propos du Fabuleux destin d’Amélie Poulain, certains ont dénoncé l’aspect « publicitaire » de son style cinématographique, ont regretté une nostalgie complaisante et démagogique. Le critique de Libération, Philippe Lançon écrit en juin 2001 : « Amélie Poulain braille à tout bout de camp/contre-champ, c’était mieux avant ! Et alors qu’une œuvre se doit affronter le présent, voire le proche futur, Jeunet dirige son regard en arrière toute. » Dans la même veine, Baptiste Roux dans Positif (n°487, septembre 2001) commente : « le triomphe d’Amélie donne à voir l’image d’une France encore peu préparée à la mondialisation (…) soulageant ses craintes en se livrant impunément à l’ivresse de la régression infantile, bénéfique si elle sait demeurer raisonnable ». Un long dimanche a aussi subi des attaques du même genre, par exemple de Pascal Mérigeau qui estime qu’il s’agit d’un « cinéma de clichés », qui se laisse aller à l’esthétique publicitaire
Mais d’autres n’ont pas hésité à considérer que le cinéma de Jeunet est dans la filiation de l’école du réalisme poétique. Cet héritage est d’ailleurs revendiqué par le réalisateur lui-même qui ne cesse de citer les « Grands Anciens » des années 1930 (notamment Marcel Carné, Julien Duvivier). Et de fait, certains aspects de ses films renvoient au style de cette époque : le goût des dialogues ciselés et humoristiques (Guillaume Laurant, scénariste et dialoguiste du cinéaste fait explicitement référence à Jacques Prévert), l’attention aux décors reconstitués (et en particulier plusieurs quartiers de Paris), le travail sur les couleurs (une manière de retrouver la magie des films noir et blanc), l’importance accordée aux personnages secondaires (dès le début, les films de Jeunet sont envahis d’une foule de « trognes » pittoresques : Dominique Pinon, Jean-Claude Dreyfus, Ticky Holgado, Rufus, Jamel Debbouze, Albert Dupontel…). En fait, comme Jeunet le dit lui même, il « ne peut pas supporter l’idée de reproduire le quotidien sans le décaler », ce qui est une assez bonne définition du réalisme poétique ( selon Vincent Pinel, « un mode de représentation qui emprunte des éléments à la réalité pour s’en éloigner délibérément »). En tout cas, le cinéaste a trouvé sa place dans le cinéma populaire, en créant un univers et un style qui ne laissent pas indifférents.

 

Le petit monde de Ken Loach

Le petit monde de Ken Loach

(cet article a été rédigé pour le dossier sur le film La part des anges)

   Depuis les débuts de sa carrière de réalisateur, Ken Loach n’a jamais caché son engagement politique et son empathie pour les « petites gens » (il est membre d’une organisation d’extrême-gauche, RESPECT) : plus d’une douzaine de films sont consacrés à la description des milieux populaires du Royaume-Uni :de Family Life en 1971 jusqu’à It’s a free world en 2007, en passant par Looks and Smiles (1981), Riff Raff (1991), Raining stones (1993), Ladybird (1994), My name is Joe (1998), The Navigators (2001), Sweet sixteen (2002), Looking for Eric (2009), La part des Anges (2012)…
Il n’est d’ailleurs pas le seul cinéaste anglais à s’intéresser à ce monde ouvrier , malmené au cours des années Thatcher : ainsi, dans les années 1990, des films comme Les Virtuoses de Mark Herman, The Full Monty de Peter Cattaneo, ou The Snapper et The Van de Stephen Frears témoignent de la sensibilité particulière des réalisateurs britanniques aux problèmes sociaux (beaucoup d’entre eux ont d’ailleurs fait leurs armes en tournant des documentaires, souvent pour la télévision).

Une peinture des classes populaires
Les personnages que nous présente Ken Loach dans ses films ont un profil socio-professionnel bien marqué : ce sont tous des membres des classes populaires, plus ou moins bien intégrés dans la société : un ouvrier du bâtiment dans Riff Raff, des cheminots dans The Navigators, un conducteur de tramway dans Carla’s Song mais aussi une longue théorie de travailleurs précaires, abonnés à l’aide sociale ou en chômage de très longue durée : ce sont Bob et Tommy dans Raining stones, Joe dans My name is Joe, Liam dans Sweet sixteen. Éric le postier dans Looking for Eric, Robbie dans La part des anges. Loach a d’ailleurs pris soin de confier les rôles principaux à des acteurs qui avaient connu une vie professionnelle en dehors du cinéma (Robert Carlyle, qui joue dans plusieurs films du cinéaste, a été peintre en bâtiment et tapissier, Ricky Tomlison était plâtrier…).
On peut relever que la géographie des films de Ken Loach correspond très exactement aux grandes zones industrielles traditionnelles du Royaume-Uni : la région de Sheffield est le cadre de huit longs métrages , celle de Manchester de 5 et celle de Glasgow de 5 également, avec La part des anges…Ce sont justement ces régions qui ont fait les frais de la politique de Margaret Thatcher dans les années 1980, qui applique un libéralisme dogmatique et qui ne craint pas les dégâts sociaux que cela peut causer dans certaines de ces zones : Ken Loach a réalisé deux documentaires reconnus sur les mouvements sociaux qu’ont provoqués la politique de la « dame de fer » : Which side are you on? sur les mineurs du Yorkshire en 1995 et The Fliskering Flame sur les dockers de Liverpool en 1995…Ainsi, au travers des films de Ken Loach, on a un panorama assez complet des régions et secteurs en crise à la suite des mesures libérales des gouvernements conservateurs : les docks de Liverpool, les chantiers navals de la Clyde, les chemins de fer britanniques…
Outre les problèmes de chômage et de précarité, les personnages de Ken Loach ont souvent de graves soucis privés, souvent liés à leur situation sociale : Joe dans My name is Joe s’est réfugié dans l’alcoolisme et a du mal à stabiliser sa relation avec Sarah, l’assistante sociale….Liam dans Sweet sixteen aimerait bien que sa famille soit rassemblée à nouveau (sa mère est en prison), la Maggie de Ladybird doit batailler contre les administrations pour tenter de récupérer ses quatre enfants. D’ailleurs, les femmes souvent les « hommes forts «  des films de Ken Loach : Carla, Sarah, Maggie…
Quant à La part des Anges, la petite bande de Robbie est un bel échantillon de laissés pour compte de la société, à commencer par Robbie lui-même, toujours empêtré dans des histoires de bagarre, et qui ne parvient pas à trouver d’emploi, car son aspect laisse deviner son caractère violent : ses amis ne sont pas beaucoup mieux lotis: Mo, qui vole tout ce qu’elle peut (y compris un perroquet!), Rhino qui vandalise les monuments publics, Albert buveur invétéré…

Les voies détournées de la lutte des classes
la classe ouvrière ne va pas au paradis, mais elle se débrouille…

   Face à toutes ces difficultés, les personnages de Loach se défendent comme ils peuvent, d’autant que les institutions politiques et sociales ne leur sont pas d’un grand secours…Les syndicats ou les partis sont généralement présentés comme peu efficaces et même parfois corrompus.
Dans les derniers films que Loach a réalisés, on peut même penser qu’il est devenu plus pessimiste sur la capacité de résistance de ces milieux populaires en Angleterre: ainsi, Liam dans Sweet sixteen ne parvient pas vraiment à ses fins et se heurte à l’ingratitude bornée de sa mère : les cheminots de The Navigators semblent accepter la libéralisation en marche dans leur profession : ils sont désarmés lorsqu’on leur assène : « le marché dicte sa loi ». A la fin du film, leur esprit de solidarité baisse d’un ton et chacun s’en va de son côté. Le personnage d’Angie dans It’s a free world est aussi ambigu :cette jeune femme trentenaire, licenciée pour avoir refusé de subir les mains baladeuses de son employeur, semble être à la fois une victime mais aussi un bourreau : pour parvenir à ses fins (élever au mieux son enfant), elle est prête à utiliser des moyens discutables, en l’occurrence d’exploiter durement la main d’œuvre clandestine venue d’Europe de l’Est. Le personnage est ainsi contradictoire et suscite une sympathie mitigée. Par contre, si Loach est désabusé quant à la possibilités de résistance sur le sol britannique, il reste fasciné par les combats menés en d’autres temps, dans d’autres pays et dans d’autres continents : la guerre d’Espagne dans Land and freedom (1995), les luttes au Nicaragua dans Carla’s song (1996), les grèves des femmes de ménage mexicaines en Californie dans Bread and roses (2000)…

   Mais dans le Royaume-Uni d’aujourd’hui, que reste-t-il donc aux ouvriers britanniques, de plus en désemparés face à la mondialisation et au triomphe de l’individualisme petit-bourgeois ?
D’abord, ils pratiquent une forme d’humour, parfois brute mais qui leur permet de tenir (le cinéaste parle de « humour of survival », l’humour de survie) et il est bien évident qu’ils n’ont pas la langue dans la poche : ainsi , dans The Navigators, une séance hilarante voit le contremaître ânonner péniblement les nouvelles règles imposées par la compagnie privée, alors que les cheminots ne cessent de lui lancer vanne sur vanne…Selon Francis Roussselet, « derrière ce rire, il y a toujours une volonté de vengeance sociale, même si elle semble dérisoire ».
Ils peuvent aussi s’appuyer sur leurs réseaux de solidarité, soit familiale soit amicale…Les films de Loach sont peuplés de potes, de copains, de bandes , de couples d’amis qui se réconfortent et se soutiennent dans les moments difficiles s’organisent (le groupe de maçons dans Riff Raff, Joe et ses copains footballeurs dans My name is Joe, Bob et Tommy dans Raining stones, …) En fin de compte, les personnages du cinéaste sont aussi parfois tentés par la délinquance, à des degrés divers : ainsi, les deux compères de Raining stones dérobent , avec bien des difficultés, des moutons en pleine campagne, et même des morceaux de gazon du club des conservateurs du coin (!). Liam, dans Sweet Sixteen, se livre au trafic de drogue, afin de préparer la sortie de prison de sa mère : il est bien clair pour le cinéaste anglais trouve toutes les excuses à ses personnages…Dans Looking for Eric, c’est grâce à ses amis supporters (et au soutien discret de son idole) qu’Éric réussit à rétablir la situation : ses copains affublés d’un masque de Cantona réussissent à intimider le caïd local et la vie privée du postier prend une tournure nettement plus favorable…

   Comme nous l’avons dit, dans son dernier film, La part des anges, Loach dénonce encore une fois la misère du sous-prolétariat britannique, ici en Écosse , souvent réduit à traîner ou à aller de petits boulots en petits boulots. Le cinéaste britannique parvient à rendre très sympathique cette bande d’ éclopés de la vie : pour le réalisateur marxiste, ce sont plus des victimes du système que des coupables, les délits qu’ils ont commis ne relèvent pas de la grande criminalité . Toute la séquence d’ouverture du film présente quelques cas typiques de délits liés à la pauvreté : en particulier, le tribunal doit juger une femme qui a -soit disant- « triché » en occupant un emploi alors qu’elle continue à percevoir des allocations, qu’on peut supposer infimes… Pour Ken Loach et son scénariste Paul Laverty, la petite arnaque montée par Robbie et ses amis doit sembler bien anodine par rapport aux méfaits du capitalisme financier anglo-saxon…A la limite, on peut voir ce film comme une métaphore sur la redistribution des richesses : comme il est écrit dans le dossier que Les Grignoux consacre au film, la part prélevée par Robbie et ses amis sur le fût de whisky peut être assimilé à une espèce de…taxe Tobin ! : « (Ce prélèvement) est si minime qu’il est imperceptible : il se fait sur un bien qui a une valeur considérable (la valeur du fût de whisky est de 1,1 millions de £, soit 1,5 million d’euros) : il profite aux personnes les moins favorisées de la société »…La part des anges, en quelque sorte…Encore une fois, l’humour n’est pas absent dans ce film : on rit des maladresses d’ Albert inculte et maladroit mais aussi capable d’astuce (c’est lui qui a l’idée de se déguiser avec le costume traditionnel écossais…pour passer inaperçu). Et comme dans ses films précédents, Loach insiste aussi sur l’importance de l’entraide pour les plus démunis : les déshérités peuvent s’en sortir par la solidarité du groupe…

A une époque de plus en plus individualiste, Ken Loach estime que les déshérités n’ont pas beaucoup de voies de sortie : dans ces derniers films, il traite d’ailleurs la lutte des classes sur un ton plus léger, presque de comédie (La part des Anges fait d’ailleurs penser aux comédies sociales des cinéastes italiens des années 50-60, comme Il Bidone de Federico Fellini, Le pigeon de Mario Minicelli ou L’argent de la vieille de Luigi Comencini ). Pour le réalisateur engagé, il n’est plus vraiment question de « grand soir » mais il s’agit plutôt de s’opposer au système par des actions sans doute délictueuses mais bien ciblées contre les nantis de la société.
Certes, on peut estimer que ses personnages en sont réduits à des solutions minimalistes : dans La part des Anges, le happy end consiste simplement en ce que Robbie retrouve Leonie et son fils, une solution plutôt individualiste donc. Mais ce vieux rebelle de Ken Loach doit sûrement penser, en son for intérieur, que la lutte continue ainsi, même si elle se poursuit par des voies détournées …

Bibliographie :
-Francis Rousselet, Ken Loach, un rebelle, Cerf, 2002
-Erika Thomas, Ken Loach, cinéma et société, l’Harmattan, 2009
La part des Anges, dossier les Grignoux