The Visitor, un film humaniste de son temps

The Visitor, un film de Thomas McCarthy
États-Unis,  1 heure 45 , 2007
Interprétation : Richard Jenkins, Haaz Sleiman, Danai Zurira , Hiam Hababb
Synopsis :

    Professeur d’économie dans une université du Connecticut, Walter Vale, la soixantaine, a perdu son goût pour l’enseignement et mène désormais une vie routinière. Il tente de combler le vide de son existence en apprenant le piano, mais sans grand succès…
Lorsque l’Université l’envoie à Manhattan pour assister à une conférence, Walter constate qu’un jeune couple s’est installé dans l’appartement qu’il possède là-bas : victimes d’une escroquerie immobilière, Tarek, d’origine syrienne, et sa petite amie sénégalaise Zainab n’ont nulle part ailleurs où aller. D’abord un rien réticent, Walter accepte de laisser les deux jeunes gens habiter avec lui.
Touché par sa gentillesse, Tarek, musicien doué, insiste pour lui apprendre à jouer du djembe. Peu à peu, Walter retrouve une certaine joie de vivre et découvre le milieu des clubs de jazz et des passionnés de percussions. Tandis que les deux hommes deviennent amis, les différences d’âge, de culture et de caractère s’estompent.
    Mais lorsque Tarek, immigré clandestin, est arrêté par la police dans le métro, puis menacé d’expulsion, Walter n’a d’autre choix que de tout mettre en œuvre

The Visitor, un film humaniste de son temps

    The Visitor, le film de Thomas McCarthy, sort sur les écrans en 2008, soit quelques années après l’attentat contre les tours de New York le 11 septembre 2001. A sa manière, il s’inscrit dans un mouvement plus général : les opinions publiques du monde occidental commencent à prendre conscience des limites du tout-répressif mis en place dans presque tous les pays dans leur lutte contre le terrorisme. Cette remise en cause des dérives de l’arsenal juridique en particulier contre l’immigration clandestine « s’est progressivement imposée comme un sujet cinématographique, à la fois pour des raisons militantes et romanesques » (Vincent Lowy, Cinéma et mondialisation, 2011). Comme l’écrit cet auteur, « le cinéma exprime prioritairement la mauvaise conscience occidentale, en prenant fait et cause pour les migrants et ceux qui les aident». Et de citer deux réalisations de cinéastes français : Eden à l’ouest de Constantin Costa-Gavras (2009) et Wellcome de Phlippe Lioret , la même année.
Aux États-Unis même, plusieurs films évoquent l’intervention américaine en Irak (il s’agit de la troisième guerre d’Irak, déclenchée par George W. Bush en mars 2003, et qui aboutit au renversement du régime de Saddam Hussein : le président déclare la guerre terminée en mai 2003 mais les troupes se maintiendront dans le paix jusqu’en 2011…). On peut ainsi citer American Soldiers de Sidney Fury (2005), Battle for Haditah de Nick Broomfield (2007), Redacted, de Brain de Palma (2008), Les démineurs de Kathryn Bigelow (2009) et plus récemment Green Zone de Paul Greenglass (2010). La plupart de ces réalisations portent un regard critique sur l’intervention américaine et semblent douter de l’efficacité de la stratégie présidentielle. Comme à l’époque de la guerre du Vietnam, plusieurs films s’interrogent sur les effets traumatisants pour les soldats américains, qui ne comprennent pas les motifs de la guerre qu’ils mènent (De Palma avait tourné un film sur le conflit vietnamien –Outrages en 1989, dont le scénario a inspiré celui qu’il a réalisé sur l’Irak…). Des films ont aussi été tournés dans le même registre à propos de l’intervention des États-Unis en Afghanistan (Road to Guantanamo, de Michael Winterbottom en 2006, Lions et agneaux de Robert Redford en 2007).
   The Visitor a sans doute des ambitions plus modestes mais en même temps, son approche est peut-être plus subtile : en évoquant les rapports entre un américain moyen et quelques immigrés clandestins à New York, il est un témoignage intéressant sur l’état de la société américaine traumatisée par le 9/11…

La terre promise des immigrés
Avec sa galerie de personnages (Tarek, Zineb, Mouna…), le film de Thomas McCarthy nous rappelle l’importance de l’apport de l’immigration, légale ou non, dans la population des États-Unis. Les chiffres restent importants : depuis les années 1980, l’immigration légale représente chaque année entre 500 et 800 000 personnes, l’immigration clandestine près d’un million . On estime ainsi à près de 11 millions en 2006 les immigrés en situation irrégulière qui sont présents sur le territoire américain. La croissance démographique des États-Unis vient à près de 40% de l’immigration.
Si l’on se focalise sur les populations venues des pays arabes, elles comptent près de 3,5 millions de personnes, essentiellement originaires du Levant (Syrie, Liban, Jordanie, Palestine…) et sont majoritairement chrétiennes (plus de 60%). Les régions où ces immigrés se sont surtout installés sont la Californie, l’état du Michigan (la ville de Dearborn est la ville américaine qui compte le grand pourcentage d’arabes américains), le New Jersey. A New York même, cette communauté s’élève à 200 000 personnes sur 2,2 millions de personnes (longtemps, le quartier du Lower Manhattan était appelé Little Syria ou Little Damas…). Les immigrés venus d’Afrique noire, notamment francophones comme Zineb qui vient du Sénégal, sont de plus en plus nombreux (près de 50 000 arrivent chaque année sur le territoire américain, leur nombre s’élève à 650 000 en 1998). Ils s’installent à New York (ils sont plus de 73 000 immigrés d’origine africaine et un des quartiers de Harlem s’appelle Little Senegal) , Washington, Atlanta….
Certes, ces populations ont parfois du mal çà s’intégrer et le film nous présente toute une gamme d’attitudes possibles. Celui qui semble le mieux intégré est l’avocat qui se charge du cas de Tarek, M. Shah : il a fait des études de droit et se sent complètement américain. D’ailleurs, lorsque Mouna l’interroge sur ses origines, il peut répondre tranquillement : « le Queens »…La situation est plus complexe pour Tarek et sa mère Mouna : ils ont quitté la Syrie pour des raisons clairement politiques. Le père du jeune homme était journaliste, et à la suite d’un article qui avait déplu au régime bassiste, il s’était retrouvé en prison. Les conditions de sa détention sont tellement éprouvantes qu’il meurt deux mois après sa libération : sa femme et son fils préfèrent alors l’exil. Pour Tarek, le choix est clairement assumé : il veut rester aux États-Unis et vivre de sa musique. Quant à sa mère, elle sent bien toute la fragilité de leur situation, mais quand Zineb lui demande si son pays lui manque, elle répond : « mon pays, c’est ici »…En tout cas, on ne manque pas aux États Unis de vous faire part de tous les américains originaires de pays arabes, qui ont « réussi » : cela va de Paul Anka, chanteur de charme, le musicien Frank Zappa, les acteurs et actrices Farid Murray Abrams et Salma Hayek en passant par le célèbre avocat Ralph Nader. Pour les protagonistes du film, il est clair que « le retour au pays » ne se fera que « contraint et forcé »…

L’après 11 septembre…
Mais si les États-Unis étaient encore une terre promise plutôt accueillante à tous ces immigrés jusqu’à la fin des années 1990, il est évident que les attentats du 11 septembre 2001 changent la donne en profondeur, notamment sur le plan juridique et administratif : comme l’explique l’avocat à Mouna, « avant cette date », on ne traquait pas les gens. La politique a radicalement changé » et il donne l’exemple de son oncle, expulsé après 23 ans de présence sur le territoire américain.
En particulier, le gouvernement Bush fait adopter 6 semaines seulement après le drame le célèbre Patriot Act, adopté à une majorité écrasante dans les deux assemblées ( 98 voix contre 1 au sénat, 357 voix contre 66 à la chambre des représentants) puis signé solennellement par le président lui-même le 26 octobre : son intitulé complet est en soi tout un programme : « Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism » (« Unir et renforcer l’Amérique en fournissant les outils appropriés nécessaires à l’interception et à l’obstruction du terrorisme » ). Elle permet notamment un renforcement sans précédent de la surveillance des citoyens américains et bien sûr des ressortissants étrangers sur le territoire américain : le FBI peut procéder à la surveillance, quasiment sans frein juridique et sans justification d’aucune sorte, des dossiers personnels dans les bibliothèques et les hôpitaux, les communications téléphoniques et par internet…Ce système à la « big brother » est bien entendu mis en place au nom de la lutte contre le terrorisme. En ce qui concerne la population étrangère, les mesures d’arrestation, de détention, et d’expulsion sont très souvent arbitraires : dès novembre 2001, le gouvernement lance un vaste programme d’arrestation dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme » qui culmine, fin novembre 2001, avec la détention incommunicado (sans droit de communiquer avec l’extérieur, les proches des personnes arrêtées n’ayant aucune nouvelle concernant leur disparition) de plus 1 200 personnes, pour la plupart des étrangers, arabes ou provenant de pays musulmans. Les associations de défense des droits de l’homme parlent alors de « profilage ethnique » .
En janvier 2002, le ministère de la Justice rédige un mémorandum, connu sous le nom d’Absconder Apprehension Initiative, qui prévoit l’arrestation et l’expulsion des personnes faisant l’objet de mesures d’expulsion. Il annonce alors qu’il va mettre les noms de 314 000 immigrés en situation irrégulière sur les bases de données criminelles du FBI, visant en particulier 6 000 personnes venant de pays arabes ou/et musulmans, De nombreuses personnes arrêtées et expulsées l’ont été en dehors du cadre légal (ainsi, ces réfugiés syriens, détenus pendant neuf mois dans le cadre de ce texte, forçant leur enfant, citoyen américain, à vivre seul, tandis qu’on leur refuse le droit de prouver le fait qu’ils aient été soumis à des actes de torture en Syrie).
Dans ces conditions, les immigrés clandestins vivent sous la menace permanente d’une arrestation et d’une reconduite à la frontière, sans réelle possibilité d’appel ou de recours. C’est bien ce qui arrive à Tarek, lorsqu’il est appréhendé dans le métro puis retenu dans un centre de détention du Queens. La vie y est difficile : dans ce centre qui n’a pas l’air d’une prison et où sont enfermées 300 personnes, les détenus ne peuvent recevoir des visites qu’entre 17 et 22 heures, n’ont pas le droit de recevoir directement du courrier, et les mesures de sécurité sont drastiques : caméras de surveillance, sas avant d’entrer au parloir, fouilles, cellules constamment éclairées…Les informations aux visiteurs, comme Walter, sont réduites au minimum : les gardes renvoient en général les familles en les priant de s’informer auprès des services de l’immigration…
Pour Tarek, c’est d’autant plus difficile à supporter qu’il considère que ses compagnons et lui-même sont des victimes et non des terroristes en puissance :comme il le dit à Walter, , les « vrais islamistes» ont des réseaux, des soutiens, de l’argent… Leurs transferts vers d’autres centres , comme ceux de la Louisiane, sont décidés sans qu’ils soient prévenus (Walter et Mouna n’apprennent le transfert de Tarek qu’après qu’il ait été effectué…). Il se trouve que, dans le cas du jeune Syrien, sa mère n’a pas arrangé les choses en lui cachant un courrier administratif qui l’informait qu’il devait quitter les États-Unis. En tout cas, Mouna réagit brutalement à cette répression aveugle, qui a fui son pays pour des raisons politiques : «on se croirait en Syrie», dit-elle à Walter quand elle constate à quel point la justice américaine est arbitraire…

Une prise de conscience progressive
Le film The Visitor raconte aussi l’itinéraire d’un homme, Walter, présenté comme l’américain moyen, certes professeur d’université mais pas spécialement sensibilisé aux problèmes des immigrés clandestins. Il enseigne l’économie dans un établissement du Connecticut et participe à une conférence sur la mondialisation à New York mais sa carrière universitaire ne semble pas le passionner : il n’a pas écrit une ligne depuis vingt ans , comme il l’avoue à Mouna, et se contente de signer des textes écrits par d’autres. Sans doute a-t-il été profondément marqué par la perte de sa femme et il ne semble pas avoir un caractère facile : au début du film, il rabroue sèchement un de ses étudiants, qui veut lui rendre un devoir en retard et n’accepte pas ses excuses et il affiche souvent une mine revêche et sévère.
Ce n’est que progressivement qu’il s’intéresse à la situation de ses locataires forcés, Tarek et Zineb, quand il constate leur désarroi. Finalement, il se lie d’amitié avec le jeune Syrien, qui l’initie aux percussions et à la joie de jouer du djembe « sans réfléchir »…. Il finit aussi par se rapprocher de la mère de Tarek, qui l’impressionne par sa dignité et son sens du sacrifice et il en tombe amoureux. Son comportement évolue donc au contact de ses nouveaux amis et son regard s’éclaire, notamment quand il change de lunettes pour présenter un visage plus avenant. A la fin du film, quand il voit le traitement qu’on inflige à son jeune ami, il laisse éclater sa colère mais ne peut que constater son impuissance. Il s’indigne : « vous ne pouvez pas emmener les gens comme cela » mais Mouna le dissuade d’insister.. Il n’est pas vraiment question de se révolter mais de penser « autrement »…Il est maintenant susceptible de remettre en cause l’unanimisme patriotique imposé d’en haut. Sur ce plan là, le film de McCarthy évite tout happy end artificiel et tout moralisme pesant : il s’agit juste d’un homme qui s’est ouvert au monde qui l’entoure…
Ainsi, The visitor, réalisé à une époque où la guerre d’Irak n’est pas terminée et où la rhétorique guerrière tourne à plein dans les médias américains, montre qu’au cinéma du moins, les américains sont capables d’une autre vision du monde, plus humaniste et altruiste…C’est en tout cas l’ambition du réalisateur, qui a eu l’occasion de voyager au Proche-Orient et notamment au Liban : comme il le dit dans un entretien, « il y a une chose qu’on oublie, derrière les gros titres des journaux, ce sont les êtres humains des deux côtés (…) il veut des « visages humains sur ces situations sans jugement manichéen ». Il dit aussi s’être rendu compte à quel point les Américains étaient sous-informés à propos des centres de détention dans lesquels sont enfermés les « suspects » (le réalisateur a passé près d’un an et demi à enquêter sur ces centres). Il voulait ainsi combler un manque d’information et donner un autre point de vue sur la façon dont le gouvernement traitait les étrangers comme des suspects potentiels. Sur tous ces aspects, son film est une vraie réussite.

 

DE LA REALITE A LA FICTION

Pour montrer que le réalisateur Tom McCarthy a pu s’inspirer de faits réels, nous transcrivons ici un texte (en anglais) à propos de la situation d’un jeune syrien, Nadin Hamoui, détenu dans des conditions qui rappellent celles que doit subir Tarek dans le film The Visitor
(ce texte provient du site de l’organisation ACLU, American Civil Liberties Union)

June 9, 2003
The Seattle Immigration and Naturalization Service (INS) arrested Nadin Hamoui and her parents – Safouh Hamoui and Hanan Ismail – on 22 Feb. 2002 on the grounds of immigration violation. Nadin and her mother Ismail were detained for nine months, and her father is still in custody. Nadin’s younger sister and brother (a U.S. citizen) were left at home without their parents in all those months.

«  »Volunteer experts have declared that my father will probably be killed if we are deported to Syria?My mother may lose her life in Syria because she has a serious illness?believe me; we are fighting for our lives! » » –
Nadin Hamoui

Nadin’s family fled Syria in 1992, because her father Safouh Hamoui was accused of attempting to assassinate the Vice President. They entered the United States as tourists, and have failed to gain political asylum for seven years. The INS gave out a deportation order in 2000. The family ignored the order because their then-attorney told them that the INS would not act while the order was contested.
The «  »Alien Absconder Initiative » » gives local law enforcement agencies access to the names of 314,000 immigrants who allegedly have orders for deportation or removal. On a Muslim holiday on 22 Feb. about 15 local police officers banged on Nadin’s door early in the morning, and arrested Nadin and her parents. During the arrest, a police officer pointed his gun and flashlight at the face of Nadin’s mother, while she insisted to cover her hair; and Nadin’s father was handcuffed like a criminal.
Local police are already detaining and deporting alleged «  »absconders » » under the «  »Alien Absconder Initiative » » even though many of these immigrants may have a legal defense against deportation. In this case, Nadin’s family has not had a hearing about the evidence that they will be tortured in Syria.
Besides the Arab American Community Coalition, other groups working to free the family include the Hate Free Zone Campaign of Washington, Washington chapter of the American Immigration Lawyers Association, and the Arab American Anti-Discrimination Committee.

 

Un long dimanche de fiançailles, une autre vision de la guerre

Un long dimanche de fiançailles, un film de Jean-Pierre Jeunet

France, 2 heures 14, 2004

Interprétation : Audrey Tautou, Gaspard Ulliel, Jean-Pierre Becker , Clovis Cornillac , Marion Cotillard, Jean-Claude Dreyfus , Ticky Holgado

Synopsis :

    1917, front de la Somme, tranchée dite « Bingo crépuscule » : pendant cette année terrible de la première guerre mondiale, cinq soldats sont condamnés à mort pour mutilation volontaire.
     Le conflit terminé, Mathilde, la fiancée de Manech, l’un des cinq condamnés, se refuse à croire à la disparition de son amant. Malgré son infirmité et avec ténacité, elle part à la recherche de traces de son bien-aimé, avec l’aide d’un détective atypique mais efficace, Germain Pire. Tiré du roman homonyme de Sébastien Japrisot publié avec succès en 1991, le film de Jeunet est une juste évocation des traumatismes qu’a subis la société française, pendant et après le conflit. 

Un long dimanche de fiançailles,
Une autre vision de la guerre

    Le film de Jean-Pierre Jeunet sort sur les écrans à l’automne 2004, alors que l’intérêt pour la première guerre mondiale ne cesse de grandir. Comme nous l’indiquons par ailleurs dans ce même dossier, la guerre de 1914-18 connaît alors un « succès » éditorial, avec la publication de romans comme Les âmes grises de Philippe Claudel et Dans la guerre d’Alice Ferney , la sortie de films comme La chambre des officiers de François Dupeyron, et très récemment Des âmes grises d’Yves Angelo ou de Joyeux Noêl, réalisé par Christian Carion. L’université n’est pas en reste puisque que la Grande Guerre continue à alimenter de nombreux travaux érudits (outre les ouvrages de Stéphane Audouin-Rouzeau, Annette Becker, Frédéric Rousseau, Rémi Cazals, Nicolas Offenstadt, on peut citer les études remarquables du général André Bach à propos des Fusillés pour l’exemple et de L’Armée à l’époque de Dreyfus…). Le cinéaste s’explique sur cet engouement : « j’ai le sentiment que 14-18 est en train de basculer dans le grand noir de la légende historique, comme la guerre de cent ans, et qu’avant l’oubli, les jeunes gens d’aujourd’hui veulent savoir ». Et le public répond à cette abondante production : certains films ou romans ont connu un réel succès « d’audience » et le mémorial de Péronne, ouvert en 1992, accueille près de 80 000 personnes chaque année…

La genèse du projet
Jean-Pierre Jeunet pense au roman de Sébastien Japrisot dès sa sortie en 1994 (il vient de réaliser Delicatessen, sorti en 1991). Originaire de l’est de la France, le réalisateur affirme avoir toujours été intéressé par cette période de l’histoire. Il songe un moment à adapter Les carnets de Louis Barthas, mais renonce car il craint d’offrir au public une vision trop « noire ». Il est par contre séduit par « la fantaisie dans l’horreur », qu’il découvre dans Un long dimanche de fiançailles . Ce mélange des genres plaît à Jean-Pierre Jeunet, qui, dès ses premiers films, s’est distingué par un univers personnel très particulier…Mais comme les droits du livre appartiennent à des producteurs américains, le cinéaste doit remettre son projet à plusieurs reprises : finalement, sa reconnaissance outre-Atlantique lui permet, avec le soutien de la Warner, de mener à bien la réalisation d’Un long dimanche de fiançailles (il a déjà tourné pour Hollywood –Alien, la résurrection– et le succès d’Amélie Poulain n’est pas passé inaperçu aux États-Unis).
Les sources d’inspiration de Jeunet sont multiples. Il dit avoir lu de très nombreux ouvrages sur la guerre (bien sûr les « classiques » du genre, et en particulier Orages d’acier d’Ernst Jünger, La Peur de Gabriel Chevallier, Les carnets de Louis Barthas, Le Feu d’Henri Barbusse) mais il s’est aussi servi de livres de photographies …ou de bandes dessinées (celles de Jacques Tardi bien sûr). Quelques scènes fortes du film viennent directement de ses lectures : le soldat allemand dont la tête est à moitié emportée, est évoqué dans le livre de Chevallier, le Christ qui pend par un bras que l’on voit au début du film figure dans l’album photographique que Jean Pierre Verney consacre au conflit…
Mais Jean-Pierre Jeunet affirme aussi avoir une vision différente de la guerre et il se démarque des cinéastes qui ont déjà abordé le sujet, y compris les plus reconnus. Ainsi, il estime que le film de Raymond Bernard, Les croix de bois, tourné peu de temps après le conflit, « sonne faux ». Il est aussi dérangé par le film de Stanley Kubrick , Les sentiers de la gloire sorti en 1957, qui offre de la guerre un aspect trop « léché » : Kirk Douglas rasé de près, l’uniforme bien repassé, ces poilus trop «américains » pour être honnêtes…Il tente de retrouver une certaine véracité, en se mettant au cœur de la mêlée…Même le choix des couleurs est étudié : ces teintes sépia qui dominent à l’écran correspondent à la volonté du cinéaste : « l’imaginaire français, depuis près de cent ans, est nourri de ces photos bistre d’oncles morts posés sur le buffet près du calendrier des postes »…Les figurants ont été sélectionnés avec soin pour qu’ils n’aient pas des têtes de Parisiens, mais des « figures rurales » (sic), recrutés dans la population locale de la région du Poitou où ont été tournées certaines scènes du film. Sur la question de la violence, Jeunet prend aussi ses distances avec la tendance hyperréaliste de certains films de guerre récents : il préfère suggérer qu’insister, mettre selon son expression, « l’horreur hors-cadre » (de toute façon, il précise qu’il n’a montré « qu’un millionième » des images brutales dont il a eu connaissance…).
A propos des aspects du conflit évoqués par le film de Jeunet, on peut relever que la structure du film, qui reprend en partie celle du roman, fait que les scènes de guerre apparaissent sous forme de flash–back, quand les survivants répondent aux sollicitations de Mathilde (parmi les témoignages les plus importants, ceux de Daniel Esperanza, Célestin Poux, Benoît Notre-Dame…). La vision de la guerre est donc bien une reconstruction, qui vient de la mémoire des combattants, très loin des versions officielles et mensongères de la propagande. Quelques points méritent qu’on s’y attarde, sans prétendre être exhaustif sur la richesse de ce film…

Une zone durement éprouvée
Les évènements rapportés dans le film se déroulent sur le front de la Somme, dans la région entre Combles (l’hôpital où se réfugient Benoît et Manech) et Bouchavesnes (le secteur où se trouve la tranchée Bingo Crépuscule). Cet endroit est la zone où les armées française et britannique s’articulent face aux troupes allemandes (dans le livre, Japrisot explique la zone est d’abord occupée par les Canadiens, commandés par un certain lieutenant Byng…). La période est aussi cruciale : si l’année 1917 est souvent qualifiée « d’année terrible », 1916 est aussi marquée par les violentes attaques allemandes sur Verdun à partir de février et l’offensive franco-britannique dans la zone de la Somme. De fait, la bataille dans cette région a fait rage entre juillet et novembre. Pendant l’été, plus d’une vingtaine de divisions (19 britanniques et 3 françaises à l’origine) se lancent à l’attaque des positions allemandes, avec aussi l’espoir que l’adversaire relâchera sa pression sur la région de Verdun. Les forces alliées progressent effectivement de quelques kilomètres (la zone de Bouchavesnes est prise pendant cette période) mais elles échouent à prendre Bapaume, leur objectif premier. Surtout, les pertes sont considérables : près de 600 000 Allemands, 419 000 Britanniques, 194 000 enfin du côté français…(pour notre pays, les chiffres sont même plus importants que ceux constatés lors des premiers jours de l’offensive Nivelle au Chemin des Dames, quelques semaines plus tard…). Certains officiers français ont conscience de l’épuisement des troupes. Ainsi, le général Fayolle, un officier plutôt « de la race des Pétain, non des Foch » (Pierre Miquel) qui commande la 6ième armée, note que les soldats « étaient dégoûtés de se faire tuer sans succès important, sinon décisifs » ( c’est le seul général que Célestin Poux semble apprécier…).

L’enfer de la Somme
Sur les difficultés éprouvées par les soldats, le film de Jeunet fait preuve d’une réelle efficacité : la dureté des conditions de vie des poilus est bien rendue par les scènes qui se déroulent dans les tranchées. L’aspect lunaire du paysage, notamment du no man’s land entre les deux lignes ennemies, défoncé par l’intensité des bombardements correspond bien aux photographies ou aux films de l’époque. Les soldats pataugent les pieds dans l’eau, dans une boue tenace et omniprésente : leurs uniformes sont devenus informes et d’une couleur brunâtre. Un des soucis essentiels des soldats semble être de se réchauffer (Célestin Poux a enfilé une moumoute épaisse par dessus sa tenue réglementaire, il prend soin de donner des gants de laine au « Bleuet »). Une autre obsession est bien sûr le ravitaillement : de ce point de vue, on comprend l’extrême popularité de Célestin Poux, surnommé « Rab de rab » ou « la terreur des cantines » (Mathilde peut s’en rendre compte dans l’abondant courrier que lui envoient les anciens combattants, qui tous chantent les louanges de ce personnage pittoresque…). En fait, celui-ci incarne un débrouillard « à la française », prêt à toutes les combines afin d’améliorer l’ordinaire de ses compagnons de lutte (tous les cuistots n’avaient pas une aussi bonne réputation, certains étant considérés comme des « planqués » par ceux qui se trouvaient en première ligne). Notamment, on trafique l’état des pertes afin d’augmenter la ration pour ceux qui ont survécu (c’est le cas en particulier après l’assaut au cours duquel le capitaine Favourier succombe). Mais au grand dépit de Célestin et de ses camarades, la soupe est encore une fois arrivée froide…
Sur les combats proprement dits, Jeunet veut aussi innover : il affirme notamment s’être inspiré de la première demi-heure du film de Steven Spielberg, Il faut sauver le soldat Ryan. Le cinéaste plonge le spectateur au « cœur de la mêlée », au milieu des combattants, alors que les balles fusent et les obus éclatent de toute part. Les scènes de bataille sont peu nombreuses mais éprouvantes : l’une d’entre elles au début du film montre une attaque française au cours de laquelle Manech perd la raison, pour avoir reçu « un obus de trop » (il est couvert des restes de son camarade pulvérisé par le bombardement). Un peu plus tard, une séquence évoque l’assaut des soldats français menés par le capitaine Favourier, littéralement hachés à quelques dizaines de mètres des lignes allemandes par le feu des mitrailleuses Maxim. On voit même au dessus des lignes l’intervention de l’aviation . en fait, les premiers appareils utilisés sont encore peu sophistiqués (comme l’explique Célestin Poux à Mathilde, on ne peut pas encore tirer à travers l’hélice…) : l’albatros CIII biplace que l’on voit survoler le no mans’land comprend deux hommes , le pilote et le mitrailleur à l’arrière…

L’état d’esprit des combattants
La brutalité des combats, la dureté de la vie des tranchées, si bien rendues dans le film de Jeunet expliquent l’ambiguïté de l’attitude des poilus. En fait, Un long dimanche de fiançailles présente peu de personnages de patriotes « enragés » : seul le caporal Thouvenel semble être un cocardier intransigeant, qui s’exaspère quand le condamné corse veut se rendre aux Allemands en prétendant ne pas être vraiment français…Un officier comme Favourier n’est pas un « va-t’en guerre ». Quand Esperanza arrive en première ligne avec son cortège de condamnés, il est furieux : il n’apprécie pas du tout que la tranquillité du secteur soit remise en cause par l’initiative du haut commandement : il craint que les Allemands ne prennent mal l’arrivée de ces soldats français près de leurs lignes et ne brisent le « pacte de non-agression » tacite qui semble régner dans cette zone…Par contre, le commandant Lavrouye fait preuve d’un cynisme à toute épreuve : il garde « sous le coude » la grâce que le président Poincaré avait accordé aux cinq condamnés (comme le capitaine Favourier le laisse entendre à Célestin Poux avant de mourir), il exige le silence sur son initiative et fait disparaître toutes les traces de l’expédition de Bingo Crépuscule (il fait tomber le rapport dans son bain, fait comptabiliser les cinq condamnés dans les pertes du régiment…). Mais Jeunet n’exagère pas non plus un sentiment conscient de révolte contre la guerre. Lorsque le syndicaliste Six-sous tente de convaincre les hommes dans les cantonnements , il ne recueille que les sarcasmes des combattants « abrutis par le mauvais vin »…S’il meurt debout en chantant la chanson de Craonne, son geste semble bien désespéré…( la première version de cette fameuse chanson existe dès 1916 sous le nom de Chanson de Lorette : elle est ensuite modifiée avec de nouveaux couplets, notamment après l’échec de l’offensive de Nivelle. Dans le roman, le condamné chante Le temps des cerises…). Célestin Poux semble trouver bien dérisoire l’apostrophe de deux brancardiers qui s’écrient « Vive l’Anarchie ! »…
Mais les soldats sont à bout et ragent de ne pouvoir le faire savoir. Certes, ils peuvent correspondre avec leurs familles (au cours du conflit, ils auraient envoyé 10 milliards de lettres, soit près de 4 millions par jour). Ils doivent aussi ruser avec la censure militaire (des commissions spécialisées ont ainsi « épluché » le courrier pendant toute la guerre) et inventent des codes secrets avec leurs proches (Benoît Notre Dame utilise la technique dite de « l’ascenseur » dans la fameuse lettre qui intrigue tant Mathilde: dans ce système, il ne faut lire que les mots situés en début ou fin de phrase).
Mais la communication est difficile avec ceux de l’arrière, même les mieux disposés à les écouter. Quand il se heurte à l’incompréhension de sa femme lors de ses permissions, Benjamin Gordes se réfugie dans l’alcool comme au front (« là-bas, y a que ça qui nous tienne en l’air »…). Surtout, il conclut avec son épouse et son meilleur ami Bastoche le curieux arrangement que l’on sait : faire en sorte qu’il ait un sixième enfant et qu’il soit donc renvoyé dans ses foyers. De fait, il existe bien une législation spéciale à propos des pères de famille nombreuses , qui évolue au cours du conflit : d’abord ne sont concernés que les pères de neuf enfants (huit si l’on est veuf) !. A partir de 1916, la mesure est élargie à ceux qui en ont six enfants puis à ceux qui en ont quatre au cours de l’année 1917.
Mais la manière la plus spectaculaire d’échapper aux combats est bien sûr celle pratiquée par les cinq condamnés : la mutilation volontaire. Il semble bien que cette pratique soit apparue dès les premiers combats en août 1914 et qu’elle ait pris au dépourvu le haut commandement (elle n’est pas prévue dans le code militaire…). La consigne est d’assimiler les mutilations volontaires à des abandons de poste devant l’ennemi, soit des actes susceptibles d’être puni des peines les plus graves (et notamment la peine de mort). Assez vite, les médecins militaires dressent une typologie des blessures douteuses (en particulier celles qui affectent la main gauche, le pied…) et classent les « simulateurs » selon leur degré de conscience (conscients, inconscients, complets, …). Selon Vincent Suard qui a étudié la justice militaire au début du conflit, 12% des 290 condamnations à mort prononcées entre août 1914 et octobre 1916 concernent des mutilations volontaires….D’autres méthodes utilisées par les combattants font leur apparition par la suite, comme les piqûres de pétrole ou les injections d’acide picrique…Mais la justice militaire semble assez vite désemparée : après quelques « bavures », l’opinion publique et certains politiques remettent en cause la fiabilité des expertises médicales, sur lesquelles s’appuient presque toujours les tribunaux militaires. Au total, on peut estimer ces mutilations volontaires à quelques centaines sur l’ensemble des quatre années de guerre, et leur nombre aurait nettement diminué à partir de 1915.

La brutalité de la répression militaire
Pour expliquer cette baisse, sans doute faut-il invoquer la brutalité des autorités militaires contre ce qu’ils considèrent comme des actes extrêmement graves…On en sait maintenant un peu plus sur l’action de répression du haut commandement, grâce aux travaux pionniers de Guy Pedroncini à propos des mutineries de 1917 et aux études plus récentes de Nicolas Offenstadt et du général André Bach sur les « fusillés pour l’exemple ». L’idée essentielle qui ressort de ces ouvrages est que la justice militaire s‘est montrée particulièrement sévère au début du conflit : sur 600 exécutions, 430 ont lieu entre septembre 1914 et décembre 1915 (de ce point de vue, le mois le plus meurtrier de la guerre a été octobre 1914 avec 67 exécutions). Comme l’explique André Bach, le haut commandement est très sensible sur ce point et redoute par dessus tout une débandade généralisée : les conseil de guerre spéciaux mis en place au début de la guerre utilisent des procédures très simplifiées : pas d’instruction, un nombre restreint de juges, pas de recours possible ..C’est à partir de 1915 qu’on peut noter une évolution, sans doute sous la pression des hommes politiques (le député de centre-gauche Paul Meunier intervient vigoureusement à ce sujet). Le droit des accusés est sensiblement renforcé (en particulier, ils peuvent choisir leur défenseur en toute indépendance). Désormais, le président de la république peut exercer son droit de grâce quand un soldat est susceptible d’être fusillé et le recours en révision est rétabli en 1916 en cas de condamnation à mort. Certes, il existe aussi des exécutions sommaires , encouragées et en tout cas couvertes par le haut commandement, surtout au début du conflit (Joffre affirme : « nous devons être impitoyables avec les fuyards »). Par contre, la scène imaginée par Sébastien Japrisot semble assez improbable. Il se serait inspiré d’un passage des Cahiers secrets de la Grande Guerre du général Fayolle , qui évoque de manière elliptique une affaire semblable, à la date du 25 janvier 1915 : « Des 40 soldats d’une unité voisine qui se sont mutilés à une main avec un coup de fusil, Pétain voulait en faire fusiller 25. Aujourd’hui, il recule. Il donne l’ordre de les jeter de l’autre côté du parapet aux tranchées les plus rapprochées de l’ennemi. Ils y passeront la nuit. Il n’a pas dit si on les laisserait mourir de faim. Caractère, énergie ! Où finit le caractère et ou commence la férocité, la sauvagerie !… ». Mais le général André Bach doute qu’une affaire de ce type ait pu se dérouler à la fin de l’année 1916…D’autant que le haut commandement tient à ce que ces exécutions aient un caractère d’exemplarité : les condamnés sont en général fusillés par un peloton de leur propre unité, alors que les hommes sont rassemblés en carré : le verdict est lu, les dernières volontés des condamnés sont recueillies…Dans le roman, l’avocat Rouvière donne l’explication suivante : ce sont les chefs d’unité sur le front (en l’occurrence Lavrouye, surnommé « La Trouille » par ses hommes…) qui auraient pris sur eux de procéder ainsi, en gardant sous le coude la grâce présidentielle pendant deux jours…Même si l’intrigue inventée par le romancier est sujette à caution, on peut affirmer que sur l’ensemble de la guerre, le haut commandement a effectivement prouvé son intransigeance envers les défaillances réelles ou supposées des combattants.
Enfin, la survie presque miraculeuse de Benoît Notre-Dame et de Manech est difficile à croire mais pas impossible. En témoigne l’aventure assez extraordinaire qu’a vécu le caporal Vincent Moulia. Combattant valeureux au cours de la guerre (blessé à Charleroi et à Verdun, il sauve un capitaine en 1915 et capture huit officiers allemands en 1917 !), il participe à la mutinerie de son régiment au cours de la même année. Il est condamné à mort avec quatre de ses camarades, mais réussit à s’échapper avant son exécution en se cachant sous une trappe…Après de nombreuses péripéties, il rejoint Dax, son pays d’origine puis passe en Espagne, avec sa compagne Berthe (il est amnistié dans les années 1930). En bref, une histoire qui rappelle celle du paysan de la Dordogne, qui se cache dans sa ferme « au bout du monde »…

   Au terme de cette rapide évocation du film de Jeunet et de la manière dont il a abordé le conflit, on peut estimer que le cinéaste a plutôt réussi son objectif. Certains critiques ont parlé des aventures « d’Amélie dans les tranchées » à propos d’Un long dimanche de fiançailles pour en souligner le caractère superficiel. Reste que les scènes évoquant la guerre sont fortes et crédibles : le cinéaste, peut-être sans le vouloir, alimente le débat qui a opposé les historiens du conflit, à propos du moral des soldats pendant la guerre. Les poilus ont-ils tenu à cause des contraintes qu’ils subissaient ou par conviction intime ? On sait que les spécialistes travaillant au mémorial de Péronne (Audoin-Rouzeau, A. Becker) mettent en avant la « haine de l’adversaire » ressentie par les poilus, leur « consentement patriotique ». A l’inverse, d’autres chercheurs comme Frédéric Rousseau, insistent sur le poids des autorités militaires, et relativisent au contraire leur motivations nationalistes (l’auteur de La guerre censurée parle du « très improbable sentiment national »). Un long dimanche de fiançailles, comme d’autres films récents , permet en tout cas d’alimenter la réflexion sur un problème essentiel, qui n’est pas encore résolu. Sur ce point, Jeunet a réalisé une œuvre utile, en donnant « sa » vision de la guerre…

 voir aussi la première guerre mondiale à l’écran

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE :
Sur le roman et le film :
Sébastien Japrisot, Un long dimanche de fiançailles, Folioplus classiques, édition 2004
Jean Pierre Jeunet, Guillaume Laurent, Un long dimanche de fiançailles, album souvenir, Les Arènes, 2004

Sur la guerre :
-Guy Pedroncini, Les mutineries de 1917, PUF, 1967
-Nicolas Offenstadt, Les fusillés de la Grande guerre et la mémoire collective 1914-1999, Odile Jacob, 1999
-André Bach, Fusillés pour l’exemple 1914-1915, Taillandier 2005
-Frédéric Rousseau, La guerre censurée : une histoire des combattants européens de 14-18, Seuil, 1999
-Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18, retrouver la Guerre, Gallimard, 2000
-Antoine Prost, Jay Winter, Penser la grande Guerre, Points Seuil, 2004

 

Vipère au poing, tableau d’une bourgeoisie en déclin

Vipère au poing, un film de Philippe de Broca

France, 1 heure 40, 2005

Interprétation : Catherine Frot, Jacques Villeret, Jules Sitruck

Synopsis :

   On ne présente plus le roman autobiographique d’’Hervé Bazin, grand classique de la littérature adolescente : éditée pour la première fois en 1948, cette œuvre fut un commencement pour son auteur, sans doute d’un point de vue personnel mais aussi sur le plan littéraire. Le film de Philippe de Broca se veut une adaptation fidèle de l’œuvre de l’écrivain.
    Sur un ton parfois violent mais toujours sincère, un jeune enfant de dix ans raconte les rapports très tendus qu’il a entretenu avec sa mère pendant son adolescence. Dans les années 1920, son frère et lui vivent heureux à la Belle Angerie, un beau château familial. Mais le décès de leur grand mère provoque le retour de leurs parents partis en Indochine. Commence alors une véritable guerre civile entre la mère et ses enfants : à coups de punitions, sanctions, vexations, Paule Rezeau fait régner un climat de terreur qui lui vaut le surnom de Folcoche, contraction de « folle » et de « cochonne »…Le père, surtout attaché à sa tranquillité, s’en tient à une stricte neutralité…Pour le petit Jean, l’heure de la révolte sonne bientôt contre cette marâtre, une façon comme une autre de se construire, en s’opposant.

Vipère au poing
Tableau d’une bourgeoisie en déclin

    Si Vipère au poing est surtout la description des relations haineuses entre une mère et son fils, le film (et le roman dont il est inspiré) est aussi l’évocation féroce d’un milieu bien particulier, celui de la bourgeoisie conservatrice des années 1920, alors en pleine période de doute. Dans le livre mais aussi dans le film, ce monde , avec ses travers et ses préjugés, est décrit sans indulgence…

Une puissance départementale
Jean appartient à la famille Rezeau, grande famille catholique du Craonnais, aux confins du Maine, de l’Anjou et de la Bretagne, en plein cœur de l’Ouest traditionnel. Comme le précise Bazin, cette dynastie locale est célèbre « dans un rayon qui n’est pas celui de la planète mais qui a dépassé celui du département ». Il évoque d’ailleurs avec une certaine férocité la mentalité des habitants de cette région « la plus arriérée de France ». Pour le romancier, ces gens là sont « serfs dans l’âme »…Sur un telle population, la famille Rezeau a pu étendre sa domination depuis plusieurs générations . Dans le livre et dans le film, cette bourgeoisie est présentée comme profondément conservatrice et religieuse : plusieurs membres de la famille Rezeau se sont illustrés au service de la foi, et en particulier René Rezeau, le grand-oncle du narrateur , qui occupe une place importante dans l’édition d’œuvres pieuses et qui est membre de l’Académie française (il apparaît lors de la fête organisée à la belle Angerie par les parents de Jean). La pratique religieuse des Rezeau est ostentatoire et intense : la famille assiste à la messe tous les jours à 5 heures, les parents Rezeau prennent soin de donner un enseignement catholique à leurs enfants et n’engagent que des prêtres comme précepteurs (deux apparaissent dans le film, mais Bazin signale qu’il en y a eu près d’une demie douzaine en tout: les enfants finissent d’ailleurs par leur affubler des numéros ; le rigoriste abbé Traquet est ainsi B VII dans le roman…). Jacques Rezeau ne lit que La Croix, organe très officiel de l’Église catholique en France (ce journal s’est distingué au siècle précédent par un antisémitisme virulent, en particulier à l’époque de l’affaire Dreyfus). On pratique aussi la confession publique familiale, au cours de laquelle les fils Rezeau comparaissent devant leurs parents et l’abbé (on en voit quelques exemples dans la dernière partie du film…). Enfin, on va jusqu’à découper l’image du Christ des pages du journal pour ne pas souiller l’image de Dieu lorsqu’on se rend aux toilettes…
La famille est persuadée d’appartenir à l’élite à la société : Jacques Rezeau entreprend d’expliquer à ses enfants qu’ils font partie de « la bourgeoisie spirituelle », c’est à dire celle de l’esprit, autant dire la plus prestigieuse. Dans le roman, Bazin détaille les idées de son père, en précisant les autres catégories bourgeoises, bien évidemment inférieures au point de vue social : la bourgeoisie des professions libérales, la bourgeoisie financière (à laquelle appartient la famille de Folcoche, les Pluvignec), la bourgeoisie commerçante. Le peuple n’est que brièvement évoqué et décrit comme « un magma d’existences obscures et désagréablement suantes »…
Cette famille adopte quasiment les idées et les préjugés du milieu aristocratique de l’Ancien Régime. Comme l’indique Jacques à sa sœur Thérèse, il n’est pas vraiment concevable qu’il se mette à travailler (comme il est écrit dans le roman d’Hervé Bazin, « le travail salarié n’apparaît pas comme tellement honorable »). En d’autres termes, on a l’impression que gagner sa vie à « la sueur de son front » serait une manière de déroger à son statut social. De même, Monsieur Rezeau n‘envisage pas non plus de vendre les terres reçues en héritage, « des fermes qui sont depuis cent ans dans la famille ». La famille est aussi très attachée à garder ses petits privilèges, qui témoignent de son influence dans la région : en particulier, les Rezeau veulent absolument conserver l’indult, c’est à dire le droit de pouvoir entendre la messe à domicile, y compris le dimanche…Un droit d’autant plus précieux qu’il leur permet de se distinguer des autres grandes familles catholiques du coin…. Les Rezeau sont aussi particulièrement fiers de leur demeure , La Belle Angerie, que Bazin décrit dans son roman, comme « le prototype des faux châteaux chers à la vieille bourgeoisie » : ce pseudo-manoir comporte « nombre de pièces inutiles, proportionnel à celui des hectares sur lesquels s’étend la domination de leurs redevances et de leurs chasses ». Même le goût prononcé de Jacques Rezeau pour la chasse peut être considéré comme une manière de vivre « comme un seigneur», quand les nobles avaient le monopole de cette activité (on peut d’ailleurs remarquer que le seul moment où il tient tête à sa femme se situe au retour d’une fructueuse partie de chasse…). Dans leur « château », les Rezeau mettent un point d’honneur à organiser une fois par an, une grande fête à laquelle sont conviés « le ban et l’arrière-ban de la famille, un défilé de bien pensants sous une pluie battante d’eau bénite» , histoire de rappeler à tous leur influence et même s’ils doivent faire des sacrifices. D’ailleurs, le précepteur ne comprend pas pourquoi les parents Rezeau engagent des dépenses aussi considérables alors que leurs enfants sont si mal habillés…Jean répond hypocritement à l’abbé : « nous ne sommes pas riches, nous devons tenir notre rang au moindre frais »….
Au point de vue politique, ce milieu reste très conservateur et ne s’est rallié qu’avec réticence à la République. Les Rezeau sont fondamentalement hostiles à la Révolution française et aux idées des Philosophes du XVIII°. Dans le livre, Bazin évoque la haine de ces milieux à l’encontre d’Édouard Herriot, important homme politique radical de l’entre deux guerres, qui fut ministre et président du conseil dans plusieurs gouvernements : celui-ci ose contrer l’influence de l’Eglise catholique, notamment dans le domaine de l’éducation. Depuis le début du siècle, Le mouvement qui séduit cette bourgeoisie bien pensante est celui de l’Action française, dont l’idéologie antisémite et antirépublicaine leur convient parfaitement. Mais ce milieu très catholique doit s’incliner, peut-être à contre cœur , quand le Vatican attaque ces idées extrémistes : en 1926, le Pape condamne formellement les thèses de Charles Maurras et interdit même l’année suivante aux fidèles d’adhérer à ce mouvement ou de lire l’Action française…A plusieurs reprises, Jacques témoigne de ses idées conservatrices : il fait allusion à « l’affreux Voltaire », considère que les instituteurs sont des « bolcheviks » D’ailleurs, il n’est visiblement pas question pour les Rezeau de confier leurs enfants à cette école républicaine « d’où l’on a chassé Dieu »…De ce point de vue, les prêtres engagés comme précepteurs par les Rezeau semblent offrir toute garantie : Jean s’amuse lorsqu’il s’aperçoit que son frère écrit Petrograd et non Leningrad sur la carte de la Russie, un changement qui n’est visiblement pas du goût de leur maître…

Un monde en crise…
Mais, malgré son arrogance, ce milieu est alors en crise : comme dans le reste de l’Europe, la bourgeoisie rentière en France n’a plus le même niveau de vie qu’avant-guerre. Ses rentes sont notamment affectées par l’inflation permanente qui se développe pendant et après le conflit. Dans la famille Rezeau, le déclin a sans doute même commencé avant les années 1920. Il est très clair que Jacques a conclu un mariage d’intérêt avec Paule Pluvignec, qui lui apporte une dot de 300 000 francs-or : comme l’écrit Bazin, cette rente permet à Monsieur Rezeau de faire « figure de nabab jusqu’à la dévaluation Poincaré ». De fait, cette grave crise financière des années 1920 touche surtout les classes moyennes, et Jacques avoue à sa sœur que l’argent de sa femme suffit désormais tout juste à les faire vivre… . Ainsi, il est doublement dépendant de son épouse, à la fois psychologiquement et financièrement. Après la mort de la grand-mère, le retour des parents à la Belle Angerie marque le début d’une période d’austérité. Folcoche prend d’emblée plusieurs mesures drastiques d’économie : outre le report de l’installation de l’électricité, on mégote sur tout : plusieurs domestiques sont renvoyés (à la fin du film, la domesticité se réduit à Fine, la servante sourde et muette …), les enfants ne sont pas envoyés au collège des Jésuites, beaucoup trop cher pour le budget familial, les trois garçons se partagent le même costume le soir de la grande fête familiale…On vit en vase clos, loin de toute innovation trop coûteuse…A ce propos, le cinéaste et sa scénariste Olga Vincent ont inventé une séquence qui n’existe pas dans le roman : lors de leur visite à la tante Thérèse, Monsieur Rezeau et ses fils font connaissance d’une dynamique jeune fille américaine très émancipée , et sont initiés aux joies de la nouvelle danse en vogue, le Charleston. Les femmes sont habillées à la mode « garçonne » et affichent un comportement plus décontracté. Une manière de montrer qu’une autre vie existe ailleurs, plus libre et plus moderne, et que la bourgeoisie traditionnelle à laquelle appartiennent les Rezeau est en porte à faux dans son époque…(l’électricité n’est installée à la Belle Angerie que lorsque Jean quitte le domaine…)

Familles bourgeoises, je vous hais…
En tout cas, Jean assez clairement, s’oppose à sa mère aussi sur un plan presque politique. Il s’agit bien de contester les valeurs idéologiques de la famille Rezeau. Par exemple, lors que Brasse-Bouillon et ses frères profanent l’église du domaine de la manière que l’on sait, ils veulent surtout « renier le Dieu de leur mère » (ils étaient beaucoup plus sensibles au Dieu bienveillant de leur grand-mère…). De même, lors de sa fugue à Paris, le jeune Jean lit ostensiblement l’Humanité, journal socialiste bien sûr honni dans sa famille. Bazin écrit dans son roman comment il est passé ainsi de la révolte individuelle à la remise en cause des préjugés de son milieu : « je suis le choix de la révolte (…) Je suis la négation de leurs cris plaintifs à toutes les idées reçues (…), je suis un futur abonné de l’Humanité ».
Cela dit, l’attitude de Jean est parfois ambiguë : lors de sa fugue parisienne, il adopte très naturellement un ton paternaliste lorsqu’il s’adresse à des « gens du peuple » (en l’occurrence un ouvrier dans le métro ou la domestique de ses grands parents, qu’il interpelle familièrement : « mon brave », « ma fille »). Il n’est pas impossible que Jean garde quelque part trace de son éducation bourgeoise…
On peut d’ailleurs penser que le cinéaste éprouve au fond de lui-même une certaine tendresse pour ce monde en pleine crise de confiance…Comme il le dit dans l’entretien qui figure dans ce même dossier, « c’est un contexte que je connais un peu, étant moi-même issu de petite aristocratie (…) Les Rezeau sont représentatifs de cette bourgeoisie du XIX° siècle qui rêvaient de noblesse, ne pensait qu’à acheter une terre, faire ajouter une particule à leur nom, et si possible, caser leur fille à un noble. Fervents catholiques bien sûr et chaque génération tenait à avoir un prêtre dans sa descendance. Je n’ai pas de haine pour ce milieu, contrairement à Bazin. Sa révolte a été très violente, particulièrement envers son grand-oncle, René Bazin, dont il fait un portrait sanglant dans les premières pages du livre. ». Selon Olga Vincent, le réalisateur partage cette indulgence avec le romancier (« ce milieu des Rezeau, (Philippe de Broca) le connaît par cœur et comme Bazin au fond, il a une certaine tendresse pour ces gens là »).

Ainsi, Vipère au poing a aussi une dimension sociale qu’il ne faut pas négliger : même si on peut penser que de Broca atténue la férocité de la plume d’Hervé Bazin, l’évocation est bien là, d’une bourgeoise qui n’est plus si sûre d’elle-même. Et ce sont ses propres enfants qui vont mettre en cause les valeurs auxquelles elle tient tant. En quittant La Belle Angerie, le petit Jean ne quitte pas seulement une mère qu’il déteste : il s’éloigne aussi d’un monde en déclin…

Le cinéma noir aux Etats-Unis : l’indépendance introuvable

(cet article a été rédigé pour le dossier du film Do the right thing)

    Comme la communauté noire elle-même dans la société américaine, le cinéma noir a toujours eu du mal à trouver sa place dans le cinéma américain, et en particulier dans le système hollywoodien.
Jusqu’aux années 1920, un cinéma noir peut se développer, alors que la production et la distribution ne sont pas encore « verrouillées » par les « Majors » d’Hollywood. Cet essor correspond aussi à l’effervescence culturelle qui agite alors la communauté noire (dans la presse, le théâtre, la littérature, la musique…). Cette production de films noirs (« race films ») s’appuie aussi sur un réseau de plus de 700 salles, implantées dans le ghettos de toutes les grandes villes du pays. Dès 1918, E. Scott réalise Birth of a Race pour répondre au film de Griffith, Birth of a Nation et une première vague de réalisateurs noirs apparaît dans les années 1920. Le plus célèbre d’entre eux est Oscar Micheaux, dont la carrière s’étend de 1919 à 1948 (il réalise une trentaine de films, dont le fameux Body and soûl avec Paul Robeson en 1924).
Mais ce premier cinéma noir se heurte à plusieurs difficultés. D’abord, son message est encore calqué sur les films blancs : on y parle de mélodrames, d’aventures amoureuses : les personnages ont souvent la peau bien claire, comme pour les rendre plus « acceptables », et s’avèrent être de bons pères de famille chrétiens (il existe bien sûr des exceptions comme Lynchage de Micheaux). Les petites compagnies noires sont incapables de suivre financièrement, quand le parlant apparaît au début des années 1930 : les coûts de production pour l’équipement des studios sont bien trop élevés. Enfin, les grands studios réalisent tout le parti qu’ils peuvent tirer de l’utilisation des personnages de Noirs. Sans craindre les stéréotypes racistes, plusieurs films de cette époque présentent des Noirs « gais et artistes », qui sont cantonnés dans des rôles d’amuseurs ou de domestiques (en 1939, Hattie Mac Daniel obtient l’Oscar du meilleur second rôle, pour sa prestation dans Autant en emporte le vent). Parfois les Noirs sont même les personnages centraux du film (Halleluyah de King Vidor en 1929), en particulier quand l’histoire est censée se dérouler dans le milieu musical (Stormy weather d’A. Stone en 1943).    C’est à cette époque que quelques acteurs noirs parviennent à s’imposer, comme Lena Horne, Heddy Lamarr café au lait », Dorothy
Dandridge, et quelques musiciens de jazz (Louis Armstrong, Count Basie, Duke Ellington…).
Dans l’après guerre, le climat politique sur les problèmes raciaux change, surtout dans les années 1960, et Hollywood doit s’adapter, en faisant évoluer ses personnages noirs. Plusieurs réalisateurs blancs progressistes tiennent à évoquer la condition difficile des Noirs aux États-Unis et prônent la tolérance raciale. Parmi les plus marquants, John Cassavetes (Shadows en 1960), Norman Jewison (In the heat of the night en 1967), Stanley Kramer (Pressure Point en 1962, Guess who’s coming to dinner en 1967). L’acteur fétiche de cette période est Sidney Poitier, qui tourne dans une quarantaine de films et qui est le premier Noir à obtenir l’Oscar d’interprétation masculine en 1963 (il réalise quelques films dans les années 1970). Comme il le dit lui-même, « les Noirs pendant longtemps, ont dû se contenter au cinéma des rôles de servantes effarées, de chauffeurs de maître ou de danseurs de claquette. Je ne veux accepter que des rôles qui inspirent fierté aux spectateurs noirs et qui imposent aux spectateurs blancs, l’image d’un Noir estimable dont l’autorité morale remet en cause les préjugés ». Poitier apparaît bien comme le héros noir intégrationniste des années 1960, tour à tour médecin, avocat, cadre…, comme dans No way out de J.L. Manckiewicz en 1950, où il incarne le docteur Brooks : « ni Oncle Tom, ni militant, il reste non-violent en dépit des provocations : il est évidemment supérieur en termes de compétence et d’habilité. Mais si l’image du Noir dans ces films est ainsi valorisée, par contre, Hollywood bute toujours sur la représentation des rapports sexuels interraciaux, sujet encore trop délicat pour être porté à l’écran. Les héros noirs, et Sidney Poitier entre autres, apparaissent comme asexués et d’une chasteté peu crédible.
Les années 1970 voient l’apparition d’un style original et très controversé, la « Blaxpoitation » (c’est à dire Black + Exploitation). Par ce terme, on entend qualifier un genre bien particulier : des films joués et réalisés par des Noirs, mais tournés avec les méthodes et le soutien des grands studios d’Hollywood… Ce sont en général des films d’action, souvent policiers, mettant en scène des héros noirs, « supermâles » (bucks), violents et décidés, comme Shaft ou Superfly (ces rôles ont été souvent incarnés par l’ancien joueur de football Jim Brown) : il existe même une version féminine du personnage : Coffy, la panthère noire de Harlem, interprétée par Pam Grier. Les metteurs en scène sont des Noirs, dont les plus connus sont Gordon Parks (qui réalise la série des Shaft), Ossie Davis (Cotton cornes in Harlem en 1970) et Melvin Van Peebles, véritable précurseur du genre avec Sweet Sweetback’s Baadassss song en 1971. Par contre, la production et la distribution restent contrôlées par les grands studios, séduits par le succès populaire des premiers films du genre (à l’exception notable de Van Peebles qui assure lui-même le financement de son film) : cet investissement va s’avérer rentable, et la MGM peut se renflouer parés une période de crise, grâce à la série des Shaft réalisée par Gordon Parks. Pour ces metteurs en scène, il s’agit de valoriser l’image du Noir, en présentant « des héros noirs qui disent non, se sauvent et … réussissent leurs fuites ». Van Peebles dédit son film à « tous les frères et sœurs qui en ont assez de l’Homme »(c’est à dire du Blanc) (To all brothers and sisters who had enough of thé Man). Il raconte d’ailleurs que son film a surtout été apprécié par les Noirs les plus pauvres et les  Black Panthers, mais détesté par la bourgeoisie noire en voie d’intégration. Cependant, il n’est pas évident que ces sous-entendus politiques aient été clairement perçus : en tout cas, à la fin des années 1970, le genre disparaît de lui-même après quelques échecs notoires (Wizz de S. Lumet en 1978). Comme le remarque le cinéaste Larry Clarck, « les réalisateurs noirs de cette époque ont été jetés comme des assiettes sales… » La génération suivante de cinéastes noirs peut être considérée comme la première réellement indépendante du système hollywoodien, ces cinéastes des années 1970 (William Greaves, Charles Lane, Charles Burnett, Larry Clark…) ont en commun une formation universitaire (UCLA, Yale, American Film Institute,… ) où ils ont pu côtoyer les étudiants radicaux de cette époque) et aussi d’être souvent politisés (Larry Clark ne cache pas son appartenance au Parti communiste américain). Ils s’affirment d’abord en s’opposant aux images du Noir, telles qu’elles existaient avant eux. Ils dénoncent à la fois le stéréotype du Noir intégré « à la Sidney Poitier » (comme le dit Clark « pour être respecté, il doit être 20 000 fois mieux qu’un Blanc ») et au « supermâle », genre Shaft (Clark encore regrette « le contenu très pauvre de ces films qui utilisent des recettes comme le sexe et la violence »). Ces « cinéastes du ghetto » veulent raconter eux-mêmes leur propre histoire : ils tiennent à ancrer leurs personnages dans la réalité sociale que subissent les Noirs américains. Leurs films sont souvent à mi-chemin entre le documentaire et la fiction et ils tournent la plupart du temps en décors naturels, avec des acteurs non-professionnels (par exemple, Bush Marna de Haile Gerima en 1974, Killer of Sheep de Charles Burnett en 1977…). Pour assouvir leur besoin d’indépendance, ils cherchent à assurer le contrôle total de leurs films, et en particulier la production…
Mais justement, ces réalisateurs ont rencontré d’énormes difficultés pour financer et distribuer leurs films. Beaucoup ont investi leurs propres fonds (Charles Lane réunit l’argent en jouant au billard et poker…) et certains n’ont jamais pu réaliser plus d’un film, celui de fin d’études… Les difficultés matérielles qu’ils rencontrent les ont amenés à être solidaires entre eux : le metteur en scène d’un jour peut devenir caméraman le jour suivant, dans le film d’un ami… Les circuits de distribution contrôlés par les Majors leur sont pratiquement fermés et ils doivent se rabattre sur des réseaux parallèles (écoles, musées, bibliothèques…). Cette génération militante est un peu une « génération sacrifiée » : si les films de ces cinéastes son souvent audacieux et originaux (Passing through de L. Clark en 1977, les films de Haile Gerima…), leur audience a souvent été limité, même au sein de la communauté noire.
La génération de Spike Lee, qui s’affirme presque 20 ans après, reprend à son compte certaines des idées que nous venons d’évoquer. Mais surtout, les cinéastes des années 1990 vont, eux, connaître le succès. Comme le dit Spike Lee lui-même, « il n’y a pas de meilleure époque pour être un cinéaste noir ». L’année 1991 semble avoir été une période particulièrement faste : près d’une vingtaine de films sont réalisés par des metteurs en scène noirs (soit plus que dans toute la décennie précédente), et certains obtiennent une large audience : New Jake City de Mario Van Peebles, Rage in Harlem de Bill Duke, Boyz’n the Hood de John Singleton, Straight our Brooklyn de Matty Rich, Hollywood shuffle de Robert Townsend, Sidewalk stories de Charles Lane… La plupart de ces réalisateurs reconnaît le rôle essentiel de Spike Lee, considéré comme chef de file de ce mouvement. Van Peebles avoue : « sans Spike Lee, je ne serais pas là aujourd’hui : son talent a ouvert la voie à d’autres ».
Cette génération est sans doute moins politisée que la précédente et elle revendique des influences cinématographiques très variées. Spike Lee lui-même dit avoir apprécié les films des libéraux blancs comme Norman Jewison, ceux des cinéastes noirs de la « Blaxploitation » (même s’il regrette que la production soit restée aux mains des Blancs), et aussi de ses contemporains blancs comme Martin Scorsese. Les réalisateurs noirs actuels ne sont pas insensibles aux thèses de l’Afrocentrisme et, comme leurs aînés, ils veulent parler des problèmes noirs à la manière noire (« des stars du ghetto pour le ghetto ») Ils s’indignent quand des réalisateurs Blancs prétendent représenter le monde des Noirs (par exemple, le film de Spielberg, La couleur pourpre, est très critiqué) : Spike Lee s’est aussi violemment opposé au projet de Norman Jewison, qui voulait porter à l’écran la vie de Malcom X… Comme on le sait, il finira par obtenir gain de cause auprès des studios. Comme ceux qui les ont précédé, les réalisateurs noirs refusent l’image du Noir « bien peigné » des années 1960 et le « supermâle » des films de la « Blaxploitation » : ils tentent de donner une image plus juste de la femme noire, jusque là bien « maltraitée », même dans le cinéma noir… Il n’est plus question de vanter les prouesses sexuelles de « super-héros » noirs, alors que tant de filles du ghetto sont enceintes à 14 ans et que beaucoup d’enfants ne connaîtront jamais leur père.
Il n’est sans doute pas indifférent que ce renouveau du cinéma de « dénonciation » apparaisse à la fin des années Reagan-Bush, à une époque où les Noirs sont complètement oubliés, ou plus exactement ignorés, des gouvernements républicains et de la majorité blanche… Certes, le succès des films interprétés par Eddie Murphy (48 heures, Un fauteuil pour deux, Le flic de Beverly Hills) montre que le public blanc ne craint plus d’admirer des vedettes noires (dans la veine comique, Bill Cosby et Richard Pryor s’imposent également). Mais l’image du Noir incarnée par Murphy est encore dévalorisante : son personnage est astucieux, il fait enrager les Blancs, mais il reste un faire-valoir pour son partenaire blanc (le coriace Nick Nolte doit toujours remettre de l’ordre après le passage de Murphy…). En aucun cas, ces films ne rendent compte de la situation réelle des Noirs en ces années 1980.
En tous cas, cette génération de cinéastes réussit là où ses aînés avaient échoué : monter des œuvres ambitieuses, sans compromis, en toute indépendance… et avec les moyens suffisants. Le producteur Hudlin se réjouit : « Pour la première fois, la qualité d’auteur et le contrôle créatif nous appartiennent vraiment », et Spike Lee peut affirmer : « II est possible de faire des films artistiquement ambitieux dans le système hollywoodien. C’est peut-être très difficile mais j’en suis la preuve vivante : c’est faisable ». Mais ces réalisateurs restent lucides sur le soutien que leur apportent les studios. Ces grandes compagnies ne s’intéressent au cinéma noir que quand elles constatent le succès de quelques films noirs indépendants réalisés à la fin des années 1980 (She’s gotta have it, de Spike Lee, a coûté 175 000 dollars et rapporté 7 millions en Amérique du Nord ; avec un budget de 200 000 dollars, Hollywood shuffle a ramassé pour 5 millions de bénéfices…). Aussi, certains Majors investissent dans ces jeunes talents si prometteurs : Columbia permet à John Singleton de réaliser Boyz’n the hood et Warner accepte les conditions de Spike Lee pour porter à l’écran la vie de Malcom X (budget de 35 millions de dollars, film de trois heures et dix minutes… Ces cinéastes ont conscience de la précarité de leur situation. Comme le dit le producteur noir Underwood, « la porte ne s’ouvre que dans un intervalle limité : il faut se dépêcher de s’y faufiler afin de profiter de l’engouement actuel : nous bénéficions de l’effet de mode mais pas pour très longtemps ». Le réalisateur Matty Rich voit les choses de manière plus politique : « Hollywood ne tient pas à nous voir trop nombreux. Le système n’est pas conçu pour que nous soyons une force prépondérante ».
Les attitudes devant ce problème sont diverses : Spike Lee se prend à rêver de circuits de production noirs, qui leur garantirait l’indépendance… La plupart veulent élargir les sujets abordés, « en sortant du ghetto » pour essayer de toucher un public plus large (même si les Noirs représentent 25 % du public total, seul Eddie Murphy et Spike Lee réussissent le « cross-over« , c’est-à-dire à être populaires auprès de tous les spectateurs). Spike Lee lui-même ne veut pas se consacrer uniquement aux problèmes sociaux et a annoncé son intention de se diversifier… Cette génération est sans doute aussi moins solidaire que la précédente. Singleton remarque « qu’il n’y a pas vraiment de mouvements de cinéastes noirs, comme il y a eu par exemple la Nouvelle Vague en France ». Les moins politisés pourraient donc être tentés de se laisser récupérer par Hollywood…
Ce problème est au cœur du débat pour les metteurs en scène noirs. Le succès obtenu par Spike Lee et par d’autres leur a permis, pour un temps, d’imposer leurs conditions aux studios. Mais ce soutien risque de faire défaut dès que l’audience de leurs films va faiblir… D’autant que le risque politique n’est pas négligeable (des émeutes sanglantes ont éclaté aux sorties de New Jack City et Boyz’n the Hood). Dans un contexte aussi libéral que les États-Unis, le pari d’un cinéma noir indépendant est loin d’être gagné.

Do the right thing : une journée particulière à Brooklyn

Do the right thing, un film de Spike Lee

États-Unis, 1 heure 59, 1989

Interprétation : Spike Lee, Danny Aiello, Ossie Davis, Rubie Dee, John Turturo, Giancarlo Esposito

Synopsis :

   Do the right thing : pour Sal,  cela consiste à ouvrir chaque matin sa fameuse Pizzeria et à vendre un maximum de ces spécialités économiques mais hautement bourratives qui font sa gloire depuis vingt ans : pour Mookie, le livreur de Sal, c’est vivre au jour le jour et en faire le moins possible. Pour Da Mayor, un brave et débonnaire poivrot, c’est échanger des considérations philosophiques avec son voisinage. Pour Mother Sister, c’est commérer à en perdre haleine au milieu d’une cour de fidèles. Pour Mister Senior Love Daddy, le DJ de la station WE-LOVE, c’est programmer des airs sympas qui font danser les jolies minettes de Bedford-Stuveysant. Pour Radio Raheem, c’est inonder le quartier de musiques tonitruantes ; pour l’activiste Buggin’ out, c’est éveiller la conscience politique de ses frères noirs. C’est faire monter d’un degré la température déjà torride New York et qui ne cesse de grimper au fils des heures…

    Dans Do the right thing, Spike Lee rend compte de la vie des habitants du quartier de Brooklyn, le temps d’une journée particulièrement chaude de l’année, dans tous les sens du terme…

Une galerie de portraits
Le cinéaste présente d’abord une galerie de portraits représentative de cette mosaïque de communautés qu’est devenue la population new-yorkaise. Spike Lee brosse le portrait de plusieurs personnages de la communauté noire, dont les opinions reflètent bien l’éclatement idéologique évoqué par ailleurs . Le « Maire » est l’image du Noir prêt au compromis, peut-être parce qu’il en a trop vu. Smiley est comme la mémoire des luttes passées : il porte toujours sur lui des photos de Martin Luther King et de Malcom X, mais son bégaiement rend son message ambigu, à la fois tragique et dérisoire. Buggin’ out est l’archétype de l’activiste, défenseur vigilant de l’orgueil de la race noire. Radio Raheem incarne l’amateur de Rap, mais dans sa version radicale, genre « Public Ennemy »  : il parle peu mais s’impose par la puissance de son « ghetto blaster » (littéralement « souffleur de ghetto », énorme radio-cassette qu’il trimballe partout à bout de bras). Mook est un personnage moins typé, mais plus représentatif de la majorité de la communauté. Comme le dit Spike Lee, il est « un peu paresseux », pas très engagé, mais tout de même sensible au discours afro-centriste : lors de sa discussion avec Pino, il lui affirme que « les Noirs ont créé la civilisation », allusion aux thèses de cette tendance. Dans le même ordre d’idées, le DJ Mister Senor Love Daddy se lance dans l’énumération de tous les grands musiciens noirs du siècle, véritable hommage à leur contribution à la musique américaine. Tous les genres possibles sont évoqués : le blues (Muddy Waters), le negro spiritual (Mahalia Jackson), le jazz (de Count Basie aux frères Marsalis, en passant par John Coltrane, etc.) les variétés (Stevie Wonder), le rap (Chuck D.) le reggae (Bob Marley)… Cette reconnaissance de la valeur de la musique noire américaine est une idée chère à Spike Lee, dont le père est musicien de jazz, et dont le film suivant a justement porté sur ce sujet (Mo better blues). Les groupes de jeunes Noires (Ella, Ahmad…) qui passent leurs journées à bavarder sur le perron des maisons semblent être là pour nous rappeler l’importance du chômage qui frappe cette tranche d’âge… Les femmes noirs (Jade, Mother-Sister…) ont aussi une place particulière, ce qui correspond bien à une réalité : dans la grande majorité des cas, elles sont devenues les vrais « chefs de famille » dans la communauté », alors que les pères sont soit absents, soit défaillants (Mook se fait remettre à sa place par Tina sur ce sujet).
Les autres minorités sont aussi présentes, même si elles occupent moins de place. Ainsi, Tina, l’amie de Mook, et un groupe de jeunes hommes, représentent la communauté portoricaine ; le couple de Coréens qui a repris l’épicerie et qui maîtrise encore mal l’anglais symbolise les immigrés asiatiques de fraîche date… Les Blancs sont peu nombreux et surtout incarnés par Sal et ses deux fils Pino et Vito, italo-américains et fiers de l’être : les autres Blancs ne font que passer sur l’écran, pour en être assez vite expulsés…

Les 3 unités
Pour décrire les rapports entre ces différents personnages, Spike Lee choisit de resserrer son scénario en respectant la règle des trois unités, de lieu, de temps et d’action.
Presque tout le film se déroule dans un décor unique : un carrefour de « Bed-Stuy » c’est à dire « Bedfort-stuyvesant« . Ce quartier se situe dans Brooklyn, un des trois grands ghettos de New-York et ses ghettos) : avec Harlem, le plus important, et le Bronx, ces trois secteurs regroupent 800 000 personnes. Comme Harlem, ces quartiers ont autrefois été résidentiels (jusqu’aux années 1920), et se composaient de petites maisons bourgeoises : mais, une fois les classes moyennes parties vers les banlieues et remplacées par une population beaucoup plus misérable, ces logements n’ont plus été entretenus… L’action du film se concentre à ce carrefour, autour duquel se trouvent la pizzeria de Sal, l’épicerie des Coréens, une grande fresque murale, le mur rouge devant lequel trois Noirs bavardent à longueur de journée. Dans les rues adjacentes, sont situés les logements de Mook, Tina, Mother-sister, et la situation de Radio WE-LOVE. Ce quartier est bien délimité aussi dans les têtes : les habitants du ghetto ont du mal à s’en éloigner et leurs pas les ramènent toujours à ce même carrefour. Ils acceptent mal les intrus, surtout quand ils sont blancs…L’homme qui passe en voiture ou celui qui a souillé les « Nike » de Buggin’out, et qui ose s’installer dans CE quartier, sur CE côté de la rue… De même, la population du ghetto ne supporte pas non plus les interventions des forces de l’ordre : quand le policier demande aux gens de rentrer chez eux, lors de l’émeute finale, Mook rétorque que ; justement, « ils sont chez eux »…
L’action est aussi concentrée sur une seule journée, une de ces très chaudes journées d’été comme en connaît New-York (près de 38° dans le film) : le film commence et se termine par la voix du DJ à la radio, qui réveille les habitants du quartier en leur annonçant la météo du jour. Apparemment, une journée qui va ressembler à toutes les autres… L’intrigue du film tourne autour de la pizzeria de Sal, et surtout de son « Mur de la gloire  » (« Wall of fame« ) où sont affichées les photos de célébrités italo-américaines (Joe di Maggio, Frank Sinatra, Al Pacino, Robert de Niro…). Dès le matin, Buggin’out s’indigne de l’absence de « frères » noirs (il réclame des portraits de MalcomX, Nelson Mandela, Michael Jordan,…) sur le mur, en faisant remarquer à Sal qu’il vit surtout de LEUR clientèle… Expulsé sans trop de ménagement de la pizzeria, il va passer sa journée à ruminer sa vengeance et à organiser le boycott du restaurant de Sal, avec d’ailleurs un succès mitigé : ce n’est qu’à la fin de la journée qu’il rallie à sa cause Smiley et Radio Rahem, qui ont -eux aussi- un compte à régler…
Mais le rythme de l’action est d’abord assez lent, comme anesthésié par la chaleur suffocante qui règne (de nombreuses scènes sont destinées « à faire transpirer le spectateur »). Cette ambiance est trompeuse : les prises de bec sont incessantes entre les personnages, le ton montre très rapidement : tout le long de la journée, les petits incidents et les disputes se multiplient. Et se réduisent souvent à des insultes, les plus vulgaires possibles (seuls le « Maire » et le DJ essaient de « calmer le jeu », et de faire retomber la tension qu’ils sentent monter irrésistiblement).

La fin du « Melting-pot »
L’histoire racontée par Spike Lee est sans doute bien banale dans les ghettos. Mais surtout, elle lui permet d’exposer sa vision des rapports entre communautés. Les liens entre Noirs et Portoricains sont rapidement évoqués : certes, des conflits existent (Radio Raheem s’oppose aux Portoricains, par radio-cassettes interposées ; Mook s’énerve quand sa « belle-mère » parle espagnol…) Mais une alliance de fait existe : lors de la bagarre finale, Noirs et Latinos se retrouvent pour piller ensemble la pizzeria de Sal et faire front devant la police. Les rapports entre Coréens et Noirs sont ambigus. ML s’exaspère devant la réussite commerciale Coréens mais Sweet Dick Willis lui rappelle qu’ils sont eux aussi des immigrés « descendus de leurs bateaux ». Lors de l’émeute, l’épicier coréen provoque la stupéfaction de ses assaillants en affirmant « qu’il est noir » (« Me Black »), afin qu’ils comprennent qu’ils sont tous du même côté… Cette description est sans doute trop optimiste : sans même parler des émeutes de Los Angeles de 1992, les Noirs ont mené des campagnes de boycott contre les commerces coréens tout au long des années 1980. Mais le sujet qui intéresse surtout Spike Lee est celui des rapports entre Noirs et Blancs, surtout représentés par la famille de Sal. Pino est le personnage raciste le plus typé et ses invectives contre les Noirs sont constantes (« ce sont des animaux »…) Mook n’a pas de mal à mettre le doigt sur ses contradictions, quand Pino « justifie » péniblement son admiration pour Magic Johnson ou Eddie Murphy… Les deux autres membres de la famille semblent plus ouverts. Vito, le fils cadet se lie d’amitié avec Mook mais c’est surtout le personnage de Sal qui est le plus approfondi. Au début du film, il est présenté comme un « libéral » : il affirme « qu’il n’a jamais eu d’ennuis avec ces gens-là », « qu’ils ont grandi avec ses pizzas et en est fier ». Il multiplie les petits gestes, envers le « Maire » ou Smiley. Son attitude à l’égard de Mook est paternelle et il le sermonne comme le ferait un père : il n’est pas non plus insensible aux charmes de Jade… Mais, « sa vraie nature » se relève brutalement à la fin du film, quand il s’emporte contre Radio Raheem en le traitant de « nigger » . Cet antagonisme Noirs contre Blancs prend un sens particulier, du fait que ces derniers sont des Italo-américains : c’est à dire une minorité tout aussi mal accueillie que les Noirs, quand elle est « descendue du bateau » au début du XX°. Mais, à la différence des Noirs, ces Italo-américains estiment avoir réussi leur intégration, comme en témoigne le « Mur de la Gloire » de Sal… En ce sens, c’est encore une provocation car il semble rappeler aux Noirs, leur incapacité à réussir dans la société américaine (dans son  livre Le destin des immigrés, Emmanuel Todd estime qu’aux États-Unis, l’intégration des minorités s’est faite « sur le dos » des Noirs).
Ainsi, Spike Lee ne laisse aucun espoir quant à la réalité du « melting-pot » : dans une séquence étonnante, les représentants des différentes communautés déversent une litanie d’insultes racistes contre une autre minorité… Tableau bien pessimiste, qui trouve son aboutissement logique dans la scène finale : l’émeute est comme la libération de toutes les tensions accumulées pendant la journée, elle est annoncée par toute une série d’incidents mineurs en apparence, mais qui, selon Spike Lee, est significative pour un habitant du ghetto. La violence s’aggrave après l’arrivée des forces de police, qui interviennent avec leur brutalité habituelle. La colère des Noirs est d’autant plus forte que cette répression s’abat toujours du même côté et qu’elle est parfois le fait de policiers noirs. L’émeute ne dure pas très longtemps, et une fois la colère retombée, tout semble reprendre comme avant , sans qu’aucun problème de fond ne soit même abordé : le maire de New-York veut créer une commission d’enquête, mais comme le dit Mister Senor Love Daddy, les autres journées de l’été pourraient aussi être chaudes.
A propos de ce film, Spike Lee s’est vu reprocher d’avoir fait un tableau incomplet et même complaisant de la vie dans les ghettos. Ainsi, l’aspect « propret » des rues de Brooklyn tel qu’il apparaît dans le film, ne correspond pas aux images « ordinaires » des quartiers noirs. De même, aucune allusion n’est faite à la drogue, qui est pourtant un des problèmes essentiels des ghettos (le crack en particulier, très bon marché, est devenu la drogue des plus pauvres : il fait l’objet d’un trafic très rentable et il est notamment consommé parmi les Noirs). Spike Lee se défend vigoureusement et il affirme avoir voulu resserrer son propos, pour éviter que l’attention du spectateur ne soit détournée. Il a consciemment refusé toute « noirceur exotique » et considère que la drogue est un problème trop important pour être traité « à la légère » (II a promis d’y consacrer tout un film, pas encore tourné à ce jour).
De même, Spike Lee évite d’évoquer les rapports entre Noirs et Juifs, sujet pourtant sensible à Brooklyn. Les liens entre les deux communautés sont devenus franchement détestables (les Juifs du quartier sont des orthodoxes et les dirigeants noirs, comme Jackson ou Farrakhan affiche des options pro­ palestiniennes, quand ils ne font pas des déclarations antisémites) . Cet antagonisme a d’ailleurs dégénéré en août 1991 : 4 jours d’émeute ont opposé Juifs et Noirs dans le quartier de Crown Heights à la suite de plusieurs incidents. En tout cas, ce sujet a dû paraître trop délicat à Spike Lee pour qu’il s’y risque, en plus en pleine année électorale (en 1989, les élections primaires démocrates pour la mairie de New-York voient s’affronter le noir David Dinkins et l’ancien maire Ed Koch, fils d’immigrés juifs polonais).
Si Spike Lee s’interdit de donner des leçons, il n’est pas neutre non plus et s’engage sur plusieurs points. D’abord, le film Do the right thing signifie sèchement que l’intégration des Noirs n’est pas possible à l’heure actuelle et même qu’elle n’est peut-être pas souhaitable. Spike Lee a expliqué par exemple qu’il n’avait pas voulu « d’heureux dénouement » (une réconciliation Sal-Mook…), qui aurait été, selon lui, « parfaitement absurde » vu la situation des Noirs aujourd’hui aux États-Unis. Pour lui, ils doivent impérativement se forger une identité culturelle et assumer leur « négritude » (dans le film, Buggin’ out recommande à Mook de « rester Noir »). La communauté d’ailleurs apprécie peu ceux qui seraient tentés de « trahir  » (on peut comprendre comme cela les remontrances que Mook adresse à sa sœur Jade, accusée de ne pas résister suffisamment aux avances de Sal).
Le film exprime aussi le sentiment diffus que les Noirs doivent « se prendre en mains en finir avec « le statut de victime ». Quand ML déplore la réussite insolente des épiciers coréens, Sweet Dick Willie lui rétorque : « avec vous les nègres, c’est toujours le même refrain ». Dans un entretien, Spike Lee explique « qu’on pourrait commencer par monter nos propres épiceries au lieu de râler contre les Coréens ». Peu de temps après, Ahmad est furieux contre le « maire » qui s’apitoie sur son sort : « c’est toi qui t’es mis dans cette situation : je respecte ceux qui se respectent »…
Dans son film, Spike Lee indique aussi clairement que pour lui, la violence des Noirs est compréhensible et même légitime quand les Blancs sont agressifs (il reprend complètement à son compte l’opinion de Malcom X sur ce sujet …) Comme il l’a expliqué, c’est l’atitude de Mook qui lui semble « politiquement correcte ». Sa prise de conscience est longue à venir, mais en jetant une poubelle dans la vitrine de la pizzeria, il fait « la chose juste » (« do the right thing« ) : la violence du geste est totalement justifiée par la mort inutile et injuste de Radio Raheem, comme Mook essaye de l’expliquer à Sal au lendemain de l’émeute. Finalement, une pizzeria dévastée (mais les assurances paieront) contre un jeune noir tué, on ne peut même pas dire que la balance est égale…
En tout cas, le cinéaste donne une dimension politique à son film. Dans la dernière séquence, Mister Senor Daddy pousse ses auditeurs noirs à s’inscrire sur les listes électorales, « car les élections municipales sont pour bientôt ». Quelques mois après la sortie de Do the right thing, David Dinkins est le premier Noir élu maire de New-York en novembre 1989 (il recueille les voix de la communauté mais aussi 30 % du vote blanc).
Le film de Spike Lee est aussi un constat sur l’état d’esprit de la communauté noire aujourd’hui : il montre l’effondrement du rêve de l’intégration, les difficultés qu’éprouvent les Noirs à se situer dans la société américaine. Que ce soit un cinéaste Noir qui ait réalisé Do the right thing peut déconcerter, parfois même agacer à cause de certains partis-pris : il donne au message du film une force singulière…

voir aussi Le cinéma noir aux EtatsUnis

Les aventures de Robin des Bois, un film de studio, d’aventure et plus encore…

Les aventures de Robin des Bois, un film de Michael  Curtiz et   William Keighley

États-Unis, 1 heure 42, 1938

Interprétation : Errol Flynn, Olivia de Havilland, Basil Rathbone, Claude Rains

Synopsis :

   En 1191, le Prince Jean règne sur l’Angleterre avec l’aide du cruel Guy de Gisbourne, alors que Robin des Bois affirme sa fidélité au roi Richard retenu prisonnier en Autriche…Le prince des hors la loi se rend au château de Nottingham, un cerf abattu sur les épaules et vient provoquer le prince Jean qui tente en vain de le faire tuer. Robin se cache dans la forêt de Sherwood avec ses hommes et s’empare d’un trésor convoyé par Guy de Gisbourne…Le Prince et Guy de Gisbourne organisent alors un tournoi d’archers pour attirer Robin des Bois, qui tombe dans le piège : il est arrêté et condamné à être pendu….

Robin des Bois
un film de studio, d’aventure et plus encore…

   Robin des Bois est l’un des films mythiques de l’histoire du cinéma, « qui a triomphé des modes et de l’oubli sans devoir pour autant se présenter sous l’infâme et grotesque étiquette rétro », comme l’écrit Olivier Eyquem, lors d’une précédente reprise. Le long métrage interprété par Errol Flynn concentre plusieurs des qualités du cinéma américain d’avant guerre : il est le produit presque parfait de  » l’usine à rêves » hollywoodienne ; il appartient à l’un des genres les plus populaires du cinéma, le film d’aventure ; enfin, le public a été sensible au « message » du film : quand l’autorité abuse de son pouvoir, il est juste de se rebeller…

Un film de studio
Robin des Bois est d’abord un film produit par l’un des plus grands studios d’Hollywood. la Warner Brothers, fondée en 1923 par 4 frères (Jack, Harry, Sam, Albert) est l’une des firmes qui dominent alors l’industrie du cinéma. Depuis les années 1930, les 5 plus grandes compagnies ( the big five : Paramount, MGM, Warner, 20th Century Fox, RKO ) contrôlent 75% du marché américain et chacune d’entre elles produit près de 50 films par an ( presque un par semaine…). Après la récession des années 1931-1934, le secteur est à nouveau florissant, grâce à l’importance du marché intérieur ( à l’époque, une famille américaine va au cinéma trois fois par semaine…) et à l’introduction de nouvelles techniques ( le parlant depuis la fin des années 1920, la couleur depuis les années 1930 ). La Warner n’est alors qu’au 4° rang des Compagnies les plus importantes, mais elle a réussi une percée remarquée en étant la première à réaliser des films sonores ( Le Chanteur de jazz avec Al Jonson en 1927 )et en produisant une série de longs métrages sur des thèmes sociaux…
Ces films sont produits par les studios selon des normes précises, car ils doivent respecter un impératif de rentabilité. Il est courant de présenter Hollywood comme une industrie et le vocabulaire même renvoie à celui employé dans les entreprises: le metteur en scène est un director ( comme un directeur du personnel…? ), et la troupe des acteurs est appelée le stock….L’organisation du travail est rationnelle est presque « taylorisée » . Chaque studio est divisé en départements très spécialisés ( scénarios, décors, costumes…) et soumis à des objectifs précis de productivité. Le souci des « Mogols » est d’assurer le succès de leurs productions en éliminant au maximum les risques d’erreur. Les studios s’en tiennent à des recettes éprouvées, que ce soit au niveau du choix des sujets ou de la distribution des rôles…Ils peuvent à l’occasion prendre des risques, mais ce sont souvent des risques calculés. Ainsi, il n’est pas rare que les jeunes acteurs se rôdent dans des films de série B avant d’être engagés sur des projets plus ambitieux : ce fut le cas pour des interprètes aussi célèbres que John Wayne…ou Errol Flynn…
Robin des Bois est aussi un film d’aventure, genre très populaire dans les années 1930 ( nous y reviendrons plus loin ). La réussite commerciale de plusieurs longs métrages confirme l’engouement du public pour ce cinéma d’évasion : l’Ile au Trésor de Victor Flemming ( 1934), Les Trois Lanciers du Bengale d’Henry Hattaway (1935), Les mutinés du Bounty de Frank Llyod ( 1935 ) sont parmi les plus connus. A l’époque où la Warner envisage de réaliser Robin, elle vient de produire avec succès Capitaine Blood (1935 ) mis en scène par Michael Curtiz et Olivia de Havilland…Le sujet a aussi déjà fait ses preuves : l’histoire du hors-la-loi de Sherwood avait été notamment porté à l’écran par Allan Dwann en 1922, avec comme interprète le fameux Douglas Fairbanks. Ce film muet, dont le budget était le plus important jamais connu, avait eu un immense succès.
Dès lors, la machine peut se mettre en marche : comme il est d’usage dans les studios, plusieurs scénaristes sont mis au travail sur la même histoire ( une douzaine pour Autant en emporte le vent...), avec des obligations précises de résultat ( en général, ils devaient écrire une vingtaine de pages par jour…). Pour Robin des Bois, le scénario fait l’objet de plusieurs versions successives entre 1935 et 1937. La première est l’œuvre d’un écrivain anglais Rowland Leigh, qui a déjà travaillé pour la Warner, sur La Charge de la brigade légère. Sur ordre du producteur Hal Wallis, l’auteur-maison Norman Reilly Raine, qui vient d’écrire pour La Vie d’Émile Zola, est chargé de réécrire le scénario ( il est assisté par Seton I. Miller pour les dernières corrections).
Le choix des acteurs est aussi mûrement réfléchi. En général, les studios n’attribuent les personnages principaux qu’à des vedettes confirmées et chaque firme puise dans ses propres « ressources ». De ce point de vue, la MGM est incontestablement la mieux pourvue, elle qui se flatte « de posséder plus d’étoiles qu’il y en a dans le ciel » (More Stars than there are in Heaven...): parmi les plus célèbres, on peut citer Clark Gable, Wallace Berry, Greta Garbo, Joan Crawford…La Warner ne compte que quelques vedettes comme Humphrey Bogart, Bette Davies ou James Cagney ( avec qui elle entre d’ailleurs en conflit..;). Aussi, la firme décide de donner le rôle principal au jeune Errol Flynn qui vient de faire ses preuves dans Capitaine Blood et qui de toute façon ne coûte pas trop cher au studio ( son salaire est encore relativement modeste…). L’acteur n’est pas apprécié pour l’excellence de son jeu mais pour ses qualités photogéniques. Hal Wallis précise : »ce n’était pas un admirable comédien, mais c’était un superbe animal masculin et son sex-appeal était évident (…) Il était une des rares personnalités dont la caméra tombe amoureuse… »Il est associé à la même partenaire féminine, Olivia de Haviland. Les seconds rôles sont sélectionnés avec le même soin. Les personnages de « Méchants » sont ainsi confiés à deux « spécialistes », Claude Rains (Jean Sans Terre) et Basil Rathbone (Guy de Gisbourne) qui partagent la même expérience théâtrale et la même origine britannique…Leur accent anglais, leur jeu expressif ont font d’utiles faire-valoirs.
Les équipes techniques sont composées de professionnels aguerris et certains d’entre eux ont déjà une certaine notoriété dans le milieu du cinéma. Des décorateurs comme Cedric Gibbons à la MGM ou Anton Grot à la Warner ont grandement contribué au succès des films auxquels ils ont collaboré. Dans le cas de Robin des Bois, une attention toute particulière est portée à la couleur ( c’est le premier film en Technicolor de la Compagnie…) et les duels sont réglés par le maitre d’armes d’origine belge Fred Cavens (il va participer à la plupart des films de cape et d’épée des années 1930). La partie musicale est confiée au compositeur autrichien, élève de Malher et de Puccini, auteur de l’Opéra la Ville morte et qui a déjà collaboré à deux productions de la Warner, Capitaine Blood et Le Prince et le Pauvre…La compétence de cette équipe technique est d’ailleurs récompensée puisque Robin des Bois obtient les Oscars du décor, de la musique et de la couleur…
Dans le système hollywoodien, le tournage est planifié avec précision. Les équipes travaillent une douzaine d’heures par jour et doivent produire trois minutes de film en une journée de travail. En moyenne, les prises de vue sont bouclées en 4 semaines. Le coût moyen d’une production dans les années 1930 s’élève à 400 000$. Les dirigeants sont obsédés par le problème des délais car tout dépassement entraine des dépenses supplémentaires ( les « états d’âme » de Gary Cooper lors du tournage de L’Extravagant M. Deeds coûtent 100 000$ à la Columbia…). Respecter le plan de travail est donc un impératif ( Jack Warner s’exclame : « je ne veux pas que ça soit bon, je veux que ça soit prêt mardi »…). Mais sur ce point, Robin des Bois est atypique : le tournage s’éternise de la fin septembre 1937 à la mi-janvier 1938 ( il excède de 38 jours le temps prévu à l’origine) et son coût est largement supérieur à un budget moyen de l’époque et aux dépenses prévisionnelles
( 1,9 millions de $ au lieu de 1,1 millions…). Les retards s’expliquent : les producteurs changent de réalisateur en cours de tournage et plusieurs séquences sont reprises ; surtout, ils ont voulu soigner le premier film en couleur de la Warner qui doit être une réussite technique irréprochable…

Le rôle du producteur
Dans ce dispositif, le système hollywoodien donne un rôle décisif aux producteurs : certains sont d’ailleurs passés à la postérité tant leur contribution aux films qu’ils ont produits a été essentielle : Irving Thalberg à la MGM, Darryl F. Zanuck à la Warner jusqu’en 1933, David O. Selznick à la RKO puis à la MGM…Le producteur délégué (executive producer) en charge d’un film particulier, peut intervenir à tout moment du projet, de l’élaboration du scénario jusqu’au montage final. Dans le cas de Robin des Bois, Hal Wallis a fait supprimer du scénario les scènes trop coûteuses ( dans les premières versions, il était ainsi prévu une séquence montrant l’attaque du château de Nottingham par les troupes de Richard Cœur de Lion et les hommes de Robin…) ou il en fait rajouter d’autres ( le couronnement fastueux de Jean sans Terre, ce qui permet d’utiliser au mieux les possibilités du Technicolor…). Pendant le tournage même, les producteurs n’hésitent pas à changer de metteur en scène s’ils l’estiment nécessaire ( pour Autant en emporte le vent, Selznick engage successivement George Cukor, Sam Wood et Victor Fleming…). Hal Wallis fait d’abord confiance à William Keighley, réalisateur maison qui a collaboré au Ben-Hur de Fred Niblo en 1924 (il était chargé de réaliser la fameuse séquence de la course de chars…) et qui a surtout déjà tourné trois films en couleur. B.Reaves Eaton s’occupe de la réalisation des scènes d’action..Mais au bout de deux mois, le producteur est déçu par le travail accompli : « malheureusement, les scènes d’action n’étaient pas convaincantes »..Il décide donc de désigner un nouveau metteur en scène, aussi de la Warner, Michael Curtiz, qui a déjà dirigé Errol Flynn, Olivia de Havilland et Basil Rathbone dans Capitaine Blood. Hal Wallis est satisfait du travail du réalisateur ( Curtiz tourne toutes les séquences d’intérieur, par exemple, celle du banquet des Barons normands, ou le fameux duel entre Robin des Bois et Guy de Gisbourne . Il reprend aussi certaines scènes d’extérieur…). Mais le producteur délégué intervient à nouveau quand il estime que le cinéaste dépense trop : »son unique défaut était le gaspillage. Il engageait des centaines de figurants pour des scènes filmées entièrement en gros plans.Je lui ai demandé de limiter les dépenses ce qu’il n’ a accepté qu’avec difficulté ». Enfin, les producteurs gardent la haute main sur le montage final (final cut) et les metteurs en scène les plus prestigieux comme Howard Hawks ou John Ford ont dû batailler pour arracher aux studios un droit de regard sur le résultat de leur travail. Orson Welles n’accepte de travailler à Hollywood qu’à la condition qu’on lui garantisse le contrôle du montage. Pour Robin des Bois, Hal Wallis supervise le travail et l’on sait qu’il est surtout appliqué à couper dans les séquences, pour donner ce fameux rythme « saccadé » qui était la marque de fabrique des films produits par la Warner.
Enfin, selon un système mis au point par Frank Capra, les films sont testés dans quelques salles où le public anonyme est convié à donner son avis ( ces séances s’appellent des previews ). D’après les réactions des spectateurs, le montage et parfois des séquences entières sont repris (il arrive qu’on propose au public deux fins différentes, et qu’on lui demande de choisir…). Les projections de Robin des Bois qui se déroulent en avril 1938 suscitent une adhésion enthousiaste, si bien que les retouches sont très limitées ( d’autant que l’accueil des critiques est aussi excellent…). Les résultats financiers immédiats ne furent pas à la hauteur des espérances et des investissements de la Warner mais le film qui est repris plusieurs fois, connait une carrière exceptionnelle et devient rapidement un des plus beaux fleurons du cinéma d’aventure ( c’est l’un des films préférés des GI pendant la seconde guerre mondiale).

Un film d’aventure
En effet, outre sa perfection technique, le succès de Robin des Bois s’explique aussi par le genre même du film. Ce cinéma d’aventure, qui s’inspire des grands romans populaires du XIX° siècle, apparaît dès les débuts de l’industrie cinématographique sous la forme des serials ( série des Nick Carter, des Rifle Bill, des Mystères de New-York ). Le genre est brillamment illustré à l’époque du muet par les films interprétés par Douglas Fairbanks ( Le signe de Zorro de Fred Niblo -1920-, Robin Hood d’Allan Dwann-1922-, Le voleur de Bagdad de Raoul Walsh-1924-, Le Pirate Noir d’Albert Parker-1926-). Mais l’âge d’or du film d’aventure se situe surtout dans les années 1930, en même temps que d’autres genres comme la comédie ( les Marx Brothers, WC Fields, Laurel et Hardy…) et la comédie musicale ( les films de Bubsy Berkeley, de Fred Astaire et Ginger Rogers…) : « le cinéma d’évasion, quoiqu’il tourne le dos à la crise économique, en est directement issu » (Jean-Loup Bourget) . Les studios développent ce type de production d’abord parce que le code Hays mis en place en 1930 les incite à la prudence dans le choix des sujets : évoquer le Moyen-Age ou la conquête coloniale de l ‘Afrique est moins risqué que de parler de sujets sociaux ou sexuels…On a aussi beaucoup dit que ces films « distrayants » permettait à un public touché par la crise d’oublier ses soucis quotidiens…Dans les Golden Diggers of 1933, les danseuses reprennent en chœur : « nous nageons dans l’argent… », une façon de conjurer le mauvais sort…
Les studios en tout cas exploitent le filon et chaque firme compte plusieurs cinéastes spécialistes du genre : Michael Curtiz bien sûr mais aussi Raoul Walsh, W.A Wellman, W.S Van Dyke, Richard Thorpe, Tay Garnett…Le film d’aventure respecte certains codes qui en principe garantissent le succès. Le cadre de l’action doit être exotique : le dépaysement peut être géographique ou historique et le plus souvent les deux à la fois : les spectateurs sont arrachés à leur grisaille de tous les jours et emmenés dans des contrées paradisiaques . L’Afrique ( la série des Tarzan, Les mines du Roi Salomon…) et l’Asie (Les trois lanciers du Bengale, La Charge de la brigade légère, Gunga Din ) sont les continents les plus visités…Certaines périodes historiques sont aussi privilégiées : le Moyen-Age (Robin des Bois, Ivanhoe, Les Chevaliers de la Table Ronde, Prince Vaillant), l’époque moderne et en particulier la longue série de films de pirates ( L’Ile au Trésor, Les Mutinés du Bounty, L’Aigle des mers, le Cygne Noir…), l’épopée coloniale de l’empire britannique ( notamment les films qui se déroulent en Asie déjà cités ). Après guerre, l’Antiquité est à la mode ( Terre des Pharaons, Alexandre le Grand, Spartacus ) : Les péplums bibliques, qui forment un sous-groupe à eux tous seuls, connaissent un succès particulier (Quo Vadis, Les 10 Commandements, Sanson et Dalila, Ben-Hur)…Quand le sujet du film est historique, le souci d’authenticité n’est pas vraiment la préoccupation essentielle : il s’agit plutôt d’une « contre-histoire », plus amusante, plus familière et toujours centrée sur des individus exceptionnels…En ce qui concerne Robin des Bois, beaucoup d’historiens estiment que l’antagonisme Saxons/ Normands qui constitue la trame du scénario, s’est beaucoup atténué au XII° siècle…
Justement, l’intrigue des films d’aventure, souvent assez réduite doit surtout mettre en valeur le héros, figure centrale qui ordonne l’action. Ce « picaro » est souvent issu du peuple et s’oppose aux Puissants qui abusent de leur pouvoir . C’est aussi bien sûr un séducteur, drôle et astucieux , qui sait se battre même s’il ne cherche pas la bagarre. Ces héros sont incarnés par des acteurs estampillés et on n’imagine pas un interprète qui serait utilisé à contre-emploi. Chaque époque a connu ses vedettes : Douglas Fairbanks au temps de muet, Errol Flynn et Clark Gable dans les années 1930 et 1940, Stewart Granger, Tyrone Power et Robert Taylor après guerre. Leurs partenaires féminines sont aussi souvent les mêmes : les sœurs Joan Fontaine et Olivia de Havilland, Maureen Sullivan qui a incarné Jane, la compagne de Tarzan dans 6 films de la série…Il en est de même pour les acteurs qui interprètent les Méchants, comme George Sanders, Claude Rains et Basil Rathbone. Le genre du film d’aventure connait une certaine éclipse pendant les années de guerre : l’heure est au patriotisme et Hollywood ne veut pas être en reste…Mais dans les années 1950, les studios commencent à subir la concurrence de la télévision et tablent sur les productions à grand spectacle en Cinémascope pour attirer les spectateurs : le film d’aventure trouve alors une nouvelle jeunesse…

Robin des Bois= Franklin Delano Roosevelt?
Plusieurs auteurs estiment que Robin des Bois est même un peu plus qu’un film d’aventure. D’une certaine façon, il est porteur de valeurs que pouvaient identifier les spectateurs des années 1930 ( c’est l’idée que défend Olivier Eyquem, dans un article que nous reproduisons par ailleurs ). Depuis les années 1920, la Warner a toujours montré une certaine sensibilité aux thèmes sociaux et politiques. Plusieurs réalisateurs attitrés de la firme tournent des films qui évoquent soit des victimes de la crise (Wild Boys of the Road de W.AWellman-1933-) soit des problèmes de société comme par exemple la dureté du système pénitentiaire américain (Je suis un évadé, de Mervin LeRoy-1932-)…cette approche particulière se retrouve d’une certaine manière dans le cinéma d’aventure, d’autant que le cadre exotique permet de tenir des discours plus audacieux que dans les films plus « politiques » ( dans les longs métrages de la Warner, la crise économique est décrite, jamais expliquée au fond…). Selon Jean-Paul Coursodon, « le Capitaine Blood ou Robin des Bois incarnent un héros révolté contre un ordre politique corrompu, ordre que l’éloignement géographique et historique permet de condamner sans ambiguïté ».
En premier lieu, « le héros flynnien type naît de la rébellion, de l’infraction à l’ordre établi » (Olivier Eyquem). Il y prend même un certain plaisir, puisqu’à deux reprises, il vient se jeter dans la gueule du loup ( lors du banquet et du tournoi), sans raison apparente si ce n’est la joie de narguer les autorités…Cette révolte est bien sûr menée par Robin mais il n’est pas seul. Il est entouré de nombreux personnages secondaires (Will l’Ecarlate, frère Tuck, Petit Jean…). Sa rébellion est moins individualiste que celle du personnage incarné par Douglas Fairbanks dans le film de 1922…Le campement des compagnons du hors-la-loi ( The Merry Men of Sherwood) rappelle les « hoovervilles« , vastes bidonvilles édifiés par les vagabonds dans les années 1930 à la périphérie des grandes cités américaines. Olivier Eyquem relève l’opposition entre l’ordre aristocratique qui règne au château de Nottingham ( il évoque à ce propos les plans « riefensthaliens » des trompettes sonnant l’ouverture du tournoi…) et le désordre créatif qui anime le camp de la forêt. certains critiques ont d’ailleurs rapproché le mépris affiché par les Normands envers les Saxons et la doctrine de « la race des seigneurs » dans l’Allemagne hitlérienne…
En principe, le héros est chargé de rétablir l’ordre dans une société en plein bouleversement. Là encore, des analogies peuvent être faites : le pouvoir est vacant dans l’Angleterre du XII° siècle, les États-Unis sont traumatisés par la Grande Dépression des années 1930…Cette situation d’exception « justifie l’installation d’un nouveau leader (Robin=FDR?) appuyé sur le peuple mais maitre de ses destinées, dont le souci premier sera la préservation de la légitimité traditionnelle » (Olivier Eyquem). En un sens, Robin sauve l’Angleterre de Richard Cœur de Lion comme le Président démocrate évite le naufrage du capitalisme américain. Mais l’impression finale est ambiguë : certes, l’autorité est rétablie mais l’image forte qui reste est celle de l’insoumission : « on se souvient plus de Robin défiant ( de manière explicite et répétée ) Jean Sans Terre et Guy de Gisbourne, que de son allégeance ( presque sous-entendue) envers le roi Richard ». En poussant un peu l’analyse, on peut même penser que le spectateur des années 1930 devait éprouver une certaine satisfaction à voir ainsi défier les Puissants. Par Robin interposé, il peut prendre une sorte de « revanche sociale » contre les salauds de tous les temps : les Rois usurpateurs, les shérifs brutaux et voleurs appartiennent à la même famille que les banquiers spéculateurs, les patrons qui licencient, les policiers qui chargent les chômeurs…Même l’évocation de la Grande-Bretagne en péril dans ces années 1938-1939 a un sens pour le public de l’époque : « ces appels à défendre une Angleterre encore lointaine ( mais dont on pressent qu’elle ne va pas tarder à être menacée), ce retour aux sources de l’esprit civique et démocratique, ces invitations à la vigilance face aux abus autant que cette injonction finale à s’incliner devant l’autorité du Chef suprême fait partie de l’air du temps » (Olivier Eyquem). Il serait certes ridicule de faire de Robin des Bois un film « engagé », mais les spectateurs des années 1930, avec leur propre grille de lecture, ont dû apprécier l’actualité du combat mené par Robin…

    Tous les ingrédients ont donc été rassemblés pour faire du Robin des Bois de 1938 une réussite : le film de Michael Curtiz réunit la maîtrise technique, la qualité artistique, la perfection d’un genre à son apogée, et une façon de s’inspirer de l’air du temps…Une recette dont les studios d’Hollywood d’aujourd’hui pourraient bien s’inspirer, tant cette magie particulière semble appartenir au passé ( les deux dernières versions de l’histoire de Robin des Bois, celles de John Irvin et de Kevin Reynolds, même si elles ne sont pas dénuées de qualités, sont loin d’atteindre la dimension mythique du film interprété par Errol Flynn)…

 

New York sous tous les angles : une ville dans le cinéma américain

(cet article a été rédigé à pour le dossier du film Smoke )

   La ville de New-York, plus qu’aucune autre grande cité américaine, bénéficie d’une place particulière dans le cinéma américain : Jerome Charyn en a dénombré plus de 80 qui se déroulent dans l’agglomération, des années 1930 à nos jours et dans les genres les plus divers : la comédie, le film policier, la comédie musicale, le film fantastique ( parmi les autres villes, on peut quand même citer aussi San Francisco, où se déroule Vertigo d’Alfred Hitchcock,  et qui sert de cadre aux aventures de l’inspecteur Harry, Chicago qui apparaît dans de nombreux films de gangsters comme Scarface de Howard Hawks,).
La cité new-yorkaise s’est d’abord imposée aux cinéastes par ses qualités photogéniques. Ses interminables gratte-ciels constituent un arrière-plan imposant : leurs lignes verticales permettent toutes sortes de combinaisons dans l’espace du plan (comme par exemple dans le générique de La Mort aux trousses d’Alfred Hitchcock…). Ce décor impressionnant est bien mis en valeur dans deux séquences légendaires . Dans West Side Story de Robert Wise (1961), la caméra survole la forêt des immeubles new-yorkais avant de plonger sur le quartier du West Side, où va se dérouler l’action du film. Manhattan de Woody Allen (1975) commence par une longue série de plans généraux de gratte-ciels, pris sous différents angles, avec en fond sonore Rhapsody in Blue de Gerschwin. New York a aussi inspiré bien des décorateurs, qui ont repris sous divers avatars, ses paysages géométriques : la cité futuriste de Metropolis, dans le film de Fritz Lang en 1926, la ville de Gotham City dans Batman, réalisé par Tim Burton en 1989…

Du Paradis à l’Enfer…
Mais la représentation de New York est ambiguë dans le cinéma américain : elle est la ville des paradoxes, des extrêmes : « tout y est possible : le succès, l’argent, l’immense fortune, les amours spectaculaires, les crimes abominables, les échecs homériques » (Paul Krease).
Elle est d’abord le symbole des promesses du rêve américain : elle constitue la première étape obligée pour les immigrants venus de tous les coins de la planète, s’installer dans le Nouveau Monde. C’est la statue de la Liberté, devant Manhattan, que découvrent d’abord l’Émigrant de Charlie Chaplin (1917) ou le jeune Grec d’America, America dans le film réalisé par Elia Kazan en 1963…Aussi, New York est le lieu où cohabitent et parfois fusionnent les peuples du monde : presque toutes les communautés et leurs quartiers ont eu « leur » film : les Juifs dans Hester Street , réalisé par Joan Silver-(1975) ou dans Une étrangère parmi nous de Sidney Lumet (1991), les Italiens de Little Italy dans plusieurs films de Francis Ford Coppola et de Martin Scorsese, les Chinois de Chinatown dans L’Année du Dragon de Michael Cimino (1985), les Russes de Brighton Beach dans Little Odessa de James Gray (1994) et bien sûr les Noirs, présents par exemple dans tous les films de Spike Lee…
C’est aussi à New York que se trouve le pouvoir économique : c’est dans cette ville qu’on peut réussir les ascensions les plus fulgurantes, en particulier dans le secteur financier…La puissance de l’argent, concentrée dans le sud de Manhattan a été souvent évoquée dans le cinéma américain, comme dans Wall Street d’Oliver Stone (1987) ou dans Working girl de Mike Nichols (1988). Les Yuppies de toutes les époques affichent leur insolente réussite dans les quartiers huppés, comme celui du Upper West Side (ainsi Audrey Hepburn dans Diamants sur canapé de Blake Edwards en 1961, Tom Hanks dans Le Bûcher des Vanités de Briam de Palma-1991-).
Mais la ville de New York est aussi dans le cinéma américain le lieu de tous les dérèglements. Elle concentre sur elle toute l’animosité anti-urbaine de l’Amérique : « la fiction américaine a toujours fait de la ville un lieu de perdition synonyme de réussite matérielle certes, mais aussi et surtout d’échec spirituel (…) Le citadin vu par Hollywood est un être qui étouffe. Né au pays des grands espaces, il ressent l’appel du large » (Michel Cieutat). Et comme New York est La Ville Américaine par excellence, elle est vite devenue la cible idéale…
Déjà, le pouvoir urbain (police, classe politique locale, presse) est décrit comme foncièrement corrompu et violent : plusieurs films des années 1950 décrivent ainsi la métropole américaine , comme dans L’Enfer de la corruption d’Abraham Polonsky (1948), La Cité sans voiles de Jules Dassin (1948) ou Le Grand Chantage d’Alexander MacKendrick (1957). Plus récemment, Sidney Lumet a consacré plusieurs films sur ce thème, et City Hall réalisé par Harold Becker (1995) , reprend le sujet (c’est une allusion à peine voilée à la gestion de la ville par le Maire Ed Koch)…La réussite insolente de certains s’accompagne d’une misère extrême, dénoncée dans plusieurs films, en particulier ceux des années 1930 (The Bowery de Raoul Walsh en 1933, Rue sans issue de William Wyler en 1937)…Et on ne manque pas d’insister sur la dangerosité de certains quartiers : dans deux films récents, on retrouve la même situation : un yuppie plongé dans l’enfer des bas fonds (Tom Hanks dans le Bronx, dans Le bûcher des Vanités, Griffin Dunne dans SoHo dans After Hours de Martin Scorsese…). Le monde des marginaux, drogués, freaks en tout genre, qui peuplent ces lieux mal famés est souvent montré à l’écran, avec parfois une certaine complaisance.. Cette « faune » urbaine plus ou moins pittoresque apparait dans Macadam Cowboy de John Schlesinger (1969), Panique à Needle Park de Jerry Schwartzberg (1971) ou New Jake City de Mario Van Peebles (1991)…
Cette « cité infernale » est souvent le cadre de récits cauchemardesques : c’est l’Empire State Building qu’escalade King-Kong dans le célèbre film de Merian C. Cooper et d’Ernst B. Schoedsack (1933) (dans la version de 1976, le monstre choisit le World Trade Center…). Dans New York 1997 (1981), John Carpenter imagine un Manhattan en proie à une criminalité galopante et transformé en prison de Haute Sécurité (mais est-ce de la Science Fiction ?… ). New York est même parfois « punie » (pour ses péchés..?) : elle est ainsi rayée de la carte par une explosion atomique dans Fail Safe de Sidney Lumet (1964 ) ou dans La Planète des Singes de Franck Schaeffner (1968)….

Des cinéastes new-yorkais
Dans les années 1970 et 1980, plusieurs réalisateurs qui ont vécu et vivent encore à New York, ont proposé des visions plus personnelles de la métropole américaine…
Woody Allen semble par excellence « l’Homo Manhattanus » : il est né et a vécu dans le quartier de Brooklyn : il habite maintenant au cœur de Manhattan. La plupart de ses films s’y déroulent : Annie Hall (1977), Manhattan (1979), Broadway Danny Rose (1984), Hannah et ses sœurs (1986), Radio Days (1987), Meurtre Mystérieux sur Manhattan (1993), Tout le Monde dit I love you (1997)…Les escapades de ses personnages en dehors de New York sont rares (on peut signaler quand même le divertissement bucolique de Comédie érotique d’une nuit d’été réalisé en 1982…). Ces infidélités à la « grosse pomme » se finissent souvent assez mal : dans Annie Hall, le héros du film fait « une courageuse percée à Los Angeles, qui se termine par une crise existentielle » (Anne Gillain). Isaac Davis, dans Manhattan, interprété par le cinéaste, « ne peut fonctionner en dehors de New York »…Le réalisateur a avoué sa fascination pour sa ville, mais c’est un amour sélectif…Sa géographie de New York se limite à un quartier bien défini, en gros le Upper West Side, entre la 70° rue au Nord et la 53° au Sud, la 6° Avenue  à l’Est et la 2° à l’Ouest…Cet espace allenien est balisé par quelques endroits clés : le Lincoln Center, le restaurant Elaine’s, Broadway, les magasins Bloomingdale…Le point de vue de Woody Allen est aussi empreint de nostalgie : « j’ai une vision romantique de cette ville . Je l’ai toujours aimé comme un membre de la famille, dont on a tendance à souligner les vertus et gommer les défauts ». Aussi, il avoue bien volontiers avoir chercher à arranger les choses. A propos de Manhattan, Woody Allen explique : j’ai tout fait pour rendre la ville délibérément séduisante. Je sais que s’asseoir sous le pont de Brooklyn à 2 ou 3 heures du matin, comporte des risques ou se balader en calèche à Central Park (…) Mes films décrivent le New York de mes rêves, de mes vœux, parfois de mes souvenirs »…Ainsi, New York est plus rêvée que décrite par le cinéaste : « cocon matriciel et bienveillant, la ville est ici dépouillée de sa réalité socio-économique : on n’aperçoit de tout le récit, la moindre minorité raciale américaine ni l’ombre d’un SDF. Manhattan se présente comme une ville qui accueille, abrite, protège, et nourrit des habitants toujours propres, polis, et argentés. Ses lieux publics sont bien fréquentés, ses rues rutilantes et dépourvues de violence » (Anne Gillain). Cette vision idéalisée lui est d’ailleurs reprochée par certains cinéastes comme Spike Lee qui l’accuse d’avoir occulté complètement la présence pourtant évidente de la communauté noire à New York…
Martin Scorsese est un autre cinéaste profondément marqué par son appartenance à la grande cité américaine. Né dans le Queens, il vient s’installer très jeune avec sa famille dans Elisabeth Street, au coeur de Little Italy...Comme Allen, il est fasciné par New York, et la plupart de ses films importants s’y déroulent : Mean Streets (1973), sans doute son œuvre de fiction la plus autobiographique, Taxi Driver (1976), New York-New York (1977), Raging Bull (1980), La Valse des Pantins (1983), After Hours (1985), Les Affranchis (1990). Pour Scorsese, la ville est un formidable réservoir d’images et d’idées : « c’est ici que je trouve mon inspiration et ma dynamique. Il me suffit de sortir de chez moi pour absorber cette énergie qui déferle sur moi comme une décharge d’adrénaline ». Le cinéaste possède d’ailleurs une aptitude particulière à filmer la cité, avec ses mouvements frénétiques, ses sons assourdissants ou stridents . Paul Schrader, le scénariste de Taxi Driver parle de « son sens de la vibration, son sens de la ville »…New York est aussi un cadre idéal pour les personnages angoissés de Scorsese : « (elle) présente des pièges qui minent les anti-héros scorsesiens (…) Aucun n’échappe à la ville. Plus on fuit, plus les pièges urbains se referment sur vous (…). Oppressés par la ville, ses personnages suffoquent artificiellement  » (Michel Cieutat). Le chauffeur de taxi, interprété par Robert de Niro dans Taxi Driver parcourt en tout sens les rues de la ville, comme s’il était pris dans une nasse…Parfois, la vision de Scorsese est plus souriante. Dans After Hours, le personnage incarné par Griffin Dunne vit une nuit de cauchemar dans le quartier de Soho (=South Houston Street). mais, ses mésaventures sont bien dérisoires et sont traitées comme une « farce du subconscient », à la limite du rêve…Pour une fois, Scorsese tourne ses angoisses en dérision…: »il s’est moqué de ses hantises personnelles qui sont celles de l’Amérique. Écrasement de l’individu par la ville molochéenne, alors que le rêve américain de Thomas Jefferson avait prôné la vie dans la nature » (Michel Cieutat). Comme on le sait, cette obsession du cinéaste pour New York se retrouve dans des films plus récents, comme A tombeau ouvert ou Gangs of New York. Dans ce dernier film, il s’intéresse aux débuts d’un New York préhistorique, d’avant la modernité mais déjà marqué par la violence et les conflits ethniques (les natives s’opposent aux immigrants irlandais…)…
Spike Lee est la tête de file des cinéastes afro-américains, apparus dans les années 1980 : il est aussi très attaché à la ville où il a été élevé : s’il est né à Atlanta en Géorgie, il a passé sa jeunesse à Brooklyn dans le quartier noir de Bedfort-Stuyvesant (= Bed-Stuy), où se déroule l’action de son film Do the right thing (1989). A l’instar de ses collègues new-yorkais, la plupart de ses films ont été filmés dans le même cadre urbain , de Nola Darling (1986) à Girl 6 (1996), en passant par Mo’ Better Blues (1989), et surtout Crooklyn (1994), qui raconte son enfance heureuse dans un Brooklyn plutôt rose…Spike Lee s’est d’ailleurs vu critiqué pour sa vision presque idyllique du ghetto. Dans Do the right thing, les petites maisonnettes de Bed-Stuy ont un aspect propret et bien léché, la peinture de la communauté est haute en couleur, à la limite du cliché et ce tableau a été jugé peu crédible par beaucoup. Le cinéaste s’est vigoureusement défendu : « on m’a accusé d’avoir assaini la communauté, de l’avoir montré dénuée de voyous, de délinquants et de drogue. Bed-Stuy n’en a ni plus ni moins que n’importe quelle autre partie de la ville ». Lee affirme avoir voulu refuser « toute noirceur exotique » : la pire insulte qu’on pourrait lui faire serait de voir en lui un « Woody Allen noir », qui rêve son ghetto comme le réalisateur juif sublime son Manhattan…
Ces trois cinéastes, issus de minorités plus ou moins bien intégrées à la société américaine, entretiennent des rapports particuliers avec « leur » ville : la fascination qu’ils éprouvent pour New York a été féconde pour leur travail cinématographique…

Brooklyn point of wiew
Smoke, le film de Wayne Wang et écrit par Paul Auster, s’inscrit donc dans une longue lignée… Mais, il est à plusieurs titres est en décalage par rapport aux autres films « new-yorkais » qui l’ont précédés…La première image de Smoke est celle du pont de Brooklyn, mais vu de l’autre rive avec en arrière-plan, les gratte-ciels de Manhattan : autant dire le plan inverse de celui si célèbre du film de Woody Allen. Le film de Wang prend ses distances avec le centre-ville et s’inscrit résolument dans le quartier de Brooklyn, si cher au cœur de Paul Auster, auteur du scénario…L’écrivain insiste sur le caractère particulier de ce secteur de New York où il vit depuis plus de 20 ans…D’abord, c’est un des quartiers les plus étendus et les plus peuplés -184 km², 2,3 millions hb- (s’il était détaché du reste de l’agglomération, Brooklyn serait la quatrième ville des États-Unis…). Il a aussi une histoire originale, car il a accueilli plusieurs vagues d’immigrants. On y trouve des Russes à Brighton Beach, les Haïtiens de Crown Heights, les Juifs du Pont de Williamsburg, les Italiens de Bensonhurst et de Coney Island…On y découvre les plus anciennes maisons de New York, datant du début du XIX° siècle…De nombreux écrivains y ont résidé (en particulier à Brooklyn Heights) : Thomas Wolfe, Truman Capote, Norman Mailer, Arthur Miller, Carson Mac Cullers… Auster lui-même s’est installé dans le quartier de Park Slope, ainsi décrit par Gérard de Cortanze : « victorien et désuet, moitié Londres et moitié Bruxelles avec ses petites maisons à pilastres et escaliers ornés de balustrades en fer forgé, longeant le Prospect Park West« .
L’action de Smoke se déroule essentiellement dans cette partie de Brooklyn. Le magasin de cigares d’Auggie se trouve à l’angle de le 3° rue et de la 7° avenue et l’appartement de Paul Benjamin est à quelques blocs du carrefour…Quelques scènes seulement se situent en dehors de ce cadre : le taudis sordide où vit la fille de Ruby, le quartier noir de Boerum Hill d’où vient Rashid et où habite la tante de Roger Goodwin, la station-service de Cyrus Cole à Peeksvill
Le paysage brooklynien est avant tout horizontal , les maisons dépassent rarement quelques étages. Comme le remarque Auster, « autant Manhattan est vertical, autant Brooklyn est plan et couché ». L’individu n’est pas écrasé par d’imposants gratte-ciels, les bâtiments sont à la mesure de l’homme. D’ailleurs les personnages font preuve d’une humanité qu’on ne trouve pas ailleurs dans la grande cité. Les hommes et les femmes de « ce coin d’univers » comme dit Auggie, n’ont pas la dureté et le cynisme qu’on attribue généralement aux New-Yorkais… Ils sont souvent « socialement incorrects » : ils affichent un goût prononcé pour le tabac, et apprécient même les cigares cubains ! Cette attitude est insolite en un temps où les lobbies anti-tabac tiennent le haut du pavé (au début du film, Auggie semble même craindre qu’on ferme sa boutique…). Les habitants font preuve de solidarité et de convivialité. Quand Paul propose au jeune Noir de l’héberger gratuitement, Rashid s’étonne : « les gens ne font pas ce genre de chose. pas à News York »: et l’écrivain de répliquer : »je ne suis pas les gens, je suis moi ». Auggie semble avoir une épaisse carapace de cynisme et de dureté : en fait, il sait aussi se montrer généreux et humain en de nombreuses occasions. Quand Ruby le sollicite pour aider sa fille Felicity, il finit par l’accompagner et lui remet 5000$ pour la faire désintoxiquer…
Même les rapports inter raciaux semblent différents : le jeune Noir Thomas Cole adopte un prénom arabe, comme pour mieux se distinguer et affirmer son afro-centrisme…Mais quelque temps plus tard, il revendique la paternité de l’écrivain blanc Benjamin, alors que leurs liens de parenté ne semblent pas évidents…Quand Rashid évoque le quartier de Boerum Hill, d’où il est originaire, il précise à l’écrivain : « c’est une autre galaxie. Noir c’est noir et blanc c’est blanc, et jamais les deux ne se rencontrent ». Paul réplique « qu’il lui semble qu’ils l’ont fait dans cet appartement ». Le petit monde de Brooklyn est multiracial, mais sans tension apparente. Après la malheureuse histoire des cigares cubains inondés, Rashid apostrophe Auggie (« Va te faire foutre, espèce de sale Blanc »), mais c’est juste histoire de le remercier amicalement…Pour Paul Auster, « ce doit être un des lieux les plus démocratiques et les plus tolérants de la planète. Tout le monde habite là, des gens de toutes les races, de toutes les religions et de toutes les classes sociales et tout le monde s’entend plutôt bien. Étant donné le climat actuel dans le pays, je dirais que ça tient du miracle… » D’ailleurs, l’écrivain s’est amusé et réjoui du cosmopolitisme de l’équipe qui a réalisé le film : un producteur et un scénariste juifs, un metteur en scène d’origine chinoise..
Cette vision des relations entre races est aux antipodes de celle d’un Spike Lee, beaucoup plus pessimiste. Le cinéaste afro-américain a abordé le sujet dans quasiment tous ses films et notamment dans Do the right thing, dont l’action se déroule aussi à Brooklyn…Mais, l’approche est radicalement différente. Ainsi, quand un Blanc s’aventure dans le quartier noir, il est pas vraiment le bienvenu et l’atmosphère n’a rien à voir avec les relations bon enfant que semblent entretenir les différentes races dans la boutique d’Auggie. L’action des deux films se focalise à un carrefour : près de la pizzeria de Sal dans celui de Spike Lee, et dans l’œuvre de Wang, là où se trouve le magasin de cigares…Mais, l’endroit n’a pas la même signification. Dans Do the right thing, le carrefour est clairement le lieu de l’affrontement entre les races, notamment dans la séquence de l’émeute à la fin du film. Par contre, l’intersection où se situe la boutique de la Brooklyn Cigars Co est un point de convergence, de rencontre, peut-être même de fusion entre les communautés (sans même parler de melting-pot…). On mesure ainsi la distance qui sépare les visions des deux cinéastes…Ainsi, le film de Wayne Wang donne une image décalée, presque apaisée d’un quartier de New York, bien loin des descriptions névrotiques de certains cinéastes.. On peut s’interroger sur l’authenticité sociologique de Smoke. Mais cette vision humaniste de la grande ville est assez rare dans la filmographie consacrée à New York pour être relevée…

-Woody Allen, Manhattan, Cahiers du cinéma, 2000
-Michel Cieutat, Martin Scorsese, Rivages, 1986
-Patrick Brion, Martin Scorsese, La Martinière, 2004
-Moussa Djigo, Spike Lee, pour une esthétique de la subversion dans Do the right thing, Acoria, 2006
-Anne Gillain, Manhattan, Nathan Synopsis, 1997
-Jean-Philippe Guerand, Woody Allen, Rivages, 1989
-Martin Scorsese, Gangs of new York, l‘aventure d’un film, Cahiers du cinéma, 2002
-Martin Scorsese, entretiens avec Michael Henry Wilson, Cahiers du cinéma , 2005
Cités-Cinés, Ramsay, 1987
New York contre NY : une mosaïque éclatée, Autrement, 1992
Architectures, décor et cinéma, sous la direction de Françoise Puaux, Cinémaction n°75, Corlet-Télérama, 1995

voir aussi la filmographie sur New York au cinéma

 

Le latino dans le cinéma américain : l’évolution d’un stéréotype

(cet article a été rédigé pour le dossier du film  Trois enterrements)

   Dans le cinéma américain, les minorités ont dû attendre de longues années avant que leurs représentations à l’écran évitent les clichés réducteurs voire racistes…Même les immigrés européens « blancs », mais qui ne sont pas anglo-saxons n’ont pas toujours été bien lotis : les PIGS ( pour Polonais, Italiens, Grecs, Slaves…) sont réputés inassimilables pendant longtemps : il faudra attendre la génération des Coppola, Cimino, Scorsese pour voir sur les écrans, des images plus positives des Italo-Américains. De même, l’image du Noir dans le cinéma hollywoodien est très longtemps réductrice et dévalorisante. Les Afro-Américains sont certes doués pour la musique et la danse mais ils apparaissent veules, stupides, malhabiles…( dans le fameux film Autant en emporte le vent , les personnages noirs sont en général négatifs, à part la servante dévouée…). Il faut attendre les années 1960 pour voir enfin évoluer les personnages de Noirs, notamment dans les films des cinéastes libéraux comme Norman Jewison ou Sidney Lumet : beaucoup sont alors interprétés par Sidney Poitier, image même de l’homme de couleur « présentable », qui exerce des métiers qualifiés (il n’est plus manœuvre ou domestique…) et même susceptible d’épouser la jeune fille de la maison (par exemple, dans  Devine qui vient dîner ce soir ? ). Mais ce sont surtout les films de Spike Lee (Do the Right Thing –1989, Malcom X-1992) et John Singleton (Boyz’n the Hood -1991), qui marquent une réelle rupture. Cette fois, la communauté noire est représentée par des cinéastes afro-américains, qui veulent s’opposer aux représentations stéréotypées d’Hollywood.

Le temps du cliché
Dans les premiers temps du cinéma, le personnage du Latino n’est pas plus avantagé que ceux des autres minorités…Il apparaît peu et de manière le plus souvent négative. Dans l’un des premiers films datant de 1911, le personnage mexicain est un bandido, surnommé Tony the Greaser (Tony le Graisseux…). On ne pouvait plus mal commencer et ce stéréotype se retrouve dans la plupart des westerns jusqu’aux années 1950 (jusqu’aux films de Sergio Leone, qui sait pousser à leur paroxysme les clichés du genre…). La moustache imposante, l’immense sombrero vissé sur la tête, la poitrine bardée de cartouchières, mal rasé et sale, ce personnage est en général peu sympathique se range visiblement dans le camp des Méchants, pas très loin des Peaux Rouges…

Le regard des cinéastes engagés
Ce n’est qu’après 1945, comme pour les autres minorités, que l’image des Latinos commence à évoluer dans le cinéma américain. Mais il faut tout de suite relever qu’il existe peu de films qui aborde réellement le sujet de l’immigration hispanique (les cinéastes mexicains ont par contre plusieurs fois évoqué les problèmes des wet backs partant vers le Nord, comme Alfonso Arau qui réalise Mojado Power en 1980).
Quelques réalisateurs américains ont quand même traité ce thème : Herbert Biberman, qui tourne The Salt of The Earth (Le sel de la terre) en 1953 : Robert Young est le réalisateur d’Alambrista (1977) ; Robert Redford, l’auteur du film Milagro Beanfield War (Milagro) en 1987 et John Sayles met en scène Lone Star (1996), en attendant Ken Loach. A des titres divers, ces cinéastes ont déjà en commun leur engagement militant. Leurs films veulent dénoncer les conditions de vie faites aux Latinos aux États-Unis. Cette dimension politique est particulièrement évidente pour le premier d’entre eux : le film de Biberman sans doute le plus connu, a été tourné dans des conditions difficiles : le réalisateur fait partie des fameux Dix d’Hollywood , scénaristes et metteurs en scène victimes en 1952 de la chasse aux sorcières orchestré par la Commission des Activités anti-américaines. Biberman doit tourner presque clandestinement, alors que de multiples pressions s’exercent sur l’équipe du film : Howard Hugues et le FBI notamment intriguent pour empêcher le tournage et Le sel de la terre ne sera distribué aux États-Unis qu’à partir de 1965. Le film est évidemment engagé : dans un style vigoureux et une précision quasi documentaire, le cinéaste raconte la lutte menée par des mineurs mexicains du Nouveau-Mexique contre une puissante compagnie de zinc…Déjà, le réalisateur « libéral » souligne la participation très active des femmes au combat de leurs compagnons…Ce rôle dynamique des personnages féminins est d’ailleurs une constante des films évoquant les luttes des Latinos, jusqu’à la Maya de Ken Loach dans Bread and Roses : les cinéastes y voient des victimes à double titre : en tant que membres d’une minorité dans une société anglo-saxonne, en tant que femmes dans un milieu machiste…
L’acteur Robert Redford, dont on connaît les engagements et le courage, tente lui aussi de rendre justice à la communauté hispanique en tournant Milagro en 1987 : il prend ainsi le risque d’évoquer un sujet bien loin des scénarios hollywoodiens habituels…Il raconte la lutte de tout un village du Nouveau Mexique contre des promoteurs immobiliers qui veulent implanter un parc de loisirs avec le soutien des autorités locales…Leur arrogance, leur mépris pour les désordres écologiques et économiques qu’ils vont provoquer, dressent contre eux toute la communauté latino, avec l’aide de quelques gringos libéraux…
Récemment, John Sayles réalise un film surprenant Lone Star qui décrit les relations complexes existant entre les habitants de la petite ville de Frontera, dernière cité texane avant la frontière mexicaine…Le cinéaste présente pas moins de trois générations et trois communautés différentes (anglo-saxonne, noire, mexicaine) et s’ingénie à pointer les métissages, les mélanges de races et d’origines (il évoque même les Séminoles Noirs de Floride…). Sayles aborde aussi le problème des luttes de mémoire que se livrent les différentes communautés, à travers l’enseignement de l’histoire prodigué aux enfants. Cet aspect est bien venu quand l’on sait l’importance qu’ont prise les études ethniques dans les Universités américaines, pour le meilleur et pour le pire…
On peut aussi relever dans les films récents, une autre façon d’aborder le problème des migrants clandestins, qui traversent la frontière souvent à leurs risques et périls…Ainsi, dans Police frontière de Tony Richardson (1981), le policier des frontières incarné par Jack Nicholson finit par s ‘émouvoir du sort de ces malheureux, souvent exploités par des passeurs sans scrupules…Et il finit par faire passer une jeune femme, afin qu’elle retrouve son enfant victime du trafic de clandestins. La séquence d’ouverture de Bread and Roses, le film de Ken Loach déjà mentionné, montre aussi son héroïne Maya aux prises avec deux personnages peu recommandables, alors qu’elle réussit à pénétrer aux Etatx Unis. On peut d’ailleurs noter que les gardes frontières sont souvent représentés comme au mieux déplaisants au pire corrompus (Police frontière) ou violents (Mike Norton dans Trois enterrements).
Même quand certains films abordent le problème de la drogue, les cinéastes prennent garde à ne pas diaboliser les personnages mexicains. Déjà, dans La soif du Mal (1955), Orson Welles mettait en scène un policier mexicain chargé de lutter contre le trafic de drogue honnête et séduisant, interprété par le jeune …Charlton Heston ! (un peu maquillé pour le rendre plus crédible…). Ce personnage très positif s’opposait à un vieux flic peu ragoûtant, magouilleur et cynique incarné par Welles lui-même… Dans le film de Steven Soderbergh, Traffic (2001), Benicio del Toro joue le rôle de Javier Rodriguez, un policier mexicain qui tente de rester intègre dans un milieu particulièrement corrompu…
Enfin, quelques cinéastes ont su présenter les problèmes spécifiques des adolescents hispaniques, de manière assez réussie (dans Kids de Larry Park, une des jeune filles tente de se libérer de l’atmosphère étouffante que son père fait régner dans leur famille : Long way home de Peter Sollett dresse le portrait sensible de plusieurs teen agers latinos du quartier du Lower East Side à New York)

Un cinéma latino ?
Depuis peu, quelques cinéastes d’origine hispanique ont réussi à réaliser leurs propres films : Greg Nava a tourné Mi Familia, Edward James Olmos American Me, Cheech Marin American Chicano. Mais les préjugés du système des studios ne leur permettent pas vraiment de développer une vision renouvelée de leur communauté. Selon Raymond Paredes, professeur de littérature à l’UCLA, « Hollywood regarde cette culture de façon étroite, essentiellement en termes de violence urbaine, d’exotisme culturel et d’accents prononcés ». Dans La Bamba (1986) qui raconte la vie du rocker Richie Valens, le héros est une caricature de chicano anglophone, surtout désireux de s’intégrer au plus vite : il ne parle pas espagnol et ne s’indigne pas outre mesure d’avoir à abandonner son patronyme trop typé…Son seul emprunt à sa culture d’origine est la fameuse chanson, qui donne son titre au film et qui connut effectivement un immense succès…Le film de R. Rodriguez, El Mariachi (1997) semble passer en revue les clichés habituels sur la culture chicano, en particulier l’érotisme et la violence…
On peut cependant nourrir quelque espoir sur l’évolution de l’image des Latinos. La communauté hispanique devient trop importante pour qu’on la choque par une image excessivement péjorative. Sans doute au nom du « politiquement correct », elle est plus « ménagée » que par le passé : dans le dernier film de John Singleton, Shaft affronte un dealer latino pervers à souhait mais sa principale adjointe est aussi une hispanique…Les succès d’acteurs comme Antonio Banderas ou Jennifer Lopez confirment qu’il est possible que des artistes latinos réussissent le cross-over (plaire à un public plus large que sa propre communauté). On peut ainsi penser que le cinéma américain, qui a finalement donné un espace aux cinéastes afro-américains, saura aussi s’ouvrir à la culture hispanique.. De ce point de vue, la carrière de Luiz Valdez est encourageante. Il commence par travailler au sein du Teatro Campesino qui raconte les luttes des braceros des années 1960 : par la suite, il devient auteur de théâtre (Zootsiut en 1977, sur les dandys mexicains d’après guerre) puis scénariste (La Bamba, en 1987). Il a entrepris l’écriture d’un film sur le syndicaliste César Chavez : mais il ne veut pas entendre parler d’un traitement du sujet par les grands studios d’Hollywood: « il connaît leur traitement des luttes des travailleurs, indécent à l’exception des Raisins de la colère » (Spike Lee avait eu la même démarche en réalisant Malcom X, refusant qu’un cinéaste blanc s’empare du sujet…).
La communauté hispanique peut maintenant espérer un traitement cinématographique plus digne de sa culture. Du bandido mal rasé au Latino en lutte, le chemin parcouru est déjà long. Sans doute le temps est-il venu d’un cinéma plus autobiographique, qui racontera les destins singuliers d’une communauté si diverse, une façon de s’éloigner définitivement des personnages trop stéréotypés.

Une filmographie sélective :
Le sel de la terre, Herbert Biberman, 1953
La soif du mal, Orson Welles, 1955
Police frontière, Tony Richardson, 1981
La Bamba, Luis Valdez, 1986
Milagro, Robert Redford , 1987
El Mariachi, Robert Rodriguez, 1993
Lone Star, John Sayles, 1996
Bread and Roses, Ken Loach, 2000
Traffic, Steven Soderbergh, 2001
Long way home, Peter Sollett, 2003

Les représentations de l’Arabe dans le cinéma français : des « salopards » aux beurs…

(cet article a été rédigé pour le dossier du film L’Esquive)

   En réalisant L’esquive, Adellatif Kechiche propose une image presque idyllique de la jeunesse immigrée : des beurs et des beurettes d’aujourd’hui interprétant une pièce du répertoire classique, sous la houlette d’une enseignante dévouée et passionnée… Cette vision pourrait apparaître presque comme un cliché, trop républicaine pour être vraie. Elle traduit en tout cas une nette évolution de la représentation de l’immigré arabe dans le cinéma français, depuis les années 1930 jusqu’à nos jours. Comme l’a relevé Michel Cadé (L’histoire de France au cinéma), le cinéma hexagonal s’est surtout intéressé à la figure de l’immigré en période de crise, à savoir pendant l’entre-deux guerres et lors des années 1970 (ces deux époques ont des points communs : crise sociale et économique, montée de l’extrême droite, poussée de fièvre xénophobe). Mais l’image de l’Arabe à l’écran a quand même beaucoup évolué, ne serait-ce que parce que certains cinéastes eux-mêmes issus de l’immigration, se sont intéressés au sujet au cours des dernières années (et Kechiche est bien sûr l’un d’entre eux)…

Les années 30 : « une xénophobie permanente »
A cette époque, la représentation de tout ce qui est étranger, dans le sens le plus large, est clairement liée aux angoisses du temps. Comme on le sait maintenant, les idées de la Révolution nationale ont précédé de plusieurs années, l’installation du régime du maréchal Pétain en 1940 (cf notamment L’opinion publique sous Vichy, de Pierre Laborie ou Les années souterraines (1937-1947) de Daniel Lindenberg). Dans le cinéma, François Garçon (De Blum à Pétain) et Jean Pierre Bertin Maghit (Le cinéma sous l’Occupation) ont confirmé la validité de cette thèse. Le premier auteur parle « d’une xénophobie permanente » dans les films des années 1930, même-peut-être surtout- dans les productions les plus anodines.
Il existe ainsi un cinéma antisémite « populaire », qui, sur un ton soit-disant humoristique, débite tous les poncifs du discours contre les Juifs (par exemple dans la série Levy et Cie). Ces Messieurs de la Santé, de Pierre Colombier (1934) évoque clairement les scandales financiers de l’entre deux guerres, et notamment celui de Stavisky (dans le film, le personnage de Schwartz, usurier juif venu d’Europe centrale est particulièrement repoussant). Plus généralement, le cinéma français affiche une méfiance vigilante envers les étrangers, surtout ceux venus s’installer en France. Même dans Les disparus de Saint Agil de Christian-Jacque (1938), l’obsession xénophobe de M. Donnadieu semble correspondre à un sentiment profond (« les étrangers, je ne les aime pas », « les étrangers, c’est la guerre ») : certes, ce personnage paranoïaque est ridiculisé et « l’étranger » par excellence, incarné par Erich Von Stroheim, est finalement innocenté: reste que le malaise demeure. Dans certains films de Sacha Guitry (En remontant les Champs Elysées de 1938, Ils étaient neuf célibataires en 1939), les répliques des personnages sont sans ambiguïté : « nous avons toujours eu en France la fâcheuse tendance d’accueillir chez nous les étrangers qui ne nous étaient pas absolument nécessaires». Un vendeur de journaux pousse ce cri du cœur : « on va quand même pas se laisser envahir »…
Dans un tel contexte, on imagine bien que le traitement des personnages maghrébins ne va pas faire exception, d’autant qu’à l’époque les Arabes ne sont pas encore des immigrés mais des sujets de l’Empire. En fait, le cinéma colonial prend soin d’éviter de donner trop de consistance aux personnages indigènes, qui pourraient exprimer un malaise (en fait, l’époque est alors troublée en Afrique du Nord, comme en témoignent la révolte dans le Rif marocain ou le mouvement de Messali Hadj, L’Etoile nord-africaine : les tournages des films tournés au Maghreb doivent obtenir l’autorisation des autorités coloniales). A l’inverse de l’Européen conquérant, les Arabes ne sont représentés que par « quelques djellabas fantomatiques ». Sylvie Dallet relève que le cinéma colonial de l’époque met en scène avant tout « un espace dans lequel l’indigène, filmé comme un animal, se déplace mystérieusement et que le colon découvre avec précaution ». Les personnages indigènes sont peu crédibles : Annabella en improbable bédouine dans La Bandera, ou l’antipathique inspecteur Slimane dans Pépé le Moko, interprété par Lucas Ledoux. L’Afrique du nord semble le refuge des garçons perdus, des criminels en fuite (Jean Gabin dans Pépé le Moko ou La Bandera réalisés par Julien Duvivier, Pierre-Richard Wilms dans Le Grand Jeu de Jacques Feyder) : la rédemption passe souvent par le combat contre les « salopards », c’est à dire les indigènes en révolte contre le colonialisme français…

Le temps du silence
Des années 1950 aux années 1970, la filmographie sur le sujet se réduit sensiblement, alors même que les flux migratoires venant du Maghreb ou du Sud de l’Europe prennent de l’ampleur. Cette situation paradoxale peut s’expliquer par le climat d’optimisme qui règne à l’époque des « trente Glorieuses » : la France, en pleine expansion économique, peut se permettre d’accueillir et parfois même d’intégrer les travailleurs migrants. Elle a de toute façon besoin de main d’oeuvre, alors que la génération du baby-boom n’est pas encore en âge de travailler. Les immigrés ne posent pas de réels problèmes et de toute façon, on est convaincu qu’ils repartiront bientôt dans leurs pays d’origine. Et puis la guerre d’Algérie qui s’achève en 1962, créé un climat particulier : comme l’a bien montré Benjamin Stora (La Gangrène et l’oubli en 1992, Imaginaires de guerre en 1997), les rapports avec l’Algérie sont très marqués par le conflit qui s’est terminé dans une incompréhension réciproque et une souffrance indicible : le «travail de deuil » a eu du mal à démarrer et le cinéma français a bien sûr souffert de ce malaise persistant, quand il a fallu aborder franchement la question de la représentation des personnages arabes.
Malgré tout, quelques films, parfois militants et souvent généreux, s’intéressent à ces immigrés encore si discrets. En 1970, Michel Drach réalise Élise ou la vraie vie, tirée du roman de Claire Etcherelli. Le film raconte l’histoire d’amour difficile entre une Française, Elise, interprétée par Marie-José Nat et d’Areski, membre du FLN (Mohamed Chouikh). Le réalisateur évoque notamment l’incompréhension entre les deux communautés, leur intolérance réciproque (Michel Drach avance même qu’à l’occasion, la classe ouvrière peut se montrer raciste, idée alors peu politiquement correcte). Pour sa part, Yves Boisset réalise en 1975 Dupont Lajoie, au temps du giscardisme triomphant, alors que les premières mesures sont adoptées pour restreindre l’immigration(en même temps qu’est instituée l’aide au retour). Le cinéaste, avec son efficacité habituelle, dénonce violemment le racisme sournois du petit-bourgeois franchouillard, incarné par Jean Carmet. Il va jusqu’à justifier une sorte de légitime défense des immigrés contre les agressions racistes dont ils sont victimes ( à la fin du film, l’immigré injustement mise en cause par Carmet, vient se faire justice lui-même). Certes, la caricature est sans nuances mais à sa sortie, le film de Boisset a été salué pour son courage, à une époque où le cinéma français se risquait rarement à aborder des sujets aussi sensibles.

Le retour de l’étranger
La situation change au cours de la décennie suivante, alors que la crise économique commence à produire ces premiers effets, en particulier sur l’emploi et que la législation sur l’immigration est de plus en plus restrictive. L’immigré fait une rentrée discrète mais réelle dans le cinéma français des années 1980, comme si on était bien obligé de prendre conscience de son existence.
D’abord, l’immigré-et en particulier l’Arabe- est cantonné à un rôle secondaire : il sort de l’ombre et cette ombre est plutôt menaçante. Les films policiers en particulier ne manquent pas de personnages maghrébins qui opèrent dans les bas-fonds des grandes cités. La Balance de Bob Swain (1982), Le grand Frère de Francis Girod (1982), Tchao Pantin de Claude Berri (1983), Les Ripoux de Claude Zidi (1984), Police de Maurice Pialat (1985), Ripoux contre Ripoux (1990). Dans ces films, les immigrés le plus souvent arabes sont des délinquants, des voyous, des trafiquants de drogue. La bonne volonté de ces cinéastes n’est en général pas en cause (dans Le Grand Frère, Girod prend soin aussi de présenter des personnages maghrébins sympathiques, dignes d’amitié et même d’amour) et ils peuvent toujours invoquer « la réalité des faits et des chiffres » (il y a des délinquants arabes). Reste que « le choix de l’immigré n’est pas innocent, quand il s’agit de mettre en scène des personnages négatifs » (Michel Cadé). Comme le raconte Saïd Taghmaoui, l’un des interprètes de La Haine, « quand j’étais petit, dans les films, les Arabes étaient soit voleurs, soit dealers, jamais de héros qui nous ressemblait ». cette représentation de l’immigré présente le risque de conforter le sophisme du racisme primaire : il y a des délinquants immigrés donc tous les immigrés sont délinquants. On retrouve ce type de problème lorsqu’un cinéaste comme Gérard Blain veut dénoncer l’intolérance d’une famille musulmane : dans Pierre et Djemila (1987), il raconte l’amour impossible entre un jeune Français et une adolescente algérienne. Les responsabilités sont clairement établies (le frère de Djemila fait respecter l’honneur de sa famille en tuant Pierre) et les différences culturelles semblent insurmontables. Certes, une telle situation peut advenir mais en quoi est-elle exemplaire du comportement de toute une communauté?
L’immigré fait aussi son entrée dans un genre cinématographique plus souriant, la comédie, et en particulier dans les films réalisés par les héritiers du café-théâtre, comme Michel Blanc ou Josiane Balasko. Ces cinéastes, souvent inspirés par un antiracisme bon enfant (c’est à cette époque que l’organisation SOS Racisme lance la campagne « Touche pas à mon pote ») présente des personnages immigrés plutôt sympathiques et charmeurs (Isaak de Bankolé dans Black Mic Mac de Thomas Gilou ou Les Keufs de Josiane Balasko, Smaïn dans L’œil au beurre noir de Serge Meynard). Leur origine peut être un handicap (Smain a bien du mal à obtenir un logement…) mais il est aussi un stimulant pour s’intégrer dans la société française. Mais cette image de l’immigré est encore réductrice. Quelques personnages « black » de films récents évoquent irrésistiblement le « bon nègre » des publicités Banania, toujours souriant et enjoué. Certains cinéastes ont tenté de nuancer leur approche, en présentant une image plus équilibrée. Dans La Haine de Mathieu Kassowitz (1995) ou Raï de Thomas Gilou (1995), les personnages immigrés sont certes de petits délinquants, mais ils ne sont pas les seuls. Les jeunes défavorisés, « français de souche » partagent leur mode de vie : dans le film de Jean-Claude Brisseau, De bruit et de fureur tourné en, 1987, « les ethnies sont totalement mêlées dans la vie de tous les jours comme dans la délinquance » (Michel Cadé).

Le regard de l’intérieur
Depuis les années 1980, des cinéastes ont apporté un regard bien particulier sur le sujet : ce sont ceux issus directement de l’immigration, qu’ils soient de le première ou de la deuxième génération. Ils réalisent des films largement inspirés de leur propre expérience (Medhi Charef, Mahmoud Zemmouri, Merzak Allaouache dans un premier temps, Karem Dridi, Malik Chibane, Adellatif Kechiche, Yamina Benguigui, Bourelm Guerdjou, Rabah Mauer-Zaïbeche ou Chad Chenouga plus récemment…). On peut rajouter à cette liste non exhaustive des cinéastes comme Christohpe Ruggia (Le Gone du Chaâba) ou Philippe Faucon (Samia), qui se sont inspirés de l’histoire d’immigrés de la deuxième génération pour écrire leurs scénarios (le roman autobiographique d’Azouz Begag pour le premier, et le récit de Soraya Nini « Ils disent que suis une beurette »).
Ainsi, Medhi Charef, qui réalise Le thé au harem d’Archimède en 1984, est arrivé en France très jeune et a vécu de longues années dans les cités de Nanterre et de Gennevilliers, qu’il évoque dans son film. Malik Chibane dans Hexagone (1992) décrit l’ambiance qu’il a bien connu dans son adolescence à Goussainville, dans une banlieue proche de Paris. Dans Wesh Wesh, Rabah Ameur-Zaïmeche s’est clairement inspiré de la vie dans la cité des Bosquets à Montfermeil où il a grandi (il a d’ailleurs impliqué sa famille et ses copains dans le tournage…). La plupart de ces cinéastes ont eu du mal à monter leurs projets car leurs sujets rebutaient les producteurs. Medhi Charef a longtemps travaillé en usine avant d’écrire son histoire et de la porter à l’écran (il a été fortement encouragé par Costa-Gavras et sa femme, productrice du film). Mahmoud Zemmouri, qui fait des études de cinéma, doit attendre plusieurs années avant de tourner son premier long-métrage. Malik Chibane patiente six ans avant de réaliser Hexagone (le film est interprété par des acteurs non professionnels et le CNC lui a refusé l’avance sur recettes).
Ces films ont d’abord le souci de rendre compte de la vie quotidienne des immigrés, telle qu’on la voyait peu dans le cinéma français jusque là . Un critique écrit à propos de Douce France, le film de Malik Chibane, « les personnages se révèlent le mieux au moment où ils ne font rien qui soit en rapport avec l’intrigue, dans leurs gestes les plus anodins, les moments « vides » de leur existence ». Dans Hexagone déjà, Chibane excelle à évoquer ces « petits riens » du vécu des immigrés, mal connu du public français. Il se livre à une explication très pédagogique de la fête du Mouton (même idée dans Le Gone du Chaâba, inspiré par le roman Azouz Begag, quand Christophe Ruggia évoque la circoncision du jeune héros). La plupart de ces réalisateurs ne manquent pas de rappeler quelques dures réalités à propos du sort des immigrés en France depuis les années 1960. Plusieurs de ces films évoquent bien la difficile intégration des premiers immigrés algériens venus à la fin des Trente Glorieuses (Vivre au Paradis se déroule dans le bidonville de Nanterre et fait allusion à la répression de la célèbre manifestation du 17 octobre 1961 à Paris : Inch Allah Dimanche raconte les difficultés qu’éprouve Zouina, tout juste débarquée d’Algérie, et qui vient rejoindre son mari avec ses deux enfants dans une petite ville de Picardie. Plus récemment, Rabah Ameur-Zaïbeche évoque dans Wesh Wesh le problème de la double peine (le héros de son film est condamné à cinq ans de prison et à l’expulsion vers l’Algérie). Cette difficulté à vivre et parfois à survivre est aussi présente dans les deux films d’Abdellatif Kechiche. Dans La Faute à Voltaire, le personnage principal , Jallel, est toujours vulnérable. Le film « s’ouvre et se ferme sur la stricte brutalité du réel telle que peut l’éprouver un émigré maghrébin le jour de son arrivée sur le territoire français puis lors de l’expiration de son autorisation de séjour » (Jacques Mandelbaum, Le Monde). Même dans L’esquive, qui semble souvent se situer « ailleurs », une séquence rappelle brutalement la réalité de la vie : Lydia et ses amis sont interpellés sans ménagement par une patrouille de policiers… Ces cinéastes se défendent d’en rajouter. Medhi Chraef explique à propos du Thé au harem : « je n’ai pas voulu faire un drame social et misérabiliste, j’ai préféré une chronique allègre plutôt qu’un film accusateur conçu pour choquer le spectateur (…) Les immigrés, quand ils rentrent chez eux, ce n’est pas pour comploter contre les Français. Ils vivent comme tout le monde ». Cette idée est reprise par Karem Dridi, quand il parle de son film Bye Bye : « j’ai voulu décrire une famille arabe en allant plus loin que la sympathie, pour que n’importe quel spectateur puisse s’identifier à cette famille ».
Ces réalisateurs évoquent aussi les solidarités inter-ethniques qui existent dans les cités : souvent, le héros maghrébin est flanqué d’un alter-ego « 100% français ». Le personnage principal de Thé au harem, Madjid, est inséparable de Pat, jeune Français d’origine modeste. Dans Bye Bye, Ismael fraternise avec Jacky, son collègue de travail, Moussa et Jean-Luc sont associés dans Douce France. Dans le premier film de Kechiche, Jallel qui débarque dans un foyer pour hommes, est vite adopté par une bande de paumés chaleureux et solidaires. Michel Cadé peut ainsi écrire « qu’au cinéma, du moins, la banlieue est facteur d’intégration (…) C’est dans la délinquance partagée avec les Français de souche que l’immigré s’agrège à la communauté qui le reçoit ». Et en tout cas à l’écran, les couples « mixtes » ne sont pas rares… Sans doute, ce cinéma est-il un peu trop optimiste quand il décrit une intégration en marche. Reste que les enquêtes de certains historiens ou démographes comme Emmanuel Todd ou Michèle Tribalat ont tendance à conforter l’image d’une communauté immigrée plus ouverte qu’on le suppose souvent (en tout cas, cette vision s’oppose clairement à celle des cinéastes afro-américains, comme Spike Lee, qui concluent pour les États-Unis à l’impossibilité irréductible du melting pot).
La plupart des films tournés par ces cinéastes présente aussi des modèles familiaux à la dérive. Les personnages féminins et en particulier les mères sont valorisés alors que la démission des pères est souvent évoquée (ceux qu’on appelle les souffri, parce qu’ils n’arrêtent pas de répéter « qu’ils ont beaucoup souffert »…). Malika, dans Le Thé au harem est presque une sainte : dévouée, travailleuse, généreuse… Le père de Madjid est presque inexistant, gravement diminué par un accident du travail. Dans le film de Karem Dridi, Bye Bye, la tante d’Ismaël porte la famille à bout de bras : elle fait travailler ses filles et fume en cachette pour faire semblant de respecter la tradition religieuse…. D’ailleurs, en général, les hommes mûrs ont rarement le beau rôle. Dans Bye Bye, l’oncle tente de faire preuve d’autorité et le père d’Ismaël et de Mouloud n’est qu’une voix lointaine qui sermonne en vain ses fils par téléphone. La figure maternelle, très présente, est même parfois envahissante. Dans Le Thé à la menthe, Hamoud, petit frimeur de Belleville est bien embarrassé quand sa mère débarque du bled pour le remettre dans le droit chemin.
Mais ces figures féminines ont aussi évolué depuis les années 1980. Abbas Fahdel écrivait en 1990 à propos des premiers films de réalisateurs issus de l’immigration : « une pudeur, typiquement arabe, semble empêcher ces cinéastes d’évoquer la femme autrement que sous les traits de la mère (…) Le cinéma beur n’a pas encore donné à la question de l’émancipation de la femme immigrée la place qu’elle mérite ». De fait, il semble bien qu’il ait été entendu par les metteurs en scène qui ont travaillé depuis cette époque. Ainsi, dans les films qui se déroulent dans les années 1960-1970 (Vivre au Paradis, Inch Allah Dimanche), les réalisateurs montrent bien la situation en porte à faux de ces femmes arabes, coincées entre tradition et désir d’émancipation (Nora dans le premier et Zouina dans le second). Face au désarroi de leurs femmes, leurs époux se réfugient souvent dans le mutisme ou la violence domestique. Dans un film plus récent comme Samia, c’est le grand frère Yacine qui reprend à son compte l’autorité masculine sur sa mère et ses sœurs. Et il le fait avec d’autant plus de hargne qu’il est lui-même constamment humilié et rejeté par la société française. Dans les films les plus récents, ce sont bien les jeunes filles maghrébines qui « font bouger les choses » : dans les couples, ce sont souvent elles qui font les premiers pas et mettent les hommes devant leurs responsabilités (Nacera dans Hexagone, Yasmine dans Bye Bye, Samia ). Elles sont les plus intéressées à s’émanciper des traditions alors que les garçons sont souvent empêtrés dans leurs contradictions (ils ne sont pas sûrs de vouloir assumer le rôle que leur assigne leur « culture » mais ils n’en refusent pas toujours les avantages…). Certains d’entre eux comptent d’ailleurs sur leurs compagnes pour s’en sortir (Slimane conclut à la fin d’Hexagone, reprenant la phrase du poète : « la femme est l’avenir de l’homme »). Sur ce plan, L’esquive est comme un modèle : ce sont les filles, Lydia, Frida, Nanou qui mènent le bal, s’affirment, s’emportent… Krimo s’enferme dans ses inhibitions : son ami Fathi tente d’assumer, avec quelle maladresse, le rôle de l’homme qui rétablit de l’ordre dans tout ce mic-mac sentimental mais ses initiatives sont vaines… Isabelle Reigner dans Le Monde relève : « ce film, peuplé de filles solaires qui marchent comme John Wayne, se réunissent sur un banc comme un gang en conseil de guerre, pourrait être vu comme un manifeste féministe ». Certes, cette émancipation supposée des jeunes filles issues de l’immigration peut sembler irréaliste à certains, au vu de certaines évolutions récentes dans les banlieues. Reste qu’on retrouve bien dans ces films, les idées défendues par des organisations comme « Ni putes ni soumises ». Au bout du compte, on sent bien que les structures familiales de ces communautés ont été mises à rude épreuve au contact de la société française, qui fascine et rejette à la fois. En tout cas, le retour au pays est rarement envisagé sérieusement (voir les réactions de Mouloud dans Bye Bye quand son père lui intime l’ordre de revenir au bled) et la France a toujours le même pouvoir d’attraction pour ceux qui vivent de l’autre côté de la Méditerranée : Saïd, le héros de Bab El Oued City, le film de Merzak Allouache, ne rêve que de s’embarquer pour Marseille.
Certes, le cinéma « vu de l’intérieur » a aussi ses limites : il est souvent difficile de réussir en même temps l’évocation convaincante du milieu immigré et une fiction bien ficelée qui fasse vivre des personnages et qui ne se réduise pas à un documentaire sociologique. Medhi Charef s’est vu reprocher une certaine ambiguïté à propos du Thé au harem : « cette hésitation entre deux registres (réalité/romanesque) est le défaut le plus grave du film : on ne veut pas parler de racisme mais il est présent à chaque plan. A force de ne pas choisir entre la prédominance des souvenirs, l’aspect vécu, le message politique, Medhi Charef avec les meilleures intentions du monde, réussit à faire un film qui met le spectateur mal à l’aise parce qu’on ne sait pas exactement sur on quoi on joue » (Jacqueline Nacache). De même, certains critiques ont estimé que Chibane avait raté son deuxième film Douce France : ils lui reprochent le « décalage entre le sujet choisi (la vie d’immigrés de plusieurs générations) et son traitement irréaliste. Contre toute attente, la banlieue devient le cadre d’un conte de fées qui n’arriverait jamais à s’imposer». On peut d’ailleurs remarquer que ces cinéastes éprouvent des difficultés à sortir de la veine autobiographique (Medhi Charef francise son personnage de Miss Mona, prostitué et travesti, alors que le modèle était l’un de ses amis arabes : le rôle est interprété par Jean Carmet). On peut aussi estimer que ces cinéastes ne se sont pas encore attaqués à certains sujets sensibles, comme la montée de l’intégrisme (et en particulier la situation faite aux femmes), l’antisémitisme qui renaîtrait dans certains milieux. Bref une certaine timidité quand il s’agit d’aborder des problèmes qui font aujourd’hui débat. Mais il est sans doute malvenu de de faire la leçon à ces jeunes réalisateurs alors que le cinéma français a pris tant de temps à s’intéresser « au passé qui ne passe pas » (outre Vichy, on pourrait d’ailleurs évoquer la façon dont les cinéastes ont parlé de la guerre d’Algérie dans notre pays).
D’autant que certains de ces films récents ont réussi justement à être autre chose que du «ciné-beur». Comme l’écrivait encore Abbas Fahdel il y a une dizaine d’années, «l’idéal serait un cinéma qui ne renvoie pas les beurs à leur différence mais qui les montre en tant qu’individus et non pas en tant que communauté». Et il semble bien que ce pari soit en passe d’être tenu. Bye Bye par exemple est salué par la critique comme une réussite : le film de Karem Dridi réussit à conjuguer plusieurs registres, « commencé comme une chronique réaliste et quotidienne, le film est traversé par un souffle romanesque de plus en plus insistant » (Stéphane Bouquet). Beaucoup ont aussi apprécié les qualités du précédent film de Kechiche, La Faute à Voltaire, qui réussit à faire du rôle interprété par Sami Bouajila un vrai personnage, complexe et qui évolue. Selon Jacques Mandelbaum, le réalisateur a fait du clandestin Jallel, « un héros de plein droit en territoire cinématographique français». Quant à L’esquive, Kechiche explique bien ce qu’il a voulu faire : « j’essaie de regarder les individus au delà de leur sexe, de leur race ». Et pour lui, le moyen privilégié est cette langue si particulière qui «démystifie d’une certaine manière les idées de race, de condition sociale, de sexe, de rapport de force de tout genre». On n’est bien sûr pas obligé d’être entièrement d’accord avec les déclarations du cinéaste : reste qu’en sortant du film, et sans en oublier certains enjeux sociaux ou politiques, on est bien persuadé d’avoir assisté à une comédie, quelque soit l’origine de ses interprètes. En cela, on peut penser que l’immigré est en train de trouver sa place dans le cinéma français : ni stéréotype négatif, ni figure emblématique, il est devenu un personnage à part entière (il est d’ailleurs encourageant de constater que des acteurs maghrébins comme Roschdy Zem ou Sami Bouajila, se voient enfin proposer des rôles qui les changent de leurs personnages stéréotypés d’ « arabes de cinéma »…).

   Ainsi, depuis les années 1980, le cinéma français s’est à nouveau intéressé au personnage de l’immigré, et en particulier de l’Arabe. Sa représentation un moment a été ambiguë, car il était souvent associé à la délinquance. Mais les jeunes cinéastes en particulier ceux d’origine maghrébine, ont apporté une vision plus exacte et nuancée des communautés immigrées. Les personnages de leurs films sont plus étoffés, leurs descriptions de la vie quotidienne souvent très réussies. Alors que les réalisateurs américains et italiens par exemple avaient déjà abordé ce thème, le cinéma français est en train de combler son retard. Des cinéastes xénophobes des années 1930 aux réalisateurs immigrés de la deuxième génération, on peut mesurer le chemin parcouru et saluer la vitalité de ce cinéma (cf filmographie en annexe). En ces temps d’intolérance, les films de Dridi, Chibane, Kechiche et quelques autres ont des vertus pédagogiques que les productions d’avant guerre n’avaient sûrement pas…

 

FILMOGRAPHIE SÉLECTIVE :
Les années trente
Le grand Jeu, Jacques Feyder, 1934, 120 mn
avec Pierre-Richard Wilms, Marie Bell, Françoise Rosay, Charles Vanel
La Bandera, Julien Duvivier , 1935, 100 mn
avec Jean Gabin, Robert Le Vigan, Annabella
Pépé le Moko, Julien Duvivier, 1937, 93 mn
avec Jean Gabin, Mireille Balin…

L’antiracisme des années 1970
Élise ou la vraie vie, Michel Drach, 1969, 104 mn
avec Marie-José Nat, Mohamed Chouikh
Dupont Lajoie, Yves Boisset, 1974, 99 mn
avec Jean Carmet, Isabelle Huppert…
L’œil au beurre noir, Serge Meynard, 1987, 90 mn
avec Samïn, Pascal Legitimus, Julie Jezéquel

Le cinéma des réalisateurs issus de l’immigration
Prends 10 000 balles et casse-toi, Mahmoud Zemmouri, 1981, 90 mn
avec Fawzi, Yves Neff
Le Thé au harem d’Archimède, Medhi Charef, 1984, 110 mn
avec Kader Boukhanef, Remi Martin
Bâton rouge, Rachid Bouchared, 1985, 90 mn
avec Jacques Penot, Pierre-Loup Rajot
Hexagone, Malik Chibane, 1993, 85 mn
avec Jalil Naciri, Farid Abdedou
Bye-Bye, Karem Dridi, 1995, 105 mn
avec Sami Bouajila, Philippe Ambrosini
Raï, Thomas Gilou, 1994, 89 mn
avec Tabtah Cash, Samy Naceri
Douce France, Malik Chibane, 1995, 100 mn
avec Hakim Saheaoui, Fréderic Diefenthal
Salut Cousin, Merzak Allouache, 1996, 98 mn
avec Gad Elmaleh, Mess Hattou
Le Gone du Chaâba, Christophe Ruggia, 1998, 96 mn
avec Bouzid Negnoug, Mohamed Fellag
Vivre au paradis, Bourlem Guerdjou, 1999, 95 mn
avec Roschdi Zem, Fadila Belkebla
La faute à Voltaire, Abedllatif Kechiche, 2001, 130 mn
avec Sami Bouajila, Aure Atika, Elodie Bouchez, Brunot Lochet
Inch Allah Dimanche, Yasmine Benguigui, 2001, 108 mn
avec Fejria Deliba, Zinedine Soualem
Samia, Philippe Faucon, 2001, 73 mn
avec Lynda Benahouda, Mohamed Chaouch
17 rue Bleue, Chad Chenouga, 2001, 95 mn
avec Lysiane Meis, Abdel Halis
Wesh Wesh, Rabah Ameur-Zaïmeche, 2002
avec Rabah Ameur-Zaïmeche

Bibliographie :
-Cinémas de l’émigration 3, dossier réuni par Christian Bosseno, Cinémaction n°24, 1983
Cinémas métis, de Hollywood aux films beurs, Cinémaction n°56, 1990
La marginalité à l’écran, Cinémaction n°91, 1999
-6° festival international du film d’Histoire de Pessac : Les émigrants, 1995
L’immigration et l’opinion en France sous la V° république, Yvan Gastaut, Seuil, 2000

Dossiers pédagogiques
Bye-Bye (dossier Les Grignoux)
Bye-Bye (dossier RCA)
Le Gone du Chaâba (dossier Les Grignoux)
-Le Gone du Chaâba (dossier RCA)
-Salut Cousin (dossier Les Grignoux)
-Salut Cousin (Avant scène n° 457)

Barry Levinson, l’audace maitrisée

(cet article a été rédigé pour le dossier du film Des Hommes d’influence)

    Le réalisateur des Hommes d’influence n’est certes pas un des grands maîtres du cinéma américain contemporain et son œuvre ne se situe pas en marge du système hollywoodien…Mais à l’intérieur de ce cadre qu’il connaît bien, il fait preuve s’une certaine originalité qui mérite d’être relevée, dans le choix et le traitement des sujets qu’il aborde.

   Ses débuts dans le milieu cinématographique sont très classiques. Né à Baltimore, il fait ses études à l’American University of Washington puis gagne la Californie. Il fait ses premiers pas dans les studios de Los Angeles, en tant qu’acteur et scénariste, en particulier à la télévision. Il travaille avec Mel Brooks dans deux films (La dernière folie de Mel Brooks, Le grand frisson), puis avec Norman Jewison (Justice pour tous, Les meilleurs amis), Richard Donner (Rendez vous chez Max) et Howard Zieff (Faut pas en faire un drame). Alors que les « films d’ados » sont à la mode (en1973, énorme succès d’American Graffiti de George Lucas), Barry Levinson se lance tardivement dans la mise en scène, en réalisant en 1982 un film semi-autobiographique, Diner, avec des acteurs prometteurs comme Mickey Rourke ou Ellen Barkin (c’est l’ histoire de quelques adolescents prolongés de Baltimore, qui ont du mal à grandir dans l’Amérique des années 50…). Levinson reprendra cette inspiration personnelle dans Les filous (Tin Men), tourné en 1987. Il a également en projet une chronique familiale très autobiographique à propos de l’histoire d’émigrés polonais entre1918 et 1960, et qui devrait s’intituler The Family

Une carrière conforme
La réussite de Diner lance sa carrière hollywoodienne qui se déroule de manière bien conformiste, ponctuée de plusieurs succès commerciaux (surtout Good Morning Vietnam et Rain Man) et de récompenses officielles (en 7 ans, il réalise 6 films et… obtient 8 nominations aux Oscars : il reçoit l’Oscar du meilleur réalisateur en 1988 pour Rain Man). Il y eut quelques échecs : Les filous ne reçoit l’audience méritée, Sleepers, qui traite de la pédophilie dans les maisons de redressement, obtient au succès honorable grâce à son casting ; Sleepers (1997), qui est l’adaptation d’un roman de Michael Crighton, est une déception. Levinson exerce aussi une activité de producteur (parmi les plus notables, Donnie Brasco de Mike Newell, surtout The Second Civil War de Joe Dante, qui traite un sujet proche de celui des Hommes d’influence, mais sur un ton plus grinçant…).

Un savoir-faire hollywoodien
De ce parcours inégal, on peut d’abord retenir l’éclectisme du cinéaste. Il a déjà exercé toutes les professions du cinéma : il ne s’est pas contenté de mettre en scène, mais il a été aussi acteur, scénariste, producteur…Autant dire qu’il maîtrise les différents aspects professionnels de la machine hollywoodienne. Levinson a aussi abordé des genres très divers : il commence avec un film autobiographique mais s’intéresse à d’autres thèmes : l’aventure (Le secret de la pyramide), la guerre (Good Morning Vietnam), le thriller torride (Harcèlement), la science-fiction (Sphère)…Il sait trouver les sujets susceptibles de plaire au public, mais souvent avec un léger décalage : comme nous l’avons déjà dit, son premier film fait partie d’un genre en vogue dans les années 1970-1980, Good Morning est un faux film de guerre, Rain Man, un faux road movie…Harcèlement est un film malin (racoleur ?) qui exploite la sensualité des deux acteurs vedettes, Michael Douglas et Demi Moore…A ce propos, Levinson sait toujours s’assurer d’une distribution d’acteurs prestigieux, qui permet d’espérer un bon succès commercial. La liste est impressionnante : Richard Dreyfuss, Al Pacino, Robin Williams, Robert de Niro, Dustin Hoffman et plus récemment Sharon Stone. De façon curieuse pour un ex-scénariste, il avoue d’ailleurs plus se reposer sur ses personnages que sur les scénarios qu’il développe…

 The Levinson Touch
Mais, Levinson n’est pas seulement un habile « faiseur » : il est aussi intéressant d’évoquer sa manière de traiter des sujets à la mode, en prenant des risques calculés. Ainsi, Good Morning n ‘est pas le nième film sur cette « sale guerre »…Comme l’explique le réalisateur, il a aimé « le fait que l’on parle de ces évènements, par un autre point de vue que celui des champs de bataille ou des bas quartiers de Saigon ». Ce film (lui) « permettait de faire comprendre que ce qu’on appelait l’ennemi était d’abord composé d’individus ». Et de fait, c’est à l’époque un des seuls films américains qui représentent des personnages vietnamiens sans tomber dans le cliché et la caricature. De même, le sujet de Rain Man détonne dans la production hollywoodienne de l’époque. « Au diable les trains, les hélicoptères, la mafia, le FBI, les carambolages, tous ces ingrédients que nous injectons dans les films parce que nous avons peur de faire des films sur les individus eux-mêmes », déclare le cinéaste au moment de la sorite du film. Certes, le personnage d’autiste interprété par Dustin Hoffman, est très « présentable ». Reste que le thème était difficile à traiter et que le cinéaste montre une réelle sensibilité…
Levinson fait preuve du même instinct en réalisant Des hommes d’influence avant…l’affaire Lewinsky. D’ailleurs, quand il entend parler du Monicagate, le réalisateur est estomaqué : « j’étais abasourdi ! Halluciné ! J’ai pensé qu’on aurait dû pousser le bouchon encore plus loin, puisque la réalité nous avait déjà dépassés. C’était même un peu jubilatoire, parce que cette histoire vraie a rendu mon film encore plus crédible. C’est allé bien plus loin que j’avais pu l’imaginer ». En fait, le cinéaste s’est inspiré du roman de Larry Beinhart, American Hero, qui évoque surtout la guerre du Golfe, idée qui n’est pas reprise dans le scénario. Levinson raconte : « ce qui me titillait, c’était de montrer avec quelle facilité on peut manipuler les médias. Durant la guerre du Golfe, les seules informations qui parvenaient étaient des images vidéo que je suis capable de faire(…). Dans le fond, ils peuvent nous faire croire ce qu’ils veulent ». Le réalisateur revendique la fonction critique de son film : « je n’épargne ni Hollywood, ni Washington, où l’on crée un « emballage » pour les hommes politiques qui sont vendus comme des produits. C’est dangereux ». Grâce à l’actualité politique du moment, ce « petit » film (il a coûté 1,5 million $ alors que le même cinéaste à la même époque tourne Sphère pour 85 millions…) bénéficie d’une promotion involontaire mais exceptionnelle, qui permet un certain succès…
Certains comme Michel Cieutat estime que le cinéaste a un style bien personnel (The Levinson Touch) et parle de « la fascination du vide » qui parcoure son œuvre. Le critique de Positif remarque que « les protagonistes de ses films sont pratiquement tous frappés du syndrome de la vacuité existentielle. Ses personnages ne rencontrent que déboires et frustrations ». Le producteur hollywoodien incarné par Dustin Hoffman dans Des hommes d’influence est bien à ranger dans cette catégorie : il ne supporte plus le monde virtuel dans lequel il vit et qu’il a contribué à créer mais il va le payer cher…Comme l’écrit Cieutat, la solution au « piège du pessimisme » est la dérision : « (Levinson) est de ceux qui savent que l’Amérique n’est plus ce qu’elle était et qu’il vaut mieux rire de ce nouvel état de chose plutôt que d’en pleurer ». Le réalisateur « voulait faire un film drôle, mais aussi terrifiant dans ce qu’il suggère » : le coup est plutôt réussi…